LES CÉSARS JUSQU'À NÉRON

 

CALIGULA.

 

 

§ I. - CAÏUS CÆSAR. - SON GOUVERNEMENT À ROME.

Caïus César[1] — Caligula était un sobriquet qu'en son bon temps il eût été dangereux de lui donner[2] — restait seul des fils de Germanicus. Un rare talent pour se plier, une obséquiosité habile, quoique sans bornes, lui avaient fait trouver grâce. Ni la condamnation de sa mère, ni l'exil de ses frères, ne lui avaient seulement arraché un cri de douleur. On a dit de lui que jamais il n'y eut meilleur serviteur, ni plus mauvais maître[3]. Il sauvait en s'annulant sa dangereuse origine ; il apprenait le chant et la danse du théâtre, se passionnait pour le jeu, se déguisait la nuit, en robe longue et en perruque, pour courir les rendez-vous amoureux : il s'avilissait pour ne pas se perdre. Il était allé jusqu'à séduire la femme de Macron, le confident de Tibère, et lui promettre mariage par écrit et par serment ; s'il devenait empereur ; promesse dont il se libéra depuis en la faisant mourir[4].

Cependant Tibère, sagace comme il était, l'avait pénétré ; il le voyait assister par goût aux supplices : C'est un serpent, disait-il, que je nourris pour le genre humain[5]. Tibère le détestait, il eût bien voulu lui préférer son propre petit-fils, le jeune Tibère ; mais ce jeune homme était bien peu mûr. Il se contenta de l'associer à Caïus, communauté inégale où la part du lion allait être bientôt faite.

Malgré tant de mauvaises qualités, Caïus était aimé ; il avait pour lui le peuple, il avait pour lui les soldats au milieu desquels s'était passée son enfance, avec qui il avait tout enfant porté la chaussure militaire — caliga, d'où son surnom Caligula[6] — ; il était fils de Germanicus : et surtout il succédait à Tibère. A peine était-il en marche pour conduire les funérailles du vieux César (mars 37), qu'au milieu des autels, des victimes, des flambeaux, des habits de deuil, la joie du peuple éclata autour de lui, l'appelant son astre, son nourrisson, son petit poulet[7]. Arrivé à Rome, il fit l'éloge de Tibère, sans presque en rien dire, mais cependant pleurant beaucoup : il avait sans doute le don des larmes. Il oublia néanmoins, et le sénat oublia aussi, qu'il avait écrit de Misène pour faire accorder les honneurs divins à son prédécesseur ; il n'en fut pas question autrement.

Tibère était à peine enterré, qu'il s'agit de casser son testament ; tout redoutable qu'ait été un prince, il se trouve toujours quelque sénat, parlement ou assemblée, pour casser son testament avant que sa cendre soit refroidie. Le sénat, si humble et si nul sous Tibère, devenait tout-puissant pour le seul fait de rompre ses dernières volontés. Il s'agissait d'exclure le jeune Tibère, que son aïeul avait associé à l'empire. Cela se fit avec grande joie, au milieu du sénat, des chevaliers, du peuple, car tout le monde avait forcé les portes de la curie ; Caïus fut déclaré seul souverain, maitre absolu.

Rien ne portait de prime abord à la modestie comme cette déclaration. Caïus, ainsi que ses prédécesseurs, fut pris d'une rage de modération et d'humilité ; il fit un discours tout populaire, ne voulut point de titres souverains, rendit leurs droits aux exilés ; paya au peuple les legs de Tibère quoiqu'il eût fait casser le testament de Tibère ; paya au peuple les legs de Livie que Tibère avait gardés pour lui ; y ajouta 75 deniers pour chaque citoyen pauvre ; brûla les archives criminelles de Tibère, qui pouvaient donner lieu en sens contraire à bien des accusations, jurant qu'il n'en avait rien lu ni parcouru — on dit qu'il n'en brûlait qu'une copie —, permit de lire les écrits que Tibère avait fait détruire ; rendit des comptes publics, ce qui n'avait pas été fait depuis Auguste ; supprima quelques impôts ; restitua même au peuple ses droits d'élection dont le peuple ne se souciait plus et que Caïus ne tarda pas à lui reprendre[8]. Il y a de lui un beau mot ; on lui dénonçait une conspiration contre sa vie : Je n'ai rien fait, dit-il, qui ait pu me rendre odieux à personne.

Pourquoi les Césars commençaient-ils toujours ainsi ? Auguste n'avait pas voulu être dictateur ; roi, moins encore. C'était une des fiertés du peuple romain de détester, de mépriser, d'humilier les rois. Dire à un homme qu'il régnait, c'était lui dire qu'il était un insupportable tyran ; dire une âme royale, c'était dire une âme impérieuse, intolérable, arrogante. Les murailles de Rome se fussent soulevées si Octave eût voulu être roi. Mais, simple citoyen de la république, exerçant les magistratures de la république ; n'ayant en permanence, avec les insignes du proconsulat, que le titre sacré de pontife, le pouvoir populaire de tribun et quelques désignations honorifiques ; vivant, allant au Forum, votant aux comices, comme un simple Romain : qui pouvait reprocher à César le pouvoir absolu, quand il l'affichait si peu ?

Tibère commence de même : légalement parlant, il n'est guère qu'un particulier, dit Suétone ; il ne veut ni temples, ni prêtres ; il n'admet ses statues que comme simple ornement d'architecture. Si on l'appelle seigneur, il se fâche ; si on dit ses saintes occupations, il fait rayer le mot ; si on s'agenouille devant lui, il se recule si vivement qu'il tombe en arrière ; il appelle Rome une cité libre, et veut qu'on y parle librement ; il demande pardon à un sénateur de le contredire : Un bon prince, dit-il, doit être le serviteur et du sénat et de tous les citoyens, et quelquefois même de chacun d'eux ; quant à moi, je l'ai déjà dit et ne m'en repens pas, j'ai trouvé en vous de bons, de justes, de favorables maîtres. Tibère n'aima jamais la pompe du pouvoir[9].

En droit donc, au temps d'Auguste et après lui, l'empereur ne fut rien. Son vrai pouvoir n'avait pas même de désignation légale : le nom d'imperator se donnait, après une victoire, aux généraux de la république ; celui de César était un nom de famille ; celui d'Auguste, comme Dion le dit, un titre de dignité, non de puissance. Quand on voulait absolument lui donner un nom, on disait princeps, le premier, comme on eût dit, le premier bourgeois de la ville. Pour mes esclaves, disait Tibère, je suis maitre ; pour les soldats, général (imperator) ; pour le reste, je ne suis que princeps[10]. César n'était qu'un citoyen votant aux élections, tellement sûr, il est vrai, de l'assentiment de tous, qu'il dispensait les autres de voter après lui ; un sénateur opinant au sénat ; il est vrai que le sénat ne manquait guère d'opiner comme lui. L'organisation républicaine continuait à subsister tout entière, sans pouvoir, il est vrai, mais la seule officielle, la seule légale.

Ceci nous explique la sagesse et la timidité des empereurs au commencement de leur règne. Ils craignaient que la légalité ne se réveillât, que la fiction ne voulût redevenir vérité ; que sénat, consuls, préteurs, peuple, ne prissent leurs droits au sérieux. Comme, dans un tel système, il ne pouvait y avoir de loi de succession, et que d'ailleurs l'esprit romain n'en admettait pas, leur légitimité toujours douteuse les tenait en inquiétude. Ils entraient, autant que possible, dans le système de république légale conservé par Auguste, s'abritaient sous la nullité officielle dont Auguste leur avait montré l'exemple, parlaient sans cesse d'Auguste, demandaient tout au sénat, s'inclinaient devant les consuls, faisaient ainsi sans bruit et sans orgueil le lit où devait dormir en paix leur puissance, s'établissaient commodément sur l'estime, l'approbation, la reconnaissance[11] ; en attendant, que, enivrés à la coupe du pouvoir, ils comprissent autrement le principat, de la simplicité d'Auguste passassent à la divinité de Caligula, d'empereurs-citoyens devinssent et se fissent proclamer plus que des rois.

Il y avait une autre cause à cette modération. Légalement parlant, César était pauvre ; les citoyens romains, je l'ai dit, c'est-à-dire les plus riches propriétaires de l'empire, échappaient à l'impôt ou au moins à l'impôt personnel ; les terrés d'Italie échappaient à l'impôt foncier ; chaque partie de l'empire, payant ses propres dépenses, donnait peu au budget impérial. Mais, despotiquement parlant et avec le système de Tibère, César était riche ; les procès de lèse-majesté lui ouvraient tous les trésors du monde. Aussi, tant que l'argent ne manquait pas, l'empereur était-il doux et modeste ; il suivait les traditions d'Auguste. Mais quand les profusions du cirque, quand des constructions insensées, quand des repas où se consumait le revenu de deux ou trois provinces, avaient épuisé le trésor, il fallait bien en revenir aux ressources de Tibère, demander secours à la confiscation et aux délateurs, et, comme disaient nos gens, battre monnaie en place de Grève. Les empereurs modérés furent toujours des princes économes ; Tibère seul, chez qui la tyrannie était un système, fut à la fois parcimonieux et sanguinaire.

Sous Caïus, il y eut donc un moment où le monde respira. Caïus ouvrait les prisons et rendait à la liberté les victimes de Tibère ; il rappelait les exilés de Tibère ; il réhabilitait ses proscrits ; il recrutait l'ordre des chevaliers et le sénat que les proscriptions de Tibère avaient dépeuplés. Il satisfaisait le sentiment public en même temps que ses propres sentiments de famille en allant lui-même chercher dans les Iles où ils avaient péri les os de sa mère et de son frère Néron, en réhabilitant leur mémoire, en réunissant leurs cendres dans le mausolée d'Auguste[12]. Il honorait sa grand'mère Antonia, nièce d'Auguste, en la faisant prêtresse du dieu son oncle. Descendant par sa mère d'Auguste, par son père de Livie, il avait une réparation à offrir à la postérité d'Auguste comme à la postérité de Livie, proscrites l'une et l'autre par Tibère. On put croire un moment que le règne du sang et des délateurs était fini[13].

Un écrivain qui n'habitait point Rome, ce centre de toute adulation et de tout mensonge, Philon, décrit ce bonheur comme il eût décrit l'âge d'or : Les Grecs n'avaient point de querelles avec les barbares, ni.les soldats avec les citoyens. On ne pouvait assez admirer l'incroyable félicité de ce jeune prince ; il avait d'immenses richesses, de très-grandes forces de terre et de mer ; de prodigieux revenus lui arrivaient de tous les coins du monde ; son empire avait pour seules bornes le Rhin et l'Euphrate au delà desquels ne sont que des peuples sauvages, les Scythes, lès Parthes, les Germains. Ainsi, depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher, sur le continent et dans les îles, au delà même de la mer, tout était dans la joie. L'Italie et Rome, l'Europe et l'Asie, étaient comme en une fête perpétuelle ; car, sous aucun empereur, on n'avait eu tant de repos et une aussi paisible jouissance de son bien. Ce n'étaient, dans toutes les villes, qu'autels, victimes, sacrifices, hommes vêtus de blanc et couronnés de fleurs, jeux, concerts, festins, danses, courses de chevaux. Le riche et le pauvre, je noble et le plébéien, le maitre et l'esclave, le créancier et le débiteur, se divertissaient ensemble comme au temps de Saturne[14]. Cela dura sept mois, nous dit Philon.

Mais, à force de débauches et d'excès de tout genre, le prince tomba malade, et le monde, ne sachant en quelles mains il allait passer, se désespéra. Tout fut en deuil ; on passait la nuit aux portes du palais, des hommes vouaient leur vie pour celle du prince. Caïus guérit ; mais sa maladie fut comme celle de Louis XV : le jour où tout un peuple lui donna le nom de Bien-aimé, il cessa de le mériter[15].

Je me permets de croire aussi que Caïus en resta fou. Dès son enfance, il avait été sujet à l'épilepsie : il était, au moral et au physique, d'une nature toute discordante ; tantôt supportant les plus grandes fatigues, tantôt ne pouvant se soutenir ; avouant même un germe de folie et songeant à s'enfermer pour prendre de l'ellébore. Doué d'une organisation terrible et maladive, il dormait à peine trois heures d'un sommeil troublé par des apparitions et des rêves au milieu desquels on l'entendait s'entretenir avec l'Océan ; il passait des nuits à se promener sous de vastes portiques, attendant le jour, l'invoquant et l'appelant à haute voix[16].

Et de plus, il faut songer à ce que devait être pour un homme de vingt-cinq ans, pour une imagination ardente et gigantesque au milieu de sa dépravation, pour une tête fatiguée par sa vie de dissimulation et son perpétuel danger sous Tibère, l'étrange position d'un empereur romain. L'empire était quelque chose de trop nouveau pour que personne, même un César, fût familiarisé avec la pensée de mener tout l'univers comme un troupeau.

Lorsqu'à Rome vous arrivez sur cette partie du mont Palatin, qu'on appelait, il y a quelques années, la villa Mills, et que vous montez sur un petit belvédère placé au milieu de cette enceinte, un grand spectacle s'offre à vos regards. Encadrée par un cercle de montagnes dont l'azur se confond avec l'azur du ciel, entourée par ce magnifique désert qu'on appelle la campagne romaine, Rome, la vieille Rome, est à vos pieds. D'un côté vous avez cette large vallée, déserte aujourd'hui, qui était le grand cirque de Rome et qui en garde les formes principales. De l'autre côté, le Forum avec les débris qui l'environnent , et qui disparaît presque, grâce à l'infériorité de son niveau ; et au delà du Forum, le Capitole, dont la hauteur elle-même s'abaisse devant vous. Il semble que toutes les collines de Romulus s'inclinent d'un commun accord devant la royauté du mont Palatin. C'est là, sur quelque terrasse de marbre appartenant à la maison d'Auguste, que montait le nouveau César pour contempler la cité souveraine dont il devenait le souverain. C'est là que l'esprit du mal pouvait lui dire, comme il disait sur une autre montagne à un tout autre Roi[17] : TOUT CELA, JE TE LE DONNERAI ! Rome avec son peuple,

ses pontifes, le tourbillon de sa vie ; — le monde entier, sauf ce qui était barbare et inconnu ; — une armée de vingt-cinq légions sans compter des auxiliaires fournis par toutes les nations ; — des flottes sur toutes les mers ; — un revenu que les confiscations pouvaient rendre illimité, et de plus les cinq cent quarante millions qui étaient l'épargne de Tibère ; — il y a mieux, un droit de propriété, fictif au moins, mais qui pouvait devenir réel, sur tous les biens de l'empire, sur tous les patrimoines du monde[18] ; — par-dessus tout cela, si on le voulait, la divinité, des bouffées d'encens et des autels : — tout cela appartenant ou obéissant à une seule créature humaine un individu de cinq pieds six pouces, maître et propriétaire de tout cela I ce n'étaient pas là des idées assez vieilles pour que les cerveaux se fussent blasés sur elles. Et le fils pauvre, tremblant et menacé de Germanicus, salué un beau jour par le sénat, les prétoriens et le peuple qui le débarrassaient de son humble et unique rival, seul et absolu dominateur de toutes ces choses, devait se sentir ébloui comme celui qui, après vingt ans de séjour dans un cachot, passa subitement à la lumière et devint aveugle.

Ajoutez que, par les passions qui régnaient, par les ambitions hardies et dépravées qui restaient au cœur de Certaines familles, par la morale du temps qui excusait bien des crimes, cette position si grandiose était menacée d'un. perpétuel danger. L'empire, ses gloires et ses richesses étaient promis à quiconque donnerait un coup de couteau à cet homme. Caïus, qui avait étouffé Tibère malade, pouvait savoir quelque chose de la facilité avec laquelle on assassinait un empereur. Ainsi, entourée de luxe, de voluptés et de coups de poignard, cette vie de maître du monde devait tenir la pensée de l'homme dans une excitation perpétuelle, et lui paraître une splendide, redoutable, incessante hallucination.

De là ces étranges natures impériales, ces types qui ne se retrouvent pas ailleurs dans l'humanité, ces hommes qui, après avoir gouverné, sinon avec vertu, du moins avec prudence, furent tout à coup pervertis ou jetés en démence par le pouvoir — Néron, Caligula. De là ces monstres de sang et de folie : — Domitien, Commode, Élagabale. Tibère est plus dans la nature et dans le bon sens humain ; il a peur, et il tue : sa terreur est la mesure de sa cruauté. Mais ces hommes-là ont l'air véritablement frappés du ciel, pouvant tout et osant tout, avec leur luxe inouï, leur scélératesse monstrueuse, sans but, sans raison, sans mesure. Il y a chez eux du vertige : placés trop haut, la tète leur a tourné ; ils ont vu sous leurs pieds un trop immense espace, trop de peuples, trop de pouvoir, et en même temps aussi un précipice trop glissant. Leur cerveau n'a pas tenu à ce mélange d'exaltation et de terreur.

La folie de Caïus se manifesta bien vite. Il ressaisit tous les titres dont il n'avait pas voulu dans son premier accès de modestie — auguste, empereur, père de la patrie, grand-pontife, le pieux, le grand, l'excellent, le fils des camps, le père des armées —. Il fit prêter aux consuls (de l'an 38) le serment d'aimer Caïus et ses sœurs plus qu'eux-mêmes et leurs enfants[19]. Il rétablit l'action de lèse-majesté qu'il avait abolie. Il fit dire de se tuer (cette formule devenait en usage) à Silanus, son beau-père, et au jeune Tibère âgé de dix-huit ans et qu'il venait d'adopter pour son fils. A l'égard de celui-ci, le respect dérisoire pour la personne impériale fut poussé si loin, que les centurions envoyés pour le contraindre à mourir, eurent défense de porter la main sur lui. Ce pauvre enfant, même en ce siècle-là, n'avait jamais vu tuer personne ; il présentait la gorge à ses bourreaux, eux refusèrent de frapper ; ils l'armèrent d'un poignard et lui montrèrent où il devait se donner le coup mortel ; il se frappa plus d'une fois avant de périr. Son crime était, selon Caïus, d'avoir pris du contrepoison pour éviter que César ne l'empoisonnât[20].

L'ancien confident de Caligula, Macron, ne devait pas échapper davantage : il était devenu grondeur, ne laissait pas Caïus dormir à table, ne lui permettait pas d'éclater de rire à la vue des bouffons ou de contrefaire leurs gestes ; quand au spectacle Caïus mêlait son chant à celui des acteurs, Macron le poussait doucement et le grondait tout bas : on l'invita à mourir. On en fit autant pour sa femme Ennia, qui avait été maîtresse de Caligula en disgrâce et qui s'attendait à être toute-puissante sous Caligula empereur[21]. Tous deux obéirent (38) ; les esprits étaient tellement faits au suicide, que ce genre de supplice s'exécutait sans marchander. Les empereurs faisaient ainsi économie de bourreaux.

Mais c'était encore de la raison que tout cela. Pour compléter sa folie, Caïus voulut être dieu. Ceux, disait-il, qui conduisent les bœufs, les moutons et les chèvres ne sont ni bœufs, ni béliers, ni boucs ; ce sont des êtres d'une nature supérieure, ce sont des hommes. De même, ceux qui conduisent tous les peuples du monde ne sont pas des hommes, mais des dieux. Il était un jour à table avec des rois qui disputaient ensemble de leur noblesse ; Caïus les interrompit brusquement par ce passage d'Homère : Un seul maître, un seul roi. Il s'exalta sur cette pensée, voulut même prendre le diadème ; il y aurait eu là de quoi faire révolter sérieusement le peuple romain, que tant de proscriptions n'avaient pas révolté : Seigneur, lui dit-on pour détourner cette faute, tu es au-dessus des rois. A partir de ce moment, Caïus prit sa divinité au sérieux. Il commença cependant par n'être que demi-dieu ; il s'adjugea les attributs et les cérémonies d'Hercule, de Castor, d'Amphiaraüs ; il contrefit Hercule avec une peau de lion et une massue d'or. D'autres fois il portait le chapeau de Castor et Pollux, la peau de faon de Bacchus. Mais c'était trop peu de chose ; il passa bientôt dieu.

Rome, au premier mot de ce fou, tomba à genoux aux pieds de son dieu Caïus. Il eut un temple, une statue d'or ; on jura par lui, on acheta pour dix millions de sesterces (2.656.000 fr.) l'honneur d'être du nombre de ses prêtres. Chaque jour on lui immola les victimes les plus exquises et les plus rares, des paons, des oiseaux du Phase, des oiseaux de Numidie ; il ne fallait pas moins au goût délicat de ce nouveau dieu. Les peuples avaient beau tenir à leurs idoles, tout ce qu'il y avait de plus parfait parmi les statues des divinités venait à Rome : on coupait les têtes, on y substituait celle de Caïus. La pauvre Grèce était dépouillée de ses dieux, la seule chose qui lui restât ; son Jupiter Olympien ne fut préservé que par un prodige. A Milet, Caïus vola à Apollon son temple.

Aujourd'hui donc, Caïus est Apollon, il porte une couronne de rayons sur sa tête et même les Grâces à sa droite ; demain il aura les ailes aux pieds et le caducée de Mercure ; ou bien il prendra le trident pour figurer Neptune. Il a été Junon, Diane, Vénus[22] ; pourquoi ne serait-il pas Jupiter ? il est comme lui l'amant de sa propre sœur. Il aura la foudre en main et la barbe d'or au menton ; il aura des machines d'opéra pour imiter le bruit du tonnerre, il fera des éclairs avec du soufre ; si le vrai tonnerre vient à tomber et trouble sa media noche ou ses pantomimes, il défie Jupiter au combat, il jette une pierre au ciel en lui criant : Tue-moi ou je te tue[23].

Cherchez-vous le prince ? — Voyez-le suivi d'une théorie qui chante les louanges de Caïus Hercule, ou de Caïus Jupiter. — Non, il est chez lui, demandez-le à ses portiers ; ses portiers sont Castor et Pollux, dont le temple, depuis qu'il a augmenté son palais, lui sert d'antichambre. — Mais non ; il est dans une plus intime retraite : la lune est dans son plein, elle brille de tout son éclat ; Caligula est là qui l'appelle à venir partager sa couche. — Au Capitole, il s'est fait faire une chapelle auprès du temple de Jupiter : allez là, prêtez l'oreille, vous ouïrez la conversation de Jupiter Latialis et de Jupiter Capitolin ; le Capitolin est un peu muet, mais en revanche l'autre parle, chuchote, interroge, attend les réponses, se fâche, élève la voix : Je te renverrai, lui dit-il, au pays des Grecs ; puis il se laisse toucher, ne menace plus, consent à vivre d'accord avec son confrère, et, pour se rapprocher de lui, joint le Capitole au mont Palatin par un pont qui passe au-dessus du temple d'Auguste[24].

Lorsqu'il lui naquit une fille, petite enfant dans laquelle il se reconnaissait à sa férocité précoce, il la promena d'abord chez tous les dieux, puis enfin il la porta chez Minerve, la lui mit sur les genoux, et fit la déesse sa gouvernante. A la mort de sa sœur Drusille (38), il créa déesse cette femme infâme[25], il ordonna qu'on ne jurerait que par elle ; cela ne lui suffit pas, il voulut encore qu'elle fût montée au ciel, et il trouva, selon l'usage, pour un million de sesterces, un sénateur qui jura par tous les serments possibles avoir vu Drusille en chemin pour l'Olympe.

Dans, sa douleur pourtant, il partit de Rome à la hâte, courut toute l'Italie, alla donner des jeux en Sicile ; mais la fumée de l'Etna lui fit si grand'peur, qu'au milieu de la nuit il s'enfuit de Messine. Rome cependant portait le deuil de Drusille. Ce deuil était sévère : on ne pouvait, sous peine de mort, ni rire, ni se baigner, ni souper avec ses enfants ou sa femme. Caïus, revenu en courant comme il était parti, ayant de plus une longue barbe et des cheveux en désordre, posait aux Romains un étrange dilemme : à qui se réjouissait, il disait : Qui peut se réjouir lorsque Drusille est morte ? à qui portait le deuil : Comment peut-on pleurer une déesse ? Il frappait donc à coup sûr, et pouvait être certain de ne manquer personne[26].

Un jour, — il n'avait, du reste, pas attendu ce jour-là pour renouveler les cruautés de Tibère, — un jour il vint au sénat, et y entonna l'éloge de son prédécesseur. Jusque-là on avait librement parlé de Tibère. Mais, disait Caïus, moi, je suis empereur, j'ai le droit de blâmer ; où d'autres prendraient-ils ce droit ? Valets de Séjan, délateurs de ma mère, de quel droit condamnez-vous l'homme que vous avez honoré par tant de décrets ? Et à la fin de sa harangue, il se faisait apostropher par Tibère lui-même : Tout ce que tu as dit, mon fils, est très-juste et très-vrai ; ne t'attache pas à les aimer, à leur plaire, à les épargner ; s'ils le peuvent, ils te tueront. Ne pense qu'à ta sûreté ; les moyens qui la garantiront le mieux seront les plus justes : tranquille sur ta vie, jouissant de tous lés plaisirs, tu seras honoré d'eux bon gré mal gré. Prends-y garde, personne n'obéit volontairement ; tant qu'on redoute le prince, on l'honore ; s'il cesse d'être le plus fort, il faut qu'il meure. C'était là au fond toute la politique de Tibère.

Le sénat resta consterné : quel sénateur n'avait parlé contre Tibère ? Le lendemain, le sénat reprit courage, fit un grand éloge de la bonté du prince qui, après de si justes reproches, n'avait pas ordonné leur mort à tous ; il décréta des sacrifices pour l'anniversaire d'un si beau discours, et recommença toute sa série de bassesses sous Tibère : rien n'était changé.

L'homme seulement était pire. Était-ce folie, habitude du sang, délire du pouvoir, instinct inné de cruauté ? Il est malheureusement difficile de ne pas reconnaître dans quelques âmes un certain goût du sang, une manie féroce, un amour gratuit du meurtre, indépendant de toute idée de crainte, d'intérêt ou de vengeance. Caligula jetant aux bêtes féroces les gladiateurs vieux et infirmes, marquant sur la liste de ses prisonniers ceux qui devaient être égorgés pour nourrir les bêtes du cirque lorsque la viande était trop chère, introduisant dans les supplices une recherche de tortures longtemps étrangère aux mœurs romaines[27] ; Caligula faisant assaut au fleuret contre un gladiateur, et quand celui-ci se fut laissé tomber comme vaincu, le perçant d'un poignard ; dans un sacrifice, revêtu de l'habit sacerdotal, prêt à immoler la victime, laissant tomber la hache sur la tête du victimaire debout auprès de lui ; faisant frapper ses condamnés à petits coups, afin, disait-il, qu'ils se sentissent mourir ; dans ses orgies, se donnant pour spectacle la torture, ayant là toujours un bourreau tout prêt pour décapiter ; caressant le cou de sa mal-tresse, et ajoutant : Cette belle tête pourtant, je n'ai qu'à dire un mot, et elle tombera[28] : qu'est-ce que cela, si ce n'est l'amour et le besoin du sang ?

Aussi était-il merveilleusement ingénieux à trouver des criminels. Nous parlions tout à l'heure du deuil de Drusille. L'anniversaire de la bataille d'Actium lui fournit un pareil dilemme : par sa mère il descendait d'Auguste, par sa grand'mère, d'Antoine ; il était petit-fils du vaincu et du vainqueur : Que les consuls fassent la fête, disait-il le matin à ses amis, ou qu'ils ne la fassent pas, ils seront toujours coupables. Les consuls firent la fête ; ils furent déposés le jour même, les verges de leurs licteurs rompues sous leurs yeux. L'un d'eux se tua de chagrin.

Caïus se souvint aussi de ceux qui, pendant sa maladie, avaient voué leur vie pour la sienne ; il les prit au mot, fit combattre l'un contre des gladiateurs et eut grand' peine à lui faire grâce après sa victoire ; fit promener un autre comme une victime avec les bandelettes et la verveine, et le fit jeter dans un précipice. Sa cruauté était facétieuse : tous les dix jours, il marquait sur la liste des prisonniers ceux qu'il voulait faire périr — la procédure était simplifiée, on le voit, il ne fallait plus tant de formalités pour tuer un homme — ; il appelait cela apurer ses comptes.

Il se rappela enfin que, près de Rome, sur tes bords du lac de Némi, il y avait un certain temple et un certain prêtre, ou, comme on disait, un certain roi, consacré à la sanguinaire Diane Taurique. La tradition antique faisait de cette royauté le prix d'un combat sanglant ; tout compétiteur audacieux pouvait venir provoquer le roi régnant, le tuer et prendre sa place. C'était la tradition, mais on l'avait momentanément oubliée, et le roi en exercice vieillissait paisiblement sur son trône sacerdotal. Caligula se hâta de réveiller la bonne tradition, choisit lui-même un compétiteur plus jeune et plus vigoureux, et le pauvre roi de Némi périt victime de cette fantaisie du maitre[29].

Il n'aimait pas seulement à tuer, mais à torturer. Sénèque, qui fut témoin de son règne, nous peint des chevaliers, des fils de consulaires, des sénateurs, des matrones, fouettés, torturés, puis enfin décapités, en présence des autres sénateurs et de l'empereur lui-même, dans ses jardins, la nuit, aux flambeaux ; l'empereur au milieu de cette fête, se promenant en pantoufles, et quand les cris des victimes lui étaient désagréables, les faisant bâillonner avec une éponge ; s'il ne se trouvait pas d'éponge, avec les lambeaux de leurs vêtements[30].

Plus d'une fois il fit assister les pères à la mort de leurs fils ; à ceux qui étaient malades il envoyait poliment une litière pour qu'ils pussent venir, puis rentrés chez eux il envoyait des centurions leur donner la mort. Un autre, invité par l'empereur à venir ce soir-là souper à sa table, n'osa refuser, parce qu'il lui restait encore un fils. Caïus le chargea de parfums et de couronnes, lui envoya sa coupe pleine de vin, l'accabla de ces marques de joie si déchirantes pour sa douleur, et ne lui permit même pas, en récompense de sa résignation, de recueillir les os de son enfant[31].

Laissons la fatigante énumération de ces cruautés. Il serait sans doute absurde de chercher quelque raison politique dans la conduite de ce fou ; mais à travers sa folie il sentait plutôt qu'il ne comprenait l'état de la société. Il sentait qu'il n'y avait en réalité que deux puissances dans l'empire, les soldats et le peuple, ou plutôt les prétoriens et la canaille de Rome ; il trouvait facile de leur immoler les restes des deux puissances éteintes, le sénat et la noblesse. Ce que Tibère n'avait pas fait, Caligula appela le peuple (ou ce qu'il appelait le peuple) au bénéfice de ses proscriptions ; il fit passer en jeux et en largesses pour la populace, en libéralités pour ses prétoriens, en liberté même pour les esclaves, les patrimoines des condamnés, c'est-à-dire des hommes les plus riches. Un Gaulois qui le vit habillé en Jupiter osa un jour lui dire qu'il était fou ; Caligula lui pardonna, selon Dion, parce que cet homme était cordonnier, et que les tyrans souffrent chez de telles gens plus de liberté qu'ils n'en souffriraient chez d'autres[32]. Cette politique simple et facile ne passait pas l'esprit de Caïus.

Du reste, cette politique démocratique n'empêchait pas l'homme de sang de se faire partout et toujours sentir. Il n'y eut personne, dit Suétone, de condition si basse à qui il ne voulût du mal. Le théâtre était le lieu de ses querelles avec le peuple. Caligula avait fait du théâtre un devoir. Comme il permettait d'y venir en sandales et sans s'arrêter même pour saluer l'empereur ; comme des jours de spectacle il avait fait des jours. de fête où il n'était pas même permis de porter le deuil de ses parents ; comme il avait abrégé même le deuil des veuves afin qu'elles ne s'en fissent pas un prétexte pour manquer le spectacle ; comme enfin, pour qu'on n'y souffrit pas du soleil, il avait bien voulu y permettre l'usage du chapeau thessalien : après tant de marques de sa bonté, il se croyait bien en droit de trouver fort mauvais qu'on se dispensât du spectacle, qu'on arrivât tard ou qu'on partit avant la fin. Mais comme, d'un autre côté, il avait des caprices ; comme parfois, aux jours les plus chauds, il faisait retirer le velarium qui abritait les spectateurs ; comme il changeait l'heure des jeux, et souvent les faisait faire de nuit — cette nuit-là toute la ville était illuminée[33] — : le peuple se permettait d'être inexact ; le peuple, qui avait conservé une certaine liberté au théâtre, ne favorisait pas les mêmes acteurs que César ; le peuple était au cirque d'une autre faction que César ; le peuple, enhardi parce qu'il était en foule, se levait, et à grands cris nommait et menaçait les délateurs ; d'autres fois, sans pousser jusque-là la hardiesse, le peuple se permettait de faire du bruit en arrivant. Et alors, Caïus s'irritait, faisait frapper à droite et à gauche du bâton et même de l'épée. Par un caprice de ce genre, vingt matrones, vingt chevaliers romains, une foule d'autres périrent à la même représentation bâtonnés ou écrasés. Si au moins, criait-il, vous n'aviez qu'une seule tête[34] !

Il haïssait tant son peuple et son peuple tout entier, qu'il regrettait que son poque ne fût marquée par aucune calamité publique : Sous Auguste, la défaite de Varus ; sous Tibère, la ruine du théâtre de Fidènes, avaient au moins illustré leurs règnes. En vain faisait-il quelquefois fermer les greniers de Rome pour affamer le petit peuple ; qu'étaient-ce que ces calamités factices ? Son temps était trop heureux ; son nom allait être voué à l'oubli.

Tout cela, c'est simplement le besoin, poussé jusqu'à la démence, de l'extraordinaire et de l'étrange. Ce besoin, Caïus cherche d'abord à le, satisfaire par des spectacles. Il y a toujours eu sympathie entre les tyrans et les saltimbanques. Quand on ôte à une nation sa liberté, son patrimoine, son droit de famille, son Dieu, on lui donne des spectacles et tout est dit. Ce ne seront donc que gladiateurs, combats de bêtes, drames, pantomimes ; le cirque est rempli le matin, il n'est pas encore vide le soir. C'est d'abord la chasse aux bêtes féroces ; 400 ours, 400 autres bêtes y sont tuées à chaque fois ; puis la course de chars où nul n'est admis à servir de cocher s'il n'est sénateur ; la poussière du cirque est parsemée de minium et d'une poudre brillante. Vive le dieu Caïus, le patron des farceurs, le protecteur des bouffons, l'ami, le commensal, le convive des cochers de la faction verte[35], avec qui il soupe dans l'écurie ! Croyez-vous qu'il ne sache pas récompenser les talents ? Apelle, le tragédien, est son conseiller intime ; Cythicus, le cocher du cirque, pendant une orgie, a reçu de lui deux millions de sesterces (530.000 fr.) sur sa cassette. Voyez Incitatus, à qui les libéralités de César ont fait une fortune ; qui a des manteaux de pourpre, un collier de pierres précieuses, une maison, des esclaves, un mobilier ; qui invite à souper et traite magnifiquement ses convives. Qu'Incitatus dorme en paix, les soldats sont là, et, pour ménager son sommeil, imposent silence à tout le quartier ; Incitatus va être consul ; il a une écurie de marbre et un râtelier d'ivoire : Incitatus est le cheval de César[36]. — Caïus a donné des jeux à la Sicile, il en a donné à la Gaule, il n'en refuse à personne. A Rome, il y a des spectacles tout le jour, ce n'est pas assez, il y en aura la nuit ; toute la ville sera illuminée. — Venez plus loin : si Caïus quelquefois affama le peuple, aujourd'hui il le nourrit ; il lui jette des vivres, des fruits, des oiseaux, de l'argent, de l'or ; il y mêle des couteaux aiguisés ; pardonnez-lui, c'est son caprice.

Le théâtre d'ailleurs lui est précieux, non-seulement' comme lieu de divertissement, mais aussi comme lieu de supplice. Il a été autorisé par le sénat à faire descendre dans l'arène, à faire combattre homme par homme ou peloton contre peloton, qui il voudra. Un jour, vingt-six chevaliers y périssent, et l'horrible joie de Caligula à la vue de ce sang versé est quelque chose de plus hideux encore que cette boucherie. Il en accuse un autre d'outrage envers Agrippine sa mère : il le fait combattre ; vainqueur, il le fait juger et condamner. Quand les combattants manquent, il saisit un homme dans la foule, lui fait couper la langue pour l'empêcher d'en appeler au peuple, et le fait jeter aux bêtes[37]. Tout cela est incroyable, dira-t-on. Pourquoi Dion eût-il inventé tout cela, si tout cela, au temps où il vivait, eût été chose impossible ? Non, rien n'est incroyable ; nos neveux sauront peut-être ce qu'est, dans une société non chrétienne, un maitre absolu et soi-disant civilisé.

Caïus cherchera même dans une sphère un peu plus haute l'extraordinaire et l'étrange qu'il cherche au théâtre. Il y a en lui une sorte d'ambition et de jalousie universelle ; il faut qu'il soit le premier en toutes choses. Il est jaloux d'Homère et de Virgile, il renverse et défigure les statues des hommes illustres. La noblesse est en coupe réglée, elle expie chaque jour son ancienne puissance, ses patrimoines enrichissent le fisc ; mais il lui reste ses souvenirs ; les Torquatus ont le collier que leur ancêtre enleva à un Gaulois, les Cincinnatus ont pour insigne la longue chevelure de leurs aïeux, les Pompées ont gardé le surnom de Grand. Tout ce blason fait ombrage à Caïus, il l'abolit. Il porte envie à tout ce qui se distingue, même à la robe de pourpre du roi africain Ptolémée, qui détourne les regards de la foule et la distrait des jeux que son prince lui donne. Un homme est élégant et bien peigné, il lui fait raser la tête par derrière ; un autre est. grand et beau, il l'envoie combattre contre les gladiateurs ; vainqueur, il le fait mourir. — Un jour, un esclave, vainqueur au cirque, est affranchi par son maitre ; le peuple applaudit avec transport : Caïus est indigné, il faut qu'on ne voie, qu'on n'admire que lui ; il se jette hors du cirque, descend les degrés à la hâte, foule aux pieds la frange de sa robe : Le peuple roi aura donc plus d'hommages pour un gladiateur que pour la personne sacrée de ses princes, que pour moi, présent devant lui ?

Celui qui peut tout ne doit-il pas avoir tous les talents ? Il est gladiateur, chanteur, cocher. Au théâtre, il accompagne la voix de l'acteur ; il répète son geste, il le corrige. Chaque empereur a eu sa manie : Tibère, la grammaire et les grammairiens, Claude, la rage de juger ; mais l'ambition la plus commune de ces maîtres du monde fut celle du cirque et du théâtre. Ceux qu'on applaudissait tant après eux et devant eux, ceux qui faisaient la fureur du consul et du crocheteur, de la matrone et de l'esclave, — le comédien, le bouffon, l'agitator, le pantomime, — inspiraient plus de jalousie aux empereurs que les grands hommes et les rois ; c'était une gloire qui ne pliait pas tout à fait devant la leur, et le reste de liberté que le peuple gardait au théâtre poussait instinctivement le prince à s'y faire applaudir. Au milieu de la nuit, Caïus mande auprès de lui trois consulaires ; les malheureux arrivent tremblants ; un pareil message ne leur semblait que trop clair. On les fait entrer, on les placet tous gelé de peur. Tout à coup se fait entendre un bruit de flûtes et de castagnettes : Caïus parait avec une longue tunique et la robe flottante du tragédien. Il monte sur un tréteau, danse un ballet, chante un air et renvoie ses auditeurs encore tout tremblants.

Mais sa grande passion fut pour l'éloquence. Il avait une parole naturellement forte, ardente, impétueuse : c'était un esprit bizarrement hardi que le sien. Lorsqu'un homme était accusé devant le sénat, Caïus songeait au parti qu'il devait prendre, l'accusation ou la défense, selon que l'une ou l'autre irait mieux à sa phrase. Quand il avait choisi, il faisait ouvrir aux chevaliers les portes du sénat ; il invitait par ordonnance à venir l'entendre.

Il ne tint pas contre le désir de jouter avec l'homme qui passait pour le premier orateur de son siècle, Domitius Afer. Domitius avait eu beau lui élever une statue ; il ne pouvait échapper à cette joute fort désirée de Caïus, fort sérieuse pour lui, Car en tous cas mort devait s'ensuivre. On le chicana sur je ne sais quelle inscription de sa statue, il fut dénoncé devant le sénat. Caïus voulut être son accusateur ; if avait tout prêt un magnifique discours, et le débita avec grande chaleur et grande solennité. C'était au tour de Domitius de répondre ; mais il se garda de le faire, il était trop ému, trop rempli d'admiration, il n'eut de parole que pour louer son éloquent accusateur, répéter chacune de ses phrases, s'enthousiasmer sur chacune de ses périodes. Mais ta défense, lui criait-on, ta défense ! Sa défense ! Il se jeta aux genoux de Caligula, il le supplia, ce maître de l'éloquence, de pardonner à un pauvre écolier comme lui, pria, pleura ; et Caïus, tout ému d'un si manifeste triomphe, lui pardonna et le fit consul.

Ce n'était rien encore que ces triomphes, d'autres les avaient remportés avant lui. Chanter au théâtre, lutter dans l'arène, triompher au sénat par la parole 1 tout cela était humain et possible. La passion de Caïus était pour l'impossible et le surhumain[38]. Ce fut toujours, du reste, la folie impériale ; en contemplant le monde du haut de ce pic gigantesque où ils étaient placés, les Césars avaient dû le voir tout autre que nous ne le voyons, et, mesurant toutes choses à leur grandeur, ils les trouvaient petites et mesquines ; chez eux, la manie du grandiose, innée chez les Romains, devint une rage pour l'impossible. Néron s'adressa à la magie pour la satisfaire, Caïus à la force ; l'un plus instruit, plus artiste, plus curieux ; l'autre affectant davantage l'énergie, la puissance, la virilité.

S'il voulait une villa, il la lui fallait en pleine mer, sur une digue jetée là où les eaux étaient plus profondes et plus orageuses, là où le rocher cédait au pic avec plus de peine ; il la lui fallait sur une cime de montagne nivelée par des déblaiements, sur une vallée exhaussée au niveau des montagnes : tout cela se faisait avec une vitesse incroyable ; la paresse était punie de mort. Dans ses bains, c'étaient des parfums précieux ; à ses repas, des mets étranges et inouïs. Il buvait des perles dissoutes dans du vinaigre, faisait servir à ses convives des pains et des mets en or. Il avait fait faire des navires immenses dont la carcasse était en cèdre, la poupe couverte de pierres précieuses, les voiles de couleurs brillantes ; sur ces palais flottants, il avait des thermes, des salles de festin, des portiques, il avait de la vigne pendante sur sa tête, des arbres qui se balançaient avec leurs fruits. Au milieu de ces délices, il passait des jours à se faire porter le long des côtes de Campanie, au son des instruments, au bruit des chœurs, jouissant à la fois de la terre et de la mer, comme maitre de l'une et de l'autre. Ce n'est pas assez : élever une ville au sommet des Alpes, percer l'isthme de Corinthe, faire de l'or[39], c'est se séparer encore plus de la pauvre humanité, c'est vaincre les dieux. Caïus le fera ; Caïus l'aurait fait, si par bonheur on lui eût laissé le temps.

L'astrologue Thrasylle ne disait-il pas sous Tibère que Caïus ne régnerait pas plus qu'il ne galoperait sur le golfe de Baïes ? Eh bien ! Caïus va galoper sur le golfe. Depuis Baules[40] jusqu'à Pouzzoles, sur une longueur de plus d'une lieue, il fera un pont sur la mer. Il rassemble de toutes parts des vaisseaux de charge, les fait ancrer sur deux rangs ; et sur eux élève, non pas son pont, mais sa route, véritable voie romaine sur le modèle de la voie Appia, construite en terre et en pierre, avec des auberges, des lieux de repos, jusqu'à des ruisseaux d'eau fraîche pour boire. Tant de vaisseaux furent réunis là, qu'il en manqua pour porter le blé à Rome ; et Rome, qui ne vivait que des blés étrangers, prit son parti de mourir de faim pourvu que son maître galopât sur la mer[41].

H était là, en effet, accomplissant la prophétie de Thrasylle ; faisant d'abord des sacrifices, surtout à l'Envie, de peur, disait-il, que les dieux ne fussent jaloux de lui ; puis, sur un cheval caparaçonné, la couronne de chêne sur la tète, tout armé, vêtu de la chlamyde d'or et d'une cuirasse qu'il disait venir d'Alexandre, s'avançant sur le pont avec son armée derrière lui ; traversant le pont et allant coucher à Pouzzoles. Le lendemain, il revenait de Pouzzoles à Baules ; il retraversait le pont, en habit du cirque, sur un char traîné par les chevaux les plus célèbres dans les jeux ; après lui, venaient les voitures de ses amis, les prétoriens, l'armée, le peuple. A moitié chemin, il monte sur un trône, y prononce son propre panégyrique, récompense les compagnons de ses dangers. Ce pont passé et repassé était pour lui une grande guerre accomplie.

Il resta là toute la journée et la nuit suivante. Ce devait être un beau spectacle : toute la côte, tout le pont, les bateaux dont la mer était couverte, portaient des flambeaux allumés : partout on y faisait des festins. Mais le maitre est rassasié, prenez garde, il va changer de plaisir : A la mer les convives, maintenant que la fête est finie ! Si quelques-uns cherchent à remonter sur les bateaux, à coups de rames repoussez-les à la mer ! Malheureusement pour Caïus la mer était calme, la plupart se sauvèrent à la nage[42]. Telle était sa passion de l'étrange et de l'impossible.

Mais l'impossible était cher. Il fallait remuer les millions à la pelle, et les millions manquaient. Un seul repas, d'après Sénèque, avait coûté 1 million de sesterces (266.000 fr.)[43] ; en un an les 2.700.000.000 de sesterces (550.000.000 de fr.) de Tibère avaient disparu. Calas se sentait homme par ce côté-là, il n'était pas assez riche[44].

Les proscriptions redoublèrent ; c'était le bourreau et le suicide par ordre qui donnaient au fisc son meilleur revenu. Après avoir fait mourir Junius Priscus qu'il croyait riche et qui ne l'était pas : Il m'a trompé, disait Caïus, il méritait de vivre.

Un jour, en Gaule, il perdait au jeu, et n'avait pas d'argent : il n'en eut pas plus de peine à payer. Il fit apporter les registres des contributions et abattit la tête des plus imposés. Gagnez-moi maintenant quelques sesterces, dit-il aux joueurs, je viens de gagner des millions !

A Rome, il trouva de nouveaux prétextes pour condamner. Il se souvint de la persécution dirigée par Séjan contre sa famille, persécution que, sous Tibère, il avait si héroïquement supportée, qu'à son avènement il avait si noblement renoncé à punir en brûlant les archives de Tibère. Dans sa tête ou dans son secrétaire, il retrouva la copie des fameuses archives ; il sut au moins ou se rappeler, ou deviner qui avait dénoncé, qui avait poursuivi, qui avait condamné sa mère ou ses frères : ce fut un large prétexte pour sa cruauté. Une autre fois il songea, pendant une nuit sans sommeil, à la félicité de ceux qu'il avait bannis : Je les ai condamnés, et ils vivent, ils boivent, ils mangent, ils sont libres. Qu'est-ce que leur exil ? un voyage ! Il les fit tous tuer. On explique d'une autre manière cette boucherie : à un homme qui avait été banni sous Tibère, il demandait : Que faisais-tu dans ton exil ?Seigneur, dit le courtisan, je passais ma vie à demander aux dieux la mort de Tibère et ton avènement. Caïus réfléchit : Ceux que j'ai bannis, pensa-t-il, passent donc aussi leur temps à souhaiter ma mort ! Et pour détourner l'effet de leurs vœux, il les fit mourir[45].

Mais les confiscations elles-mêmes ne suffisaient pas au trésor. Caïus avait l'esprit fécond en ressources ; il en trouva une qui était bien romaine. J'ai dit quelle place occupaient, dans les mœurs de cette nation, le droit de testament, la chasse aux successions, la captation des vieillards. Il y a encore trace de ces mœurs dans nos provinces de droit écrit, dans le midi de la France, plus romain que le nord. Tibère avait déjà donné l'exemple : Caïus entra après lui dans une voie que leurs successeurs ne manquèrent pas de suivre. L'empereur se mit à courir les héritages ; captateur dangereux qui ne s'amusait pas à dorloter les vieillards, mais qui se faisait, au nom de la peur, inscrire dans les testaments, et qui ensuite, si le testateur s'avisait de vivre trop longtemps, lui envoyait un ragoût délicat de sa cuisine, auquel on avait mêlé du poison. S'il y avait difficulté sur un testament, l'affaire revenait à l'empereur ; l'empereur était le juge suprême de l'empire. — César, te voilà institué héritier par un étranger, un homme qui ne t'a jamais vu ; il a exclu pour toi ses amis, ses parents, ses fils. — Qu'importe ? Le droit de testament est sacré. Irai-je briser la volonté suprême d'un citoyen romain ?César, en voici un autre qui ne te nomme pas ; il a fait son testament, il est vrai, au commencement du règne de Tibère ; mais il était centurion en retraite ; il vivait des bienfaits du prince, il a oublié ce qu'il lui devait. — Infamie ! ingratitude ! Que ce testament soit cassé. — César, disait le premier venu, tu n'es pas inscrit au testament ; mais j'ai ouï dire à cet homme qu'il comptait te faire son héritier. — Oubli ! erreur humaine ! mais le mal est réparable ; le testament ne comptera pour rien. — Ainsi Caïus rendait ses jugements, chicanant, gagnant, grappillant sur tout : — Tu dois l'impôt, mon ami, tu n'es pas citoyen romain. — Mais, César, voilà le diplôme d'Auguste qui accorde le droit de cité à mon grand-père. — A ton grand-père, mais point à toi. — A mon grand-père et à sa postérité. — Qu'importe ? sa postérité, ce sont ses fils ; emporte ton diplôme, mon ami, il est bien vieux ce vieux papier ; c'est assez qu'il ait servi à une génération. Au commencement de ces lucratives audiences, il se fixait la somme qu'elles devaient lui rapporter ; tant que la somme n'était pas complète, il appelait de nouvelles causes, et, juge infatigable, ne se levait que sa besogne remplie. Pendant la sieste de Léonie sa femme, il a le temps de condamner quarante accusés pour des causes diverses, et lorsqu'elle se réveille : Voilà ce que j'ai fait, dit-il, pendant que vous dormiez[46].

Les impôts ne s'arrêtaient pas cependant. A défaut de l'impôt direct, que Caïus n'avait pas le temps ou la hardiesse d'établir sur les citoyens romains, mille ressources fiscales lui avaient été léguées par ses prédécesseurs, ou inspirées par son génie. A l'époque de son joyeux avènement, il avait eu la faiblesse de supprimer l'impôt du centième des objets mis aux enchères[47]. Mais il sut bien se dédommager de cette perte ; tout homme et toute chose furent imposés ; — pour la vente des comestibles dans toute la ville, tant ; — pour les procès, un quarantième de la somme, une amende si on transigeait ; — sur les gains journaliers des portefaix, un huitième ; — tant sur les maisons de débauche ; — tant sur les mariages[48]. Tout cela s'établissait par des édits bien ignorés, bien clandestins, pour prendre plus facilement les gens en défaut. Le peuple demanda une loi, c'est-à-dire une affiche ; car toute la différence de la loi à l'édit était celle d'une affiche à une lettre. Caïus céda à son peuple : au coin de quelque place, dans un lieu bien retiré, il fit afficher sa loi en si petites lettres, que personne ne la pouvait lire[49].

Mais le pauvre homme fut bien embarrassé quand une fille lui naquit — malheureuse enfant qui ne vécut pas deux ans, et que, par une justice à la romaine, on écrasa contre un mur après avoir tué son père —. Les charges de l'empire, le fardeau de la paternité, une fille à nourrir, à élever, à doter, mettaient le comble à son indigence : il demandait l'aumône, le pauvre César ! Au mois de janvier, il sollicitait des étrennes ; dans le vestibule du palais était le mendiant impérial, assis sur son trône, tendant la main ; les consuls, le sénat, la foule, appelés par ordonnance, venaient, les mains et la toge pleines, couvrir de leurs dons le siège du souverain. Il n'y eut gain si infâme dont cet homme pût rougir : il y avait un lieu de débauche dans son palais ; on inscrivait les noms de ceux qui y entraient, gens dignes de la reconnaissance du monde, pour avoir ajouté un denier au revenu de César[50].

Voici un métier qu'il fit encore, moins infâme, également étrange. Après avoir aimé ses trois sœurs plus que des sœurs ne doivent l'être, et leur avoir décerné les honneurs des vestales[51], après avoir fait de Drusille morte une déesse, il s'avisa de trouver Agrippine et Julie coupables de conspiration, révéla toutes leurs infamies, fit périr ceux qui en avaient été les complices[52] ; obligea même Agrippine, après qu'il eut fait mourir Lepidus, son amant, de porter elle-même jusqu'à Rome l'urne où étaient les os de Lepidus ; l'exila ainsi que Julie, s'empara de tous leurs biens (39). Mais que faire de tant de dépouilles ? Il n'était pas assez riche pour les garder. Les vendre ? L'énormité des confiscations pouvait avoir fait baisser le prix des biens. Que dis-je ? il les vendra, mais il les vendra, lui en propre personne, recevant et proclamant les enchères. Ainsi, toutes les richesses :de ses sœurs, leurs mobiliers, leurs parures, leurs esclaves, leurs affranchis, tout affranchis qu'ils étaient, furent adjugés à des prix immenses. Cette admirable découverte ne pouvait en rester là Il avait bien autre chose à vendre ; en Gaule, des biens énormes confisqués sur les principaux du pays ; ailleurs, nombre de gladiateurs, restes des jeux qu'il avait donnés, objet d'un débit excellent ; en Italie, le mobilier magnifique qui, accumulé par deux Césars, garnissait les palais impériaux : Que tout cela vienne à la vente ; le grand marché est dans les Gaules ; il faut toutes ces richesses au marchand César. — Mais les voitures, les chevaux manquent. — Prenez les voitures de louage, prenez les chevaux des moulins. — Mais les plaideurs cités ne pourront venir à l'audience, mais le pain manquera à Rome — les moulins étaient mis en mouvement par des chevaux. — Qu'importe ? ainsi le veut le salut de l'État[53].

Voilà donc César commissaire-priseur, tenant hautes les enchères, vantant sa marchandise, encourageant les acheteurs qui hésitent ; bavard, facétieux, ne vendant guère à 'moins de quelques cent mille sesterces, déployant toute la faconde du genre, plus l'argument sous-entendu de la hache impériale : N'avez-vous donc pas honte, avares que vous êtes, d'avoir plus de fortune que moi ? Voyez où j'en suis réduit. Livrer au premier venu le mobilier sacré des princes ! Je m'en repens, en vérité.... Ne donnerez-vous pas cette misère pour un meuble qui vient d'Auguste ?... Ceci servait, à Antoine ; pour l'amour de l'histoire, achetez-le..... Et toi, mon ami, prends cette bagatelle : 200.000 sesterces. Tu es de province : tu n'as pas donné moins que cela pour souper chez César, tu souperas chez César, lui-même t'invite Crieur, que fais-tu donc ? Ne vois-tu pas qu'Aponius hoche la tête ? il accepte mon prix. Treize gladiateurs pour 9 millions de sesterces (2.370.000 francs) ! Aponius, qui dormait, s'éveilla ruiné. D'autres, forcés d'acheter — et il n'y avait pas à rabattre des mises à prix de César —, sortirent de la salle de vente pour aller s'ouvrir les veines[54].

Pour cette fois, Caïus devait avoir de l'or ; l'or affluait à lui de tous les côtés ; tout se payait, et se payait au prix de César. L'or lui venait de la Gaule, de l'Égypte, de la Syrie. Toutes les parties du monde apportaient leur tribut. L'or était devenu sa passion la plus ardente ; il voulait le voir, le remuer dans ses mains. — Courage, Caïus ! voici une grande salle toute remplie d'or, le plus doux des tapis pour tes pieds d'empereur ! ôte tes sandales pour y courir ! couche-toi là ! roule-toi sur ces milliards ! Tu es au comble de tes vœux, Caïus, tu es riche une seconde fois ![55]

Ainsi, Caïus César occupait-il les loisirs de la paix.

Mais je n'ai rien dit encore de sa vie militaire, le côté bouffon de son histoire ; car il appartenait au seul Caïus de faire de la paix une sanglante tragédie et en même temps une risible comédie de la guerre. Il faut que je remonte au temps qui précède son voyage des Gaules ; que la chronologie me pardonne cette légère infraction à ses lois.

 

 

 



[1] Caïus Cæsar, fils de Germanicus et d'Agrippine, né le 31 août 12, à Antium. — Son enfance se passe dans les camps, d'où lui vient le surnom de Caligula. — En Syrie avec son père en 17, — confié après la proscription de sa mère (29) à son arrière-grand-mère Livie ; puis, elle morte, à sa grand'mère Antonia, — pontife, 31, — questeur, 33 ; — prend la toge virile à Caprée, déjà âgé de 21 ans, — empereur et revêtu de la puissance tribunitienne après la mort de Tibère, le 16 mars 37, — consul en 37, 39, 40, 41, — tué le 24 janvier 41.

Ses femmes : Junia Claudia Silana, morte (36).

Livia Orestilla, enlevée à C. Pison le jour même où elle l'épousait (37), puis avant deux mois répudiée et exilée.

Lollia Paulina, enlevée à son mari C. Memmius (38), et répudiée peu après.

Cæsonia (39), tuée avec Caligula ; elle seule eut une enfant, Julia Brasilla, tuée à l'âge d'un an.

[2] Senec., de Constantia sapientis, 18 ; Tacite, Annal., I, 41, 69.

[3] Immanem animum subdola modestia tegens, non damnatione matris, non exilio fratrum rupta voce. (Tacite, Ann., VI, 20.) V. aussi V, 1 ; VI, 9.

[4] Suet., in Calig., 11, 12 ; Dion, LVIII, LIX ; Phil., de Legat. ; Tacite, Ann., VI, 45.

[5] Tacite, Annal., VI, 46 ; Suet., in Calig., 11.

[6] Suet., in Calig., 9, 13.

[7] Sidus et pullum et pupum et alumnum. (Suet., in Calig., 13.)

[8] A ces réformes se réfèrent les monnaies de Caligula avec le bonnet de la liberté et la devise R C C, que l'on interprète rei censitæ conservator.

[9] Dion, LVII ; Suet., in Tib., 26, 30 ; Tacite, Annal., I, 13, 72, etc.

[10] Dion, LVII, p. 607. V. cette simplicité personnelle du prince conseillée par Mécène à Auguste. Dion, LII, p. 489 et suiv.

[11] M. Merivale est de mon avis (History of the Roman under the empire, ch. XXXII), et cette légalité du gouvernement des empereurs à leur début, lui fait même une si singulière illusion qu'il serait difficile, dit-il, de montrer aucun gouvernement ancien ou moderne dans lequel les prescriptions de la loi aient été plus fidèlement observées que dans l'empire romain depuis Auguste jusqu'à Pertinax. » (Il n'y a pas grand mérite à observer une loi qui, au fond, n'oblige à rien.) Les empereurs, ajoute-t-il, avaient pour la plupart une conviction profonde de leur assujettissement moral aux principes d'un ordre établi. La majesté du sénat qui leur transférait le pouvoir, qui ratifiait leurs actes et gui élevait des autels en leur honneur, leur imprimait un sentiment de crainte respectueuse, que les serments et les sanctions religieuses d'un couronnement chrétien n'ont pas toujours su inspirer. La suite de mon récit va faire voir ce qu'était cette crainte respectueuse (awe). Sans être Anglais ni anglican, j'avoue que les serments de la reine Victoria à son sacre me semblent une garantie plus grande que la dévotion d'un Caligula envers la majesté du sénat qui l'a fait empereur et qui l'a fait dieu.

[12] Les épitaphes que nous avons citées de Néron, de Drusus, d'Agrippine, datent de cette époque. Il fit brûler sa belle villa d'Herculanum, parce que sa mère y avait été enfermée. Sénèque, De Ira, III, 22.

[13] V. Suétone, 14, 15. Dion, LVII. Joseph., Antiq., XVII, 8. Philon, de Legat.

[14] Philon, de Legatione, ch. I.

[15] Philon, de Legatione, 2, 3.

[16] Suet., in Calig., 50.

[17] Matth., IV, 9.

[18] Le sol des provinces appartient en propriété au peuple romain ou à César, nous n'en avons que la possession ou l'usufruit, dit le jurisconsulte Gaius, Institutes, II, 7, et le philosophe Sénèque : Par le droit civil, tout appartient au roi, et ce que le roi possède en universalité se partage entre différents possesseurs... Sous un bon prince, tout appartient au roi par le droit de souveraineté, aux particuliers par le droit de propriété. De Benef., VII, 5.

[19] Dion, LIX, 9.

[20] Philon, de Legat., 3. Suétone, in Calig., 23. Dion, LII. L'épitaphe du jeune Tibère s'est trouvée avec celles de la famille impériale : TI CAESAR DRVSI CAESARIS F. HIC SITVS EST. Orelli 654.

[21] Dion, p. 647. Philon, de Legat., 4.

[22] Suet., in Calig., 52.

[23] Η μ' άναειρ', ή έγώ σέ (Homère) ; Senec., de Ira, I, 16.

[24] On croit avoir découvert récemment des traces de ce pont.

[25] Inscription DIVAE DRVSILLAE par C. Rubellius Blandus, préteur, consul, proconsul (mari d'une petite-fille de Tibère), à Tivoli. Orelli 673. Une autre à Cœré. Henzen 5389.

[26] Senec., Consolatio ad Polybium, 36 ; Suet., in Calig., 24.

[27] Senec., de Ira, 18, 19, 20 ; de Tranquillitate animi, 14 ; Suet., in Calig., 27, 32. Dion.

[28] Suet., in Calig., 30, 32, 33.

[29] Suet., in Cal., 35. Sur cette royauté de Némi, voyez Strabon, V. 2 ; Ovide, Fastes, III, 270.

[30] Sénèque, de Ira, III, 18, 19 ; Suet., 26.

[31] Senec., de Ira, II, 33 ; Suet., in Calig., 27.

[32] Dion, LIX, p. 661.

[33] Suétone, 18 ; Dion, LIX, 5.

[34] Senec., de Ira, III, 19 ; Suet., in Calig., 26, 30 ; Dion, LIX, p. 645, 649, 650.

[35] Prasina, Suétone, 55. (C'est la première fois qu'il est fait mention des factions du cirque.) Il donna à cette faction dans la quatorzième région de Rome un lieu d'exercices qui depuis fut appelé de son nom Caianum. Dion, LIX, 14.

[36] Suet., in Calig., 55.

[37] Dion, LIX, 9.

[38] Nihil tam efficere concupiscebat, quam quod effici posse negaretur. (Suet., in Calig., 37.) Néron aussi était incredibilium cupitor. (Tacite.)

[39] Pline, H. nat., XXXIII, 22.

[40] Dion, LIX, p. 652. Suétone dit Baïes, Josèphe Misène, ce qui accroit la distance déjà bien assez grande.

[41] Il y a encore près de Pouzzoles des débris d'un môle romain que le peuple appelle pont de Caligula.

[42] Dion, LIX, p. 652-65 ; Josèphe, Antiq., XIX, 9 ; Suet., in Calig., 19, 32, 37 ; Senec., de Brevitate vitæ, 18.

[43] Senec., ad Helviam, 9.

[44] Suet., in Calig., 37 ; Dion, LIX, p. 641.

[45] Suet., in Calig., 28 ; Philon, in Flaccum.

[46] Suet., in Calig., 38.

[47] Suet., in Calig., 16. Sur cet impôt, V. Pline, Hist. nat., XIX, 19 ; Tacite, Annal., I, 78 ; II, 42 ; Dion, LVIII, 16 ; LIV.

[48] Suet., in Calig., 40.

[49] Suet., in Calig., 41.

[50] Suet., in Calig., 40, 42.

[51] Leurs trois têtes sont réunies dans un beau camée appartenant à l'empereur de Russie (Visconti, Icon. rom., t. II, pl. 25), et au revers d'une monnaie de Caligula, où elles personnifient la Sécurité, la Piété et la Fortune. — Autre monnaie dont le droit représente Caligula et Drusille, le revers Agrippine et Julie. — Camée avec Caligula et Drusille (Id., ibid.). — Quant à l'apothéose de Drusille, voyez les monnaies des villes grecques avec Θεα ΔρουσιλλαΔρουσιλλα Αφροδιτα.

[52] M. Æmilius Lepidus, veuf de Drusille, et Cn. Lentulus Gætulicus, qui avait échappé à force de hardiesse aux proscriptions de Tibère périrent à cause de cette conspiration. Suétone, Dion, p. 657, et l'inscription des frères Arvales, datée du 27 octobre (39), rendant grâces OB DETECTA NEFARIA CON(silia)... CN. LENTVLI GAE(tulici), Marini, Tab. VII.

[53] Suet., in Calig., 39.

[54] Suet., in Calig., 38, 39.

[55] Suet., ibid., 42 ; Dion, LIX.