LES CÉSARS JUSQU'À NÉRON

 

PRÉFACE LA PREMIÈRE ÉDITION.

 

 

Les essais qui vont suivre, et dont quelques-uns avaient déjà paru à différentes époques, embrassent toute la période pendant laquelle régna, la famille des Césars. Un tableau de la société et des mœurs terminera ce travail, et achèvera la peinture de ce siècle, qui commence avec Jules César et finit avec Néron.

Ce travail, fait à des temps divers, peul manquer d'unité quant à la forme. Au moins a-t-il été fait sous l'influence d'une même pensée. C'est le moment d'en dire un mot.

La science de l'histoire a fait de nos jours d'incontestables progrès. Un don particulier à notre siècle, c'est de savoir, au besoin, s'oublier et faire abstraction de lui-même pour s'identifier à autrui. Il s'est épris à la fois de tous les siècles qui l'on précédé ; il a imité leurs arts ; il a relevé leurs monuments ; il s'est fait le traducteur universel de tous les souvenirs, l'éditeur de toutes les grandes œuvres. Sous cette influence, l'histoire a été autrement comprise qu'elle ne l'avait été jusque-là Au lieu de l'enchaînement de quelques faits, le plus souvent recommandés à notre souvenir par leur apport avec le présent, nous avons appris à trouver, sous la plume de quelques écrivains supérieurs, une entière résurrection du passé. Ils ont évoqué de leurs tombes couvertes de mousse les anciens chevaliers nos pères ; ils nous ont appris leur langue ; ils nous ont fait vivre de leur vie ; ils nous ont fait voyager par les siècles, plus loin de notre patrie et de nous-mêmes que lorsque nous voyageons par le monde. Les noms propres ne viennent pas aisément sous ma plume : l'éloge est suspect, la critique ne me regarde pas. Ici d'ailleurs est-il besoin de nommer ? Depuis vingt-cinq ans, la science de l'histoire s'est renouvelée. L'Allemagne, avec sa hardiesse aventureuse, s'est embarquée de prime abord, comme ses aïeux les Scandinaves, sur le vaste océan de l'antiquité et des origines ; elle a mené sa nef toucher à toutes les plages ; elle abordé et la Grèce mythologique, et la Rome conjecturale, et l'Inde mystérieuse, et quelque chose, s'il se peut, de plus caché et de plus inconnu. En France, avec la promptitude de notre coup d'œil et la ténacité de notre logique, nous avons jeté la bas notre histoire, comme nous avons jeté à bas notre société ; nous sommes occupés à refaire l'un et l'autre : puisse notre société se reconstruire aussi vite et aussi bien que notre histoire ! L'Angleterre est venue en aide à cette œuvre par le roman, gracieux engagement à la science, séduisant exemple dont l'imitation est trop commode, et dont les banales copies allaient pervertissant l'intelligence historique, si la lassitude ne fût venue. En un mot, jamais chaque époque, chaque pays n'avait été, dans sa vie propre, plus étudié et plus compris ; et si, comme le dit Fénelon, en fait d'histoire, nous ne pouvons tenir la vérité que par fragments, jamais du moins nous n'avions tenu autant de fragments de vérité.

Mais il y a dans notre na ure un besoin d'unifié, un désir de l'absolu, qui nous empêchera toujours de nous contenter de tels résultats ; nous voulons avoir le dernier mot de l'énigme, connaître la philosophie de toute cette science et l'unité de tous ces fragments. Ici, depuis longtemps, une double question avait éveillé là pensée humaine. Bossuet, d'un côté, a cherché dans les événements leur but et leur fin ; il les montre tous conduits par la Providence vers l'éternel objet de ses desseins ; il assigne au monde la grande fin de son être, et il le fait voir mené vers cette fin par une pensée qui sait tout y faire concourir. D'un autre côté, Vico le premier, je crois, chercha, non sans génie et sans hardiesse, si quelque loi constante, nécessaire, mathématique, réglait la marche des choses ; si le retour de certaines phases, en différents temps et en pays différents, n'était pas obligé et prévu comme les révolutions des astres ; il voulut découvrir la règle qui gouverne la vie des peuples. Il cherchait la loi de l'histoire ; Bossuet, en avait cherché le but. L'un considérait les nations en elles-mêmes et les événements comme les phases de leur vie ; l'autre ne les voyait que comme instruments, et s'inquiétait peu de leur caractère et de leur sort, quand il avait touché le point important et fait voir leur utilité dans les desseins de Dieu : diversité de point de vue qui n'entraîne pas, du reste, la contrariété des doctrines ; ce sont deux aspects divers d'une même chose, deux questions posées sur le même sujet, deux études compatibles l'une avec l'autre.

Mais cette loi que cherche Vico, a-t-il découverte ? Dans l'antiquité, sa présence paraît manifeste ; la vie des peuples est bornée par le temps, presque régulière dans sa. marche, presque uniforme dans ses phases ; elle a son cours, ses phénomènes, ses périodes, je dirais presque sa physiologie, comme la vie de l'homme ; et ces rapprochements entre les âges de l'homme et les âges d'un peuple, l'enfance, la maturité, la vieillesse de l'un et de l'autre, sont familiers à la, sagesse antique. Mais chez les peuples chrétiens en est-il de même ? Déjà ils comptent plus de siècles d'histoire positive que n'en compta l'antiquité — et ce qui leur est particulier, c'est que leur histoire est positive dès le jour où ils sont chrétiens —. Pendant ces siècles, la loi de leur existence s'est-elle révélée à nous ? Avons-nous signalé leurs différents âges ? Leur grandeur a-t-elle constamment amené leur déclin ; le déclin, la mort ? N'ont-ils pas eu chacun et plus d'une vieillesse et plus d'un retour à la virilité ? Remarquez que pour les formes politiques, pour les institutions, pour les empires, pour tout ce que l'homme a créé, l'antique loi de progrès et de déclin, d'enfance et de vieillesse, a subsisté ; les peuples seuls lui échappent : les puissances tombent et les peuples restent, empire croule sans entraîner la nation. Les nations abaissées et comme vieillies se relèvent ; les nations tombées ne désespèrent pas et comptent toujours sur leur avenir ; leur jeunesse se renouvellera comme celle de l'aigle. Il semble que les peuples chrétiens soient immortels ; et, en effet, comptez-vous beaucoup de peuples chrétiens  qui aient disparu de l'histoire ?

C'est que la vérité nous a affranchis, c'est que les lois fatales de l'antiquité ne pèsent plus sur nous ; c'est peut-être que le genre humain a repris son libre arbitre, et que le libre arbitre de l'homme, ondoyant et divers, sans pour cela concourir moins aux desseins de Dieu, ne se soumet pas aux lois mathématiques qui régissent le monde matériel ; c'est peut-être aussi que la mort, ayant perdu son aiguillon, il ne doit plus rien y avoir de fatal ni d'irrémédiable ; rien n'est dû au néant. C'est enfin que, l'unité des nations s'étant fondue dans la grande unité chrétienne, il n'y a plus de nations aux yeux de la Providence ; plus de peuples, en tant que peuples, à récompenser et à punir ; plus de générations solidaires pour les générations précédentes ; il n'y a, à bien dire, qu'un seul peuple et un peuple immortel, le peuple chrétien.

Pour avoir négligé cette différence, Vico, si ingénieux et si frappant de vérité quand il parle des nations antiques, tâtonne lorsqu'il s'agit des peuples modernes. Bossuet demeure, au contraire, fermement appuyé sur la pierre angulaire de sa pensée. Son époque était moins avancée que la nôtre dans la science historique proprement dite ; mais il amène l'histoire à une généralité assez haute pour que cette ignorance de quelques détails perde de son importance. Et en même temps il l'éclaire par trop de génie et trop de foi, pour qu'en face de cette lumière une erreur grave puisse subsister. Bossuet dit quelque part : Notre siècle est plein de lumières[1], et peut-être le dit-il à meilleur droit que nous, parce que son siècle avait pour lui cette rectitude de sens et cette liberté d'esprit qui tient au calme intérieur et vaut beaucoup de science.

En effet, notre siècle est venu, plus riche de connaissances, mais moins calme et moins recueilli, trop hâtif pour être philosophe : aussi, en tout, c'est le côté philosophique auquel nous prétendons davantage et qui nous manque le plus. Une certaine préoccupation de finir empêche l'esprit de comprendre jusqu'au bout ; on n'a pas le temps d'approfondir, on devine. On pense à demi ; le mot est à peine né sur les lèvres, que déjà il est accepté comme une idée. Concevoir, énoncer, définir, tout cela demande bien du temps ; qui s'en occupe sera volontiers montré au doigt comme idéologue. Sous cette influence, la philosophie de l'histoire, comme toute philosophie, est devenue plutôt éloquente que précise, plutôt emphatique que sérieuse : et cette double question, qui exerçait le génie de Bossuet et celui de Vico, nous n'avons pas pris le temps de la poser, que déjà nous nous trouvons l'avoir tranche d'un seul coup.

La loi de l'histoire, avons-nous dit, et en même temps son but, c'est le progrès. Le progrès, c'est la marche ascendante et indéfinie de l'humanité vers le bien ! L'humanité, c'est le genre humain dans sa vie unitaire, le genre humain formant un seul être et résumant en soi la destinée de tous les hommes !

Mais sur tout cela, que de choses à dire, ou, plutôt, que de questions à faire ? Le progrès, qu'est-il donc ? qui le fait ? Dieu ou l'homme ? la fatalité ou le libre arbitre ?Hélas ! on ne sait guère ; ce sont des abstraction  dont on s'est peu occupé. — Si le progrès est la loi du monde, le monde a donc commencé par le mal ? Le monde marche donc sans cesse vers le bien ? Il n'aura pas de vieillesse, il n'aura pas de déclin ?Mais le bien ou le mal, quel est-il ? Mais le progrès, n'est-ce pas ce que d'autres appellent déclin ? Mais le déclin, n'est-ce pas ce que d'autres nommeront progrès ?

L'humanité ! Mais quoi donc ! faut-il admettre que l'individu n'est pas et que l'homme ne vit que comme une molécule de ce grand tout, l'humanité ? Oui, sans doute, n'hésite-t-on pas à répondre, humanité vit, sent, souffre dans tous les hommes ; elle souffre moins chaque jour, parce qu'elle progresse ; elle arrivera, à force de progresser, à un état presque sans souffrance, à un état que nous appellerions parfait si un état plus parfait ne devait le suivre, et ainsi de suite jusqu'à l'infini. — Et à mesure qu'elle progressera, elle sera indemnisée plus complètement de ses souffrances passées. — Et ainsi, par cette fatale et bienheureuse tendance, l'histoire s'explique, la philosophie est satisfaite ; l'homme n'a rien de plus à demander à la Providence : il n'est pas besoin qu'on lui parle d'une vie hors des sens et hors de ce monde (préoccupation fatigante) ; la vie des sens et de ce monde suffira à elle seule pour satisfaire l'humanité et justifier la justice de Dieu.

Ainsi, je me trompe quand je me crois un être un, indépendant, identique avec moi-même. Mon individualité n'existe pas ; mes souffrances pourront justement être payées à celui qui ne les aura pas souffertes. Ma personne sera indemnisée en la personne de mon petit-neveu. Le sens intime me trompe quand il me persuade de mon unité propre, de la propriété de mes mérites, de mes droits personnels à la justice et au bonheur.

Chose étrange ! il y avait une école philosophique qui ne permettait pas au christianisme de s'appuyer, pour l'explication des destinées humaines, sur cette loi mystérieuse, mais admise par toute l'antiquité, de la solidarité des races ; il avait une école scientifique qui rejetait l'unité d'origine du genre humain ; il y avait une école politique qui s'élevait contre tout privilège héréditaire, et même contre la transmission des biens du père au fils : et de ces écoles est sortie la doctrine de l'unité absolue du genre humain, de la compensation entre les souffrances du père et le bonheur du fils, de la fusion en une seule personne, l'humanité, de toutes les  personnes humaines.

Sans discuter ces doctrines émises, je dirais volontiers chantées, avant d'avoir été perçues et définies, — je demande seulement : qu'en est-il sorti ? Beaucoup de poésie peut-être, des traités de philosophie en forme d'hymnes et d'épopées, — mais en même temps une confusion étrange. Qui prend la peine aujourd'hui de distinguer entre l'humanité et l'homme, entre la raison et le fatalisme, entre la chose et le symbole, entre la métaphore et la réalité, entre l'idée et le mot ? L'esprit humain s'est appuyé sur le vide ; il s'est fait un marchepied de paroles pour atteindre, s'il se pouvait, à une idée. Jamais chaos ne fut plus complet que dans certains livres d'un siècle qui, en sa qualité de siècle positif, abhorre la métaphysique comme nébuleuse — et je ne saurais dire que d'admirables talents, d'imagination, de style, de science, d'esprit surtout, se sont déplorablement consumés sur l'autel du transcendantalisme et du symbolisme, ces dieux inconnus, dieux de la Germanie (pour parler comme Tacite) qui se cachent dans les ténèbres des forêts, et dont la grandeur mystérieuse ne se révèle que par le respect qu'elle inspire[2].

Et pourtant de cette confusion il est sorti de graves conséquences.

Ce qu'on appelle le progrès, ce que j'appellerais le changement, a été reconnu comme la loi universelle des choses. S'il en est ainsi, rien au monde ne saurait lui échapper, pas plus les dogmes que les institutions, pas plus les religions que les sociétés, pas plus les idées que les faits. On a porté, même dans la foi, dans ce sanctuaire de l'immuable et de l'absolu, cette universelle adoration du changement. Il n'y a plus, a-t-on dit, de vérités générales ni de dogmes éternels. Le dogme s'est appelé la forme, tandis que, pour qui veut parler français, le dogme et la forme sont absolument les deux contraires. — Rien n'est vrai que d'une façon relative ; en d'autres termes, rien n'est vrai. — La vérité d'hier n'est pas la vérité de demain ; en d'autres ternes, il n'y a pas de vérité. — Dieu était hier, Dieu ne sera peut-être pas demain ; en d'autres termes, Dieu peut bien ne pas être.

Voilà les tristes et dernières conséquences auxquelles une logique involontaire nous mène plutôt qu'une logique raisonnée. Ces conséquences, nous ne reculons pas devant elles ; nous les enveloppons seulement de quelques nuages ; nous évitons de les accuser sous leur forme précise et philosophique. Nous voulons, ici comme partout, échapper à la réfutation par le vague. Il n'en est pas moins vrai — ce qui par la suite humiliera l'orgueil de notre siècle — que, pour tout soumettre à notre universelle formule de progrès, nous sommes arrivés à la négation de toute croyance, de toute philosophie, de toute vérité ; que nous en sommes venus à dire implicitement — usant, pour ne pas le dire d'une façon plus explicite, de notre phraséologie confuse et de notre style antiphilosophique — que le dogme de l'existence de Dieu, vrai il y a un siècle, peut ne pas être vrai aujourd'hui ; que l'âme humaine, hier immortelle, peut demain ne pas l'être ; qu'on a eu raison de croire à la Providence, et qu'un jour on aura raison de ne pas y croire.

Et nous ne voyons pas que de toues parts, au contraire, nous heurtons l'immuable et l'absolu ? Le monde n'accomplit-il donc pas des lois éternelles ? La géométrie recevra-t-elle jamais un démenti ! Le dogme mathématique cessera-t-il de régir les nombres ? La nature viendra-t-elle à s'insurger contre la gravitation et à secouer le joug de cette vieille loi newtonienne ? L'homme souverain abrogera-t-il à la majorité des voix les formules surannées par lesquelles Dieu gouverne le monde physique ? Notre corps cessera-t-il jamais d'être régi par cette loi mystérieuse de la vitalité qui se cache éternellement à nos recherches ? Notre âme (ou, ce que vous appelez l'homme moral) cessera-t-elle d'être inclinée vers les mêmes pentes, poussée par les mêmes passions, retenue par les mêmes liens ? Et la grande évolution chrétienne elle- même, la seule importante dans l'histoire de l'homme, a-t-elle donc changé sa nature, ou n'a-t-elle fait que lui prêter un secours surhumain ? Dans le monde extérieur des phénomènes, dans le monde abstrait des nombres, dans le monde moral de nos volontés, nous trouvons le dogme, c'est-à- dire l'incommutable. Dans le monde de l'intelligence, nous manquera-t-il ? La sphère des idées, la plus abstraite de toutes, serait-elle donc la seule sans vérité et sans loi ? Quelques révolutions humaines qui ont à peine effleuré la surface du globe étourdissent notre orgueil : mais tout ce que l'homme a changé ou pourra changer en ce monde est imperceptible auprès de tout ce que jamais il ne changera. Nous sommes environnés de lois immuables ; l'absolu pèse sur nous de toutes parts ; les vérités éternelles nous gouvernent en tous sens, notre plus grand désir, comme le plus beau triomphe de notre science, est d'en reconnaître et d'en proclamer une de plus.

Et il y a encore un ordre de vérités que notre système de mutabilité à l'infini nous fait, méconnaître : je veux parler des vérités purement morales, et j'en vais dire un mot dans leur application à l'histoire. Ici, du moins, une idée nette, une conséquence pratique commence à se produire et perce le nuage.

La voici : Si le progrès, dit-on, est fatal et nécessaire ; si le bien-être de l'avenir est mis au prix des souffrances du présent, ne faut-il pas laver de tout reproche ceux qui par les désastres du présent ont instinctivement travaillé au bonheur de l'avenir ? Ils n'ont fait qu'accomplir une loi du destin, une loi même miséricordieuse et clémente ; ils n'ont rien ôté à l'humanité qui ne dût lui être rendu plus tard ; leur devoir a été cruel ; mais comme la Providence, ils ont aperçu le but, et le but excuse tout.

En effet, si le progrès est inévitable, si l'issue en toute chose est nécessairement favorable au progrès, quiconque réussit a travaillé pour le progrès ; quiconque réussit est justifié ; les tyrans ne seront plus que des hommes intelligents qui étaient eux aussi de l'avis du destin, et aimaient mieux l'humanité future que l'humanité présente, leurs arrières-petits-neveux que leurs frères et leurs cousins.

Mais qu'est-ce alors que le juste et l'injuste, le bien ou le mal, la vertu ou le vice, la faiblesse même ou le génie ? Tout cela est absorbé par une fatalité immuable. L'homme ne peut rien sur les choses humaines ; il n'a qu'à les servir, et il est assez vertueux. Il y a au monde des hommes intelligents qui comprennent le mouvement et le suivent ; il y a des fous qui le méconnaissent et lui résistent : voilà tout. L'histoire n'a plus à louer ni à flétrir, à s'occuper des bonnes ou des mauvaises actions ; l'histoire a bien autre chose à faire : à glorifier l'humanité dans son infaillible progrès, quelle que soit la route qu'elle a suivie, à reconnaître et à honorer partout, au bout de toutes les révolutions et de toutes les misères, l'inévitable gravitation du genre humain vers son bien-être.

Il est vrai que la tyrannie ne fait pas seulement souffrir le genre humain ; il est vrai qu'un Robespierre ou un Néron, donneraient-mils au monde, en échange du sacrifice de quelques milliers de proscrits, tout le bonheur matériel possible, n'en auraient bas moins dégradé, avili, abaissé moralement l'humanité. Mais on ne tient pas compte (et c'est une grande faute) de ce malheur moral que les gouvernements tyranniques infligent aux nations ; on ne compense pas avec un bonheur matériel, au moins douteux, une misère et une dégradation de l'âme, qui doit tôt ou tard enfanter le malheur matériel ; on arrive, malgré soi, sans se le dire, sans se l'avouer, par la force des choses ou la force des mots, à séparer le bonheur d'avec la vertu.

J'ai hâte de le dire : ce ne sont pas les doctrines écrites, des dogmes proclamés ; ce sont bien plutôt des tendances auxquelles nous obéissons, de habitudes qui nous dominent. Nous nous complaisons dans cet enchaînement des causes par lesquelles nous déduisons les uns des autres les événements humains ; nous aimons à jouer le rôle de Providence ; nous ne voyons dans les actions que leurs conséquences sociales, et ces conséquences nous paraissent tellement grandioses, que, sans y songer, nous passons l'éponge sur les actions elles-mêmes.

Oserai-je le dire à mon siècle, lui si fier de ses lumières et de sa science, lui qui pense avoir tellement hâté la marche de l'esprit humain ? S'il a quelque chose à apprendre, ce n'est pas la partie la plus mystérieuse de quelque science indéfinie ; dans l'indéfini et dans le vague, personne au monde n'a été plus avant que lui. Ce ne sont pas quelques notions plus transcendantes et plus hardies que les siennes ; pourrait-il y en avoir ? Non ! je lui demanderai au contraire s'abaisser un moment. La morale est quelque chose de bien peu transcendant et de bien vulgaire ; il ne faut qu'une portée d'esprit assez médiocre pour distinguer le bien du mal, la vertu du crime ; en histoire, c'est le sentier battu, la vieille ornière, le lieu commun où chacun s'est traîné depuis Hérodote. Et pourtant, si quelque chose nous reste à apprendre, si quelque chose manque dans l'histoire telle qu'on l'écrit aujourd'hui, c'est tout simplement peut-être cette naïve et vulgaire équité, cette bonhomie d'honnête homme d'un Hérodote ou d'un Rollin ; c'est une appréciation des choses et des hommes, non pas seulement dans leur rapport avec l'histoire de l'humanité, mais aussi dans leur rapport avec notre sens moral et nos habitudes d'honnêtes gens. Voilà humblement ce que je voudrais faire ici, admettant, bien et en toute franchise, qu'il y a des choses plus intellectuelles et plus hautes, n'admettant pas qu'il y en ait de plus utile ni de plus vraie.

J'insiste trop peut-être sur le vague des idées et l'oubli du point de vue moral chez les hommes de talent qui suivent les tendances du siècle. Mais j'aime le talent à ce point qu'il me peine de le voir conduit et dominé, même par son siècle et par un siècle tel que le nôtre. Un excès d'indépendance ne lui sied pas mal, et de notre temps une noble impopularité lui eût parfois été utile. L'opposition contre le pouvoir est une vertu assez peu rare, souvent honorée davantage quand elle est plus facile ; l'opposition contre l'opinion suppose toujours quelque courage. En face de l'opinion, je voudrais le génie factieux plutôt que courtisan : les Bonald, les Chateaubriand, les de Maistre, le spirituel Ch. Nodier, Ballanche, ce génie si contemplatif et si pur, sont des factieux qu'aime assez notre siècle lui-même, et auxquels le siècle suivant pourra bien donner raison. Nous qui sommes la foule, il nous serait plus permis de céder à l'impulsion commune, et de ne pas nous retourner contre ce flot qui nous pousse. Mais, quant au génie, il faut qu'il marelle à notre tête, ou qu'il marche contre nous ; il ne faut pas qu'il nous suive. Je lui voudrais cette devise d'une vieille famille féodale : Contre le torrent ! Le torrent, pourra-t-on me dire, est désormais un beau fleuve, majestueux et puissant, dont le cours égal, quoique irrésistible, emmène avec lui certains génies, même des plus beaux ; certaines âmes, même des plus droites. — Eh bien ! oui, j'excuse ceux qui le suivent : laissez-moi honorer d'autant plus ceux qui lui résistent.

A cet égard, l'époque qui est traitée dans ce livre me semble instructive, principalement pour notre siècle. Elle est un embarras et une épreuve pour ces théories de progrès infaillible dont nous venons de parler. Toute l'antiquité se résume dans cette époque et y vient aboutir ; ce siècle devrait être la gloire et la perfection de l'antiquité ; il en est le siècle le plus misérable et le plus dégradé ; et, par cela même, j'ose ajouter, le plus souffrant et le plus triste. L'humanité, livrée à elle-même, et certes sans que les beaux génies ou les guides puissants lui aient manqué, l'humanité en est venue là à ne vivre que sous la condition d'adorer son dieu Néron. Si l'humanité, autrefois, avait été plus haute, plus morale et plus heureuse, qui l'avait fait descendre ? Et surtout si, plus tard, elle eut plus de dignité, plus de vertus, plus de bien-être que jamais, qui la fit monter

Non ! ce n'est pas elle-même. Ici, nous rencontrons (si une telle citation est permise) ce nœud digne d'un Dieu, et qu'un Dieu seul peut dénouer. Entre l'antiquité et les âges modernes, il eut une autre différence que celle d'une science plus ou moins profonde, d'un progrès plus ou moins grand, d'une philosophie plus ou moins certaine — comme si, du reste, on fût arrivé aujourd'hui, plus qu'il y a deux mille ans, à la certitude philosophique —. Le genre humain, avant le Christ, était déshérité ; c'était le fils de la servitude envoyé comme l'enfant d'Agar, pour souffrir de la soif au désert. Le genre humain a été appelé de la servitude de l'esclave à la liberté des enfants ; il est devenu l'héritier de Dieu et le cohéritier du Christ. Les nations ont maintenant auprès d'elles, même quand elles veulent s'en éloigner, la lumière éternelle et intelligente, à laquelle seule il faudra qu'elles viennent demander la vie, si elles ne veulent pas que leur vie s'éteigne ; elles ont auprès d'elles non-seulement la parole écrite, mais la parole vivante du Christ, cette Église qui a sauvé les nations par la vertu du Christ qui a sauvé les hommes. C'est là tout le secret de notre félicité, de notre vertu, de notre perfectionnement et de notre progrès.

Voilà dans quelle pensée et ans quel but on s'est arrêté si longtemps sur une époque, curieuse à quelques égards, mais bien repoussante par ses crimes et ses turpitudes. Resterait maintenant une seconde moitié du travail ; car le siècle des Césars n'est pas ici tout entier. Il faudrait encore à côté des corruptions du paganisme montrer le christianisme déjà tout parfait dans sa nouveauté. Ici, par le spectacle de ce qu'était le monde quand le christianisme lui manquait, on a cherché à montrer l'utilité sociale du christianisme et les bienfaits que les hommes lui doivent ; là, dans l'histoire même du christianisme, on trouverait la preuve de sa vérité et ce point de vue est plus important encore ; car, si l'on veut juger une religion, c'est sa vérité qu'il faut discuter par-dessus tout. Dans ce nouvel essai, l'écrivain trouverait une compensation à tous les dégoûts et à toutes les tristesses qu'a offerts à ses eux la décrépitude du monde païen, il se reposerait à cette lumière admirable de Dieu qui est la voie, la vérité et la vie au milieu de tout ce qui est divin, de tout ce qui est saint, de tout ce qui est pur.

Mais un tel travail ne saurait être l'ouvrage de quelques jours. Et, comme nous le dit l'apôtre : Nous ignorons ce qui sera demain... Nous devons dire : Si le Seigneur le veut, et, si nous vivons, nous ferons ceci ou cela[3].

 

P. S. En publiant cette nouvelle édition, je n'ai rien à changer et j'ai peu à ajouter à la préface qu'on vient de lire. Je n'ai rien à y changer ; car l'idée ou plutôt le mot de progrès, bien qu'il ai perdu un peu de son crédit, est demeuré une des grandes banalités, un des grands non-sens, des grandes déceptions de notre époque.

Je n'ai rien non plus à ajouter, si ce n'est que j'ai fait ce qui était en moi pour rendre ce livre moins indigne de l'accueil indulgent qu'il a reçu. Cet accueil, je le sais, n'était pas dû au talent de l'auteur ; il était dû tout entier à ce que l'histoire en elle-même a de saisissant, lorsqu'elle est traitée dans sa simple vérité, sans mutilation, sans parti pris, sans prétention de plaidoyer. Les anciens disaient : l'histoire plaît de quelque façon qu'elle soit écrie — historia, quoque modo scripta, placet — ; et il a fallu chez certains modernes un grand effort de bonne volonté et de talent pour rendre l'histoire ennuyeuse.

J'ai tâché donc de donner un caractère plus précis à l'étude des causes qui amenèrent la décadence de la république romaine ; sur cette époque, les fragments nouvellement retrouvés de Nicolas de Damas ont pu être employés avec fruit, pour confirmer bien plutôt que pour rectifier les renseignements des historiens déjà connus. J'ai tâché surtout de développer davantage l'époque d'Auguste, cette époque qui fut celle de la construction de l'empire romain. J'ai dû me rappeler une controverse qui s'est produite, il y a quelques années, sur la manière de juger la révolution opérée par César et par Auguste ; mais j'ai dû aussi me rappeler que cette controverse, soutenue par d'éminents écrivains, s'était ressentie à beaucoup d'égards de la récente impression des événements contemporains. J'ai tâché, après ces écrivains, de traiter la même question, non pas avec une connaissance plus grande du passé (cela n'eût pas été possible), mais avec une moindre préoccupation du présent. Enfin, dans tous les détails de ce livre, j'ai fait ce qui était en moi pour améliorer, rectifier, rétablir, quand il en était besoin, l'exactitude matérielle des faits, et atteindre, d'une manière complète, s'il se peut, à l'exactitude morale du récit.

Du reste, pas plus dans cette troisième édition que dans la seconde, je n'ai cru nécessaire d'ôter à ce livre sa date. Il est de 1841 et de 1843. Bien des expressions, bien des souvenirs, bien des rapprochements peuvent s'y trouver qui sont de ce temps-là et ne sont plus guère du nôtre. Je demande pardon au lecteur de ces anachronismes, inévitables en un siècle qui va si vite.

Seulement, cette différence des temps me suggère une pensée à laquelle il est impossible que je ne donne pas place ici. On lira le dernier chapitre où j'achevais mon labeur par un coup d'œil jeté sur notre siècle et sur ce que j'appelais le paganisme de notre siècle. Ce coup d'œil était triste, j'en conviens, mêlé de douloureux pressentiments et de faibles espérances. Je n'ai pu le relire sans reconnaître avec quelque joie que les espérances avaient eu raison contre les craintes. Nous sommes encore bien loin du but ; mais du moins ces seize années nous ont-elles fait faire quelques pas. Elles nous ont fait voir, après la salutaire leçon de 1848, cet réaction vers l'ordre moral et la foi religieuse, qui pu s'affaiblir depuis, mais dont les fruits subsistent. Elles nous ont fait voir le Christ vénéré, en 1848, par ce peuple de l'émeute qui, en 1830, brisait les croix ; la sainte patronne de Paris reprenant possession de ce temple dont on avait fait le Panthéon de Marat ; la nation à ses heures de périls, sortant des voies révolutionnaires d'autant qu'on avait voulu l'y pousser davantage, et demandant ce jour-là conseil au prêtre et à l'homme de bien qu'elle avait tant ce fois repoussés. Elles nous ont fait voir surtout enseignement, qui n'avait pu être émancipé par les stipulations d'une Charte, émancipé par suit une révolution, et les écoles dépositaires de la foi de multipliant comme par enchantement d'un bout de la France à l'autre ; — la liberté des vœux monastiques conquise par l'assentiment de l'opinion autant qu'obtenue de la bonne volonté du pouvoir ; — la liberté des conciles également rendue à l'Église qui on l'avait si obstinément disputée ; — le chemin de Rome ouvert au clergé, et les voyages épiscopaux, grâce à la vapeur et à la liberté, se multipliant vers cette cité à laquelle on prétendait empêcher autrefois qu'une lettre même pût parvenir. Hors de France, qu'avons-nous vu encore ? La papauté secourue par la France un moment républicaine ; — une guerre infligée à l'Europe, propre sans doute à attrister les cœurs, mais en même temps à retremper les âmes, et montrant dans une nouvelle génération de soldats autant d'héroïsme militaire et plus de foi chrétienne que n'en avait eu la génération précédente. Nous avons vu, il y a peu d'années, non pas un concile sans doute, mais une assemblée d'évêques de tous les points du monde proclamant au Vatican cette doctrine de la Conception Immaculée qui était depuis longtemps l'enseignement de l'Église de France avant de devenir le dogme de l'Église universelle. Et aujourd'hui, voici que les mondes fermés de l'Orient s'ouvrent aux nations chrétiennes, et, pour la première fois depuis le temps de Jean Sobiesky, deux peuples catholiques unissent leurs armes pour la cause de leur foi.

Sans doute il y a bien des ombres au tableau et bien des mystères dans l'avenir. Mais les ombres n'anéantissent pas la lumière, et les périls de l'avenir n'annuleront pas tes conquêtes du passé. Quelles que soient les agitations du moment actuel, je ferme ce livre en 1859 avec de moins tristes pensées que je ne le fermais en 1843. Nous sommes loin, je le sais, d'avoir remonté la pente que depuis un siècle nous avons si rapidement descendue. Nous avons peu de chose à envier à nos pères ; mais, à nos grands-pères, en revanche, nous avons toujours beaucoup à envier. Dieu veuille nous mener plus loin dans cette voie ! Ce n'est pas, j'en conviens, la voie du progrès, tel qu'on le prône aujourd'hui, qu'on le déifie et qu'on l'adore. Mais, à mes yeux obstiné, ce n'en est pas moins la voie du seul progrès digne de ce nom.

Avril 1859.

 

 

 



[1] Explication de l'Apocalypse, dans la préface, 26.

[2] Lucos et nemora consecrant deorumque nominibus appelant secretum illud quod sola reverentia vident. Tacite, Ger.

[3] Jac., IV, 14, 15.