LES CÉSARS JUSQU'À NÉRON

 

JULES CÉSAR.

 

 

§ I. - DERNIERS TEMPS DE LA RÉPUBLIQUE.

L'époque qui s'écoula depuis les guerres de Sylla et de Marius jusqu'à la bataille d'Actium, fut une des plus actives de l'histoire du monde. Ces soixante-dix ans (ans avant J.-C. 88-31, de Rome 665-722) sont une révolution permanente. Quand la guerre civile n'est point au champ de bataille, elle est au Forum ; quand des légions, qui souvent paient leur général pour les mener au pillage de Rome, ne s'avancent pas vers le Capitole, poussant devant elles l'Italie éperdue, alors des milliers d'hommes, libres, affranchis, esclaves, gladiateurs, délibèrent au pied du Capitole, le bâton ou l'épée à la main : c'est là l'état de paix.

La fièvre du combat est partout orgueil ou souffrance, le monde entier veut prendre part à ce grand déchirement de la puissance romaine. Les pâtres errants, les fils vagabonds des anciens Samnites, les esclaves fugitifs dont l'Italie est pleine, sont prêts à se lever à la voix du premier Catilina qui les appellera. Les Scythes placés si loin de Rome se soulèvent contre elle au nom de Mithridate (ans de Rome 675-690). L'Asie, sucée jusqu'au sang par la cupidité romaine, monte sur des barques, et des nations de pirates couvrent la mer (674-686). En Espagne, le parti de Marius, chassé de l'Italie, a trouvé un refuge, et Sertorius eut ériger une Rome nouvelle au lieu de la Rome de Sylla (666-675). La Gaule vaincue se soulève contre son vainqueur (700), et plus de soixante nations révoltées mettent César en danger : 1.192.000 hommes périrent dans ces guerres de la Gaule[1]. Les pâtres de Sicile, malheureux esclaves que leurs maîtres ne jugent pas même à propos de nourrir, armés d'épieux, vêtus de peaux de bêtes, suivis de chiens énormes, se font brigands, et il faut pour les réduire d'effroyables guerres où périt, dit-on, un million de ces hommes (648-654). Enfin les gladiateurs, dégoûtés de tuer et de mourir pour le plaisir d'un parterre romain, prétendent tuer et mourir pour leur propre compte ; Spartacus l'esclave (679-681) plante sa tente aux portes de Rome, qui, peu d'années auparavant, a manqué d'être prise par une armée de pâtres samnites (662-665).

Et au milieu de tous ces déchirements, l'empire reste debout, : César lui conquiert la Gaule (695-701) ; Mithridate vaincu lui laisse l'Asie (690) ; Sertorius, en soulevant l'Espagne contre Rome, la lui a donnée ; chaque parti qui se meurt entraîne avec lui quelque royauté ou quelque nation indépendante : la république mourante s'agrandit au profit de l'empire qui va naître. Il y a plus : la civilisation ne prit pas. Ce monde qui se déchire est plein de lumières. Ce ne sont pas des barbares qui font ainsi égorger leurs ennemis au Forum ; ce sont des hommes élégants, des littérateurs qui ont fait leurs études à Athènes, qui parlent grec comme Isocrate, qui se battent pour Zénon ou pour Épicure, autant pour la république que pour l'empire, des artistes qui ne pillent les provinces qu'afin d'enrichir leurs galeries et tuent des hommes pour avoir un Praxitèle. César est orateur, grammairien et poète ; Lucullus, le premier helléniste de son temps ; Verrès est un Winckelmann ; pendant un an ou deux de retraite, que lui donne la royauté de César, Cicéron traduit toute la philosophie grecque ; l'épicuréisme ne domine à Rome que sous le manteau de poésie dont l'habille Lucrèce.

J'essaie aujourd'hui d'expliquer cette époque. L'apogée de la gloire romaine avait été à la fin des guerres puniques : Rome vainquit alors sa plus redoutable ennemie ; elle la vainquit a force de patriotisme et de dévouement ; elle avait été, pendant ces guerres, plus une que jamais, plus croyante en elle-même, plus religieuse envers ses dieux. A cette époque, la longue querelle des patriciens et de la plebs était finie ; la plebs victorieuse était arrivée au niveau du patriciat, la cité était pacifiée ; la démocratie était dans les lois, mais l'aristocratie était dans les mœurs, en sorte que le peuple était à la fois satisfait et conduit. L'État était puissant, mais la nation encore pauvre ; les armes de Rome étaient redoutées, mais ses conquêtes bornées encore ; et le second des Scipions, après la prise de Numance, changeant la formule des prières, demandait aux dieux, non plus d'agrandir, mais de conserver la puissance romaine. Il le faisait avec un sens profond. Il comprenait que, Cartilage soumise, la conquête du monde irait trop vite ; que nulle part ailleurs la résistance ne serait sérieuse ; que des peuples nouveaux afflueraient dans l'empire, corrompus pour la plupart, étrangers à l'esprit romain, tout crus encore et non façonnés par une longue guerre il voyait Rome disparaître sous l'affluence de ses propres sujets et envahie par ses vaincus.

C'est ce qui arriva. La même année (607 de Rome), qui vit tomber Carthage, la Macédoine fut conquise ; Corinthe prise ouvrit la Grèce aux Romains. Bientôt, Numance prise acheva de leur donner l'Espagne. De cette conquête si rapide résulta pour le peuple vainqueur lui même une triple révolution économique, morale, politique.

En effet, des pays nouvellement conquis, pays jadis puissants et toujours riches, l'or et les captifs affluèrent dans l'indigente Italie. Ils affluèrent, concentrés entre les mains de quelques hommes, généraux ou traitants, qui avaient été les ouvriers et surtout les exploitants de la victoire[2]. L'Italie subit l'ascendant si perturbateur et si dangereux des fortunes soudaines. La richesse exerça sur elle un empire inattendu et inaccoutumé. Elle acheta au peuple ses suffrages ; elle lui donna du blé ; elle lui paya des spectacles. Maîtresse des comices, elle disposa des magistratures ; maîtresse de la censure, elle mania et remania à son gré ces divisions du peuple en centuries et en tribus, si importantes pour le vote ; maîtresse du sénat, elle administra et exploita les provinces ; maîtresse du Forum, elle se fit attribuer le droit de juger, qui fut depuis si âprement disputé. Mais surtout maîtresse des capitaux, elle envahit le sol italique et s'efforça d'accaparer cette terre glorieuse qui avait donné au monde ses vainqueurs.

Elle eut pour cela deux moyens. — Les plus illustres parmi les enrichis, nobles ou sénateurs, accaparèrent l'ager publicus. Il faut dire ici ce qu'était l'ager publicus. Le droit de guerre de l'antiquité ne laissait pas de propriété aux vaincus. Rome avait usé de ce droit plus modérément que d'autres cités ; mais elle en avait usé, et la conquête successive des différentes portions de l'Italie lui avait donné d'immenses domaines. En certains endroits jugés importants comme boulevards de sa puissance, elle avait établi des villes nouvelles, repeuplé des villes anciennes, donné des terres à ses citoyens et à ses soldats, fondé ce qu'elle appelait des colonies ; mais partout ailleurs un immense apanage lui était resté, inculte en grande partie et dévasté par la guerre. Ce domaine était inaliénable ; pour en tirer parti, la république ou l'affermait aux enchères, ou même, sans stipulation expresse, laissait le possesseur s'y établir, et ne réclamait de lui qu'une faible redevance.

Ces concessions dès les temps les plus anciens avaient commencé à devenir le privilège des plus riches ; soit parce qu'aux enchères, par la faveur des censeurs, ils parvenaient à écarter le pauvre ; soit parce que ces terres, éloignées des villes, avaient besoin pour être protégées des châteaux et de l'armée de clients que possédait l'aristocratie. La classe opulente était devenue ainsi l'unique détenteur, et avait fini par se considérer comme seul et véritable propriétaire de l'ager publicus[3]. Le peuple s'était irrité pourtant, les tribuns avaient réclamé. La loi Licinia (388), en bornant chacun à un maximum de 500 jugères (126 hectares 40 ares) d'ager publicus, avait arrêté cette concentration des fortunes, maintenu le sol italique aux mains de cette classe moyenne qui était la moelle de la république et la pépinière des légions ; elle avait aidé aux grands triomphes des armées et à la grande époque de la cité romaine.

Mais, après la prise de Carthage, sous le règne des nouveaux riches, l'équilibre fut de nouveau rompu. La loi Licinia fut oubliée ou éludée. Les détenteurs du domaine public s'établirent de nouveau en propriétaires. à est vrai que cette propriété, usurpée, illégitime, provisoire, contestée toujours, eût été gênante à manier et à transmettre sans l'officieuse habileté du préteur. Le préteur était à Rome le grand redresseur des rigidités de l'ordre légal, l'homme aux expédients, chargé de plier au sens commun la vieille loi des Douze-Tables. Le préteur ne pouvait déclarer propriétaires ceux qui détenaient ainsi le sol italique, il ne pouvait leur donner d'action civile pour réclamer ces biens ; mais par un édit possessoire il leur en rendait la jouissance, par un interdit il les y maintenait. Leurs successeurs ne pouvaient y prétendre par droit d'hérédité : le préteur leur donne la possession de biens. On ne pouvait transmettre à titre de legs, de donation, ni de vente, ces biens dont on n'était pas propriétaire légal, il est vrai ; mais si on les avait légués, donnés ou vendus, le légataire les possédait pro legato, le donataire pro donato, l'acquéreur pro empto : ce qui, de compte fait, revenait exactement au même[4].

Mais restait le peuple et sa souveraineté menaçante, restaient les tribuns toujours prêts à se lever pour réclamer au nom des pauvres la propriété publique. La grande question des lois agraires, longtemps mal comprise des modernes, éclairée enfin par la science de notre siècle, n'est autre que celle-là : le combat entre le droit du peuple, strict, absolu, rigoureux, et le droit des possesseurs maintenu pendant des générations et confirmé par l'hérédité. Que fallait-il faire ? Expulser le détenteur de ces héritages devenus siens par le fait ? Laisser le patrimoine public à l'abandon, la plebs sans terre à cultiver, et une multitude inquiète, oisive et toujours croissante, sans ressource dans sa misère[5] ? Aussi les Gracques eux-mêmes (619-629) n'osèrent tenter la restitution sans promettre une indemnité aux possesseurs, et ne réussirent pas. Une loi subséquente maintint ceux-ci, en le soumettant à une redevance dont l'usage tomba bientôt[6]. Et ainsi, grâce à la possession de l'ager publicus, se forme une aristocratie nouvelle. Ce ne fut plus le patriciat, cette aristocratie sacerdotale de l'ancienne Rome, exclusive et despotique, mais patriotique et digne : le patriciat avait perdu tous ses privilèges, et sauf quelques fonctions religieuses ou quelques distinctions honorifiques, un patricien n'était plus autre chose qu'un homme qui ne pouvait pas titre tribun du peuple. Ce ne fut pas non plus la noblesse (nobilitas), aristocratie de seconde main, et qui, sans droit exclusif, sans privilège, sans autre titre que ses services et sa gloire, avait gouverné Rome au temps de sa plus grande paix intérieure et de sa plus grande puissance militaire. Ce fut l'oligarchie de la fortune, le patriciat des enrichis, le règne de quelques soldats heureux et de quelques millionnaires anoblis.

Et déjà pourtant, une autre oligarchie s'élevait derrière celle-ci ; les chevaliers coudoyaient les sénateurs ; les nouveaux riches marchaient sur les talons des riches anoblis. La possession de certaines magistratures vous faisait sénateur ; le droit d'images vous faisait noble ; la seule quotité de votre fortune vous faisait chevalier — vers les derniers temps, 400.000 sesterces, 108.000 fr.[7] —. Les places de finances, la ferme des impôts, emplois interdits aux sénateurs ou dédaignés par eux, obscurs et de médiocre profit dans la pauvreté des temps anciens, engraissaient maintenant bien des fortunes de chevaliers. Ces publicains, comme on les appelait, formés en compagnies commerciales, associés par la médiocrité même de leur ambition, répandus par tout l'empire, exploitant toutes les provinces, correspondaient par un service de postes organisé pour eux seuls, de l'orient à l'occident, de l'Asie en Espagne. Leur centre était à Rome ; toutes ces sociétés y avaient leur représentant (magister societatis) ; elles avaient crédit au sénat, puissance pour agiter le Forum ; le sang y coula pour elles. Cicéron les loue en public, se plaint d'elles dans l'intimité[8]. César leur fait remettre le tiers d'un bail onéreux ; les pontifes, maîtres du calendrier, abrègent ou allongent l'année pour leur complaire, selon que leur bail est avantageux ou ne l'est pas[9]. Jamais corps élu ni aristocratie héréditaire ne fut plus cohérente que cette aristocratie formée par le cens.

Or, un débris leur était échu de la fortune de l'ancien patricial. L'usure, cette grande ressource du sénat antique, cette fréquente occasion de révolte plébéienne, était en bonne partie en leurs mains. Ils se trouvaient et les fermiers généraux et les banquiers et presque les seuls commerçants, en un mot tout le tiers état de cet empire romain qui était le monde. Le goût leur vint bientôt de partager avec la noblesse le domaine privilégié du sol italique. L'hypothèque, ce vasselage de la propriété territoriale envers la propriété mobilière, cette inféodation de la terre aux capitaux, un des fléaux des temps actuels, était chez les Romains bien autrement dévorant. Les fréquents appels pour la guerre mettaient vite le pauvre colon à la merci de son riche voisin ou de l'usurier de la ville. Ce que les riches du sénat ne détenaient pas à titre d'adjudicataires publics, les chevaliers l'acquirent à titre de créanciers ; ceux-ci s'agrandirent aux dépens de l'ager privatus, la propriété libre, comme ceux-là s'étaient agrandis aux dépens de l'ager publicus, la propriété domaniale : les vastes domaines envahirent dès lors une énorme portion de l'Italie, et le tribun Philippe ne craignit pas de dire qu'il n'y avait pas dans la république deux mille hommes qui eussent quelque chose[10].

C'est qu'aussi il fallait un large espace à l'importance et à la gloire du Romain civilisé ; de la place pour ses villas, pour ses jardins plantés d'arbres exotiques, pour ses volières, pour ses viviers, pour son peuple d'amis, de clients, d'affranchis et d'esclaves. Un parc de quelques arpents pouvait-il suffire au maltôtier romain qui s'était logé militairement dans les immenses palais des rois d'Asie ? Il faut donc s'arrondir (agros continuare), acheter de gré ou de force l'héritage voisin, déposséder le pauvre qui doit et ne trouve pas de répondant ; s'adjuger le bien du soldat qui, en partant pour la milice, a laissé des enfants trop jeunes pour cultiver ; faire marché pour quelques écus avec le légionnaire qui, après vingt ans de combats, revient centurion, mais épuisé par la guerre et hors d'état de labourer son champ. Le latifundium (la grande propriété) est envahissant de sa nature ; on n'a pas des terres, on a des provinces[11].

Mais maintenant, ces terres trop facilement acquises, va-t-on les cultiver avec amour ? Souvent le droit du possesseur est contestable, douteux, provisoire : ce n'est pas un père de famille, c'est un créancier nanti ; ce n'est pas un cultivateur, c'est un gardien. Exploiter par soi-même n'est pas digne ; affermer donne de l'embarras : un métayer raisonne, paie mal ; au moment des semailles ou de la récolte, la guerre vient vous l'enlever[12]. Mais l'esclave, cette bête de somme, qui, sous la conduite d'un esclave comme lui, travaille et n'a jamais le droit de rien demander, qui dans sa vieillesse peut encore être vendu pour quelques écus, qui enfin n'est jamais digne de marcher sous les aigles romaines, l'esclave est un outil bien plus commode. Ce genre d'exploitants n'est pas cher ; les captifs, je l'ai dit, ne manquent pas au peuple qui a vaincu le monde ; on ne voit que Thraces, Africains, Espagnols, les fers aux pieds et la marque du fouet sur le dos, envahissant le pays qui les a vaincus ; les maquignons vont en Asie et en Grèce enlever des hommes libres, et en amènent à Rome des cargaisons. Ainsi le latifundium sera livré à des mains serviles ; le tugurium du pauvre colon sera jeté au vent ; l'immense villa, la grande ferme lui succédera avec sa partie souterraine, l'ergastule, peuplée d'ouvriers qui dorment les pieds dans les entraves.

Mais l'esclave cultive mai, sans cœur, sans espérance, peu importe ! Si l'esclave cultive mal, du moins peut-il garder les troupeaux ; l'agriculture fera place à une industrie moins embarrassante ; le sol, jadis cultivé, se changera en de vastes pacages où les seules traces de civilisation seront quelques pâtres gardant des bestiaux ; ce sera là une grande partie de la fortune des riches. Des domaines immenses, dont le maître ne peut pas faire le tour à cheval en une journée, seront broutés par la dent des troupeaux ou piétinés par les bêtes fauves[13]. Ainsi, par suite du même progrès social, auront succédé les vastes domaines à la culture partielle, les travaux de luxe aux travaux utiles, l'esclave au cultivateur libre, le pâtre au laboureur[14].

Le propriétaire perd-il beaucoup à cette révolution agricole ? Non ; la transformation du labour en pâturage, commode à son indolence, n'est pas toujours une spéculation funeste à ses intérêts. Même en notre siècle, si la campagne de Rome demeure en pâturage comme au temps de Sylla, c'est bien souvent parce que les propriétaires y trouvent leur compte. Quand, au dernier siècle, dans plusieurs comtés d'Angleterre, de grands propriétaires expulsèrent leurs tenanciers, détruisirent les chaumières, réduisirent les villages à la solitude, remplacèrent l'agriculture par le pacage, ils ne le firent certes pas pour se ruiner[15].

Dans l'antiquité, d'ailleurs, ces centaines et ces milliers de pâtres esclaves qu'on installait sur le sol, n'étaient pas une propriété toujours inutile ; en ces temps de guerre civile, qui sait s'il ne leur devra pas son salua ? Dans sa maison à Rome, dans ses villas de luxe, dans ses villas d'exploitation, dans ses pâturages surtout, le riche a une légion d'affranchis et d'esclaves toute prête à marcher ; on n'est pas riche, dit Crassus, si l'on n'a de quoi entretenir une armée. Ainsi verrez-vous Catilina tomber au champ de bataille entouré de ses affranchis et de ses colons esclaves ; Domitius, aborder à Marseille avec sept navires pleins de ses esclaves, de ses affranchis et de ses colons ; Pompée, conduire à Pharsale 800 cavaliers, ses pâtres ou ses esclaves ; Catilina, pour faire la guerre, vendre ses troupeaux et garder ses pâtres[16] : ce sont les armées féodales et les guerres privées du moyen âge.

Voilà pour le propriétaire ! mais pour l'État ? que gagnera la république à cette révolution agricole qui lui donne, au lieu de champs fertiles des pâturages, au lieu de blé des troupeaux, au lieu de citoyens libres des esclaves ? D'abord, avec, cet accaparement de la propriété et cette diminution de la culture, on verra rapidement disparaître cette plebs rustica, la pépinière de tant d'armées, elle jadis estimée bien au-dessus de la plebs urbana qui était à peu près exclue de la milice ? Elle est fière, privilégiée, en tant que romaine ; elle s'est faite l'égale des patriciens mais en tant que pauvre, elle est méprisée, expulsée de son champ[17], dévorée par l'usure. L'industrie, exercée par les esclaves au profit des riches, est improductive et impossible pour l'homme libre. Les saintes lois protectrices, les lois Porcia et Sempronia, ce bill des droits du citoyen romain, cette charte qui constitue son privilège au-dessus de l'étranger, ne sont pas toujours respectées vis-à-vis des plébéiens de la campagne ; ils sont parfois battus de verges, et on les envoie comme esclaves dans les provinces[18]. Et si à tant de causes de ruine on joint la guerre que Rome, avec les seules forces que lui fournit le centre de l'Italie, soutient depuis tant d'années sur tous les rivages, on comprend la prompte disparition de la population romaine des campagnes.

S'il en est ainsi de la population romaine, à plus forte raison les populations maliques, jadis associées à sa grandeur, et qui, depuis la fin des guerres puniques, la remplacent souvent dans les légions, sont-elles associées aujourd'hui à sa misère. Elles sentent lourdement le pouvoir de l'oligarchie romaine et les volontés arbitraires de ses préteurs un d'eux fait battre de verges les magistrats d'une ville, parce que les bains ne sont pas restés libres assez tôt pour sa femme qui les voulait occuper à une heure inaccoutumée[19]. Entre la violence du préteur et la prépotence du riche, entre l'invasion juridique du colon romain et l'invasion semi-légale du possesseur noble, entre le droit du conquérant et celui de l'usurier, entre la fiscalité et la chicane (calumnia), toute la population agricole de l'Italie, déjà appauvrie par tant de guerres, sera déplacée. Italien ou Romain, le colon sera réduit à errer, comme dit un des Gracques, sans tombeau et sans autel ; heureux s'il peut pénétrer dans la cité merveilleuse où le pauvre espère toujours qu'il vivra, Rome, Eldorado du proscrit, qui semble encore un asile ouvert, comme au temps de Romulus, à tous les misérables qu'elle faits. Ne donne-t-elle pas au moins l'air, le soleil, quelques aumônes, la liberté du lazzarone ?

Seulement, la population rurale qui s'éteint ou qui émigre, laisse après elle la stérilité, la solitude, les marécages, la- peste. La dépopulation de la malaria, que l'on impute à certaines contrées de l'Italie moderne, date de l'Italie romaine et républicaine. Lisez les lettres de Cicéron et ses précieux discours sur la loi agraire, qui jettent tant de jour sur l'état territorial de la Péninsule ; combien de fois il parle de la solitude de l'Italie, de propriétés abandonnées, de terres incultes et insalubres. Dans tout le Samnium, du temps d'Auguste, deux villes seules étaient debout ; les autres n'étaient plus que des bourgades. Pline parle de cinquante-trois peuples éteints dans le seul Latium ; Tite-Live, de cantons d'où sortaient jadis des armées, habités de son temps par des esclaves et fournissant à peine un faible contingent aux légions. Tib. Gracchus, traversant l'Étrurie, la trouve à peine habitée par quelques laboureurs et quelques pâtres, tous esclaves. L'Italie compte peu d'habitants, et encore ce peu d'habitants elle ne peut les nourrir. Il faut qu'elle demande des masses de blé à l'étranger[20].

Et enfin, comme la population romaine ou italique, la population des provinces est poussée vers Rome par les mêmes ambitions ou plutôt par les mêmes souffrances. La domination romaine arrive aux provinces, représentée par le proconsul et le publicain. Quant au proconsul, lisez dans Cicéron[21] quel fut le gouvernement de Verrés en Sicile, celui de Pison en Macédoine, celui de Gabinius en Syrie voyez surtout dans ses lettres intimes[22] en quel état il trouva la Cilicie, succédant à Appius avec qui il correspond poliment et respectueusement et qui se plaint bien haut que Cicéron se donne des airs de le condamner en faisant mieux que lui. Lisez ce qu'est l'arrivée d'un proconsul avec sa cohorte, c'est-à-dire avec sa tourbe d'affamés et d'endettés romains qui viennent se refaire dans la province, jeunes oiseaux de proie que le vieux milan mène à la chasse ; ses voyages ruineux, ses redoutables assises, les désastreux passages des troupes romaines — les Cypriens payèrent 200 talents, 936.000 fr., à Appius pour éviter une garnison — ; ses pillages de tableaux, de vases et de statues ; ses marchés pour la justice ; ses réquisitions de blés pour approvisionnement de Rome, source d'abus infinis ; son pouvoir de vie et de mort ; son omnipotence sur les villes, les peuples et les rois. Pison lève en Achaïe des impôts pour son propre compte ; oblige les plus nobles filles à se jeter dans les puits pour échapper à sa brutalité ; ailleurs, vend sa vie de son hôte, et, fidèle au marché, lui fait ouvrir les veines ; envoie à son ami Clodius des centaines d'hommes libres pour combattre dans l'amphithéâtre. Gabinius arrive, dit Cicéron, tendant la main, criant qu'il a tout acheté et qu'il veut tout vendre. Débarquant en Cilicie, Cicéron trouve ce vaste royaume insolvable, tous les biens vendus (sans doute à des Romains), la rentrée des impôts devenue impossible ; et quand on voit qu'il se conforme aux lois, que satisfait des 2.200.000 sesterces (429.000 fr.) que le sénat lui donne, il n'exige ni blé pour sa suite, ni bois pour sa tente, ni foin pour ses chevaux, la province tout entière vient émerveillée faire haie sur son passage ; son arrivée est une résurrection pour elle[23].

Mais une tyrannie plus redoutable, parce qu'elle ne varie pas, est la tyrannie usurière et fiscale des chevaliers romains. Tous, publicains, négociants, hommes d'affaires des riches sénateurs, agents financiers de toute espèce — ces mots : négociants, banquiers, argentarii, mensarii, negotiatores, ne veulent guère dire qu'usuriers ; les Romains, en fait de commerce, n'estimaient que celui de l'argent —, tous forment dans chaque ville une assemblée (conventus)[24], se serrent les uns contre les autres, se séparent de l'étranger par ce sentiment de nationalité âpre et jalouse, dont les Anglais sur le continent nous offrent aujourd'hui un type assez vrai. Le conventus est une puissance, souvent égale ou hostile à celle du proconsul, et que sa nationalité romaine rend inviolable. Ces gens, d'une haute respectabilité, spolient à qui mieux mieux et la province et le trésor, accaparent le blé dans les disettes, perçoivent les impôts dont ils ont grand soin de cacher le taux légal ; sont créanciers de tout le monde, hommes, villes et dieux ; forcent la cité à vendre son temple, le père son fils ; mettent les hommes libres aux enchères, les soumettent à la torture, les jettent pour toute leur vie dans un cachot fangeux. Tout-puissants à Rome, recommandés par les chefs du sénat aux proconsuls et aux préteurs, ils font casser les sages règlements de Lucullus, par lesquels plus encore que par la guerre il avait vaincu Mithridate. Ces bourgeois de Rome ruinent jusqu'à des rois ; Déjotarus est devenu gueux ; Ariobarzane paye à Pompée 33 talents (153.440 fr, environ) par mois, tout le revenu de ses États, et n'acquitte même pas l'intérêt de sa dette. Scaptius, l'agent et le prête-nom de l'austère Brutus, est créancier de la ville de Salamine, se fait donner des cavaliers par le gouverneur Appius, enferme le sénat de cette cité, l'assiège si longtemps que cinq sénateurs meurent de faim : Cicéron arrive et examine les prétentions de Scaptius ; il trouve qu'au lieu de 106 talents de capital, il en réclame 200, et quant aux intérêts, il se contente de 4 pour 100 par mois (ou 48 pour 100 par an) se cumulant au bout de l'année[25]. Jugez si les sujets de Rome qu'elle nommait dérisoirement ses alliés, ne devaient pas tourner un œil d'envie vers cette cité où semblait s'être réfugiée toute la liberté du monde.

Dans l'antiquité d'ailleurs la suzeraineté des villes est un fait permanent. La ville possède le sénat et l'assemblée populaire ; la campagne en est, sinon exclue, du moins éloignée[26]. Les nationalités, haineuses et jalouses, aimaient à s'enfermer derrière les murailles : c'était là l'État, la cité, πόλις ; la campagne n'était que le champ (ager), le territoire et le domaine de la ville, je dirais presque son esclave : ici c'était le Spartiate, là c'était l'Ilote. Toute la force des nations résidait dans leurs villes. Aussi les grandes conquêtes s'achevèrent par un siège : Numance prise donna aux Romains l'Espagne ; Carthage, l'Afrique ; Syracuse, la Sicile ; Corinthe, la Grèce.

Et Rome surtout, la ville des villes, l'archétype des colonies qui peuplent l'Italie et peupleront le monde, Rome, dont l'immuable Pomœrium a été consacré par d'éternels augures, exerce plus énergiquement que toute autre cette puissance d'absorption[27] : Tout accourt vers elle : le riche vient y. jouir, le pauvre y mendier, le nouveau citoyen y donner son suffrage, le citoyen dépossédé y réclamer ses droits. Le banqueroutier s'y met à l'abri de son créancier, le criminel y fuit son accusateur, le riche endetté s'y fait protéger par quelque potentat contre la saisie de biens et la pique du préteur[28]. Le rhéteur asiatique y ouvre son école ; le philosophe grec y apporte sa loquacité bouffonne ; l'astrologue chaldéen, le magicien d'Égypte, le prêtre mendiant d'Isis ou de Bellone, le petit Grec surtout (Græculus), le chevalier d'industrie de l'ancienne Rome, qui monterait au ciel pour un dîner :

Græculus esuriens in cœlum, jusseris, ibit[29].

Tous ces gens gui cherchent fortune pensent la trouver là et, à défaut d'autres prennent Rome pour patrie et pour nourrice[30].

Nourrice ingrate et dont le lait doit s'épuiser ! Rome est encombrée et l'Italie donne peu de blé ; les bouches abondent et les bras manquent. Le sénat, pour décharger Rome, envoie la plebs se partager des terres au nord de l'Italie ; il veut la disséminer en colonies mais ce remède incomplet est accepté avec répugnance, parce qu'il ôte avec le voisinage de Rome les trois privilèges de la cité romaine le vote au Forum, le spectacle au théâtre, les distributions de blés. Quant à l'étranger, malheur à lui ! Au jour de famine, le sénat le jette hors des portes ; il ira où il voudra, hors de Rome, hors de l'Italie. Une fois, un tribun fait expulser Gaulois, Espagnols, Grecs, tous les étrangers à l'exception du seul Glaucippus[31]. Les Latins eux-mêmes, ces frères du peuple romain, ces premiers alliés de la ville de Romulus, ne seront pas toujours épargnés (ans de Rome 566, 581, 632). Bien des siècles plus tard, lorsque Rome, dans sa décadence, sera devenue plus tolérante, les rhéteurs grecs lui reprocheront cette nécessité inhumaine et glorifieront leur patrie qui sut toujours l'éviter[32].

On chasse l'étranger ; mais il faut nourrir le citoyen. Depuis longtemps (an 260), les consuls ont commencé à acheter du blé en Étrurie et en Sicile, pour le revendre à bon marché[33] aux citoyens pauvres. La Sicile ne suffisant plus, la Sardaigne et l'Afrique sont devenues des greniers de l'empire : remède funeste et qui augmente le mal ! L'Italie, ou du moins tout ce qu'elle contient de citoyens romains, n'accourt que davantage aux portes de Rome[34]. L'ouvrier laisse sa famille, et vient mendier de l'édile un bon pour avoir du blé (tessera frumentaria). Le nombre de ces indigents légaux augmente sans cesse. César seul osera le réduire de 320.000 hommes[35] à 150.000.

Ces 320.000 hommes sont les véritables heureux du siècle. Noble ou chevalier, on peut sans doute se moquer de ces petites gens, de ces hommes en tunique (tenues, ignobiles, tunicati, tribules) ; mais au jour des comices, on les appelle par leur nom, on leur serre la main ; on paie cher leur voix. Le sénat les redoute ; les tribuns leur font la cour. Enfant gâtée de l'empire, sangsue du trésor[36], cliente heureuse et redoutée de cette aristocratie qui gouverne le monde, capricieuse, bruyante, écervelée, la plebs urbana jouit de tout et ne paie rien. Ses édiles lui donnent chaque année des jeux magnifiques ; Pompée lui bâtit un théâtre ; d'autres lui dressent des portiques pour ses promenades du matin, des bains pour ses divertissements du soir. Les triomphateurs lui donnent de l'argent, les magistrats du blé. Le blé s'est d'abord vendu au peuple un as le boisseau[37] ; puis les Gracques (628) l'ont mis à 10 onces[38]. Caton, l'austère Caton (689), fera dépenser au sénat 1250 talents[39], afin de le donner gratuitement une fois : et pour rendre cette libéralité perpétuelle, Clodius (694) diminuera d'un cinquième les revenus publics[40].

La plebs urbana est organisée pour la vie politique, c'est-à-dire pour l'émeute ; ses corporations de métiers (collegia, sodalitates, decuriati), vieille institution de Numa, ont leurs chefs, leurs assemblées, leurs sacrifices ; elle sont devenues de véritables clubs, des loges de carbonari, quelque chose de pareil à ces unions d'ouvriers qui, il y a quelques années, couvraient et inquiétaient la Grande-Bretagne ; tour à tour supprimées par le sénat et relevées par les tribuns, elles sont de merveilleux instruments d'insurrection et de tapage. Les esclaves eux- mêmes s'y introduisent ; tous les éléments de désordre de la grande cité s'y développent à l'aise. Des chefs d'émeute conduisent cette mêlée aux batailles du Forum, gens voués à qui les paie et qui font l'insurrection pour de l'argent[41].

Vous comprenez donc qu'on devait tenir à se faire citoyen romain, mais citoyen romain résidant à Rome. Vivre oisif sous les portiques de marbre du Champ de Mars, avoir le blé pour rien, vendre son suffrage aux comices, voir au cirque les éléphants et la girafe, faire tapage au théâtre, donner des terreurs à ce sénat qui gouverne le monde : ce sort valait mieux que celui d'un pauvre paysan sabin, sans cesse menacé par les chicanes de son voisin le chevalier, par le bâton du centurion, ou par l'omnipotence d'un préfet romain. Ces Romains de Rome sont vraiment le peuple-roi. A eut aboutit cette constitution maladive de l'empire, le bénéfice de tant de gloire, le solde de ce compte où figurent tant de misères.

Et cependant, ces Romains sont romains à peine. Dans une proportion de plus en plus forte, la plebs romaine est remplacée dans les campagnes par des esclaves, à Rome par des affranchis. Le travail de l'homme a si peu de valeur, la propriété en est si souvent onéreuse, qu'on l'affranchit avec une facilité singulière ; et l'affranchi d'un Romain est Romain lui-même. Souvent, on émancipe son esclave dans le seul but de prélever une dîme sur les distributions de blé que la république fera à ce nouveau maître du monde[42]. L'esclavage est le chemin le plus court pour arriver à la cité ; les provinciaux se font esclaves pour devenir citoyens[43] ; les Latins eux-mêmes, les plus favorisés parmi les alliés de Rome, vendent leur fils à un citoyen, pour que leur fils affranchi soit citoyen comme son maître et que l'esclavage fasse un Romain.

Et, comme les esclaves se recrutent parmi les captifs et les barbares, il arrive que ce peuple qui vote au Forum est en bonne partie Grec, Espagnol, Africain, Syrien d'origine. Ou leurs grands-pères, ou leurs pères, ou eux-mêmes sont venus prisonniers en Italie, les fers aux jambes, les pieds marqués de craie, les cicatrices du fouet sur les épaules, avant qu'une pirouette et un soufflet devant le préteur leur conférassent ce droit de cité pour lequel l'Italie a combattu tout un siècle. Aussi la multitude, qui s'appelle et se croit le peuple romain, ne porte-t-elle plus la toge et mendie en tunique à la porte des grands. Et quand un jour Scipion Émilien, irrité de leurs murmures, leur a crié du haut de la tribune : Silence, faux fils de l'Italie ![44] ils ont baissé la tête sous la parole de cet homme qui les avait vaincus.

Ainsi, en résumé, — c'est l'or et les esclaves qui ont métamorphosé l'Italie. Avec l'or, quelques enrichis ont acheté le sol ; avec les esclaves, ils l'ont exploité, moins par la culture que par le pâturage. — L'Italie, appauvrie d'hommes et encore plus de blé, est devenue infertile, déserte, malsaine. La vieille race agricole et militaire, décimée, dépossédée, affamée, disparaît ou va disparaître. Et à sa place, il se fait dans les villes du moins une nouvelle nation romaine, héritière de l'ancienne par un droit analogue à celui qui donne à l'affranchi l'héritage de son patron.

Seulement, une telle métamorphose ne s'accomplit pas sans lutte. Ni le patriciat lui-même, annulé depuis plus de deux siècles, n'est tout à fait sans ambitieuses espérances ; ni la noblesse et le sénat sans inquiétude sur la rivalité des chevaliers ; la plebs rustica mourante dans les campagnes, la plebs urbana, accumulée dans Rome, demandent des lois agraires ; l'Italie demande le droit de cité : telles sont les questions qui nous mènent jusqu'aux dernières années de la république. Dès le temps des Gracques (ans 619-632), ces intérêts divers sont en présence. C'est au secours de la plebs rustica que veulent d'abord venir les Gracques, vrais Romains qui prétendent relever le citoyen romain ; mais la plebs rustica, absente du Forum, ne peut ni se défendre, ni les soutenir : les Gracques cherchent à lui donner pour appui tantôt les chevaliers, tantôt la plebs urbana, tantôt l'Italie ; difficiles et dangereuses alliances ! En servant les uns, ils offensent les autres ; leurs actes se contredisent, la plebs rustica seule reste leur alliée fidèle, et ils périssent. — Saturninus (654) embrasse la cause de l'Italie ; mais les chevaliers, les riches qui ont dépossédé l'Italie, craignent la vengeance si elle devient citoyenne, et Saturninus meurt comme les Gracques. — La puissance des chevaliers, accrue par ce sanglant triomphe, inquiète le sénat ; Drusus (661), profitant de cette terreur, veut vaincre et par le sénat et par l'Italie ; mais le sénat est vaincu par les chevaliers, et Drusus meurt : c'est le quatrième tribun immolé dans cette lutte de l'Italie contre l'oligarchie financière de Rome. Faibles avocats dont les clients sont trop éloignés d'eux, ils ont voulu en vain s'appuyer sur la plebs urbana, infidèle, capricieuse, indifférente. — Lasse de cette guerre parlementaire où sa défaite est certaine, l'Italie prend les armes et entreprend ce qu'on a appelé la guerre sociale. Elle est vaincue sur le champ de bataille ; mais sa défaite a coûté si cher qu'au même moment elle gagne sa cause au Forum : la plus grande partie des peuples italiques est admise à la cité romaine (Loi Julia, 662 ; d'autres lois, 663) ; bienfait illusoire qu'une argutie légale leur enlève au même instant : accumulés dans la dernière tribu, les Italiens ne donnent qu'un vote inutile et qui ne sera même pas compté. — Le combat recommence donc (666) ; Marius, perfide ami, ennemi atroce, ne secourt personne, ne soutient personne, meurt ivrogne, et son nom reste pourtant le drapeau du parti italien. — Arrive un homme cruel (672), mais d'un génie supérieur ; dans cette complication d'intérêts, Sylla ne connaît qu'une seule cause à défendre, celle du sénat et de la vieille Rome. Lui, du moins, a. une politique ; il frappe les chevaliers par ses proscriptions ; il enlève à l'Italie son droit de cité ou plutôt le noie dans le sang, il dévaste l'Étrurie, livre le Samnium tout entier au fer du soldat, disant que Rome ne sera pas en sûreté tant qu'il existera quelques Samnites à portée de se réunir. Quant à la plebs urbana, il lui interdit les comices par tribus, la forme d'assemblée essentiellement plébéienne, il abaisse le tribunat, il prétend relever la cité antique et patricienne. Mais ce n'est pas assez remontant à la source du mal, il veut remanier la propriété comme il a remanié le pouvoir ; dans ces immenses domaines qu'ont laissés vides les proscriptions, il installe les soldats de vingt-trois légions (environ 140.000 hommes), il leur donne des terres, il veut greffer de nouveau sur cette Italie sanglante la vieille race plébéienne et militaire ; il leur interdit d'étendre leurs possessions, il leur interdit de vendre ; il voudrait sauver la république du fléau de la concentration des biens[45].

Mais les œuvres de violence ne durent pas ; Sylla n'était pas mort (674) que l'Italie reprenait son droit de cité. Cicéron, plaidant pour une femme d'Arezzo, osait faire prononcer que la loi de Sylla, en ôtant à des citoyens romains leur caractère, violait le droit naturel et ne devait pas être observée. Volterra à laquelle Sylla avait voulu ôter son droit de cité, l'avait maintenu les armes à la main[46].

En même temps, la plebs urbana réclamait le tribunat ; il fallut bien au bout de quelques années (679 et 684) que le sénat le lui rendit avec tous ses privilèges. La propriété nouvelle fondée par Sylla ne dura pas davantage ; ses légionnaires, qu'il avait ramenés chargés de l'or de Mithridate, ne tinrent pas contre la rage du luxe ; ils voulurent avoir esclaves, litières, maison à Rome ; ils s'endettèrent, éludèrent, ce qui est toujours facile, la loi de leur fondateur, vendirent leurs terres à vil prix[47], et enrichirent cette oligarchie financière que Sylla avait prétendu combattre.

Il se trouva donc que Sylla n'avait porté remède à rien. Les chevaliers qu'il avait proscrits furent après lui plus puissants que jamais[48] ; la propriété qu'il avait voulu reconstituer, plus confuse et plus incertaine. Les publicains au nom de l'état et l'engagiste en vertu de sa possession héréditaire, le colon italien expulsé et le soldat de Sylla mis en sa place, le fils du proscrit et le spéculateur qui, au Forum, s'était fait adjuger le bien du proscrit, se disputaient maintenant le même héritage. Une usurpation nouvelle avait été entée sur l'usurpation première ; une nouvelle perturbation s'était ajoutée à la perturbation antique. La propriété fondé par Sylla se trouvait non-seulement illégitime, mais odieuse, flétrie, menacée[49]. Après tant de bouleversements et de violences, tout droit était douteux, toute possession précaire ; nul titre sûr, nulle propriété authentique. Beaucoup de terres avaient été abandonnées, d'autres étaient tombées aux mains du premier occupant[50] ; d'autres, confisquées, n'avaient été assignées à personne ; les premiers venus ou plutôt les plus riches, un petit nombre d'hommes[51], dit Cicéron, les détenait sans ombre de droit. Un petit nombre d'hommes (remarquez ce mot) détenait ainsi le territoire de Préneste tout entier, que Sylla avait distribué à ses vétérans[52]. Les riches s'étaient agrandis, en faisant proscrire leurs voisins[53]. Enfin, Sylla, en bouleversant l'Italie pour relever la race agricole et la culture partielle, n'avait travaillé qu'au profit des vastes domaines et de la culture servile. Il n'avait enrichi que les riches ; et ce remaniement du domaine italique tournait en définitive au profit de quelques agioteurs en crédit, sénateurs ou chevaliers, assez déhontés pour mettre l'enchère sur les biens des proscrits, assez puissants pour compter qu'ils les garderaient.

Du reste, la rage des guerres civiles n'avait pas arrêt un instant la passion du luxe. Ce qui demeurait de vieux patriciens se ruinait à lutter contre la noblesse de magnificence privée et de corruption politique. La 'noblesse elle- même consumait ses biens dans ces doubles profusions de la vie publique et de la vie privée. Bien des riches endettés liquideraient encore une honnête fortune, s'ils consentaient à une vente : mais se séparer de cette belle villa ! dire adieu à cette piscine où se jouent les dorades et les murènes ! laisser mettre aux criées cette volière magnifique ! laisser détruire ce parc aux huîtres dans le Lucrin, où les huîtres de la Grande-Bretagne viennent se rafraîchir et s'engraisser pour la bouche du seigneur ! Mieux vaut jouer sa vie, se faire gladiateur ou conspirer avec Catilina. Le Romain moderne tient à son parc comme lé vieux Romain tenait à son champ. Il faut toujours que cette nation ait racine dans le sol. Le luxe à Rome s'immobilise, et, comme le pouvoir, veut être éternel.

Quant à l'Italie, il est vrai que, malgré Sylla, elle est en bonne partie romaine, qu'elle a le magnifique privilège de faire 40 ou 50 lieues pour exercer à Rome son demi-millionième de souveraineté par tête, et donner avec les dernières tribus un vote perdu au milieu des clameurs du Forum. Mais ce n'est là que de la liberté légale, et la liberté légale toute seule est bien peu de chose. Plusieurs villes d'Italie ont même préféré à cette liberté romaine leur liberté municipale ; à cette association à un grand tout, une existence inférieure, mais qui leur est propre elles n'ont pas voulu du droit politique de Rome, parce qu'en même temps il fallait subir les rigueurs et les subtilités de son droit civil[54]. Ce qu'il faudrait être, ce n'est pas seulement citoyen, mais habitant de Rome et Rome ne saurait contenir tous ses citoyens.

Que devient donc la race agricole ? Une grande partie a péri sous le fer de Sylla, une autre portion dans les légions romaines au bout du monde. Ce qui reste, chassé de la culture, sollicite la grâce de partager avec les esclaves la garde des troupeaux — dernière et pitoyable ressource de la race libre que César tâchera de lui assurer, en ordonnant que le tiers au moins des pâtres[55] soit pris parmi les hommes libres —. Et souvent le pâtre, ayant perdu son troupeau, gagne des cimes plus désertes, se fait brigand et détrousse les voyageurs aux portes mêmes de Rome[56]. L'esclave fugitif, l'affranchi sans argent, le vétéran évincé, le débiteur poursuivi, les mille outlaws d'une civilisation comme celle de Rome se joignent au pâtre et au laboureur dépouillé : danger permanent, éternels instruments de guerre civile ; premiers aïeux des bandits des Abruzzes. Grâce aux usurpations des riches, grâce aux massacres de Sylla, l'ennemi des riches, l'Italie demeure dépeuplée.

Tel est donc, vers le temps où César commence à se montrer, le dernier état de la Péninsule : la vieille plebs romaine, la forte race des soldats et des laboureurs italiens détruite ou disséminée ; — dans les campagnes, des cultivateurs esclaves, culture insuffisante et improductive ; — beaucoup de terres abandonnées aux troupeaux, à leurs pâtres et aux bandits ; — dans quelques villes opulentes, un reflet de la richesse et des misères de Rome : — à Rome, trois ou quatre mille sénateurs, chevaliers, ou riches affranchis ; des usuriers, des agioteurs, des meneurs d'émeute ; peu de bourgeoisie, de fortune due au travail ; 300.000 âmes vivant d'aumônes légales ou aristocratiques et du trafic des suffrages ; au-dessous, 2 ou 300.000 hommes de plèbe innomée, étrangers, barbares, esclaves surtout ; multitude toujours croissante à mesure que les vieilles races se détruisent, que les races bâtardes pullulent, que les fortunes se dégradent ; multitude dangereuse, n'ayant de pain que par hasard, vivant par tolérance, prête à être chassée de Rome au premier jour de famine ; — tout cela nourri par le blé de la Sicile et les moissons de l'Atlas qu'un naufrage ou une guerre peut faire manquer d'un jour à l'autre ?

Il est encore question de lois agraires. C'est toujours le remède suprême, la panacée universelle que les harangueurs de la tribune promettent au peuple. Mais la loi agraire ne peut plus être ce qu'elle était encore au temps des Gracques. Revendiquer au nom du peuple l'ager publicus, revenir sur l'antique usurpation des nobles, invoquer les délimitations primitives des pontifes, rétablir les bornes augurales déplacées depuis près de deux siècles : cela est impossible. Tant d'usurpations nouvelles qui ont passé sur cette usurpation première, l'ont pour ainsi dire légitimée. Mais, par un moyen quelconque, repeupler l'Italie déserte, écharper Rome encombrée d'habitants, telle est la question.

Ainsi la pose le tribun Rullus (an 691) ; je m'arrête un peu sur son projet de loi, parce que Cicéron en le combattant nous le fait connaître mieux qu'aucun autre. Rullus commence par légitimer la possession, antique ou nouvelle, usurpation des nobles ou confiscation de Sylla. Nulle terre ne sera reprise de force, nul ne sera contraint de vendre malgré lui. Mais dix commissaires au nom de la république, Rullus à leur tête, vendront ce qui reste encore de domaines publics en Italie, ce que Rome a récemment conquis en Asie, en Afrique, dans la Perse, dans la Macédoine, ses terres à blé en Sicile, ses forêts, des royaumes même et des villes, jusqu'à des temples et des lieux sacrés, jusqu'aux territoires maudits de Carthage et de Corinthe. Avec le produit de cette vente, ils achèteront quelques portions de la sainte terre d'Italie, hors de laquelle nul habitant de Rome ne se laisserait déporter. Ils y ajouteront le territoire fertile de Capoue, domaine presque religieusement conservé par le sénat. Là Rullus conduira le surcroît de la population de Rome ; il choisira les colons, il occupera telle ville, il fondera telle colonie qu'il jugera à propos, il environnera Rome d'une ceinture de villes nouvelles ou du moins renouvelées. A leur tête il mettra Capoue, il relèvera cette cité que la jalousie du sénat tient au rang de simple bourgade ; elle aura son sénat, ses pontifes, ses augures, et son territoire sera donné par portions de dix arpents à 5.000 citoyens. La pensée de Rullus n'est pas moins qu'un remaniement de toute la population italienne.

Mais à travers ces plans populaires, perçait la rapacité de l'homme d'État romain. Cet immense agiotage territorial, ce gigantesque tripotage de la fortune publique ; ce pouvoir sans limites et sans contrôle qu'on allait donner aux nouveaux décemvirs, à Rullus et à ses amis (dix rois ! s'écrie Cicéron) ; Capoue, cette vieille et menaçante rivale que Rome allait relever contre elle-même : tout cela décelait trop évidemment la pensée d'un envahissement politique et pécuniaire.

Et de plus, Line cabane en Italie, dix arpents de terre, la vie de laboureur, souriaient peu à la plebs de Rome, oisive et souveraine. Cicéron te faisait remarquer : quand le domaine de la république serait vendu, qui désormais donnerait au peuple le blé à bon marché ? C'était le grenier du peuple (horreum Reipublicæ), les terres de Sicile et d'Afrique qu'on allait vendre. Les pauvres restes de la plebs rustica, dont Rullus se faisait le défenseur, n'étaient pas en majorité sur le Forum ; la plebs urbana, indignée de se voir balayée comme une immondice hors de Rome[57], aima mieux garder comme le lui disait son consul, la puissance, la liberté, le grand jour de l'empire, le Forum, le suffrage, les spectacles, les fêtes[58]. La populace de Rome répondit par des acclamations à ces paroles, et un coup de dés de l'urne législative sauva la grande propriété que Rullus, maître des terres et de l'argent, allait écraser de sa prépondérance.

Voilà pourquoi, du reste, jamais loi agraire, ni le projet de Pompée, ni celui de Cicéron lui-même, ni la loi de César dont je parlerai plus tard n'eut de suites bien sérieuses ; le vrai pouvoir, les 300.000 potentats à qui la république donnait du blé ne voulaient pas de cette loi. Seulement après la dernière guerre civile, il y eut, non plus pour le peuple, mais pour les soldats, des lois agraires réellement exécutées celles-ci amenèrent un dernier remaniement de la propriété italienne dont je parlerai ailleurs.

La propriété continua donc à se concentrer en quelques mains. La loi agraire elle-même fût devenue une loi d'oligarchie (ad paucorum dominationem scripta[59]), et Cicéron prouve que le territoire de Capoue dont Rullus prétendait faire le partage entre 5.000 familles, n'aurait bientôt plus formé qu'un petit nombre de grands domaines[60].

Et comme va la propriété, ainsi va le pouvoir la révolution se fait dans la politique, comme elle se fait dans la politique et dans les mœurs. Disons un mot de l'état politique de Rome.

Les institutions romaines supposaient une certaine bonne foi. Le droit d'empêcher était si absolu, qu'un parti, si un peu de pudeur ne le retenait, pouvait toujours forcer la république à cesser d'être. Le veto d'un tribun empêchait les comices, arrêtait les levées de soldats. Le sénat de son côté, par la religion, pouvait tout suspendre un augure avait-il entendu un coup de tonnerre, et personne autre ne l'eût-il entendu, les comices étaient levés ; un aruspice faisait-il dire qu'il observait le ciel, c'est-à-dire le vol des oiseaux nul acte légal n'était possible[61]. Le préteur n'avait qu'à enlever le drapeau du Janicule, et l'assemblée des centuries devait se dissoudre. Enfin, ce qui semblerait monstrueux et inexplicable aux géomètres de la politique moderne, il y avait un double souverain ; le sénat et la plebs avaient chacun leurs magistrats, leurs assemblées, leurs lois, leur droit public ; ils commandaient chacun de leur côté et souvent en opposition l'un à l'autre.

Mais il y a mille choses légalement et physiquement possibles qui pourtant ne se fort pas : dans l'ancienne Rome, la lutte avait été permanente, jamais jusqu'à la ruine. Quand le sénat en deuil venait supplier un tribun de retirer une opposition funeste à la république, le tribun reculait et n'osait se charger d'un tel méfait. Le sénat comprenait à son tour que pousser jusqu'à l'abus des droits comme les siens, c'était provoquer la violence. Surtout l'approche de l'ennemi pacifiait le Forum ; entre ces deux souverains, entre ces pouvoirs illimités d'agir et d'empêcher, il se faisait une transaction dont le patriotisme commun était le médiateur ; nul ne poussait son droit jusqu'au bout ; et à travers ces querelles souvent violentes qui avaient abouti à la victoire définitive des plébéiens, la république n'avait pas été atteinte au cœur, l'unité romaine s'était maintenue, la puissance extérieure avait grandi.

Les constitutions ne sont ni homes ni mauvaises : elles sont ce que sont les peuples. Bien qu'au dernier siècle on ait inventé des constitutions toujours excellentes, si vicieux que soient les hommes, qu'on soit parvenu par l'algèbre à supprimer toute morale de la science politique et à régir le monde par de pures combinaisons d'intérêts : malgré 152 constitutions nées de ce principe, et mortes sous lui[62], je tiens bon pour la vertu et ne la crois pas encore tout à fait inutile au gouvernement des peuples.

La constitution romaine, comme toute constitution, fut détestable quand le peuple fut corrompu. Quand les idées nouvelles et les citoyens nouveaux arrivèrent pêle-mêle sans que Rome eût le temps de les démêler ; quand les idées grecques, l'épicuréisme surtout, jetèrent à bas la foi des ancêtres sur laquelle roulait le patriotisme romain ; quand à la suite des guerres sociales 200 mille citoyens environ furent donnés à Rome tout d'un coup ; quand les affranchissements plus multipliés chaque jour firent membres du souverain, comme on disait élégamment en 93, des milliers d'esclaves africains, daces, ou espagnols ; alors la vieille morale et par suite la vieille politique durent s'en aller en lambeaux.

Alors on abusa de tout ; toutes les règles furent portées l'excès, et on passa par-dessus toutes. Quand un tribun fut trop opiniâtre dans son veto, on se moqua de lui, on battit sa personne sacrée ; quand les nobles abusèrent de leur pouvoir religieux, ce qu'ils rendaient légalement impossible on le fit par violence ; les épées tranchèrent la question dans ce Forum où il était, inouï qu'un homme fût venu armé. Cette lutte entre des pouvoirs légalement illimités et moralement effrénés ne pouvait se résoudre que par la force brutale : tribuns, consuls, préteurs, s'envoyèrent réciproquement en prison, et le peuple, souvent simple spectateur de ces débats, resta encore en fait d'ordre et de paix publique plus timoré que ses magistrats.

La violence alors gouverna tout : c'est-à-dire rien ne fut gouverné, car la violence est une arme qui passe de main en main. Le grand moteur des affaires, le moyen suprême de gouvernement finit par être une poignée d'esclaves avec des bâtons ; la population esclave était plus nombreuse à Rome que la population libre ; l'habit même avait cessé de la distinguer[63] et le sénat n'osa jamais rétablir cette distinction de costume, de peur de laisser voir clairement le petit nombre des hommes libres[64]. Il y avait surtout, sur le pavé de Rome, bien des esclaves à peu près sans maitre, les uns fugitifs, les autres abandonnés — car l'esclave était une propriété onéreuse que souvent on délaissait sans se donner la peine de l'affranchir. Ces bandes de marrons étaient au premier venu qui les payait. Prenez-en quelques centaines, lâchez-les dans le Forum ; eux, n'ont ni dieux, ni lois, ni patrie, ni sénat à respecter, ils bouleverseront tout, maltraiteront tribuns et consuls, jetteront l'orateur à bas de la tribune, briseront l'urne aux suffrages, chasseront le peuple, et feront ainsi les lois du sénat et du peuple romain.

Bien mieux encore, quand les gladiateurs commenceront à intervenir dans la politique, quand l'épée remplacera le bâton, l'édile qui aura donné des jeux, le fils qui aura célébré avec magnificence les obsèques de son père, garderont chez eux sous ce prétexte une famille de combattants thraces ou gaulois prêts à dégainer de tout cœur contre le peuple romain pour le plaisir duquel ils prennent la peine de mourir à l'amphithéâtre. Avec les seuls gladiateurs qui lui restent des nombreuses fêtes qu'il a données, Milon entreprend une guerre civile[65] ; lorsque Rome est menacée par Catilina, le sénat se hâte de la mettre à l'abri contre les gladiateurs, en les renvoyant dans les villes d'Italie[66] ; c'est en faisant provision de ces bonnes lames qu'Antonius l'ami de Catilina, se dispose à conspirer[67] ; César édile donne des jeux où il produit jusqu'à 640 combattants ; ses adversaires s'effraient, le sénat ordonne qu'à l'avenir nul pourra garder dans Rome plus de 120 gladiateurs[68] On se tire d'affaire en les gardant hors de Rome, et César en conserve un dépôt à Capoue[69]. Au temps de La Fontaine, tout marquis voulait avoir des pages ; à Rome, tout personnage tant soit peu parlementaire voulait avoir des gladiateurs.

Or comprenez ce qu'étaient ces armées de gens condamnés à mort pour la plus grande volupté des fainéants de Rome, et en général toute cette population esclave, sans nom, sans demeure, de toute langue, de toute superstition, de toute race, légalement infâme et méprisée, ennemie nécessaire de la chose publique, dont regorgeait l'Italie et même l'empire. Comprenez comment l'esclavage, plaie mortelle de l'agriculture, fléau destructeur des races italiques, perturbateur salarié du Forum, instrument toujours prêt pour la guerre civile, se retrouve au fond de toutes les institutions et de toutes les misères de l'antiquité.

Si la violence fait les lois, la corruption fera les magistrats. Les comices par centuries dans lesquels le peuple procède aux élections sont soumis à des formes plus solennelles et plus religieuses ; le sénat y garde plus d'influence, la violence y a moins d'accès, mais la corruption y règne : si au Forum le peuple romain risque d'être bâtonné, au Champ de Mars on le paie. Les lois contre les brigues se multiplient chaque jour, les brigues plus encore que les lois. Ce sont de véritables élections anglaises où ne manquent ni les hustings ni les meetings (conciones), ni les causations de bribery (ambitus), ni les mêlées et les coups. La corruption électorale est organisée de la façon la plus régulière ; des interprètes se font courtiers de suffrages, des séquestres tiennent l'argent en dépôt, des diviseurs attachés à chaque tribu le distribuent aux électeurs, ou le gardent pour eux. L'approche des comices consulaires fait quelquefois monter au double l'intérêt de l'argent.

L'homme est toujours le même : je recommande à tout aspirant à la Chambre un manuel du candidat qui fut rédigé au moment des élections de l'an 690 de Rome par l'honorable Q. Cicéron, frère de l'orateur. Il y trouvera d'utiles conseils, il y apprendra le grand principe que le candidat est ami de tout le monde ; qu'il ne ménage vis-à-vis de personne ni les poignées de mains, ni les paroles affectueuses, ni les promesses, sauf à oublier plus tard ces amis électoraux. En temps de candidature, dit l'auteur, le cercle de l'intimité s'élargit[70] ; amitié de candidature est devenu proverbe. Donner de grands repas ; louer des places au spectacle pour toute une tribu ; flatter les diviseurs, les meneurs du quartier ; caresser l'esclave favori d'un homme influent ; ménager ses propres esclaves qui sont pour beaucoup dans la réputation du maître ; avoir des amis de tout genre[71] ; ne mépriser ni l'homme important d'un municipe, ni le chef d'une petite corporation, ni la forte tête d'un village ; savoir par cœur la carte de l'Italie[72] et parler à chacun des intérêts de sa localité ; aller en Étrurie, dans la Cisalpine, pour y recruter des voix ; faire intrigue dans les bains, les cabarets, les tonstrines ; mettre en mouvement jusqu'aux femmes, grandes agitatrices de la politique, qui sollicitent, importunent, vont aux salutations du matin : telle est une partie des ruses du métier. Chaque matin le candidat ouvre son salon, compte ses amis, pense avec inquiétude aux absents, ait bonne mine à ces électeurs indécis qui vont, de salutation en salutation, toiser les candidats et donner leur vote celui qui leur paraîtra le plus assuré de son succès. Ensuite il descend au Champ de Mars, un cortège de quelques milliers d'amis l'accompagne il salue, il s'incline, il est courtois ; sans connaître les gens, il les appelle par leur nom qu'un esclave lui souffle à l'oreille ; il donne le prénom aux plus importants ; il se promène bras dessus, bras dessous, avec les grands personnages ; il flatte, il promet, il baise les mains ; il tâche de s'humilier assez bas devant ces hommes pour être jugé par eux digne de les gouverner.

Voilà les candidats, voyons les élus ; voilà comme on gagne les places, voyons comment on les occupe.

Pardonnez si, pour expliquer la carrière politique des Romains, je reviens à l'exemple de l'Angleterre. Romulus est frère de John Bull, leur ressemblance m'a toujours frappé. Ni Fun ni l'autre ne manque de bon sens, mais tous deux sont hargneux, crient après l'aristocratie et le pouvoir, tout en respectant beaucoup le pouvoir et l'aristocratie ; les torys (optimates) sont au fond les vrais Anglais et les vrais Romains, les whigs (populares) ont toujours un certain vernis d'étrangeté. L'Anglais et le Romain sont légistes tous deux ; il y a une curieuse analogie entre les formes du droit romain et celles du droit anglais, d'autant plus curieuse qu'elle ne provient pas d'imitation, et que les Anglais ont eu peur du droit romain comme d'un fer rouge. Tous deux sont formalistes redoutables voyez les writs et toute la procédure anglaise ; les Romains de leur côté sont les inventeurs du bel axiome la forme emporte le fond[73] ; la chicane et les procureurs sont l'objet pour tous deux d'un profond respect. Tous deux sont loyaux, mais loyaux au pied de la lettre, tenant la lettre de leurs promesses plutôt que l'esprit ; en affaires, probes, mais âpres et impitoyables ; en politique, graves et sérieux ; peu philosophes, n'envisageant des choses que le côté matériel et secondaire ; peu comiques et peu gais, ou du moins ayant leur gaieté à eux qui n'amuse personne autre — Cicéron parle quelque part[74] de cette humour romaine. Ni l'un ni l'autre n'est artiste, malgré sa bonne volonté de l'être à l'exemple des Grecs ou des Italiens. Comment sauraient-ils imiter l'étranger ? ils le méprisent ; ils ne connaissent et n'adorent que ce qui vient de leur patrie ; ils disent avec emphase : Civis romanta sum, — a freeborn Englishman ! Aussi sont-ils croyants sincères à toutes les idées, à tous les préjugés nationaux ; esclaves du convenu, de la mode, du goût national ; professant la justice officielle, la vertu officielle, la religion officielle de leur nation ; faisant de la religion affaire d'état plus que de conscience (State and ChurchDii patrii indigetes), ne généralisant rien, pas même ce qui se rapporte à Dieu (le Church-or-Englandism répond à la religion politique des Romains) ; adorateurs du passé et pleins de respect pour les ancêtres (Old England ; — mores majorum).

Moribus antiquis stat res romana virisque.

L'un et l'autre se laisse mener, en rechignant un peu, par une aristocratie opulente, orgueilleuse, nourrie de traditions, qui, élevée dès le berceau pour la politique, âpre gouvernante d'une nation forte et dure, la mène au combat sous la garcette du contremaître, ou le cep de vigne du centurion. Tous deux sous cette conduite deviennent maîtres l'un de l'Océan, l'autre de la terre ; opiniâtres envahisseurs, habiles à s'implanter sur le sol étranger ; pleins, il est vrai, d'un scrupuleux respect pour les lois, les mœurs, la nationalité de leurs alliés, mais peu à peu, par la force de leur tempérament national, se subordonnant ces mœurs, dominant cette nation, faisant des sujets de ces alliés. Tous deux ont des prétentions de philanthropie, sincères et honorables sans doute, mais singulièrement utiles à leur puissance : Rome n'a conquis les Gaules que pour abolir les sacrifices humains, John Bull ne s'est rendu maître des mers que pour abolir la traite des noirs. On pourrait pousser cette comparaison dans les petites choses, rapprocher les combats de coqs des combats de bêtes, le turf du Cirque, les courses de chevaux des courses de char, les boxeurs des gladiateurs — sauf la distance du peuple idolâtre au peuple chrétien. Le fermier anglais est plus heureux et plus libre que le colon romain, parce que l'aristocratie, châtelaine plutôt que citadine, s'appuie sur les campagnes. Au contraire, le Quirite pauvre est plus heureux que le Cockney : il a au-dessus de sa tête une aristocratie de grands seigneurs qui l'amuse et le nourrit, au heu d'une aristocratie de marchands qui le fait travailler durement et le paie le moins qu'elle peut. Il ne s'attriste pas à lire d'énormes gazettes, il a ses conteurs de nouvelles. Il ne s'abrutit pas à boire l'ale et le porter, il a du vin. Il ne s'étiole pas dans les exhalaisons empestées de la Tamise ; il a le Tibre et le soleil. La frumentation vaut mieux pour lui que la taxe des pauvres — deux institutions dont je montrerais, au besoin, tout le rapport ; — la frumentation n'attente pas à sa liberté ; elle ne le met pas à la merci du marguillier ou du clerc de la paroisse. Il achète avec l'obole du riche quelques légumes au marché, il va au bain que le riche ouvre pour lui, il s'endort sous le portique que le riche lui a bâti ; le jour, le Forum, les basiliques, les aqueducs sont à lui, tandis que John Bull, esclave des affaires, trotte dans la boue, le brouillard et la fumée de charbon. Mais quand il est riche, le Quirite s'ennuie comme John Bull ; il a beau avoir des parcs, des villas, des chevaux, hors de toute idée ; il a beau avoir des meubles en cèdre ou en citronnier, des Praxitèles ou des Phidias, une foule de dieux volés en Grèce, une bibliothèque magnifique dont il n'ouvre jamais un livre ; son bouffon, son philosophe, ses comédiens, ses gladiateurs ont beau venir le distraire à ses repas, il s'ennuie. Il part, visite Rhodes, l'Égypte, l'Asie et la Grèce, et revient plus ennuyé que jamais : alors devenu philosophe, réduisant tout au positif, il se fait gourmand, il a un cuisinier grec, comme à Londres on a un cuisinier français ; il boit dès midi[75], il multiplie et prolonge ses repas, fait le déjeuner (jentaculum), le luncheon (prandium), le dîner (cœna), la medianoche (commissatio) ; après le repas il se met au bain, aide par l'émétique à l'insuffisance de son estomac. Mais tout finit par lasser, la bonne chère elle-même ; le spleen (fastidium) le gagne, un beau jour une idée lui vient, et il se tue.

Mais revenons. Dans tous les gouvernements électifs, la vie politique se ressemble. On se ruine pour parvenir ; parvenu, on rétablit et on accroît sa fortune : seulement la perte est certaine, le gain ne l'est pas.

En France nous déboursons peu et nous ne gagnons guère. Les élections coûtent plus de pas, plus de paroles, plus d'encre que d'argent. On est député à bon marché ; député, on se contente d'être conseiller d'état ou directeur général à 10.000 francs, cela est misérable. Nous en sommes là grâce à notre jeunesse représentative, à notre candide innocence, disons sérieusement, grâce au meilleur esprit de notre nation.

Chez les Anglais, nos maîtres en fait de gouvernement constitutionnel, comme on disait en 1828, on achète pour une grosse somme un singe aux Communes. Chez les Romains, qui eussent été les maîtres des Anglais, on achetait au moins aussi cher la questure ou l'édilité : c'était le début. Comme le peuple nommait et que le peuple était nombreux, l'élection était fort chère. Or la place d'édile ne rapportait rien ; seulement il fallait donner des jeux au peuple si le peuple était content de vos jeux il vous nommait préteur ; s'il les trouvait trop mesquins, il vous laissait là sans place et sans patrimoine. Aussi, ceux qui voulaient faire fortune donnaient-ils des jeux magnifiques, et pour cela empruntaient au taux légal de 12 pour 100, quelquefois quadruplé par l'usure[76]. Vous sentez que cela devait aller loin ; jugez-en par le budget de quelques notabilités parlementaires (pour emprunter ce barbarisme à notre langue actuelle) : César avant d'être édile devait plus de 7 millions de fr. ; Milon, lorsqu'il fut condamné, 14 millions ; Curion, lorsqu'il se vendit à César, 12 millions ; Antoine, aux Ides de Mars, 8 millions[77].

Devenu préteur, on passait d'abord un an à juger le stillicidium ou le mur mitoyen, à protéger l'orphelin et la veuve, sous les yeux des consuls, sous l'inspection du sénat, sous la férule des Calons. Les profits étaient petits, mais au bout de l'année on allait en province ; c'est là qu'on relevait sa fortune, qu'on s'enrichissait de deniers siciliens ou espagnols ; de là on rapportait de belles statues, et, revenu à Rome, on se reposait sur sa chaise d'ivoire au sénat, comme un ministériel émérite à la chambre des lords ; on montrait à ses amis sa magnifique galerie, on protégeait les sculpteurs grecs, on était artiste, dilettante, Mécène.

Mais si on avait de l'ambition, il fallait se ruiner une seconde fois et devenir consul. Ce n'est pas que le consulat, ce pouvoir si précaire et si combattu, fût encore le nec plus ultra de l'ambition romaine. Ce qu'on achetait quelquefois jusqu'à 20 ou 22 millions de sesterces[78], ce n'était pas l'honneur de se pavaner douze mois avec les faisceaux et la robe de pourpre. Mais après le consulat, comme après la préture, on se fait donner une province, la Gaule, par exemple, l'Espagne, ou quelqu'un de ces royaumes de l'Asie devenus, sous le nom de provinces consulaires, de simples districts de l'empire, pour le gouverner quatre ou cinq ans, avec une armée à ses ordres, des trésors à sa disposition, droit de guerre et de paix, droit de vie et de mort. La province consulaire, c'était la joie de l'homme embarrassé dans ses affaires ; c'est là qu'il donnait rendez-vous à ses créanciers pour l'apurement de ses comptes, qu'il rentrait dans ses déboursés électoraux : une élection était un placement. Les provinces qui nourrissaient les publicains, saturaient l'ordre des chevaliers, donnaient l'abondance et l'oisiveté à la canaille romaine, rétablissaient aussi le patrimoine endommagé du patricien ou du noble. Il y avait deux ennemis aux dépens desquels tout le monde s'enrichissait : les provinces et le trésor public.

Tout aboutissait donc à une jouissance d'argent. Ajoutez, comme dernière cause de désordre, le renouvellement annuel des magistratures, vieille précaution contre le despotisme, moins fâcheuse au temps où il y avait plus d'unité dans la nation. Maintenant, c'était l'instabilité régulièrement organisée, la révolution rendue annuelle : chaque automne, pouvoir, magistrats, principes politiques, étaient l'affaire d'une partie de dés sur le tapis vert des comices (pardonnez-moi ce mot). Il y avait sans doute alors de grands publicistes pour prouver que l'activité politique avait besoin de cet aliment, et que c'était là l'essence du gouvernement populaire. Toujours est-il que nul n'était vainqueur ou vaincu que pour douze mois ; le mort pouvait toujours ressusciter, nulle tyrannie tant soit peu durable ne pouvait s'établir : aussi chacun avait-il hâte de rendre sa part d'un butin précaire, de dévorer ce règne d'un moment, et de faire servir le pouvoir qui passe à l'acquisition de la fortune qui reste.

Dans cette instabilité de tous les pouvoirs, un seul grandissait. En toute chose il y avait chance d'un prochain retour ; une élection était pour un an, une loi pour moins encore ; mais agrès une sentence des juges il y en avait au moins pour quelques années. Quand on était condamné, exilé de l'Italie, civilement décapité (capitis minor), on allait en Grèce ou à Marseille, attendre non plus un simple revirement des comices, une crise ministérielle, mais une révolution véritable. Le pouvoir judiciaire s'accroissait donc par l'inconsistance des autres pouvoirs. Disons un mot de cette justice, une des plus originales portions de la vie romaine.

Le citoyen romain était un être merveilleusement privilégié. Tous les habeas corpus de la Grande-Bretagne eussent paru insuffisants pour protéger sa personne sacrée. L'esclave, le barbare, l'allié romain, étaient à peu près égaux devant la justice du préteur ; les ténèbres de la prison, les fers, les cachots infects étaient le droit commun pour eux ; un magistrat inférieur siégeait seul pour les condamner ; on crucifiait l'esclave, on étranglait l'étranger dans un cul-de-basse-fosse appelé Tullianum, on jetait son corps sur les degrés, et un croc le menait au Tibre. Mais le criminel romain était autrement respectable : la prison, ce supplice servile, était quelque chose d'atroce et de hideux, le rare châtiment des plus grands crimes[79]. L'accusé restait libre ; un ami le cautionnait, ou bien, pour prouver sa bonne foi, il se remettait à un magistrat qui le recevait dans sa maison, l'y gardait ou ne l'y gardait pas[80]. Condamné, il n'était ni battu de verges, ni mis à mort ; on lui permettait l'exil : la peine de mort ne pouvait être prononcée que par le peuple.

Mais si le citoyen romain n'avait rien à craindre de plus que l'exil, par compensation, les chances de l'exil étaient grandes. L'accusation n'était pas la suite légale du crime, l'action naturelle des pouvoirs publics ; c'était un duel, une bataille entre deux égaux, une lutte de haine personnelle ou de partis politiques : le premier venu avait le droit d'accuser. Mais on n'accusait pas sans s'être fortifié contre la puissance de son adversaire. Une accusation mettait en mouvement Rome tout entière ; le sénat prenait parti ; du haut de la tribune on échauffait le peuple. Accusateur et accusé avaient trente jours, quelquefois plus, pour chercher des preuves, acheter des témoins, arracher par la torture des aveux aux esclaves ; l'accusé en habit de deuil, en haillons (sordidatus), environné de ses amis en larmes, allait de porte en porte, supplier ses juges, pleurer à leurs genoux. Au jour du champ clos, en plein Forum, chacun comparaissait avec un cortège de défenseurs, de solliciteurs, de patrons (patroni, advocati, laudatores). Pendant deux, trois jours et plus, se heurtaient toutes les passions, luttaient les témoins, invectivaient les orateurs ; la colère combattait contre les prières, la malédiction contre les larmes ; sous un ciel ouvert et le ciel du midi, en présence de tout un peuple[81], les passions se développaient autrement que sous les formes resserrées de notre justice domestique ; cinquante, soixante ou quatre-vinas juges, le visage ému des passions de l'auditoire, venaient déposer leur suffrage, jusqu'à ce que de l'urne sortit la lettre salutaire (A, absolvo), ou bien que le préteur, dépouillant sa robe prétexte, prononçât l'anathème qui interdisait au coupable le feu et l'eau.

La puissance judiciaire était donc le fatum, l'arbitre supérieur des querelles politiques. Mais à qui devait-elle appartenir ? Dans quel corps seraient choisis ces juges, ou, pour mieux dire, ces jurés qui distribuaient l'absolution ou l'exil ? Les Gracques enlèvent ce droit aux sénateurs, et le donnent aux chevaliers (loi Sempronia, an 630). Sylla le rend au sénat (Cornelia, 673). Après le procès de Verrès, le peuple, révolté de la vénalité des jugements, partage ce pouvoir entre les sénateurs, les chevaliers et les tribuns du trésor, représentants de la plebs (loi Aurélia, an 679). Nul pouvoir ne fut l'objet de luttes aussi violentes.

Mais quels qu'ils fussent, ces quelques centaines d'hommes[82] entre lesquels se partageait le droit de juger, ne pouvaient échapper à la corruption de leur siècle. Riches, ils menaient siéger avec eux les passions politiques ; pauvres, ils y menaient la faim. Sous la loi de Sylla, le proverbe était, et Cicéron le répète en plein tribunal, qu'un homme riche ne peut être condamné[83] ; et Lentulus, acquitté par deux voix de majorité, s'écrie : J'ai jeté mon argent par la fenêtre, qu'avais-je affaire de cette voix de trop ? Sous la loi populaire, les juges de Clodius l'acquittent, les uns pour de l'argent, les autres pour un salaire plus infâme ; à d'autres juges qui, sous prétexte de dangers personnels, demandent des gardes : C'est sans doute, dit-on, pour qu'on ne vole pas votre argent[84]. Cette corruption permanente à laquelle aucune loi ne remédia, explique l'incroyable impunité d'une foule de crimes, surtout pendant les années qui précédèrent la conjuration de Catilina (691).

Voilà donc en ce temps l'état des pouvoirs politiques. Au Forum, aux comices législatifs, règne la violence, une violence payée ; au Champ de Mars, aux comices électifs, règne la corruption ; les magistratures sont une spéculation souvent hasardeuse, mais presque toujours une spéculation ; les jugements se vendent : Ville vénale, il y a longtemps que Jugurtha le disait, à laquelle il ne manque qu'un acheteur ! Ne vous étonnez pas, puisque l'argent gouverne tout, que la puissance politique suive le sort de l'argent, et que le pouvoir se concentre comme la richesse.

Aussi, la tendance vers l'oligarchie se montre-t-elle plus à nu chaque jour. Chaque homme et chaque opinion, le démocrate Salluste[85], l'aristocrate Cicéron[86], le révolutionnaire Catilina[87], César lui-même[88], s'en plaignent tour à tour. Ce rêve des peuples, le gouvernement de tous par tous, leur échappe plus complètement à l'heure où ils ont cru l'atteindre plus complètement. Avec cette multitude de citoyens égaux en droits, cette inanité des formes légales du pouvoir, cet abandon de tout à la corruption et à la violence, ce ne sont ni les consuls, ni le sénat, ni le peuple, qui ont succédé à Sylla, ce sont quelques sénateurs, chevaliers ou centurions enrichis des biens de ses proscrits ; huit ou dix familles, qui, après avoir tire bon parti de la conquête du monde par l'Italie, ont tiré meilleur parti encore du déchirement et des misères de l'Italie. Un Crassus possède en terres 200 millions de sesterces (39 millions de fr.), autant en argent, en meubles et en esclaves[89]. Un Verrès, au compte le plus modéré, a rapporté de Sicile, après trois ans de préture, 40 millions de sesterces (17.800.000 fr.)[90]. Cæcilius Isidorus, après s'être ruiné dans les guerres civiles, léguera 4.116 esclaves, 3.600 paires de bœufs, 27.500 têtes d'autre bétail et 60 millions de sesterces en argent[91]. Quand tous les intérêts politiques ont péri, qui résistera à de telles puissances ? Depuis qu'il y a cinq cent mille souverains légaux, on ne compte plus que sept souverains réels, créanciers de tout le monde, maîtres des terres et de l'argent, par là maîtres des élections, du sénat, des magistratures, des provinces : on les appelle les sept tyrans[92]. Ces prêteurs à la petite semaine sont les vrais successeurs de Sylla.

Il n'y avait, du reste, de force nulle part. Le sénat, entaché de corruption et même de crimes, fait pour fatiguer tous les censeurs et même tous les juges[93], le sénat était mené par ces vieux riches, ces amateurs de viviers qui trouvaient toujours la république en assez bon état, s'ils avaient de beaux barbeaux dans leurs piscines[94]. Les nobles ne pouvaient souffrir qu'un homme nouveau, un Pompée, eût l'impertinence de s'asseoir auprès d'eux[95]. En présence des prolétaires et des débiteurs armés, le sénat et les chevaliers se faisaient une guerre de jalousie et de chicane. Quant au peuple de Rome, c'est une femme capricieuse, qui ne sait guère ce qu'elle veut. Il lui faut une idole à Pompée, élève de Sylla, bientôt tourné contre le parti de son maître et revenu aux chevaliers, ses amis d'origine ; Pompée, heureux vainqueur de Sertorius (675) et de Spartacus (681), et qui arrive toujours à temps pour terminer à sa gloire les guerres qui allaient finir à la gloire d'autrui ; Pompée, qui a balayé la Méditerranée des pirates et assuré les subsistances de Rome (686) ; Pompée, l'unique ressource, la seule épée, le seul générai possible de la république ; Pompée, qu'au moindre danger on investit de pouvoirs extraordinaires Pompée est l'idole actuelle du peuple, et rend populaires jusqu'aux publicains ses amis ; il tempère l'oligarchie, il protège le peuple contre la noblesse le peuple souverain a grand besoin d'être protégé. Pompée lui a rendu le tribunat dans toute sa splendeur (loi Pompéia, an 684[96]) les tribuns amusent le peuple, ils vivifient la monotonie du Forum ; les luttes politiques sont, après les combats de bêtes et les farces atellanes, un spectacle de plus.

Pendant que Pompée est roi du fond de son camp, Cicéron, son lieutenant pacifique, tient pour lui le Forum. Cet homme nouveau, compatriote de Marius, a débuté par une opposition vive et hardie contre le parti de Sylla, les chefs du sénat et la noblesse. Il leur a jeté le gant dans la scandaleuse affaire de Verrès. Il a révélé au peuple leurs déprédations dans les provinces, comparables seulement aux déprédations des publicains ses amis. Il a ruiné la puissance judiciaire du sénat, et ce pouvoir immense a été partagé entre les trois ordres (loi Aurélia, 679). Ainsi les chevaliers escomptent en pouvoir réel la popularité que Pompée leur donne.

La seule chose certaine, c'est que l'exemple de Sylla ne sera pas perdu. Tôt ou tard, un homme sera maître de l'empire ; la concentration du pouvoir deviendra complète ; l'oligarchie se fera monarchie. Le peuple se donne à Pompée ; il se donnera bien autrement à César. Prenez garde, disaient les fameux aruspices interprétés par Cicéron, prenez garde que l'état de la république ne soit changé et que les discordes des grands ne finissent par donner l'empire à un seul[97]. Cette prévoyance d'une révolution qu'il abhorre et qu'il juge inévitable est à chaque pas dans Cicéron.

Il y a plus, et on pouvait dire que cette révolution avait été déjà décrétée. Le jour, où, par la loi Julia, le peuple romain avait déclaré les villes d'Italie admissibles, si elles le voulaient, à la cité romaine ; ce jour-là il avait décrété l'empire. Les libertés publiques de l'antiquité étaient aristocratiques de leur nature ; elles n'étaient possibles qu'entre un petit nombre de citoyens. La presse manquait ; l'idée de la représentation par députés n'existait pas ou n'était pas praticable. Il ne pouvait y avoir de publicité, de délibération commune, de gouvernement en commun que dans une seule ville et dans les trois ou quatre arpents de terrain qui formaient son Forum. Qui n'entrait pas au Forum était en dehors de la vie publique. Aussi, dans les cités grecques et même dans la libérale Athènes, un nombre très-limité de citoyens, seuls maîtres de leurs droits, et qu'on appelait les pairs (όμοιοι) de la cité, avaient joui de la pleine étendue de la liberté. L'esclave, le métèque (étranger domicilié), le prolétaire même et quelquefois l'affranchi, avaient été plus au moins rigoureusement exclus. Des milliers d'hommes ne pouvaient être libres en même temps. Pour que Rome se maintint en république, il fallait qu'elle conservât à la tête de son empire et au-dessus de toutes les nations, une nation romaine, seule dominante, élite du monde, peu nombreuse et privilégiée.

Aussi, dès le jour où fut faite la loi Julia, la question fut seulement de savoir si la loi Julia serait ou non prise au sérieux. Si elle n'était qu'une lettre morte, si elle pouvait être ou brisée par la force, comme Sylla voulut le faire, ou éludée par la ruse, comme le fit longtemps le sénat, ou délaissée par l'indifférence de l'Italie, comme il arriva longtemps pour un certain nombre de cités, Rome pouvait demeurer en république. Mais si l'Italie tout entière acceptait la loi Julia et la relevait contre l'épée de Sylla ; si, à l'encontre des ruses du sénat d'Italie, non contente des immunités et des privilèges personnels du citoyen romain, prétendait à des privilèges politiques et voulait l'égalité complète, effective et sérieuse avec les Romains de Rome : ce jour-là l'empire était fait ; Le droit de suffrage, partagé entre 500.000 ou un million de citoyens, était forcément aboli[98]. La démocratie victorieuse devait se compléter par un empereur.

En tout, même avec la presse et les formes modernes, la démocratie est-elle bien compatible avec la liberté ? Le pouvoir absolu n'est-il pas sa forme propre, même la plus tutélaire et la plus digne ? Les sociétés, quoi qu'on fasse, ne seront jamais gouvernées, en réalité, par huit ou dix millions de suffrages, parfaitement égaux. Ne voyons-nous pas en certains pays quelle anarchie matérielle et souvent quel abaissement moral entraîne la démocratie extrême jointe à l'extrême liberté ? Dans l'antiquité au moins, où il n'y a plus une aristocratie qui délibère, il faut un maître qui décide. Si la démocratie païenne était une bête sauvage, autant valait qu'elle fût muselée.

Au moment dont nous parlons, Rome est donc dans l'attente de son maître, et ce maître que l'on prévoit sans le connaître, les uns le combattent d'avance, les autres travaillent à le servir ; les plus hardis veulent l'être.

Voilà donc l'immense prix offert aux ambitions romaines ! Ne vous étonnez pas si cette époque de dissolution réveille tant de génies, active tant d'intelligences, met au jour tant d'ardentes passions. Ce n'est pas une sphère ordinaire que celle où s'agitent un César, un Pompée, un Cicéron, un Catilina, un Caton, et, dans un rang inférieur, les Clodius, les Curion et tant d'autres. Ces hommes nés pour aspirer à tout, fiers de leur noblesse ou impatients de leur obscurité, exaltés par une éducation emphatique et brillante ; tous appelés à combattre, l'un par son épée contre un Mithridate qui ressuscite en quelques jours des armées de 300.000 hommes ; l'autre par sa parole, au milieu de l'Italie assemblée, parmi les angoisses de l'éloquence et les inquiétudes de la candidature, à cette tribune où un geste mal interprété de l'un des Gracques fut puni de mort tous ont une fortune à faire ou à doubler, des ennemis à écraser, des passions effrénées à satisfaire ; tous peuvent se croire appelés à ce pouvoir qui n'appartient à personne, mais que tout le monde attend, au pouvoir absolu dans la cité qui gouverne le monde.

Toutes les proportions s'agrandissent. Un propréteur (un préfet, dirions-nous) est le monarque d'un vaste royaume, Pompée, chargé de la guerre des pirates, devient autocrate de la Méditerranée, a pleine puissance sur tout être humain depuis les colonnes d'Hercule jusqu'en Cilicie, et dans les terres jusqu'à vingt lieues de distance ; tous les trésors lui sont ouverts ; il peut lever partout des armées et des vaisseaux. Voilà ce qu'est un simple commandement sous la domination romaine.

Et auprès de telles espérances, que de périls ! les haines personnelles combattent en ligne parmi les haines politiques. J'ai dit quel duel est l'accusation où l'on met comme enjeu ses biens, sa liberté, ses droits ; comme disent les Romains, son salut et sa tête. Aux jours plus funestes, la table de proscription remplacera le bulletin du juge ; le sicaire sera seul accusateur, et le fugitif s'estimera trop heureux s'il a gardé auprès de lui le stylet de ses tablettes ou l'épée de son fidèle affranchi. Depuis la mort de Sylla jusqu'au règne d'Auguste, je ne vois guère un homme quelque peu notable mourir dans son lit[99].

Ces craintes et ces espérances remuaient surtout les familles patriciennes ; ces nobles déchus souriaient à l'idée de se relever par une révolution. Quelque conquête que la démocratie eût faite dans les lois, la puissance du nom gardait sa force. Deux patriciens, deux Cornélius, Cinna et Sylla avaient été tour à tour tyrans de Rome — je donne à ce mot sa signification antique : l'homme qui usurpe le pouvoir dans un état libre — : le complice de Catilina, Lentulus, qui était aussi de la gens Cornelia, trouvait dans les livres sibyllins qu'un troisième Cornélius devait régner dans Rome. Catilina vieux noble, César fils de Vénus, aspiraient hautement à l'empire, tandis que le plébéien Pompée n'osait y marcher que par des détours. Si Rome devait avoir un maître, au moins voulait-elle que ce maitre fût du sang de quelque dieu ; le sang des dieux ne lui manquait pas : ce qui du reste n'empêcha point que tous ces patriciens aspirants à la royauté aboutissent à donner l'empire au très-plébéien Octave.

De plus, soit que la ruine de leur fortune fit d'eux les chefs naturels de tout ce qui n'avait rien, soit que leur dédain pour la finance leur fit préférer les humbles habitués des rostres et des marchés ; ces hommes, dont les pères avaient été les rigides défenseurs de la vieille aristocratie, devenaient les avocats du peuple. Un Caton, un Cicéron, un Pompée, ces nouveaux venus, ces Muses, ces gens d'Arpinum, pouvaient bien prendre pour le vieux sénat de Rome leur sénat de parvenus, et défendre comme légitime héritière de l'aristocratie ancienne leur aristocratie de fraîche date. Mais un Catilina et un César trouvaient la plebs de meilleure compagnie et l'Italie plus romaine ; un descendant des Appius, ces farouches défenseurs de la prérogative du sénat, Clodius, se faisait plébéien pour être tribun du peuple ; un Cornélius Dolabella en faisait autant. Dès les premiers temps de Rome, les Mélius, les Manlius, tous ceux qu'on accusa de vouloir parvenir par la popularité à la tyrannie, avaient été des patriciens ; et en général les démagogues les plus fougueux, comme les Gracques, sont nés aristocrates, et, comme Mirabeau, le sont restés de cœur.

En tout, ce siècle est l'agonie de l'antiquité. Toute nationalité englobée dans la nationalité romaine, tout patriotisme réduit au patriotisme romain, toute liberté, toute foi et toute vertu, refoulée dans la liberté, la foi et la vertu romaine, expiraient maintenant avec Rome elle-même.

Nous sommes faits pour comprendre ces temps de révolution ; nous avons payé assez cher notre expérience. Pour peu que nous y regardions, nos partis et nos passions politiques se retrouvent là Tant est vraie l'éternelle similitude de l'homme ! Le premier mouvement en lisant l'histoire est de trouver toutes les époques différentes, le second est de les trouver toutes pareilles. Ôtez le costume, détachez la toge, ouvrez le manteau ; ce n'est plus le Romain, le Français ni le Chinois : c'est l'homme ; les mêmes passions, la même intelligence, la même vie. On a étudié l'histoire bien petitement quand on n'a pas compris cela. Si l'on ne s'arrêtait à l'habit, si la manie de la couleur locale et le pittoresque maniéré de l'histoire ne nous trompaient, comme on découvrirait bien vite, dans ces races qui semblent autant d'espèces différentes, l'unité première du genre humain !

L'étude de cette époque me paraît une des plus instructives et des plus politiques. Nul temps de révolution, sans excepter notre siècle, ne nous est enseigné par d'aussi précieux monuments. César a écrit ou fait écrire ses campagnes, modèle de précision et de bon sens, où sous la simplicité du soldat se cache, mais souvent se trahit, la finesse de l'homme d'état. Salluste, l'homme lige de César, écrivain qui semble tenir des publicistes modernes, qui a leurs vues ingénieuses et souvent aussi leur pédantisme[100] ; Salluste, retiré des affaires, occupé à mettre sa réputation sous un jour favorable et à moraliser le passé de son parti, est, à ce point de vue, un des plus curieux raconteurs des temps anciens. Deux Grecs, Plutarque et Dion, suspects, l'un d'admiration, l'autre de dénigrement envers la république romaine, sont dignes d'être lus ; fiez-vous au panégyriste plutôt qu'au détracteur, il y a toujours plus de bonne foi, de désintéressement, de vérité dans l'enthousiasme que dans la satire. Mais le grand historien de ce temps est Cicéron : sans parler de ses harangues, quelle autre époque nous a laissé des lettres écrites à un frère, à une femme, à un intime ami, sur les événements de chaque jour, par l'homme le plus instruit et le plus sensé de son temps, le plus impartial par nature, le moins aveuglé par l'amour de son parti, observateur d'autant plus fidèle qu'il est forcément politique indécis ! — Et au contraire, de notre révolution toute chaude encore, que reste-t-il, sinon des journaux et des pamphlets ; puis, sous le nom de mémoires, encore des pamphlets et des journaux, toujours le mot d'ordre des partis, leurs colères et leurs admirations officielles ? Tandis que ceux-là s'en vont qui ont vu cette époque et la savent véritablement, que l'écho de leur voix n'est pas recueilli, qu'avec eux s'en va cette histoire si voisine de nous, mais qui, écrite trop tôt, n'est comprise de personne parmi ceux qui naissent, et dans cinquante ans, malgré ses matériaux immenses, ses monceaux de journaux et son chaos de renseignements officiels, sera de toutes, je le crains, la plus embarrassante à écrire et la plus mal connue !

Je ne dis rien des modernes qui ont éclairci les derniers temps de la république romaine. ; des travaux de l'Allemagne, qui depuis un demi-siècle ont jeté sur les antiquités de Rome une lueur toute nouvelle, trompeuse parfois par trop d'imagination et de hardiesse, souvent harmonieuse et satisfaisante ; ni d'un précieux travail de patience germanique, où le dernier siècle de l'histoire romaine est raconté gens par gens, famille par famille, homme par homme[101] ; du coup d'œil prompt et enthousiaste de M. Michelet ; des travaux dont M. Amédée Thierry nous a fait connaitre quelques portions.

Je tâche de mettre à profit ces lumières, non de les accroître ; ou si je prétendais y ajouter quelque chose, ce serait tout au plus par la patience de l'examen et la lenteur du jugement.

 

 

 



[1] Pline, Hist. nat., VII, 25, d'après le compte de César.

[2] Salluste, in Catilina, 10.

[3] V. surtout Appien, de Bello civili, I, 7 ; II, 10 ; Plutarque, in Gracch., 8, 9. Sur les châteaux (arca) de l'ancienne féodalité romaine, V. Denys d'Hallic., V... ; Tite-Live, V, 44. Sur les armées de clients, V. la célèbre expédition des Fabii auprès de leur château de Crémère.

[4] Sur cette origine de la possession prétorienne, V. les travaux pleins de lumière de Savigny, Recht des Besitzes ; Niebuhr, tome III, et le savant ouvrage de M. Giraud, De la propriété chez les Romains.

[5] Reduci plebs in agros unde poterat nisi possidentium expulsione qui ipsi pars populi erant ? Et tamen relictas sibi a majoribus sedes quas jure hæreditario possidebant. (Florus, III, 13.)

[6] Au moins pour une partie de ces terres. Ainsi Atticus payait quelque chose pour les siennes, Térentia ne payait rien. Cicéron, ad Attic., II, 15. V. sur tout ceci Plutarque et Appien, ibid. ; Cicéron, Brut., 36 ; Appien, I, 27.

[7] Horace, Epist. I, 1. Pline, Hist. nat., XXXIII, 2. Pline, Epist., I, 17. V. l'évaluation du sesterce aux différentes époques dans M. de La Malle, Économie politique des Romains, liv. I, c. 7. Quant au talent, je l'évalue toujours à 6.000 deniers romains, d'après Pline, Hist. nat., XXXV, 15.

[8] V. pour l'éloge, Pro lege Manilia, et presque toutes les harangues ; pour la critique, la correspondance avec Quintus, entre autres, I, 1, § 2. — Nosti consuetudinem hominum, leurs rancunes, etc. (Fam., I, 9.)

[9] Suétone, in Cæsar, 40. Solin, 1. Macrobe, I, etc.

[10] Non duo esse hominum millia in civitate qui rem haberent. (Cicéron, de Off., II, 21.) Ce mot ne doit peut-être pas être pris à la lettre, mais il est à remarquer que Cicéron, tout en blâmant Philippe de cette parole dangereuse, n'en conteste pas la vérité.

[11] Appien, I, 7. V. Sénèque, Pline, Horace, etc.

[12] Appien, ibid.

[13] Varron, de Re rustica, III, 10. Cet écrit est de l'an de Rome 718.

[14] Sur cette diminution de la culture, V. liv. VI, 12, Plutarque, in Gracch., 8 ; Cicéron, pro Roscio Am., 18 ; Columelle, I, Prœf. II, 12. La plus grande partie de l'ager publicus était en pâturages. Varron, de Re rustica, V, 36. Pline, Hist. nat., XVIII, 3.

[15] Une noble dame écossaise renvoya 15.000 habitants de ses terres pour les convertir en pâturages. Sismondi, Études, t. I, p. 213.

[16] Cum libertis et colonis. (Salluste, Catil., 62.) Servis, libertis, colonis (Cæsar, Bell. civ., I, 34, 56.) Servos, pastores. (Ibid., I, 24, IV, 3.) Cicéron, Fragm. in toga candida.

[17] Servili imperio patres plebem exercere..., de vita et tergo more regio consulere, agro pellere.... (Salluste, Fragm. I, 9.) — Quicumque propter plevitatem agro publico ejecti sunt... Hemina : cité par M. Giraud, — Plebeios.... paulatim agris expulsos. (Salluste, Lettre politique, II.)

[18] Vous vous croyez assez libres, dit un tribun au peuple de Rome, parce que vous n'êtes pas frappés de verges, parce que les riches, vos maîtres, vous laissent encore aller et venir librement. Il n'en est pas de même des citoyens des campagnes leur sang coule sous la verge au milieu des querelles des grands ; on les donne en présent aux magistrats qui vont dans les provinces. (Discours de Licinius Macer, dans Salluste.)

[19] V. Cat. et Tib. Gracch., apud Aulu-Gelle, X, 3, 5.

[20] V. Cicéron, de Lege agr., II, 26, 27, 36 ; de Rep., II, 6 ; Strabon, V et VI ; Denys d'Hallic. ; Pline, Hist. nat., III, 5 ; Tite-Live, VI, 12 ; Plutarque, in Gracch., III, 2. La Gaule et l'Espagne bien plus salubres que l'Italie. Cæsar, Bell. civ., II, 2. Sénèque., Ep. 105. Martial, IV, 60. Insalubrité de Rome. Horace, Ep. I, 7, in princ. Cicéron, ad Att., XII, 10. Tite-Live, VII, 8. Sénèque, Ep. 104. En parlant des époques postérieures, j'indiquerai le chiffre de la population probable de l'Italie.

[21] In Verrem. De Provinciis Consularibus. In Pisonem, etc. V. aussi la lettre officielle à Quintus, I, 1.

[22] V. sur le proconsulat de Cicéron en Cilicie, Cicéron, ad Attic., V, VI, 5 et sqq. — Fam., II, 10, 17 ; III, 1 et sqq. ; IX, 25 ; XV, 1 et sqq.

[23] Adventu meo revixisse. (Cicéron, ad Attic., V, 10.)

[24] Conventus civium Roman... Conventus agere. (Cæsar, Bell. gallic., I, 54 ; Bell. civ., II, 20, 36 ; III, 9, 21.) Suétone, in Cæsar, 7, 30, 56 ; in Galba, 9.

[25] Cicéron, ad. Attic., VI, 1, 2.

[26] Quelques traces de vie municipale dans les campagnes Festus v° vici. Cicéron parle des collèges de la campagne (pro Domo, 28) et Horace de son hameau :

....Habitatum quinque focis, et

Quinque bonos solitum variam dimittere patres.

[27] Rome ! Rome ! c'est elle qu'il faut habiter, Rufus, c'est dans sa lumière qu'il faut vivre. Il n'y a pas de gloire à gagner au dehors, pour peu qu'on puisse s'illustrer à Rome. Cicéron, Fam., II, 12.

[28] Salluste, Catil., 38, énumère très-bien tous ces éléments de désordre qui se réunissaient à Rome. In Romam sicut in sentinam confluxerant. V. aussi Appien ; Suétone, in Auguste, 42.

[29] Juvénal.

[30] Roma, dit Q. Cicéron, urbs ex nationum consensu constituta. (De Petitione consulat.)

[31] V. Cicéron, de Lege agrar., I, 4.

[32] Libanius, p. 366 ; Themist., Orat. 6.

[33] Tite-Live, II, 84.

[34] Salluste, ibid. Appien, Bell. civ., II, 1.

[35] Je suppose les femmes et les enfants au-dessus de onze ans compris dans ce nombre. V. Suétone, in Cæsar, 41, in Auguste, 41. D'après le coût des frumentations (v. ci-après), on peut supposer que le nombre des parties prenantes était, en 686, de 125.000 ; en 694, de 166.000.

[36] Concionalis hirudo ærarii. (Cicéron, ad Attic., I, 16.)

[37] Pline, Hist. nat., XVIII, 3. L'as valait environ un sou.

[38] L'once est le douzième de l'as. Le boisseau (modius) est de 8 litres 67 cent.

[39] 5.831.250 francs. Mais Plutarque ne paraît pas bien d'accord avec lui-même. V. Plutarque, in Cæs., in Caton.

[40] Cicéron, pro Sextio, 25. Il consacra donc à ces distributions 10 millions de deniers sur 50.

[41] Duces multitudinis qui pretio remp. vexare solebant. (Salluste, Cat., 38.)

[42] Denys d'Hallic., IV. Suétone, in Auguste, 42.

[43] Pétrone, 57. Tite-Live, XLI, 8.

[44] Tacete, quitus Italia noverca !

[45] Cicéron, de Lege agrar., II, 28, 29.

[46] Cicéron, pro Cæcina, 32 ; pro Domo, 33.

[47] Cicéron, in Catil., II, 9. Appien, de Bell. civ., II, 17. Varron, II, 9 ; III, 10.

[48] Cicéron, de Leg. agrar., passim.

[49] Agri pleni periculi, pleni invidiæ. (Cicéron, de Lege agrar., I, 5 ; II, 26 ; II, 2)

[50] Cicéron, de Lege agrar., III, 4.

[51] Cicéron, de Lege agrar., III, 3.

[52] Cicéron, de Lege agrar., II, 28, 29.

[53] Cicéron, de Lege agrar., III, 4.

[54] V. cette interprétation de la loi Julia très-bien établie : Giraud, II, 3, § 3, d'après Cicéron, pro Balbo, 8.

[55] Suétone, in Cæsar, 42.

[56] Cicéron, pro Milone, 19, et ailleurs.

[57] Exhauriendam esse urbem, quasi de sentina quadam, non de optimo civium genere loqueretur. (Cicéron, de Lege agrar., II, 26.)

[58] Gratia, libertas, lux Reipublicæ, suffragia, Forum, ludi, festi dies, etc. (Cicéron, de Lege agrar., II, 27.)

[59] Cicéron, de Lege agrar., III, 4.

[60] Cicéron, de Lege agrar., II, 30.

[61] Cicéron, Philipp., II, 33 et sqq. ; id., de Legibus, III, 12.

[62] De 1789 à 1830 seulement. (V. dans la Revue européenne, t. I, page 359, l'extrait d'une brochure du baron de Miltitz). Et bien d'autres depuis !

[63] Appien, II, 17.

[64] Sénèque, de Clementia, I, 24.

[65] Cæsar, de Bello civili, III, 5.

[66] Salluste, in Catil., 31. Cicéron, in Cat., II, 12.

[67] Cicéron, in Toga candida.

[68] Suétone, in Cæsar, 8. Dion, 54.

[69] Cæsar, ibid., I, 14.

[70] Nomen amicorum in petatione latius patet. (Q. Cicéron, de Petitione, 4, 5.)

[71] Cujusque generis amici. (Id.)

[72] Omnem Italiam memoria descriptam habere. (Id.) V. aussi Cicéron, pro Murena, pro Milone, et alibi passim, principalement in Verrem, II, 52.

[73] Qui cadit formula, cadit a toto.

[74] Romani veteres atque urbani sales... mirifice capior facetiis maxime notratibus... antiqua et vernacula festivitas. (Fam., IX, 15.)

[75] De media potare die. (Horace.)

[76] Un sénatus-consulte, proposé par Caton en 703, fixe le taux légal à 12 pour 100. L'usure alla parfois jusqu'à 48. Cicéron, ad Attic., V, 21 ; VI, 15.

[77] Plutarque, in Cæsar. Pline, Hist. nat., XXVI, 15. Valère Max., IX, 1. Velleius Paterculus, II, 48. Cicéron, Philipp., II, 37.

[78] V. Appien, de Bell. civ., II. Cicéron, ad Quint., II, 15 ; ad Attic., IV, 15.

[79] La prison que nos aïeux ont établie vengeresse des plus grands crimes. Cicéron, in Cell., II, 12. Silanus, cherchant à revenir sur son avis, déclare qu'en votant la peine la plus grave contre des sénateurs, il a entendu la prison (dans la délibération sur les complices de Catilina). Plutarque. Et César propose horribilem custodiam. Salluste, Cicéron, Catil., IV. Sous les empereurs mêmes, les jurisconsultes interdisent l'usage de la prison perpétuelle. Ulpien, Digeste, XLVIII, tit. 19, l. 8, § 9 de Pœnis. Callistrate, ibid., I, 35. V. aussi 3, de Custod. reor.

[80] Libera custodia, φυλακή άδεσμος. Tacite, Annal., VI, 3, 4 ; V, 8. Dion Cassius, LVIII. Salluste, Cat., 47. Cicéron, Catil., I, 3. Suétone, in Vitell., 2. Tite-Live, XXXIX, 14.

[81] Cum tot pariter et tam nobiles Forum coarctarent ; cum clientelæ quoque et tribus et municipiorum legationes et partes Italiæ periclitantibus adsisterent ; cum... crederet populus Romanus sua interesse... (Tacite, de Causis corruptæ eloquentiæ, 39.) V. sur le changement qui s'opéra depuis dans les formes extérieures de l'éloquence, les belles pages de ce Traité (38 et 39) et Quintilien plein de détails curieux.

[82] 300 au temps des Gracques. Par la loi de Pompée, en 697, 350 selon Paterculus, II, 70 ; 850 selon Cicéron, ad Attic., VIII, 16.

[83] Cicéron, in Verrem.

[84] Hortensius, pour savoir si on lui manque de parole, donne aux juges payés des bulletins de couleur différente. Cicéron, de Divinat., 24 ; in Verrem., I, 40. Asconius, Ibid. Un dignitaire de la république condamné dit à ses juges : Au moins deviez-vous vous faire mieux payer, vous avez vendu un homme comme moi pour un morceau de pain. Plutarque, in Cic. ; Cicéron, in Verrem, I, 38. V. surtout une curieuse histoire de juges corrompus, Cicéron, pro Cluentio, 25, suivant laquelle un juge se payait 40.000 sesterces (7.800 fr.).

[85] Potestatem de vectigalibus sumptibus, judiciis... paucis tradidit... (Salluste, Lettre politique à César, I.) Et Licinius Mater dans Salluste : Pugnatur et vincitur a paucis... omnia jam concessere in paucorum dominationem.

[86] Suffragia descripta tenentur a paucis. Patimur et silemus, cum videmus ad paucos homines omnes omnium nationum pecunias pervenisse. (Cicéron, in Verrem de suppliciis, 48.) Totus ordo paucorum improbitate et audacia premitur. (In Verr., Act., I, 12. De Aruspicum responsis, 28.)

[87] Respublica in paucorum potentium jus et dominationem concessit. (Salluste, Cat., 20.)

[88] Certior fiebat... id agi paucorum consiliis. (Cæsar, de Bell. civ., VIII, 52.)

[89] Pline, Hist. nat., XXXIII, 10.

[90] Cicéron, in Verrem ; de Divinat., 5 ; in Actione, I, 18.

[91] Pline, loc. cit.

[92] Cicéron, de Lege agrar., III, 1. Ce sont, on le suppose, les deux Lucullus, Crassus, Metellus, Hortensius, Philippus et Catulus, tous enrichis par les proscriptions. — De simples soldats avaient un faste royal. (Salluste, Catil., 38). Un centurion possédait 10 millions de sesterces. César et Caton firent un peu rendre gorge à ces spoliateurs, à ceux du moins qui avaient eux-mêmes pris part aux meurtres (Plutarque, in Cœs. in Cat.). La fortune était à des hommes ignobles et décriés ; la république était malade ; qui le voulait pouvait la renverser, Plutarque, in Cicer.

[93] Cicéron, de Legibus, II, 13.

[94] Piscinarii... tritones... qui se digito putant ccelum attingere si barbatos mullos in piscinis habeant... stulti qui credant piscinas, republica perdita, servare. (Cicéron, ad Attic., I, 18, 19 ; II, 2.)

[95] Sur cette jalousie contre les hommes nouveaux, Q. Cicéron, de petitione consulatus, 4.

[96] Cicéron approuve cette loi. De Legibus, III, 11.

[97] Cicéron ajoute : En effet, les querelles des hommes puissants ne finissent d'ordinaire que par la destruction universelle ou par le règne du vainqueur. Il cite Cinna et Octavius, Marius et Sylla. Sylla, qui a rétabli la république, a exercé pourtant la puissance d'un roi. De Aruspicium responsis, 19, 25, 27, 28. Et Tacite : Marius et Sylla triomphèrent de la liberté et la remplacèrent par le souverain pouvoir... Pompée fut plus caché sans être meilleur, et depuis, on ne lutta plus que pour savoir qui serait le maître. Hist., II, 38. Sur les prévisions de Cicéron, qu'il préfère, à bon droit, à celles des augures, V. ad Attic., VIII, Il ; IX, 7, 10 ; X, 7, 14. La république est perdue. Nous luttons sans aucune espérance. X, 2. J'ai jugé en inspiré de la chose publique (me de rep. nisi divine cogitasse), elle a péri par la tempête que j'avais prévue quatorze ans à l'avance, X, 4. Notre divination ne nous trompe pas... et tout ce qui suit. Fam., VI, 6. C'avait été avant lui la prévision de l'orateur Antonius, Fam., VI, 2.

[98] Le cens de l'année 683 de Rome donna 450.000 citoyens. Liv., Epist. XCVIII.

[99] Lucullus me parait avoir été le seul, et encore pas sans un soupçon de poison. On remarque que tous les meurtriers de César périrent par l'épée. Suet., in Cæs., cap. ult. — Le mot : Il a acheté le cheval de Seïus devint proverbial. Le premier mitre de ce beau cheval., Seïus, condamné à mort par Antoine, périt dans des tourments affreux ; Dolabella qui l'acheta ensuite 100.000 sesterces, assiégé dans le cours des guerres civiles, se donna la mort ; Cassius prit ensuite le cheval, et se tua à la bataille de Philippes. Aulu-Gelle, III, 9.

[100] Ego adolescentulus, initio... ad remp. latus sum. (Catil., 3.) Atq. in ea cognoscenda magnam multamque curam habui, etc. Lettre politique, I, in princ. — Et plus bas : J'ai donné peu de temps aux armes, à la chasse, aux chevaux ; mais j'ai fortifié mon esprit ; j'ai lu et écouté ; j'ai compris comment les empires, les cités, les nations, sont arrivés à leur plus haut point de gloire, etc. V. aussi Catil., 4, et alibi, passim.

[101] Geschichte Roms, etc. Histoire de Rome, dans son passage de la république à la monarchie, ou Pompée, Cicéron, César et leurs contemporains, — dans l'ordre des races, — par Drumann, 1830-1838. J'ajoute ici l'excellente Histoire romaine de M. Duruy (1844).