LES CÉSARS JUSQU'À NÉRON

 

CLAUDE.

 

 

§ III. — CHUTE DE MESSALINE. - CLAUDE SOUS LA DOMINATION D'AGRIPPINE.

Ai-je rendu justice à Claude ? ai-je assez montré ses intentions droites, et quelquefois son bon sens ? Le prince qui le premier vint au secours des esclaves ; le César dont le premier acte fut un décret d'amnistie[1] ; le consul qui, à son tribunal, osait manquer de respect aux subtilités du droit, et donnait gain de cause, en dépit de la lettre, au plaideur qui s'était trompé de formule[2], pouvait-il être bien compris du monde romain ? Suétone ne charge-t-il pas son portrait ? Ne le traite-t-il pas à plaisir en caricature ? Claude, bafoué toute sa vie, devait-il encore être bafoué après sa mort ? Tacite jusqu'ici nous a manqué ; peut-être l'avait-il compris et jugé plus gravement.

Mais, non ; pour ce qui nous reste à dire, Tacite vient à notre secours, et il va nous montrer Claude bien pitoyable et bien idiot ; il nous le montre à son déclin, il est vrai, abasourdi par six années de domination extérieure et de servitude domestique. Le pouvoir impérial avait rendu fou Caligula, il rendit Claude stupide ; il avait enivré l'un, il abrutit l'autre. Il faut pardonner à la postérité, si elle est impitoyable pour ce genre d'idiotisme qui se joue avec les biens, avec l'honneur, avec le sang !

Pendant que Claude s'occupait à réformer le monde et l'alphabet, construisait des aqueducs, dépêchait aux Chérusques un roi façonné à la romaine, gourmandait le peuple qui se moquait des femmes au théâtre, faisait en un jour vingt édits, dont un pour recommander de bien poisser les tonneaux[3] : Claude, si occupé à moraliser son empire, manquait de temps pour s'enquérir de la moralité de son palais. Rome tout entière parlait des désordres de Messaline, lui seul n'en savait rien. Elle avait fait périr un préfet du prétoire qui pouvait tout révéler à l'empereur. Si un homme, par crainte ou par honnêteté, refusait d'être son amant, elle lui taisait commander, par l'empereur, d'obéir en tout à Messaline ; elle pouvait aimer ou tuer qui elle voulait.

Qui ne commit les vers dans lesquels, avec plus de vertu que de pudeur, Juvénal peint Messaline quittant, au premier sommeil de son mari, la couche impériale, et allant hors du palais, en capuchon et en perruque blonde, suivie d'une seule esclave, courir de nocturnes aventures, si je puis dire des aventures ? Mais, à cette impériale prostituée, le désordre ne suffisait pas, il fallait encore de l'amour.

Ici, permettez-moi de m'attacher au récit de Tacite[4]. Cet homme dit les choses de telle manière qu'il n'y a pas moyen, après lui, de les redire ou de les comprendre autrement : la vérité s'incruste dans son langage. Je ne ferai que les traduire, ce qui est déjà bien présomptueux. Ce n'est pas qu'il n'ait été traduit avec talent ; mais, comme tout au monde, une traduction est choie individuelle. Chacun y met son sens, sa façon de comprendre, sa façon de sentir ; chacun, tout fidèle qu'il se prétende, pousse la pensée de l'auteur vers sa propre pensée ; chaque homme a son esprit, par lequel les choses ne passent pas sans en recevoir quelque teinture ; chaque homme, sa langue propre, qui ne dit rien comme la langue d'un autre. Je traduirai mal Tacite, mais je le traduirai selon ma pensée.

Une passion voisine de la fureur avait enflammé Messaline pour le noble Silius, le plus beau de la jeunesse romaine. Afin de le tenir sous l'exclusive possession de son amour, elle avait poussé dehors, par un divorce, Junia Silana, sa femme. Silius sentait la honte et le péril ; mais une mort certaine s'il refusait, l'espérance de tromper Claude, de magnifiques promesses l'avaient décidé. Les chances de l'avenir, les jouissances du présent, lui tenaient lieu d'autre assurance. Elle, pourtant, ne cachait pas son amour, venait chez lui en grand cortège, ne le quittait pas en public, lui prodiguait richesses et honneurs : il semblait qu'une révolution fût faite dans l'État ; esclaves, affranchis, tout l'attirail d'une cour, passaient de l'empereur à l'amant...

Mais cette facilité même rendait à Messaline l'adultère insipide ; elle se jetait dans des débauches inouïes, quand une fatalité malheureuse, la crainte d'un danger imminent qu'il croyait détourner par un autre, poussa Silius à ambitionner plus que le triste et commun avantage d'être l'amant de Messaline (an 48) : Pourquoi se cacher, lui disait-il, pourquoi laisser vieillir le prince ? Le temps des précautions était passé. Aux innocents les innocentes mesures ; à ceux dont le tort est manifeste, nulle ressource que l'audace. Les complices ne manqueraient pas ; tant d'autres couraient les mêmes dangers ! Seul, sans femme, sans enfants, il était prêt à épouser Messaline, à adopter Britannicus ; elle garderait le même pouvoir, mais elle le garderait sans péril ; il fallait seulement prévenir Claude, facile à surprendre, prompt à se venger. Messaline reçut froidement ces paroles, non par amour pour son mari ; mais elle comprenait que Silius, maître de l'empire, mépriserait la femme infâme qui l'avait élevé, et saurait apprécier à sa juste valeur un crime auquel le danger l'eût fait consentir. Cependant le mot de mariage, l'étrangeté d'une telle infamie — dernier raffinement de plaisir pour ceux qui ont perdu toute honte —, tout cela finit par lui sourire.

Claude étant allé faire un sacrifice à Ostie, elle n'attendit pas plus tard pour célébrer en toute solennité cette union. Je ne l'ignore pas, dit Tacite, une telle sécurité parera fabuleuse ; je ne raconte cependant rien que je n'aie lu, que je n'aie entendu de la bouche de nos vieillards. Dans une ville instruite de tout, parlant de tout, à un jour marqué, un consul désigné et la femme du prince s'unirent en mariage ; il y eut des témoins appelés pour mettre le cachet sur leur contrat, des auspices, des sacrifices, une dot d'un million de sesterces. Il fut écrit dans l'acte que les conjoints se mariaient pour avoir des enfants. L'impure Messaline porta le voile de safran des fiancées ; les conviés s'assirent au festin ; le lit consacré au Génie nuptial, couvert de pourpre de Tyr, fut préparé devant tous les yeux[5]. Claude même, dit-on, avait signé le contrat de mariage : on lui avait persuadé que c'était quelque talisman propre à détourner les périls dont le menaçaient les devins de Chaldée[6]. Tout se fit selon les rites sacrés, selon les lois antiques : Messaline ne voulait que d'un bon et légitime mariage[7].

Tout cependant se fût bien passé pour elle, si elle n'eût irrité les affranchis ; mais elle avait fait périr Polybe qui avait été son amant, et tout le corps était révolté contre elle[8]. A la nouvelle de son mariage, la maison du prince fut saisie d'horreur et de surprise ; ceux qui étaient en crédit, qui allaient être en danger si la face des choses changeait, ne se parlaient plus secrètement, ils s'écriaient tout haut : Quand un histrion avait souillé la couche du prince, c'était une honte, ce n'était pas une révolution. Aujourd'hui, un jeune noble, audacieux et beau, tout près d'être consul, devait, après un tel mariage, pousser plus loin ses espérances. Ils pensaient avec crainte à l'imbécillité de Claude, au joug que lui imposait sa femme, à tant de meurtres qu'avait ordonnés Messaline ; mais aussi avec la faiblesse du prince, si on avait le temps de faire valoir auprès de lui l'énormité d'un tel crime, elle pouvait être condamnée, écrasée, avant d'être accusée seulement. Tout le danger était qu'elle pût se défendre ; il fallait que les oreilles de Claude fussent fermées, même à ses aveux. Calliste, Narcisse et Pallas pensèrent pourtant à dissimuler tout, à menacer secrètement Messaline, et par ces menaces, à éloigner Silius. Pallas et Calliste renoncèrent même à ce dessein : l'un par lâcheté ; l'autre qui avait vu la cour de Caligula, parce qu'il savait qu'on retient le pouvoir plus par la précaution que par la violence. Narcisse persista seul, et, renonçant à avertir Messaline, attendit l'occasion d'instruire César.

Celui-ci prolongeait son séjour à Ostie. Il avait deux maîtresses, Calpurnie et Cléopâtre, que Narcisse, par des libéralités, par des promesses, par l'espérance d'un plus grand crédit lorsque Messaline serait renversée, décida à prendre sur elles les dangers d'une dénonciation. Calpurnie, dès qu'elle put voir César en secret, se jette à ses genoux, s'écrie que Messaline a épousé Silius. Cléopâtre, interrogée par elle, confirme son récit. Elles font appeler Narcisse ; l'affranchi demande d'abord à son maitre pardon pour le passé, pardon de lui avoir caché la honte d'une .coupable épouse. Ce qu'il veut aujourd'hui, ajoute-t-il, ce n'est pas reprocher à Messaline tant d'adultères, ce n'est pas redemander à Silius cette maison, ces esclaves, toute la pompe de sa fortune nouvelle : qu'il en jouisse ; mais qu'il rende à César une épouse, qu'il rompe cet infâme mariage !... Sais-tu ton divorce ? dit-il à Claude. Le mariage de Silius s'est fait aux yeux du peuple, du sénat, des soldats ; si tu ne te hâtes, ce nouveau mari est maitre de Rome. Claude appelle ses amis, s'informe, s'inquiète ! Qu'il aille au camp, lui dit-on, qu'il s'assure des prétoriens, qu'il veille sur sa vie avant de songer à sa vengeance ! Le malheureux n'avait que trop besoin d'être rassuré, il croyait déjà Silius empereur. Frappé de son danger, bien plus que de sa honte, il s'en allait au camp, demandant sans cesse : Suis-je encore prince ? Silius ne l'est-il pas ?[9]

C'était en automne. Messaline, plus folle et plus prodigue que jamais, célébrait les vendanges dans ses jardins. Le raisin était sous le pressoir, le vin coulait des cuves à grands flots ; les bacchantes en délire, ceintes de peaux de bêtes, dansaient alentour. Elle, les cheveux en désordre, le thyrse à la main, les cothurnes aux pieds, secouant sa tête comme une insensée, auprès d'elle, Silius couronné de lierre, entendaient les chants licencieux qui résonnaient à leurs oreilles. Au milieu de la folie de cette fête, Vectius Valens était monté sur un arbre élevé. — Que vois-tu ? lui demanda-t-on. — Un grand orage du côté d'Ostie. — Hasard ou vérité, cette parole fut un présage. La rumeur publique ne disait rien encore ; mais Messaline reçoit de tous côtés des messages ; elle apprend que Claude est instruit, qu'il arrive prêt à se venger. Elle se retire dans la villa de Lucullus[10], celle qu'elle avait achetée avec le sang de Valerius Asiaticus. Silius, pour dissimuler ses craintes, va au Forum s'occuper des affaires publiques. Le reste se sépare : mais les centurions arrivent, saisissent tous ceux qu'ils rencontrent. Messaline, au milieu de son trouble, ne manque pas de cœur ; elle sait combien de fois il lui a été utile de voir, d'entretenir son mari : elle se rendra au-devant de lui ; Britannicus et Octavie iront embrasser leur père ; Vibidia, la plus ancienne des vestales, s'est décidée à aller demander pour elle la clémence du grand pontife. Quant à elle, suivie de trois personnes seulement — telle était la solitude qui s'était faite soudain autour d'elle —, elle traverse toute la ville à pied, et dans un tombereau où l'on emporte les immondices des jardins, prend la route d'Ostie, ne rencontrant de pitié nulle part ; l'infamie de ses crimes étouffait toute compassion.

César pourtant tremblait toujours ; il n'avait pas confiance en Geta, le préfet du prétoire, homme léger dans le bien, léger dans le mal. Narcisse et ceux qui s'étaient risqués avec lui ne voient qu'un moyen de sauver la personne de Claude : Que pour un jour seulement il donne à un de ses affranchis le droit de commandement sur les troupes. Narcisse s'offre à l'exercer ; Narcisse monte en voiture avec lui, de peur qu'en chemin Vitellius et Cécina, qui l'accompagnent, ne le fassent changer d'avis... Le voyage se passe en lamentations de César, en paroles équivoques et cauteleuses de Vitellius et de Cécina, en instances de Narcisse, qui cherche en vain à les faire expliquer. Déjà on apercevait Messaline ; elle criait à Claude d'écouter au moins la mère de Britannicus et d'Octavie : Narcisse étouffe sa voix en parlant de Silius, de son mariage, et, pour détourner la vue de César, lui met sous les yeux les preuves écrites des désordres de Messaline. A l'entrée de Rome, les enfants se présentent : Narcisse les fait écarter. La vestale Vibidia vient elle-même, à sa honte, demander que le prince ne condamne pas sa femme sans l'entendre : Le prince l'entendra, répond Narcisse ; la défense sera libre devant lui. Va reprendre tes sacrifices. Claude, au milieu de tout cela, gardait un étrange silence ; Vitellius semblait ne rien entendre ; tout obéissait à l'affranchi.

Il ordonne ; il fait ouvrir la maison de l'adultère ; il y fait conduire l'empereur. Dans le vestibule, il lui montre l'image de Silius le père, que le sénat avait ordonné de détruire la noblesse tenait toujours à ses espérances et à ses regrets. Il lui montre, bien plus encore, les souvenirs de sa propre famille, les témoignages héréditaires de la gloire des Drusus et des Néron, devenus le prix de l'adultère. Il le conduit au camp, furieux et plein de menaces, appelle les soldats à l'assemblée, et parle le premier. Claude dit ensuite quelques mots ; si juste que fût sa colère, sa timidité l'arrêtait. Les cohortes s'écrient, demandent le nom et le châtiment des coupables. Les soldats n'étaient peut-être pas bien jaloux de la gloire de leur empereur ; mais c'était une vengeance, et toute vengeance leur était profitable. Silius, amené au tribunal, ne sollicita qu'une chose, une prompte mort.

D'autres encore parmi les coupables ne souhaitèrent que d'en finir vite. Ce fut une belle occasion de supplices, car tout amant de Messaline était coupable. Titius Proculus, que Silius avait placé auprès d'elle ; Vectius Valens, prêt à avouer, à dénoncer qui on voudrait ; d'autres encore sont menés à la mort. Seul, le pantomime Mnester, que Messaline avait aussi aimé, se débattit contre le supplice, déchira ses habits, montra la marque des coups qu'il avait reçus, rappela au prince les paroles par lesquelles lui-même l'avait soumis aux ordres de Messaline. D'autres, disait-il, avaient été séduits par des présents, d'autres par l'ambition ; lui, la nécessité seule l'avait rendu coupable, et il eût péri tout le premier, si le pouvoir fût tombé aux mains de Silius. César se laissait toucher, mais ses affranchis lui représentèrent (admirable raison !) qu'il serait honteux, après avoir mis à mort tous ces hommes considérables, de ménager un histrion : qu'une si grande faute fût volontaire ou non, peu importait...

Cependant Messaline était retournée dans les jardins de Lucullus ; elle gagnait du temps, préparait des prières, espérait, s'irritait ; en cette extrémité, tel était encore son orgueil ! Si Narcisse même ne se fût hâté, les dangers retombaient sur lui. Claude, rentré au palais, apaisé par un bon repas, échauffé par le vin : Allez, dit-il, dites à cette pauvre femme (c'est le mot dont il se servit, miseræ) de venir demain se justifier devant moi. Sa colère s'affaissait, son amour lui revenait au cœur ; si on tardait trop, il pouvait rappeler son épouse. Narcisse prend tout sur lui, sort de la salle ; des centurions et un tribun étaient de garde : L'empereur l'ordonne, dit-il, faites-la mourir. L'affranchi Évode les suit, comme garde et comme surveillant. Il part à la hâte ; il trouve Messaline couchée par terre, sa mère Lepida auprès d'elle, séparée de sa fille lorsque celle-ci était puissante, dans ce triste et dernier moment ramenée à elle par la pitié. Elle lui conseillait — maternellement — de ne pas attendre le meurtrier. — Sa vie était finie, lui disait-elle ; elle ne pouvait plus espérer qu'une chose, l'honneur dans la mort. Mais cette âme corrompue par le désordre n'avait pas même un tel sentiment ; elle pleurait et se plaignait, lorsque les portes sont poussées avec fracas : le tribun est la silencieux devant elle ; l'affranchi lui jette des injures de valet. Alors, seulement, elle comprit son sort, prit une épée, voulut en vain, toute tremblante, s'en percer la gorge et la poitrine. Le tribun la tua ; on laissa son corps à sa mère.

Claude était encore à table lorsqu'on lui annonça que Messaline était morte ; de sa main ou de la main d'autrui ? il ne le demanda pas, se fit remplir un verre et continua à festoyer. Les jours suivants, il vit le triomphe des accusateurs, la douleur de ses enfants, sans donner signe ni de haine, ni de joie, ni de colère, ni de tristesse, ni enfin d'aucune affection humaine. Peu de temps après, se mettant à table : Pourquoi l'impératrice ne vient-elle pas ? — dit-il[11]. Le sénat, en faisant effacer partout l'image et le nom de Messaline, l'aida à tout oublier. Narcisse reçut les insignes de la questure, faible ornement du triomphe que son orgueil remportait sur Calliste et sur Pallas. — Juste et légitime vengeance, dit Tacite, en terminant son récit ; mais féconde en malheur, et qui ne servit qu'à nous faire changer de misère ![12]

De deux fiancées[13] et de trois femmes que Claude avait eues jusque-là, la mort lui avait ôté une de ses fiancées le jour même où il devait l'épouser ; il avait renvoyé l'autre pour plaire à Auguste, sa première femme pour de légers motifs, la seconde pour des turpitudes pareilles à celles de Messaline. Le mariage me réussit trop mal, disait-il aux prétoriens, je jure de vivre sans femme ; si je manque à mon serment, tuez-moi[14]. Mais, malheureux en mariage, il ne pouvait se passer du mariage ; il lui fallait une femme, comme à tels laquais qui ont vieilli au service il faut un maitre : cette âme insatiable d'assujettissement ne pouvait vivre sans la domination intime, continuelle, domestique, d'une femme.

Les affranchis, nous venons de le dire, étaient divisés. La lutte était, entre eux, à qui marierait le prince (an 49).

Parmi tant de beautés qui briguèrent son choix,

Qui de ses affranchis mendièrent les voix,

Calliste, Narcisse et Pallas en protégeaient chacun une. Narcisse portait Élia Petina, que Claude avait déjà une première fois épousée et répudiée sans trop de motifs : C'était, disait-il, une figure connue, une femme déjà éprouvée, rien d'inaccoutumé, rien de nouveau ; il trouvait excellent ce rajeunissement des vieilles amours. Calliste proposait Lollia Paulina, qui avait été femme de Caligula ; pour elle, sans doute, on faisait valoir l'habitude du palais et du trône[15]. Mais Pallas fut plus habile et porta Agrippine. Celle-ci était fille de Germanicus et de la première, de la fière et courageuse Agrippine ; nièce de Claude, sœur de Caïus, elle n'avait eu encore que deux maris. Elle apportait avec elle, disaient ses partisans, un petit-fils de Germanicus (beau cadeau qu'elle fit à l'empire !) ; elle avait, ajoutaient-ils, toute sa jeunesse, une fécondité déjà éprouvée. Ainsi se calculaient les avantages d'une alliance[16].

Auprès d'un homme tel que Claude, le triomphe appartenait à qui pouvait le voir, l'entretenir, le caresser de plus près : le jus osculi — expression bien romaine de Suétone — fit la fortune d'Agrippine. Cependant, la morale romaine traitait les unions entre parents avec une religieuse horreur qu'elles ne nous inspirent pas. Mais Vitellius prit tout sur lui (an 50) : ce courtisan de Messaline, devenu bien vite celui d'Agrippine, le plus ignoble flatteur de cet ignoble règne, fit seulement promettre à César d'obéir au sénat, ce que César promit avec une parfaite humilité ; puis se rendit au sénat, débita une harangue, et obtint un décret par acclamation[17]. En revenant au palais, il attroupa quelques polissons sur le Forum, leur fit crier vivat ! et s'en vint, au nom du sénat et du peuple, sommer Claude d'épouser Agrippine.

Agrippine, sa nièce, ne valait pas mieux que Messaline, sa cousine. Je voudrais vous bien rendre les belles paroles de Tacite : La face des choses avait changé, tout obéissait à une femme ; mais ce n'était plus la domination désordonnée de Messaline, qui se faisait un jouet de l'empire romain. C'était un gouvernement viril, une servitude plus ferme et mieux calculée ; au dehors, de la sévérité, souvent de l'arrogance ; au dedans, point de désordre, à moins que l'ambition n'en profitât ; un insatiable amour de richesses qui avait pour prétexte les besoins du trône. C'était encore Messaline, au besoin aussi impudique, aussi vindicative, aussi cruelle, mais plus bienséante, d'une plus ferme allure, d'une ambition plus savante, plus sûre de son fait. Agrippine n'avait de sa mère ni cette vertu de femme, ni ce courage d'homme, ni la probité de son orgueil ; toute fière qu'elle fût, elle savais au besoin fléchir son orgueil, comme dit Racine.

Voici donc que recommence, comme sous Messaline, une série de cruautés. Le jour même de ce mariage qui, dans les idées de la religion romaine, passa pour un inceste et une calamité publique, le jeune Silanus, fiancé d'Octavie, la fille de César, depuis longtemps persécuté par Agrippine qui voulait donner Octavie à son propre fils, rayé du sénat, dépouillé de la préture, accusé d'inceste avec sa sœur, se donna la mort, comme s'il eut attendu ce jour pour rendre Agrippine plus odieuse.

Bien d'autres périrent après lui. La magie, les sortilèges, l'emploi des enchantements et des oracles, superstitions universelles alors, étaient une accusation, toujours commode et toujours croyable. Un Taurus périt pour avoir possédé une villa qu'Agrippine trouva à son gré ; elle avait en ce genre les mêmes goûts que Messaline. Une Calpurnie fut exilée parce que César avait loué sa beauté (an 50)[18]. Malheur aux femmes qui avaient prétendu à l'hymen de Claude, qui avaient fait des sacrifices, consulté les astres, invoqué les magiciennes de Thrace pour y parvenir ! Le temps était venu pour elles d'expier leur échec par la mort. Ainsi périt, pour des raisons de femmes, mulieribus causis, Domitia Lepida, parente de tous les Césars, dangereuse pour Agrippine, car elle ne lui était trop inférieure ni par la beauté, ni par l'âge, ni par l'opulence[19], comme elle impudique, déshonorée, violente ; en un mot, lui disputant tous ses avantages. Ainsi périt Lollia Paulina, coupable en outre d'une immense fortune ; son aïeul Lollius avait si bien pillé l'Asie, que, dans un souper assez modeste, sa petite-fille parut, ses cheveux, son front, ses oreilles, son cou, sa gorge, ses bras couverts d'émeraudes et de perles pour 40 millions de sesterces (10.438.000 fr.)[20]. Claude, qui se piquait d'une érudition puissante en fait de généalogies, déduisit fort bien au sénat celle de Lollia, et de là conclut à l'exil ; de toute sa fortune, on ne laissa à cette veuve de Caligula que 5 millions de sesterces (1.317.000 francs), et, au bout de peu de temps, comme c'était la coutume, un tribun vint dans son exil lui commander de mourir. On apporta sa tête à Agrippine et, comme cette tête livide était méconnaissable, elle ouvrit de force cette bouche inanimée afin de s'assurer par un défaut que Lollia avait dans la structure des dents que c'était bien sa rivale et qu'on ne l'avait pas trompée[21].

Ces vengeances n'empêchaient pas le peuple romain d'aimer Agrippine ; l'extérieur sévère de cette femme, son ambition même lui plaisaient : ce qu'elle n'osait pas demander à Claude, tout le monde, peuple, sénat, affranchis, prétoriens, était prêt à le demander pour elle. Elle n'était pas seulement femme d'empereur, comme ses devancières, elle était impératrice, chose inconnue aux Romains et sans nom dans leur langue. Elle n'était point femme à jouir du pouvoir en cachette ; les pompes et l'appareil de la royauté étaient pour elle la vraie jouissance, comme le libertinage pour Messaline, comme la vengeance pour toutes deux. Assise auprès de Claude dans les cérémonies ; recevant avec lui les ambassadeurs et les rois ; ayant elle-même un tribunal, insigne des hautes magistratures ; elle écrivait sa royauté sur les registres du sénat, où elle faisait consigner les hommages que le sénat était venu lui rendre ; elle l'écrivait sur la terre barbare, aux bords du Rhin, dans le camp fortifié où Germanicus était devenu son père, et fondait la colonie d'Agrippine, aujourd'hui Cologne[22]. Le peuple lui passait tout ; elle était titulaire de cet héréditaire amour qu'il avait reporté de Marcellus sur Drusus, de Drusus sur Germanicus, de Germanicus sur toute sa lignée, y compris Caligula. L. Domitius, fils d'Agrippine, avait la survivance de cet amour, qui ne porta guère bonheur au peuple romain.

Il faut dire ce qu'était ce Domitius. Tibère qui, vous le savez, protégeait peu la descendance de Germanicus, avait marié Agrippine à un Cn. Domitius, très-noble, mais très-infâme personnage qui, du reste, n'échappa qu'à grande peine aux vengeances de Tibère, et qui, à la mort de ce prince, se trouvait accusé à la fois de lèse-majesté, d'adultère et d'inceste avec sa sœur : triste échantillon de la noblesse ; s'amusant à écraser un enfant sous ses chevaux, tuant un de ses affranchis qui ne buvait pas à son gré ; en plein Forum, crevant l'œil d'un chevalier ; au cirque, où il donnait des jeux comme préteur, volant les prix gagnés dans les courses. Ce personnage avait pourtant une certaine franchise ; à la naissance de son fils, au milieu des félicitations et au grand effroi de ses superstitieux amis, qui prirent sa parole pour un présage et n'eurent pas tort : Que peut-il naître de bon, disait-il, d'Agrippine et de moi ?[23]

Lucius Domitius, son fils, malheureux jusque-là, avait eu Caligula pour cohéritier dans la succession de son père, c'est-à-dire qu'il n'en avait reçu presque rien. Sa mère avait été exilée ; sa tante Domitia Lepida l'avait fait élever par un danseur et un coiffeur. Mais, sa mère une fois rappelée de l'exil et devenue femme de Claude, il était pour le peuple comme une de ces illusions de jeunesse qu'on se plaît à embellir : Le soleil levant l'avait salué à sa naissance ; des dragons étaient venus garder son berceau contre les embûches de Messaline. Cependant Domitius, qui plus tard fut Néron, et qui d'ordinaire ne disait pas de mal de lui-même, ne parlait que d'un seul petit serpent trouvé dans sa chambre[24].

C'est pour ce fils qu'Agrippine voulait l'empire, sans être effrayée par les astrologues qui lui prédisaient que, s'il devenait prince, il la ferait mourir. Elle était reine, Pallas la soutenait, Pallas était son amant. Domitius avançait rapidement dans la faveur de l'empereur ; âgé de onze ans, il était fiancé à Octavie ; un peu plus tard (an 50), il devenait par adoption fils de Claude, et s'appelait Claudius Nero : exemple unique, disait Claude lui-même, dans la famille Claudia, où personne n'était entré par adoption, et qui, depuis son cher Atta Claudius, ne faisait qu'une seule lignée. Peu d'années après, Néron épousait Octavie ; et, pour que cette union avec une sœur adoptive ne fût pas regardée comme incestueuse, Octavie sortait par adoption de la famille Claudia, comme Néron y était entré : singulières fictions de la loi romaine !

Deux enfants représentaient alors deux partis dans Rome : Domitius devenu Néron, âgé de quinze ans, et Britannicus, âgé de treize ans ; l'un fils adoptif, l'autre fils véritable de Claude. Mais Britannicus était délaissé ; ceux qui l'aimaient, vieux soldats, fidèles affranchis, honnêtes gouverneurs, étaient envoyés en exil ; Agrippine lui donnait des précepteurs, c'est-à-dire des gardiens ou des espions. Toutes les intrigues qui se tramaient autour de Claude le poussaient à préférer Néron. Néron recevait le proconsulat ; on se hâlait de lui faire prendre la robe virile (an 52), et ce jour même, aux yeux du peuple, sur le théâtre, les deux princes se rencontraient, l'un en habit triomphal, l'autre avec la bulle, la robe prétexte, l'habit d'enfant. Néron donnait des jeux au peuple, de l'argent aux soldats ; Néron apaisait une émeute. Il avait pour gouverneur et pour faiseur de discours, Sénèque, illustre et populaire phrasier de ce temps, rappelé de l'exil par Agrippine ; s'il y avait à présenter quelque demande brillante et favorable, Néron arrivait armé de la faconde d'autrui, parlait latin, parlait grec, et, au moyen d'un beau discours, obtenait de Claude ce qui était déjà tout obtenu.

Agrippine était si sûre de Claude, qu'elle commençait à se croire moins sûre de Néron. Un des crimes de Lepida avait été d'être tante de ce futur empereur, de l'avoir élevé, d'être flatteuse et caressante pour lui, et Néron fut obligé par sa mère de déposer contre Lepida. Agrippine voulait qu'il fût empereur, elle ne voulait pas qu'il fût maître.

Rome s'attendait à une catastrophe (an 54). Il y avait un redoublement de ces accidents merveilleux dont l'histoire romaine est si prodigue : pluie de sang, enfants à deux tètes, essaim d'abeilles sur le Capitole, toutes ces choses dont Tite-Live est plein. En peu de mois moururent un consul, un préteur, un édile, un questeur, un tribun ; il n'y eut point de magistrature, comme on le remarqua par une superstition bien romaine, qui ne se trouvât funestée par la mort. Une truie naquit avec des griffes d'épervier, véritable emblème de Néron. Un prodige aussi, c'est 'que Claude commençait à s'éclairer. Narcisse, qui avait combattu l'hymen d'Agrippine, qui avait défendu Lepida, qui, pour avoir trop bien servi son maître, était devenu successivement l'ennemi de ses deux femmes ; Narcisse, fidèle au moins à son patron, prenait Britannicus sous sa protection, l'embrassait, invoquait le ciel pour lui, lui souhaitait de grandir, de devenir prince, de punir, disait-il même, les meurtriers de sa mère. Les délateurs, hardis à deviner et à suivre les moindres oscillations du pouvoir, murmuraient quelque chose des désordres et de l'ambition d'Agrippine ; et Claude, après avoir condamné une femme adultère, disait : Le mariage m'a été funeste à moi-même ; mais si le sort m'a destiné à épouser des femmes impudiques, il me destine aussi à les punir.

Agrippine, effrayée, résolut un coup de hardiesse. Locuste fut appelée en conseil ; un poison trop rapide eût rendu manifeste le meurtre de Claude ; un poison lent lui eût donné le temps de se reconnaître et de rétablir les droits de son fils. Le danger était pressant néanmoins, et l'occasion propice : Claude écrivait son testament, faisait prendre la toge virile à Britannicus ; Narcisse, d'un autre côté, le fidèle gardien de César, était en Campanie, prenant les eaux pour la goutte. Locuste trouva quelque chose de recherché en fait de poison, qui devait troubler la raison et n'éteindre que lentement la vie. Un de ces eunuques dont la cour commençait à se remplir fit prendre ce poison à Claude dans un champignon qu'il savoura avec délices, et que Néron depuis, faisant allusion à son apothéose, appelait le mets des dieux. Claude pourtant ne succombait pas : le danger enhardit Agrippine contre l'infamie, et le médecin Xénophon, pour qui peu de temps auparavant Claude sollicitait un décret du sénat, lui donna le dernier coup (13 octobre).

Claude était mort ; le sénat cependant ordonnait des prières pour sa vie, les prêtres étaient au temple, des comédiens étaient appelés au palais afin de distraire le malade, et, comme pour lui donner de la chaleur, des couvertures étaient jetées sur ce cadavre. Il fallait préparer les voies pour Néron, il fallait gagner l'heure que les astrologues avaient annoncée comme favorable, tant on était superstitieux dans le crime[25] ! En l'embrassant, en pleurant avec lui, Agrippine, devenue tout à coup caressante, retenait Britannicus dans sa chambre ; Antonia et Octavie ses sœurs étaient aussi confinées ; toutes les issues du palais étaient gardées : Claude allait mieux. A midi, l'heure où il devait officiellement mourir, les portes s'ouvrent. Accompagné du vertueux Burrhus, Néron se présente à la cohorte qui était de garde, et, sur l'ordre de leur chef, les soldats le saluent de leurs acclamations, le mettent en litière. Quelques-uns, il est vrai, hésitèrent, regardèrent autour d'eux, demandèrent : Où est Britannicus ? mais, faute d'entendre parler de lui, ils firent comme les autres. Néron, porté au camp, débite une harangue de Sénèque, promet des largesses, se fait saluer empereur. Après la décision des soldats vint un décret du sénat, et les provinces n'hésitèrent même pas. Il ne s'agissait que d'arriver le premier.

Cet avènement fut populaire. On fit bien mourir par le poison, et d'une manière assez volontairement évidente, un Silanus[26] ; cette famille malheureuse, alliée de trop près aux Césars, perdait un de ses membres au début de chaque règne. Narcisse, également poursuivi par l'ordre d'Agrippine et à l'insu de Néron, fut poussé à se tuer[27]. Cela n'empêcha pas le peuple d'aimer Néron, Néron de se montrer doux et respectueux envers le peuple, de parler de sa vénération pour Auguste, comme tout empereur débutant devait le faire. Aux yeux des masses, l'homicide était un droit du pouvoir ; il fallait n'en user que modérément, ne pas le rendre menaçant pour tous, et le peuple était ravi.

Ceci se passait pendant qu'on pleurait Claude ; Agrippine et Néron lui devaient bien leurs larmes. Néron, en cette occurrence, se fit faire deux discours, tous deux par Sénèque, son fournisseur habituel[28]. — Le premier était l'oraison funèbre de Claude, qu'il débita en grande pompe du haut des rostres à tous les badauds romains ; le discours était élégant et soigné, écrit dans le style à la mode. Tant que Néron, au lieu de parler de Claude, parla de ses ancêtres et de leur gloire, on l'écouta en grand recueillement ; quand il vint à louer la science de Claude et le bonheur de la république qui, sous son règne, n'avait eu que des triomphes au dehors, les badauds eurent grand plaisir à l'entendre ; mais quand il se mit à vanter la raison et la prévoyance de Claude, tout le monde se prit à rire. — Dans l'autre harangue, celle-ci adressée au sénat, pleine d'onction, de modestie et de belles promesses, Néron s'engageait à ne pas être jugeur acharné comme Claude ; à ne pas entendre, comme lui, accusateurs et accusés dans son palais ; à ne pas livrer, comme lui, toute la puissance à quelques affranchis, à séparer la conduite de sa maison de celle de la république ; à ne donner les charges ni aux intrigants ni aux enchérisseurs, comme Claude l'avait fait ; à laisser aux consuls leur juridiction, au sénat sa puissance et le libre gouvernement des provinces qu'Auguste lui avait assigné, et que lui enlevaient les affranchis de Claude ; en un mot, à se conduire tout autrement que le prince dont il venait de faire ailleurs un si bel éloge[29]. En d'autres termes, il relevait pour un moment ce gouvernement républicain derrière lequel les empereurs à leur début aimaient à se cacher ; et le sénat enchanté ordonna que le discours serait inscrit sur une colonne d'argent et lu tous les ans par les consuls au Forum.

Le sénat cependant enterrait Claude ; lui votait de pompeuses obsèques, des pontifes et l'apothéose[30]. Comme tous ses prédécesseurs, Claude fut dieu, emploi dont il fut plus tard destitué par Néron, et que Vespasien eut la bonté de lui rendre ; les empereurs morts étaient loin d'être dieux une fois pour toutes, et leur divinité eut souvent bien des revers à subir[31].

Celle de Claude fit beaucoup rire dans Rome ; on le logea dans l'Olympe d'une façon si moqueuse et avec des rires si ignominieux, qu'un plaisant[32] se prit à dire qu'on l'avait trahie au ciel au bout d'un croc, comme les condamnés au Tibre ; et Juvénal parle agréablement du champignon d'Agrippine qui fit descendre au ciel ce vieux bonhomme à la tête tremblante et aux lèvres baveuses[33].

Cette apothéose me rappelle une curieuse plaisanterie de Sénèque. Bientôt j'aurai à parler au long du philosophe, mais il est bon de voir comment il traite Claude. Tant que Claude n'avait été qu'un homme, il l'avait beaucoup respecté, et nous avons deux témoignages assez curieux de sa vénération pour l'homme et de sa raillerie pour le dieu. A la première époque, Sénèque, exilé, habitait la Corse, triste pays, terre barbare, où ses talents de rhéteur ne lui valaient guère de succès, où le philosophe s'ennuyait fort. Il travaillait donc de tout cœur à se faire rappeler, flattait les puissances du temps ; et Polybe, qui était l'affranchi érudit de César, et son homme de lettres domestique (a studiis), étant venu à perdre son frère, Sénèque lui adressa une consolation. Il faut savoir qu'une consolation chez les anciens se composait d'un certain nombre de phrases sonores qu'on adressait à un personnage, et dans lesquelles on déduisait méthodiquement et philosophiquement toutes les raisons qu'il devait avoir pour ne pas pleurer ceux qu'il pleurait. La première raison était toujours cette vieille et peu consolante vérité, que tout homme doit mourir ; puis venait l'histoire de tous les grands personnages qui ont perdu père, frère, femme ou mari, afin de vous apprendre à imiter leur courage ; de tous les grands hommes qui ont été malheureux, afin que leur malheur vous consolât du vôtre. Dans une lettre qu'adresse à Cicéron un de ses amis, il le console de la mort de sa fille par l'exemple de tous les empires qui sont tombés, de toutes les villes qui ont perdu leur gloire : Je naviguais, dit-il, le long des côtes de Grèce, et je voyais là tous ces glorieux cadavres de villes : Athènes, Corinthe, Argos. Auprès du trépas de toutes ces cités, qu'est-ce, disais-je, que la mort d'une chétive créature humaine ! Passage fort admiré dans les classes ! étrange façon de consoler !

Sénèque n'omet aucune de ces bonnes raisons, mais il en a une meilleure encore. Après avoir parlé à son cher Polybe de Scipion l'Africain, de Pompée, d'Auguste, de tous les Césars grands et petits, d'Homère et de Virgile, dont la conversation le distraira : Je vais te montrer, dit-il, un remède à ta tristesse, sinon plus sûr, du moins plus facile. Quand tu as les yeux sur la divinité, la douleur ne peut approcher de toi... Tant que César est maître du monde, tu ne peux te livrer ni à la douleur, ni au plaisir : tu appartiens tout entier à César ; tant que César vit, tu ne peux te plaindre de la fortune ; lui sain et sauf, tu n'as rien perdu, tu as tout en lui ; il te tient lieu de tout. Tes yeux non-seulement ne doivent pas être pleins de larmes, ils doivent être pleins de joie... Non, Polybe, tu ne dois pas pleurer ; trop de malheureux attendent de toi que tu fasses entendre au cœur de César le langage de leurs pleurs ; il faut sécher les tiens. Depuis que César s'est consacré au monde, il s'est ravi à lui-même, et, comme les astres qui suivent sans s'arrêter le cours de leur révolution, il ne peut s'arrêter en aucun lieu, ni s'attacher par aucun lien. Il en est de même de toi, tu n'es libre de te livrer ni à tes intérêts, ni à tes affections. Comme Atlas, dont les épaules portent le monde, rien ne doit te faire plier... César est toute force et toute consolation pour toi... Relève-toi, et quand les larmes naissent dans tes yeux, dirige tes yeux vers César, l'aspect du dieu séchera tes larmes ! sa splendeur arrêtera tes regards et ne leur laissera voir rien autre chose que lui-même. Que les dieux et les déesses laissent longtemps à la terre celui qu'ils lui ont prêté ! Tant qu'il sera mortel, que rien dans sa famille ne lui rappelle la nécessité de la mort ! que seuls nos petits-fils connaissent le jour où sa postérité commencera à l'adorer dans le ciel ! Fortune, n'approche pas de lui, laisse-le porter remède aux longues souffrances du genre humain ; que cet astre luise toujours sur le monde, qui, précipité dans un abîme de ténèbres, a été consolé par sa lumière !... Et maintenant, le retour sur lui-même du rhéteur exilé : Que je puisse être spectateur de ses triomphes ; oui, sa clémence me le promet. — Vous allez le voir remerciant César de l'avoir condamné. — En me renversant, il n'a pas renoncé à me relever ; et même il ne m'a pas renversé, il m'a soutenu contre la fortune qui m'écrasait ; sa main divine a adouci ma chute... Quelle que soit ma cause, sa justice la reconnaîtra bonne, ou sa clémence la rendra telle ; il saura que je suis innocent, ou il voudra que je le sois. En attendant, ma grande consolation dans ma misère est de voir son pardon parcourir le inonde ; de ce recoin même où je suis enterré, il a retire d'autres exilés depuis longtemps ensevelis. L'heure de sa pitié viendra pour moi[34]... Et ici, le bonheur des exilés sous Claude : Bénie soit la clémence de César, les exilés sont plus heureux sous son règne que n'étaient les princes du sénat sous Caïus ; ils ne tremblent pas, ils n'attendent pas à toute heure le glaive du centurion ; chaque vaisseau qui aborde ne les met pas dans l'effroi. Ils sont bien justes les coups de tonnerre qu'adorent même ceux qui en sont frappés !

Voici maintenant la palinodie du philosophe. Claude l'a rappelé de l'exil, Claude a été empoisonné, Claude est mort ; mais Sénèque ne lui pardonne pas son exil. Tout en composant, pour ceux qui l'ont tué, son oraison funèbre, il rit de sa mort avec eux ; le sénat l'a fait dieu, il le fait citrouille ; en regard de l'apothéose, il place l'apocoloquintose. Vous allez voir quel cas Rome faisait de la divinité de ses empereurs, et même de toutes ses divinités :

Je vais dire à la postérité ce qui s'est passé au ciel le troisième jour des ides d'octobre, Asinius Marcellus, Acilius Aviola étant consuls, la première année de Néron, au commencement de cet heureux siècle. Ma devise sera l'impartialité. Me demandera-t-on d'où je sais les vérités que je dis ? D'abord, s'il ne me plaît pas de répondre, je ne répondrai pas. Qui peut m'y forcer ? ne suis-je pas libre ?... S'il me plaît de répondre, je dirai ce qu'il me viendra en tête ; qui jamais exigea un serment d'un historien ? s'il faut absolument citer un garant, interrogez ce sénateur qui vit Drusille monter au ciel ; il vous dira qu'il a vu passer Claude à pas inégaux, comme parle le poète. Bon gré mal gré, il faut qu'il voie tout ce qui se fait au ciel ; il est inspecteur de la voie Appia, et c'est par la voie Appia, vous le savez, que le dieu Auguste et Tibère César ont pris chemin pour aller chez les dieux. Prenez seulement garde : il répondra bien en confidence, mais ne parlera pas devant plusieurs personnes. Depuis qu'au sénat, ayant vu Drusille en route pour l'Olympe et donnant sous serment cette bonne nouvelle, personne ne le voulut croire, tout témoin oculaire qu'il était, il a juré qu'il ne jurerait de rien, eût-il vu un homme tué en plein Forum...

C'était donc au mois d'octobre, le troisième des ides : l'heure, je ne la sais pas ; on ne s'accorde pas plus aisément entre horloges qu'entre philosophes... Claude se mit à rendre l'âme, mais elle ne trouvait pas par où sortir. Mercure, à qui son genre d'esprit avait toujours plu, appelle une des Parques : — Cruelle que tu es, pourquoi laisses-tu souffrir ce malheureux ? Voilà soixante-quatre ans que son âme l'étouffe. Permets aux astrologues d'avoir dit une fois la vérité, car depuis le début de son règne, ils n'ont passé ni un an ni un mois sans l'enterrer... — Ma foi, dit Clotho, je ne voulais que lui donner quelques jours pour conférer le droit de cité au peu de gens qui ne l'ont pas encore. Il était résolu à voir habillés de la toge tous les Grecs, Gaulois, Espagnols et Bretons ; mais tu veux garder quelques étrangers pour en perpétuer l'espèce ; soit fait ainsi que tu le demandes. — Elle ouvre une boîte ; il y avait trois fuseaux, celui de Claude, ceux d'Augurinus et de Baba, deux imbéciles qu'elle fait mourir avec lui, pour qu'un si grand prince n'aille pas sans cortège...

Claude meurt en regardant jouer les comédiens ; on souhaite bonne santé et bon voyage à son âme, qui sort en grommelant de son corps. Ce qui s'est passé sur terre, vous le savez ; on n'oublie pas son bonheur. (Le bonheur d'avoir Néron pour souverain ! ) Mais, écoutez ce qui s'est fait au ciel ; j'ai mon témoin pour garant.

On annonce à Jupiter qu'il arrive un personnage de haute taille, à cheveux blancs. On ne sait ce qu'il regarde avec étonnement ; sa tête se balance sans relâche ; il trame la jambe droite. On lui a demandé de quelle nation il est : il a rendu je ne sais quel son confus ; on n'entend pas sa langue ; il n'est ni Grec, ni Romain, ni d'aucun peuple qu'on connaisse. Jupiter dépêche Hercule, qui a parcouru tout le globe et coupait toutes les nations. A l'aspect de cette figure, Hercule est effrayé : à voir cette face d'espèce nouvelle, cette démarche sans .pareille ; à entendre cette voix qui n'est celle d'aucun animal terrestre, rauque et sourde comme celle des monstres marins, il s'imagine qu'il n'a pas dompté tous les monstres, et que c'est là le treizième de ses travaux. Il regarde mieux, et voit quelque chose comme un homme. Quel homme es-tu ? quelle est ta patrie ? lui demande-t-il en grec. Claude est réjoui merveilleusement de trouver gens qui parlent grec, ce seront des auditeurs auxquels il pourra lire ses histoires ; aussi répond-il par le vers d'Homère :

D'Ilion jusqu'ici les vents m'ont entraîné.

Il aurait pu ajouter le suivant, qui est tout aussi bien d'Homère, et qui eût été plus vrai :

J'ai massacré le peuple et ruiné la ville.

Hercule, qui n'est pas fin, allait le croire, si la Fièvre n'eût été là ; c'était la seule divinité qui eût assez aimé Claude pour venir avec lui, toutes les autres étaient restées à Rome. — Cet homme, reprit-elle, ne dit que mensonges ; il n'est citoyen que par la grâce de Munatius. (Munatius Plancus, qui avait fondé Lyon.) Aussi, en vrai Gaulois, a-t-il bouleversé Rome. Je te le garantis pour un homme né à Lyon ; et toi, qui as plus cheminé que ne fit jamais un voiturin avec ses mules, tu dois savoir où est Lyon, et qu'il y a loin du Rhône au Simoïs.

Claude prend feu, et, en guise de réponse, se met à grommeler le plus fort qu'il peut ; il fait signe qu'il faut couper la tête à la Fièvre, c'est la seul geste que sa main puisse faire sans broncher. Mais vous l'eussiez cru au milieu de ses affranchis, tant on prenait peu souci de ce qu'il disait. — Écoute, reprend Hercule, et ne barguigne plus ; ici, où tu es, ce n'est plus comme à Rome. Parle-moi vite et vrai, ou je te secoue si bien, qu'enfin. il tombera de toi autre chose que des sottises.

Cet air de fermeté fit passer à Claude le goût des fadaises ; il comprit que, si à Rome il était sans égal, il n'avait plus ici le même crédit. Le coq (le Gaulois) n'est puissant que sur son fumier. Autant qu'on put le comprendre, voilà ce qu'il eut l'air de dire : — Vaillant Hercule, j'ai toujours compté sur ton appui auprès des autres dieux : et, si on m'eût obligé à me recommander de quelqu'un, je t'aurais nommé. Tu dois me connaître ; tu m'as vu, si tu prends la peine de t'en souvenir, aux portes de ton temple, rendant la justice, dans les mois de juillet et d'août. Tu sais combien de tribulations j'ai endurées là, à écouter les avocats ; mieux eût valu nettoyer les étables d'Augias ; j'ai balayé plus de fumier que toi.....

On discute ensuite au ciel sur l'admission de Claude. — Quel dieu en ferons-nous ? Un dieu d'Épicure, le dieu qui ne se mêle de rien et n'ordonne rien ?Ou plutôt, le dieu des stoïciens, qui n'est qu'une boule, comme Varron l'a dit ; qui n'a ni cœur, ni tête, ni pieds ?Que ne se recommandait-il de Saturne, lui qui faisait toute l'année les saturnales.....

Le sénat de l'Olympe crie, clabaude en désordre. Jupiter se fâche : Pères conscrits, dieu, homme ou bête, que pensera de nous ce personnage ?

Claude se retire : on va aux opinions.

Janus, consul désigné, habile homme qui voit par derrière et par devant, parle le premier, disertement, mais si vite que le sténographe n'a pu le suivre : La divinité, autrefois, ne se donnait pas au hasard, c'était une grande affaire que d'être dieu. Ainsi, pour poser une question de principe et non de personne, je demande que nul ne soit reçu dieu désormais de ceux qui mangent les fruits de la terre. Quel que soit le dieu qui aura été fabriqué, peint, ciselé, sculpté, contrairement au présent sénatus-consulte, il sera livré aux farfadets, et, aux premiers jeux de l'amphithéâtre, battu de la férule par les gladiateurs.

Après lui, parle un autre dieu, le second consul désigné, pauvre petit argentier qui faisait la banque sous Claude et gagnait sa vie à vendre la bourgeoisie romaine. Hercule s'approche de lui, lui touche le bout de l'oreille ; aussi, bien averti qu'il est, opine-t-il en faveur de Claude : Comme celui-ci est parent du dieu Auguste ; comme il est petit-fils de Livie, que lui-même il a faite déesse ; comme il les surpasse, eux et tous les mortels, par sa sagesse ; je suis d'avis qu'à partir de ce jour Claude soit dieu sur le pied des dieux les plus favorisés, et qu'on ajoute sa déification aux Métamorphoses d'Ovide.

Les avis se partageaient ; Hercule, battant le fer pendant qu'il était chaud, allait et venait d'un banc à un autre : Ne me faites pas de tort, c'est une affaire dont j'ai fait la mienne ; une autre fois je vous rendrai pareil service ; une main lave l'autre. On penchait pour Claude. Mais le dieu Auguste prit la parole : Pères conscrits, je vous prends à témoin que, depuis que je suis dieu, je n'ai pas prononcé une parole ; mais, je ne puis aujourd'hui taire ma pensée, et contenir une douleur que la honte augmente. Voilà donc pourquoi j'ai donné la paix à la terre et à l'océan ! pourquoi j'ai apaisé les guerres civiles ! pourquoi j'ai affermi Rome par mes lois ! pourquoi je l'ai embellie de mes monuments ! Les paroles me manquent, pères conscrits ; il n'en est pas qui puisse suffire à mon indignation... Cet homme, qui ne semblait pas digne d'éveiller une mouche, tuait les hommes comme un chien mange les entrailles des victimes. Ce malheureux que vous voyez, caché autrefois sous l'ombre de ma puissance, a reconnu mes bienfaits en faisant périr mon arrière-petit-fils Silanus, les deux Julies, mes arrière-petites-filles. Vois, Jupiter, cet homme doit-il entrer parmi nous ? Dis-moi, dieu Claudius, quand tu as fait périr tant d'hommes et de femmes, en as-tu entendu un seul ? As-tu débattu une seule cause ? Est-ce ainsi que l'on condamne ? Non, pas au ciel du moins : Jupiter, qui règne depuis tant d'années, n'a jamais fait que casser la jambe à Vulcain,

Qu'il saisit par un pied et lança de l'Olympe,

comme dit Homère. Irrité contre sa femme, il l'a pendue, une enclume aux pieds ; il ne l'a pas tuée. N'as-tu pas fait mourir Messaline, ma petite-nièce ?Tu n'en sais rien, dis-tu ?Les dieux te maudissent ; il est plus honteux encore de ne pas le savoir que de l'avoir fait. Voyez comme il a bien imité Caligula ! Caligula a tué son beau-père ; Claude a tué son beau-père et son gendre. Caligula avait ôté à Pompée le surnom de grand ; Claude le lui rend et le fait mourir. Dans la même famille, il a tué Crassus ; Pompée, Scribonia, Tristionia, Assarion, tous nobles gens, et Crassus assez sot pour pouvoir devenir empereur à son tour. Voyez le monstrueux personnage que voir allez admettre parmi les dieux ! Voyez ce corps pétri de la main d'un mauvais génie ! Qu'il dise seulement trois mots sans bégayer, et je suis son esclave ! Qui adorera un tel dieu ? Qui pourra croire en lui ?

Vous croira-t-on dieux encore, si vous faites des dieux pareils ? En un mot, pères conscrits, si je me suis conduit honnêtement parmi vous, si je n'ai jamais répondu brusquement à personne, vengez les injures de ma race. Et j'opine ainsi (il lut sur ses tablettes) : Attendu que Claudius a tué son beau-père Silanus, ses deux gendres Pompée et Silanus, le beau-père de sa fille, Crassus, honnête personnage et qui lui ressemblait comme un œuf à un autre, Scribonia la belle-mère de sa fille, Messaline sa femme, et d'autres qu'on ne peut compter ; je propose qu'il soit exclu de l'office de juge, déporté au plus tôt, et qu'on lui donne trente jours pour quitter le ciel, trois pour sortir de l'Olympe. — Le sénat vota pour cet avis.

Mercure prend Claude à la gorge et le mène aux enfers. En passant à Rome, par la Voie Sacrée : Quelle est cette pompe ? demanda Mercure. C'étaient les funérailles de Claude. Magnifiques obsèques, en vérité, riches et somptueuses ; aussi était-ce un dieu qu'on enterrait. Tant de cors, tant de trompettes, tant de foule, tant de bruit, que Claude même en entendit quelque chose. Tous, la joie au visage ; le peuple romain allait et venait comme émancipé d'hier. Agathon et quelques avocats .pleuraient dans un coin, non comme des pleureurs gagés, mais pour tout de bon. Les jurisconsultes sortaient des ténèbres, maigres, pâles, ayant à peine le souffle, véritables ressuscités. Je vous l'avais toujours prédit, disait l'un d'eux aux avocats qui causaient tête basse et déploraient leur sort, les saturnales devaient tôt ou tard finir.

Claude, se voyant enterrer, commença à comprendre qu'il était mort ; car, sur une mélodie lamentable, on chantait à grand renfort de voix :

Répandez des larmes, poussez des soupirs, jouez la douleur.

Que vos tristes plaintes troublent le Forum ; car il est tombé,

Cet homme au grand cœur, qui n'eut pas au monde son pareil en gloire...

Pleurez ce grand homme, qui, mieux que tout autre, et jugea les procès,

N'entendant jamais qu'un seul des plaideurs, et plus d'une fois n'entendant personne.

Et quel autre juge, douze mois durant, tiendra l'audience ?

L'antique souverain de la Crète aux cent villes quittera son siège,

Et laissera Claude rendre la justice au peuple des ombres.

A grands coups de poing, frappez vos poitrines, pauvres avocats,

Espèce vénale ! Pleurez, ô poètes, et vous plus encore,

De qui la fortune s'est promptement faite au bruit des cornets.

Claude était ravi d'entendre son éloge, et ne demandait pas mieux que d'en avoir davantage. Mais Talthybius, le messager des dieux, le saisit, lui jette un voile sur la tête, et, passant entre le Tibre et la Via Recta, le mène aux enfers. Narcisse, le maitre de son maitre, qui avait pris un chemin plus court, arrive au-devant de son patron, frais et paré comme un homme qui vient des bains. Que vient faire un dieu chez les hommes ?Dépêche-toi, lui dit Mercure, annonce-nous. La route qui mène aux enfers est une pente douce. Narcisse, tout goutteux qu'il est, est bientôt aux portes de Pluton. Il crie à haute voix : Voici venir Claudius César ! Aussitôt une foule s'avance en chantant : Il est retrouvé, réjouissons-nous ! C'étaient Silius, Trallus, tous les proscrits de Claude ; Polybe, Myron, ses affranchis, qu'il avait envoyés en avant pour le dignement recevoir ; ses deux préfets du prétoire, ses amis, ses deux nièces, son gendre, son beau-père, toute sa famille. Claude, en les voyant, s'écrie avec le poète : Tout est plein d'amis ! Mais, comment êtes-vous ici ? dites-moi. — Malheureux, lui dit Pompée, assassin de tes amis, qui nous envoya ici-bas, si ce n'est toi ? Nous sommes nombreux comme le sable de la mer. Mais arrête, viens devant le juge. Claude regarde, cherche un avocat. P. Petronius, son ancien commensal, qui parle avec faconde la langue de Claude, se présente pour le défendre. Éaque, le juge des enfers, refuse de l'écouter, n'entend que l'accusateur, et condamne Claude en vertu de la loi Cornelia contre les assassins. Ce n'était que justice ; mais le procédé parut juan. Claude seul le trouva dur, non pas nouveau. On, discute sur la peine ; on veut que Claude remplace Sisyphe auprès de son rocher, ou Ixion sur sa roue ; mais ces vétérans de l'enfer n'ont pas encore gagné leur retraite. Éaque condamne Claude à jouer aux dés avec un cornet sans fond. Claude secoue son cornet, les dés lui échappent, les dés lui passent entre les doigts ; le pauvre homme n'y peut rien comprendre. Survient Caligula, qui jure que Claude est son esclave ; des témoins affirment, en effet, que Caligula l'a battu, fouetté, souffleté ; on l'adjuge à Caligula, qui le passe à son affranchi Ménandre ; Ménandre, qui a beaucoup de procès à juger, en fait son assesseur.

Telle est cette facétie du philosophe. Diderot, qui, je ne sais pourquoi, avait pris Sénèque pour son héros, est fort vexé du rapprochement de cette facétie avec la Consolation à Polybe. Cela le trouble beaucoup, et il donne vingt raisons au lieu d'une bonne pour sauver l'honneur de son philosophe. Juste-Lipse aussi voudrait bien nier que la Consolation fût de Sénèque, mais il ne le peut. Honte ! honte ! s'écrie-t-il, que ces louanges adressées à un valet ! Mais ceci est, l'affaire de Sénèque et des admirateurs de Sénèque.

Finissons-en sur Claude. N'est-il pas curieux que l'empire subisse tour à tour un Caligula qui se moque de tout, et un Claude dont tout le monde se moque ? N'est-il pas horrible de penser ce que pouvait être ce pouvoir sanguinaire des empereurs, gaspillé et disputé comme il l'était alors entre femmes, eunuques et valets ; chacun tirant ce qu'il voulait de ce monarque imbécile, qui une grâce, qui un exil, qui de l'argent, qui un supplice ; les homicides vendus sur la place comme tous les autres avantages du pouvoir[35] ; tous ces gens en crédit se passant, à charge de revanche, le glaive du centurion ou le poison de Locuste : ces échanges d'hommes à tuer, ce trafic du pouvoir qui n'était prisé que comme le droit de faire mourir ? Ce que je remarque, c'est que, sous ce règne, l'exécution légale se confond tout à fait avec l'assassinat : selon les circonstances, on envoie le délateur ou le sicaire ; on invite poliment les gens à se tuer, ou bien on les fait souper de la délicieuse cuisine du prince. Si on est César ou Messaline, on tourne nonchalamment sa tête vers le centurion de garde, et on lui dit : Allez tuer cet homme. Si on est affranchi et affranchi timide, on va trouver la vieille Locuste, qui, pour montrer sa loyauté, essaie devant vous ses drogues sur un esclave. Je ne parle pas des mœurs, je n'en dis pas la moitié de ce que dit l'histoire, et il me semble que j'en dis trop : mais le désordre des mœurs se laisserait presque oublier auprès de cette facilité, de cette naïveté du meurtre. Pensez seulement quelle devait être, en présence de pareils crimes chez les puissants, la moralité du peuple, et comment cet univers, si soumis et si docile, devait envier et, quand il le pouvait, imiter les vengeances de ses maîtres. L'assassinat commis au nom du pouvoir est plus que le meurtre d'un homme : c'est une invitation publique à, tous les crimes.

Et cependant cette époque, selon l'infaillible loi du progrès, d'après la marche du temps, la diffusion des lumières, l'unité politique des peuples, la communication plus prompte entre les hommes, devait être la plus parfaite de l'antiquité : toute l'antiquité aboutissait là. Qui sépare donc l'antiquité de nous ? où fut sa faiblesse ? où est notre force ? Nous sommes gâtés par notre bonheur ; nous ne nous figurons pas qu'il ait manqué à personne : nous nous forgeons une idéale et mensongère antiquité, plutôt que de la voir privée des biens qui nous semblent communs à tous comme l'air et le jour. Ingrats et indifférents que nous sommes, nous ne savons ni plaindre ceux qui en furent privés, ni rendre grâce à qui nous les devons !

 

 

 



[1] Suet., in Claud., 11.

[2] Suet., in Claud., 14.

[3] Suet., in Claud., 16.

[4] Tacite, Annal., XI, 12, 26 et suiv.

[5] V. aussi Dion, LX ; Suet., in Claud., 26, 29.

[6] Suet., in Claud., 29.

[7] Nonnisi legitime vult nubere. (Juvénal, X, 239.)

[8] Dion, LX.

[9] Suet., in Claud., 36.

[10] La villa ou les jardins de Lucullus étaient sur le Pincio, près de la Trinité du Mont. V. Frontin, Aquæd., 22.

[11] Cur domina non veniret. Suet., in Claud., 39.

[12] Tacite, Ann., II, 26 et sqq.

[13] L'une fut Æmilia Lepida, arrière-petite-fille d'Auguste, par les Julies Auguste obligea Claude à la renvoyer. — L'autre, Livia Medullina, morte le jour fixé pour son mariage. Inscript., Orelli 716 ; Suétone, 26.

[14] Suétone, 26.

[15] V. Suet., in Claud., 26, et Tacite, Ann., XII, 1 et 50.

[16] Tacite, Ann., XII, 1 et 50.

[17] Sur ce sénatus-consulte qui permettait d'épouser la fille de son frère, mais non celle de sa sœur, V. Tacite, Annal., XII, 7 ; Suet., in Claud., 26 ; Zonaras, Annal, II. Selon Dion ou Xiphilin, LXVIII, ce sénatus-consulte aurait été abrogé par Nerva. Mais nous le trouvons subsistant à une époque bien postérieure. Gaius, Instit., I, 62. Ulpien, Reg., V, 6. Paul, Sent., II, 19, § 3.

[18] Tacite, Ann., XI, 22.

[19] Tacite, Ann., XI, 64 (an 55).

[20] Pline, Hist. nat., IX, 58.

[21] Tacite, XI, 22 (an 50). Dion, LX, p. 686.

[22] Tacite, Annal., 27 (an 51).

[23] Suet., in Ner., 5, 6. Tacite, Annal., IV, 15 ; VI, 45, 47. Dion apud Xiphilin, LXI, p. 690.

[24] V. sur tout ce qui précède Suet., in Ner., 6 ; Tacite, Annal., XI, 11 ; Dion apud Xiphilin, LXI, p. 690.

[25] Tacite, Annal., XII, 69. Senec., in Ludo. Suet., in Claud., 45. Dion, LX, in fine.

[26] Tacite, Annal., XIII, 1 (apertius quam ut fallerent).

[27] Tacite, Annal., XIII. Dion, LX, p. 688. Senec., in Ludo.

[28] V. Tacite, Annal., XIII, 3. Xiphilin, LXI, p. 690.

[29] Tacite, Annal., XIII, 4. Xiphilin, LXI, p. 690.

[30] Sodales Claudiani mentionné dans les inscriptions. Orelli, 3044.

[31] L'apothéose de Claude est attestée par plusieurs monnaies romaines. Des monnaies grecques mentionnent sa divinité de son vivant, comme c'était l'usage hors de Rome, et réunissent sa tête soit à celles d'Agrippine et de Néron, soit à celles de Britannicus, d'Antonia et d'Octavie ses enfants.

[32] Gallion, frère de Sénèque. Dion, LX, in fine.

[33] Juvénal, Sat., VI, 619.

[34] Ovide exilé ne parle pas autrement que Sénèque :

Quam que dedit vitam mitissima Cæsaris ira, etc.

Tristes, I, 2, v. 61.

Quaque ego permisi quaque est res passa, pepercit,

Usus et est modice fulminis igne sui,

Nec vitam, nec opes ; nec ademit posse reverti,

Si sua per vestras victa sit ira preces.

At graviter cecidi. Quid enim mirabile, si quis

A Jove percussus, non grave vulnus habet.

Epist., ex Ponto, I, 7, v. 45 et suiv.

Et bien d'autres flatteries : Ibid., II, 1. Ex Ponto, II, 8, etc. Pauvres exilés !

[35] Libertis uxoribusque addictus non principem se, sed ministrum egit, compendio cujusque horum vel etiam studio ac libidine, honores, exercitus, impunitates, supplicia largitus est et quidem insciens, plerumque et ignarus. Suet., 29. Et Dion, LX : Messaline et les affranchis vendaient sur la place, non-seulement le droit de cité, non-seulement les charges, les commandements d'armée, les préfectures, mais tout au monde, jusqu'au point d'éloigner du marché toute autre marchandise que les leurs ; Claude fut obligé de rassembler le peuple au Champ de Mars et de fixer là, du haut de son tribunal, les prix des marchandises.