LA RÉGENCE GALANTE

 

XIII. — LES TRAVAUX ET LES PLAISIRS DU DUC D'ORLÉANS.

 

 

Jeunesse de Philippe d'Orléans. — Esprit-fort. — Commensal du Temple. — Le Palais-Royal. — Mariage avec mademoiselle de Blois, légitimée. — Portrait de Minerve. — Carrière militaire. — Ambitions déçues. — On écarte de la cour le neveu terrible. — Le danger d'être un prince savant. — Empoisonneur. — Entretien curieux. — Les amis et défenseurs du duc d'Orléans. — Clameurs populaires. — Les bruits se dissipent. — Portrait du Régent. — Ses travaux et ses goûts d'artiste. — Il se grise trop vite. — Petites et grandes maîtresses ; catalogue : la Desmares, Florence, madame d'Argenton, madame de Parabère, le batelier d'Asnières, madame de Sabran, madame d'Averne, madame de Phalaris. — Les bâtards d'Orléans. — Emploi du temps du Régent. — Les petits soupers. — Chanson du Régent à table. — Familiarité d'un acteur. — Roués et rouées. — Personnel féminin et masculin. — Noms spéciaux. — Orgie et mépris.

 

Étant duc de Chartres, le neveu de Louis XIV avait héroïquement combattu à Steinkerke en 1692. Déjà la renommée de celui qui devait être le Régent était grande en France, et personne ne contestait le courage militaire à un prince de dix-huit ans à peine, né le 4 août 1674. La première fois qu'on s'était occupé de lui, on n'avait eu que des éloges à lui adresser.

Glorieux début, qui le mit en évidence parmi les amateurs d'exploits guerriers, el qui, par beaucoup de gens, le fit considérer comme un digne petit-fils de Henri IV.

Peu après, le duc de Chartres acquit un autre genre de renom, celui d'esprit-fort ; il fut un convive des soupers du Temple, avec MM. de Vendôme, hôtes et chefs du groupe où se trouvaient le prince de Conti, les Chaulieu, les La Fare, les Saint-Aulaire, les Vergier, les Fontenelle, les Deshoulières. On adoptait là des opinions libertines et sceptiques ; on faisait bon marché des rigueurs religieuses : on riait volontiers des scrupules des dévots, qui allaient former ce camp dont madame de Maintenon fut la reine. Le neveu de l'Immortel vouait surtout un véritable culte au grand prieur de Vendôme.

Devenu duc d'Orléans, en 1701, ce prince assembla ses amis au Palais-Royal, que son père avait reçu en don de Louis XIV. Il eut de nombreux commensaux et mena grand train le plaisir. Le duc d'Orléans, dit Paul de Musset, donna le premier signal d'une rupture ouverte avec les austérités de Versailles. Il se moqua de la Maintenon en pleine table, donna des soupers où venaient les filles d'Opéra, et se fit bien vite une cour jeune et hardie qui chansonnait gaîment, buvait sec, jouait gros jeu et passait les nuits en débauches, mais où le bon ton et les femmes de qualité n'entraient point. Louis XIV vit tout cela d'un mauvais œil ; ayant passé l'âge des voluptés brûlantes, il s'éleva contre le sans-gêne de son neveu, et trouva fort mauvais qu'on ne se cachât pas, dans les orgies du Palais-Royal. Toutefois il ne songea pas à mettre un terme à ce scandale.

Déjà le duc d'Orléans était passé à l'état de neveu terrible.

L'Immortel lui battait froid. Mais Dubois, secrétaire des commandements, ménagea à son ancien élève le moyen de plaire pour quelque temps à l'oncle sévère et majestueux. Le duc d'Orléans, auquel on imposait un mariage avec mademoiselle de Blois, fille légitimée de Louis XIV et de la Montespan, accepta (1692), se souciant peu, d'ailleurs, de la fidélité conjugale, comme on pense, et fort blasé, grâce à Dubois, sur les choses du cœur.

Le Régent n'aimait pas sa femme avec son air de lendore, celle-ci ne l'aimait guère non plus. Lorsqu'il fut question de ce mariage, madame de Caylus dit en confidence à mademoiselle de Blois que le prince était amoureux de la duchesse de Bourbon. A quoi la future duchesse d'Orléans répondit :

Je ne me soucie pas qu'il m'aime, je me soucie qu'il m'épouse.

Pour elle, ce fut un mariage d'orgueil et d'ambition. Aussi les infidélités du Régent blessaient l'amour-propre de la duchesse, sans exciter ses reproches, mais seulement de la froideur et du dédain qui s'exhalaient en épigrammes.

Malgré ses yeux admirables, ses belles dents, sa jolie bouche, sa superbe chevelure, elle ne plaisait que médiocrement à cause de sa vertu farouche, de sa fierté digne d'une légitimée, d'une fille de la Montespan. On la comparait à Minerve, qui, ne se reconnaissant pas de mère, se glorifiait d'être née du maître des Dieux. Et le duc d'Orléans riait de ses airs de dignité et de puissance ; il la surnommait madame Lucifer ; il croyait agir suffisamment en lui laissant l'autorité absolue dans sa maison, avec un revenu de quatre cent vingt mille livres.

La belle conduite du duc à Neerwinden (1693) acheva de porter ombrage à Louis XIV. Ecarté de l'armée, mal reçu à Versailles, il se jeta à corps perdu dans la débauche, beaucoup aussi, on le sait, dans l'étude des sciences et des lettres, jusqu'à ce que son beau-père cessât enfin de nourrir contre lui d'injustes défiances, et de trouver mauvais que le fanfaron de vices attrapât quelques brins de lauriers.

En 1706, le duc d'Orléans fut deux fois blessé à la bataille de Turin ; en 1707 et 1708, il fit d'heureuses expéditions en Espagne, et mérita d'avoir une magnifique réception à Madrid.

De même que son père, le duc d'Orléans avait naguère protesté contre le testament de Charles II et contre l'omission qui y était faite de la maison d'Orléans, en cas d'extinction de la branche aînée des Bourbons. Voyant la faiblesse de Philippe V d'Espagne, il se demanda tout à coup pourquoi il ne régnerait point par delà les Pyrénées ; il se compromit dans une intrigue tendant à usurper le trône espagnol.

Louis XIV alors voulut traduire son neveu devant une commission comme criminel d'Etat. Mais le duc de Bourgogne s'y opposa avec énergie ; le duc d'Orléans signa seulement une renonciation formelle à toute prétention sur l'Espagne.

Notre neveu terrible fut traité en ambitieux, écarté encore une fois de la cour et des armées, obligé de vivre en son particulier, lui qui était né ennuyé, et si accoutumé à vivre hors de lui-même, qu'il lui était impossible d'y rentrer, dit Saint-Simon.

Il se consola dans le plaisir et dans la science. Ses expériences chimiques firent du bruit, et, comme il était devenu excellent chimiste, on l'accusa de s'être ouvert un prompt accès au trône de France, en empoisonnant successivement le Dauphin, le duc, la duchesse de Bourgogne, et leur fils aîné.

Lorsque le duc d'Orléans s'était présenté pour jeter de l'eau bénite sur le corps de la duchesse de Bourgogne, des clameurs l'avaient accueilli, et la fureur du peuple avait été près d'en venir aux derniers excès, parce qu'on avait imprudemment fait passer devant le palais du neveu de Louis XIV le convoi qui portait en même temps les restes des deux dauphins et ceux de la dauphine. Une foule éplorée et furieuse les suivait, éclatait en violentes menaces, et prodiguait au duc d'Orléans les épithètes d'assassin et d'empoisonneur.

Ce qui se colportait par les rues trouvait de l'écho dans le palais du roi, où les amis de la reine secrète parlaient sans cesse du prince criminel, par suite de son ambition, de son libertinage et de son incrédulité.

Le duc d'Orléans, l'excellent chimiste, ne se faisait-il pas, depuis 1702, enseigner la physique par Guillaume Homberg ? N'avait-il pas, en 1704, nommé ce savant son premier médecin ? Le maître et l'élève ne préparaient-ils pas du poison ?

Afin de ne pas nier la science des médecins Fagon et Boudin, les courtisans déclaraient le duc d'Orléans coupable. C'était le mot d'ordre à Versailles. Partout du poison, fourni par le laboratoire du Palais-Royal.

Il y eut, à cc sujet, un entretien entre madame de Maintenon et le duc d'Orléans. Celui-ci reprocha doucement sa belle-tante d'avoir répandu des bruits déshonorants sur son compte ; il lui dit qu'elle n'avait qu'à lire dans sa conscience pour savoir elle-même que c'était une calomnie.

— J'ai répandu ce bruit, répondit-elle le plus tranquillement du monde, parce que je l'ai cru.

— Non, repartit le duc, vous ne pouviez jamais le croire, sachant le contraire.

Alors, madame de Maintenon, avec une fermeté étonnante :

— La dauphine n'est-elle donc pas morte ?

— Ne pouvait-elle pas mourir sans moi ? fit le duc d'Orléans. Etait-elle immortelle ?

— J'ai été si désespérée de cette perte, répliqua la Reine secrète, que je m'en suis prise à celui qu'on m'avait dit en être la cause.

— Mais, madame, s'écria le duc, vous saviez, par le compte qu'on a rendu au roi, que non-seulement ce n'est pas moi, mais que madame la dauphine n'a point été empoisonnée du tout.

— Il est vrai, répondit-elle, et je ne dirai plus rien.

Cependant, en supposant que madame de Maintenon ne dit plus rien, la calomnie ne se taisait pas et trouvait des myriades de propagateurs crédules ou intéressés. Le duc d'Orléans alla chez le roi pour lui déclarer qu'il était prêt à se rendre à la Bastille, qu'il désirait qu'on lui intentât procès.

— Je ne veux pas d'éclat, lui dit Louis XIV, et je vous défends d'en faire.

— Mais si je me rends à la Bastille, sire, ne m'accorderez-vous pas la grâce d'ordonner qu'on instruise mon procès ?

— Si vous allez à la Bastille, je vous y laisserai.

— Sire, je vous supplie au moins de faire arrêter Homberg.

Le roi sortit sans s'émouvoir de la douleur de son neveu. Guillaume Homberg se rendit à la Bastille, dont les portes lui furent refusées.

Les amis du duc d'Orléans dressèrent leurs batteries ; ils essayèrent de rejeter lei soupçons sur les princes légitimés, et surtout sur M. du Maine, qui avait intérêt à perdre tous les princes du sang, pour obtenir de la bonté du roi un édit qui lui confiait la Régence.

Des écrits, répandus dans Paris, attestèrent que si l'héritier présomptif de la couronne périssait encore, sa mort annoncerait celle du duc d'Orléans, qui serait enfin la preuve ultérieure et convaincante de son innocence ; que les calomnies que l'on répandait à dessein sur le compte du premier prince du sang n'avaient d'autre objet que d'isoler Louis XIV de ses véritables amis et de ses parents, pour le livrer exclusivement à la faction des princes légitimés ;

Que madame de Maintenon et le duc du Maine avaient eu l'art de persuader au roi qu'il avait besoin de leur vigilance, et d'être sans cesse gardé et environné pour éviter sa part du poison préparé à tous les princes ;

Que M. du Maine et madame de Maintenon voulaient régner même encore après la mort du roi, que tous les bons Français voudraient, aux dépens de leur propre vie, reculer jusqu'après la majorité du jeune dauphin ; mais que ces ambitieux ne formaient pas le même vœu, et, la naissance du duc d'Orléans lui assurant toute l'autorité, ils voulaient l'en écarter en persuadant au roi que ce prince, ayant la soif de régner, devait nécessairement faire périr ceux que leur naissance appelait à la couronne et qui contrariaient son ambition.

Dès que le corps du Dauphin reposa à Saint-Denis, on afficha sur la porte de l'église cette épitaphe :

Ci-git le seigneur de Meudon,

Qui vécut sans ambition,

Qui mourut sans confession,

Dépêché par la Maintenon ! ! !

Mais ces manèges des roués du Palais-Royal ne l'emportaient pas sur ceux des dévots de Versailles.

Le peuple était furieux contre le duc d'Orléans, sur lequel couraient les bruits les plus odieux, d'un autre genre ; on prétendait qu'il entretenait des relations incestueuses avec sa fille la duchesse de Berri, dont le cœur était dépravé et l'esprit violent, dont la conduite n'échappait à personne. Ses roués le défendaient en vain, car les apparences le condamnaient, et sa réputation de matérialiste consommé le perdait dans l'opinion des hommes religieux. Comment ne pas croire aux crimes d'un prince passionné pour les sciences chimiques !

Dans le public on se répétait que Philippe avait fait le coup, que sa fille était sa complice de plaisirs et de travaux, qu'elle ressemblait à l'horrible marquise de Brinvilliers, la reine des empoisonneuses.

Aux funérailles du duc de Berri, la foule éclata en menaces contre le duc d'Orléans : on parlait de le déchirer en morceaux.

Et lui, à la fin effrayé par ces épouvantables clameurs, il courut vers le roi son oncle, lui demandant une prison et des juges. Louis XIV, malgré le partage d'avis des médecins et chirurgiens qui avaient ouvert les corps des princes défunts, se refusa à la mise en jugement du duc d'Orléans, et repoussa hautement ces odieuses imputations. La France entière, alors, revint sur les soupçons qu'elle avait conçus contre le prince chimiste, contre l'homme qui, dans sa jeunesse, avait pratiqué même les sciences occultes, disait-on, afin de voir le diable.

Peut-être, au fond du cœur, Louis XIV ne fut-il pas empiétement convaincu de l'innocence de son neveu ; son testament le ferait croire. Quant à Philippe d'Orléans, de pareilles accusations le frappèrent au cœur. On le vit se rapprocher du vertueux Fénelon, qui avait partagé les soupçons du public ; on vit l'ancien membre de la société du Temple écrire à l'archevêque de Cambrai (1713 et 1714), et lui demander d'éclaircir ses doutes sur Dieu, sur l'immortalité de l'âme et sur le libre arbitre.

Mais, en définitive, le duc d'Orléans ne se convertit pas. Il était si peu porté vers les pratiques religieuses, qu'il lui arrivait d'aller à la messe de Noël un Rabelais en mains, afin de ne pas s'ennuyer.

Ce prince, à la taille courte et pleine, aux cheveux noirs, au teint allumé, à la vue très-basse, était, pour le physique, de ceux qui n'appellent pas l'attention ; mais rien ne lui manquait, soit en agréments de l'esprit, soit en charmes du langage. Il avait l'éloquence naturelle et la grâce séduisante, une pénétration et une sagacité rares ; ses promptes reparties brillaient par la justesse et la gaîté. Homme de mémoire heureuse, il lui suffisait de peu d'études pour acquérir des connaissances variées ; il devinait en partie les choses. Chimiste, nous savons ses ordinaires travaux, et les tribulations qu'ils lui coûtèrent ; peintre, il fut élève d'Antoine Coypel, et dessina de jolies vignettes pour orner une édition des Amours de Daphnis et Cloé (édition du Régent) ; musicien, il composa la musique de l'opéra de Panthée, dont La Fare avait fait les paroles. Il possédait, a dit Marmontel toutes les qualités de l'homme aimable et tous les germes du grand homme.

Il protégea les sciences, les lettres et les arts, et sut parler à chaque célébrité son langage. Quelle générosité dans ses dons ! quels cercles charmants formés autour de lui, par Fontenelle, Vertot, Longepierre, Mairan, Mongault et Girard ! Il forma une collection de tableaux au Palais-Royal, et fit l'acquisition, pour la couronne, du diamant le plus beau, sinon le plus gros qui fût en Europe : c'était le Millionnaire, appelé depuis le Régent.

Par malheur, la débauche employa trop ses instants ; sa supériorité intellectuelle disparut sous les excès continus ; les faciles amours l'épuisèrent, et le vin l'abrutit. Madame de Guébriant écrivait au duc de Richelieu : M. le duc d'Orléans est arrivé au spectacle fort pris de vin, et on n'a pas trouvé cela très à sa place dans un régent de France. Le duc de N... l'accompagnait, et tout ministre qu'il est, il était dans le même état que son maître. Cela a donné lieu à des chansons qui courent déjà Paris, etc. Au reste, un verre de vin, du meilleur, pris au commencement d'un repas, suffisait pour troubler la raison du Régent, dont la conversation s'émaillait aussitôt de propos très-licencieux. Voilà pourquoi la duchesse d'Orléans n'osait inviter personne à sa table.

Les plaisirs du Régent se résumaient dans les maîtresses et dans les petits soupers.

L'espace nous manque pour faire la biographie des femmes qui formèrent la galerie amoureuse du prince. Le catalogue seul en est curieux ; il suffira d'établir une distinction entre les petites maîtresses, qui eurent la durée des roses, et les grandes maîtresses, dont l'existence plus longue ne constitua jamais, néanmoins, un attachement sérieux. Dubois avait appris à son élève l'art d'être infidèle, et de regarder les femmes comme des objets de luxe. Celui-ci ne quittait pas complètement ses maîtresses qui, selon Marais, étaient alternatives et consécutives.

Parmi les petites maîtresses, on cite Léonore, fille du concierge du garde-meuble du Palais-Royal, la comédienne Grandval, et mademoiselle Pinel de la Massonnière, qui devint madame Poncet, en apportant à son mari cent mille écus de bien ! L'histoire n'a rien à voir dans ces intrigues-là, le duc d'Orléans s'y livrait, à l'imitation des plus minces seigneurs de la cour.

Parmi les grandes maîtresses figure mademoiselle Christine-Antoinette-Charlotte Desmares, actrice, arrière-petite fille de Montfleury et nièce de la fameuse Champmeslé. Grande réputation, sous le double rapport du talent et de la galanterie ; les chansonniers disaient qu'on vivait de la même façon chez la Desmares que chez la Fillon. C'était une robuste nature, au teint flamand, aux narines frémissantes, au double menton, aux yeux ronds, aux cheveux drus, au cou solide. Watteau et Coypel ont peint son portrait.

Vient ensuite mademoiselle Florence, danseuse de l'Opéra, très-belle personne ; le Recueil de Maurepas s'écrie :

Mon Dieu ! que Florence est jolie,

Je voudrais bien, etc.

Le duc d'Orléans en eut un fils, qu'il reconnut sous le nom d'abbé de Saint-Albin. Florence manquait d'esprit ; elle ne demeura pas longtemps en faveur ; bientôt elle fut abandonnée, et la Desmares reprise.

Peu après, nous voyons paraître Marie-Louise-Victoire Le Bel de La Bissière de Séry — qui devint madame d'Argenton, sans mari —, dont le duc d'Orléans fut amoureux au point d'être discret, constant et rimailleur. Cette maîtresse avait acquis un renom de bonne personne ; elle plaisait aux Parisiens ; elle donnait beaucoup de charmes aux soirées du Palais-Royal. Mais, à la cour, ses ennemis nombreux la firent quitter par son amant qui, pour la seconde fois, retourna vers la Desmares.

Voici la plus célèbre, — Marie-Madeleine Coatquer de la Vieuville, femme du marquis de Parabère. Ce fut la déesse des orgies, mangeant bien, buvant mieux encore, débitant des étourderies pendant les petits soupers, portant le champagne aussi légèrement que l'amour, frêle en apparence, mais ayant l'héroïsme du plaisir, dit M. de Lescure ; défiant et sachant vaincre tous les convives, soit au Palais Royal, soit dans sa maison d'Asnières, où le Régent lui faisait de fréquentes visites, fatales à sa santé. Mathieu Marais rapporte qu'un soir le duc d'Orléans, allant chez la Parabère, passa le bac d'Asnières, et s'amusa à faire pencher le bateau des deux côtés Le batelier, qui ne le connaissait pas, dit : Voilà un b... de bateau qui va comme la Régence, sens dessus dessous.

Pendant que madame de Parabère le trompait, le Régent n'était pas en reste d'infidélités. Il aima madame de Sabran, adorable femme, avec beaucoup d'esprit, d'après Saint-Simon, insinuante, plaisante, robine, débauchée, point méchante, charmante, surtout à table. Madame de Sabran eut sur lui quelque ascendant, pour peu de temps d'ailleurs. Et madame d'Averne, dont le mari était de si bonne composition ! On faisait dire au duc d'Orléans :

Je n'aime rien tant que d'Averne,

Après ma déesse Laverne (déesse des voleurs).

Elle habitait à Saint-Cloud la maison de l'électeur de Bavière ; elle parut dans Versailles.

La dernière grande maîtresse est la duchesse de Phalaris. Tantôt adorée, tantôt disgraciée, un jour reprise, un autre jour en froideur avec le Régent, elle le vit expirer près d'elle.

Il va sans dire que notre catalogue est incomplet, soit pour les petites maîtresses, soit pour les grandes ; mais un volume ne permettrait pas même les infinis détails sur un pareil sujet. Renvoyons aux Cotillons célèbres et aux Maîtresses du Régent, — deux livres spéciaux, pour aborder les Petits Soupers.

Tant de maîtresses ! il n'y a donc pas lieu de s'étonner si le Régent eut un grand nombre de bâtards, bien que les deux seuls connus soient le fils de la Florence et la fille de la Desmares.

Le Régent, disait Math. Marais, met en pratique ce que le poète Lainez lui dit un jour après la bataille d'Hochstedt :

Tout un peuple alarmé n'a plus qu'une espérance,

Prince, à mille plaisirs, livre tes jeunes ans,

Reçois plus que jamais la Séry, la Florence ;

Dans l'état où l'Anglois vient de mettre la France,

On ne peut trop avoir de bâtards d'Orléans[1].

Travailler le jour ; festoyer la nuit, telle était la manière de vivre de l'homme qui gouvernait la France. Toutes affaires cessaient entre cinq et six heures de l'après-midi. Le Régent rendait visite à sa femme, et rarement passait une journée sans aller voir, au Luxembourg, la duchesse de Berri. A l'heure du souper, il s'enfermait avec ses roués : la vie publique n'existait plus ; le royaume eût été bouleversé que rien n'eût fait ouvrir la porte des appartements du Palais-Royal, où se pressaient les gentilshommes à la mode, ayant le dos rond, la tète enfoncée entre les épaules, les bras fortement croisés sur la poitrine, et jetant autour d'eux des regards moqueurs.

Que n'a-t-on pas écrit sur les petits soupers du Palais-Royal ? Nos historiens et nos romanciers ont brodé, amplifié, dénaturé parfois à force d'exagération la simple description d'un grand écrivain de l'époque. Les soupers du Régent, dit-il, étaient toujours avec des compagnies fort étranges, avec ses maîtresses, quelquefois des filles de l'Opéra, quelques darnes de moyenne vertu et quelques gens sans nom, mais brillant par leur esprit et leur débauche. La chère y était exquise... les galanteries passées et présentes de la cour et de la ville, les vieux contes, les disputes, rien ni personne n'étaient épargnés, On buvait beaucoup et du meilleur vin ; on s'échauffait, on disait des ordures à gorge déployée, des impiétés à qui mieux mieux, et quand on avait fait du bruit et qu'on était bien ivre on s'allait coucher..... Pendant la première heure de son lever le Régent était encore si appesanti, si offusqué des fumées du vin, qu'on lui aurait fait signer ce qu'on aurait voulu. Dubois choisissait cette heure-là.

On traça dans une chanson le portrait exact du duc d'Orléans pendant un petit souper. Il s'écriait :

Ne parlons plus de politique,

Qu'importe à moi

Qui gouverne la république,

Lorsque je boi ;

A-t-on la paix, a-t-on la guerre,

Je n'en sais rien ;

Mais j'ai ma bouteille et mon verre,

Tout ira bien.

Que l'on confère la Régence,

L'autorité,

Ou que le parlement de France

Soit consulté,

Que l'on élève les indignes

Dans tous états,

Que m'importe ! dès que les vigiles

Ne gèlent pas !

Que la hauteur et l'ignorance,

Donnant la loi,

Prétendent régir la finance

Du jeune roi ;

Que notre chambre de justice

Soit juste ou non ;

Chacun adore son caprice,

Moi mon flacon.

Que les avares mains d'Ignace

Aiment le dol,

Qu'il ose parler de la grâce

Contre saint Paul,

Et qu'il fronde sur l'efficace

Saint Augustin ;

Tue cela ne vaut pas ma tasse

Pleine de vin.

Que l'infâme maltôtier crève

Dans la prison,

Que Bourvalais franchisse en grève

Maint échelon,

Qu'une corde au gibet élève

Son compagnon,

Que m'importe qu'on les achève,

Quand j'ai du bon ! !

Il vint un moment où, abandonnant au cardinal crotté le soin du royaume, le Régent s'enterra tout entier dans l'orgie.

Un monde interlope succédait au monde officiel auprès de ce prince. Courtisans et comédiens le connaissaient. Le grand air lui convenait moins que l'air débauché et dégingandé comme celui des danseuses de l'Opéra, remarque la Palatine. Un acteur, qui était en possession de lui parler familièrement, se trouvant par hasard derrière lui dans la foule, sur les degrés du palais, le jour où le duc d'Orléans fut déclaré Régent du royaume, eut une boutade digne de sa profession. Il tira doucement par la manche Son Altesse royale, et lui dit à l'oreille :

— Monseigneur, avouez que vous jouez aujourd'hui un beau rôle.

Le duc ne put s'empêcher de rire, malgré les choses sérieuses dont il avait l'esprit occupé. Ne perdons pas de vue, que, sous la Régence, comme sous Louis XIV, tous les comédiens étaient excommuniés, à l'exception des artistes de l'Académie royale de musique. Ceux-ci pouvaient même, indépendamment des autres droits des citoyens, obtenir des lettres de noblesse. D'où venait ce privilège formellement inscrit dans les statuts de l'Opéra ? D'un souvenir. Le grand roi avait dansé sur les affaires de la cour.

Aux petits soupers assistaient pêle-mêle les amis et les maîtresses du Régent, et les maitresses des amis, et les amis des maîtresses. Quelques gens à aïeux et des officiers assez subalternes, tous bons vivants. Le personnel ordinaire comprenait mesdames de Parabère, d'Averne, de Sabran, de Phalaris, la princesse de Léon, madame de Gesvres, madame de Flavacourt, puis Emilie Dupré et les cieux sœurs Souris : grandes daines et filles d'Opéra côte à côte. La plus éhontée était la plus estimée par les roués aimant bien gentilles fredaines.

Les commensaux de l'ancienne cour du Temple et de Saint-Cloud s'y trouvaient pour la plupart ; rappelons-nous les cieux Vendôme, dont la vie privée fut pleine de scandales ; La Fare, capitaine des gardes du duc d'Orléans, et l'arbitre de ses plaisirs ; l'abbé de Grancey, son aumônier, qui l'égayait par des vaudevilles et ne le fatiguait pas de messes ; le vicomte de Polignac ; le marquis de Nesle, dont les femmes s'étaient liguées contre la dévotion ; d'Effiat, de Simiane, Clermont, Conflans, jeunes voluptueux qui copiaient leurs maîtres.

Ces anciens roués se mêlaient aux nouveaux, au duc de Noailles, affichant le libertinage comme moyen de parvenir ; au duc de Brancas, très-aimé du Régent ; à Nocé, le méchant et l'impertinent, remarquable par sa haine de toute contrainte, par sa philosophie tout épicurienne, et par une plaisante brusquerie ; à Broglie, gendre du chancelier Voysin, dont Saint-Simon dit : C'était un homme de lecture, de beaucoup d'esprit, très-méchant, très-avare, très-noir, d'aucune sorte de mesure, pleinement et publiquement déshonoré sur le courage et sur toutes sortes tic chapitres. Avec cela, effronté, hardi, audacieux et plein d'artifices, d'intrigues et de manèges. Il se piquait, avec cela, de la plus haute impiété et de la plus raffinée débauche, pourvu qu'il ne lui en coûte rien, quoique fort riche. Je n'ai guère vu face d'homme mieux représenter celle d'un réprouvé que la sienne. Cela frappait.

Citons encore le marquis de Canillac, paresseux, voluptueux en tout genre, moralisant toujours au milieu même des débauches, et que le duc d'Orléans appelait un peu ironiquement son Mentor ; Biron, pauvre et chargé de famille, qui fit fortune par les soupers ; Nancré, drôle de beaucoup d'esprit, dont l'intrigue était la vie ; le beau Fargis, fils du maître-d'hôtel du roi, débutant et brillant déjà par ses saillies ; le duc de Richelieu enfin, si souvent exilé ou embastillé, mais qui soupait avec le duc d'Orléans quand il était à Paris ou quand il était libre.

Dans ces réunions, l'orgie était organisée. Deux laquais, appartenant à la duchesse de Berri — les Mirebalais —, se tenaient à la porte de l'antichambre ; mais ils ne servaient pas les roués, qui prenaient plaisir à se servir eux-mêmes, d'autant plus que cela leur laissait une liberté d'action illimitée. On vit madame de Parabère retourner une omelette et le Régent offrir à ses convives un plat exotique, car il avait appris à faire la cuisine en Espagne. Au dire d'un contemporain, la chère exquise s'apprêtait dans des endroits faits exprès, de plain-pied, dont tous les ustensiles étaient d'argent. Les roués mettaient souvent la main à l'œuvre avec les cuisiniers.

Et comme les soupers étaient l'idéal de la fantaisie libertine, comme les gens qui y étaient admis devaient s'y oublier complètement, comme le Régent s'y effaçait devant le duc d'Orléans, entre le champagne et les belles, comme, après boire, on y reculait les limites de la gravelure la plus épicée, chaque convive portait un nom spécial dans la salle de festin. Broglie s'appelait Brouillon, Nocé Braquemerdus de Nocendo, Fargis l'Escarpin, Canillac la Caillette triste, Brancas la Caillette gaie, La Fare le Bon enfant ou le Poupart, etc. ; la Parabère était successivement le Corbeau noir et le Gigot, la Sabran l'Aloyau, la duchesse de Berri la princesse Joufflotte, etc., etc. Grâce à ces surnoms, toute étiquette cessait, et le plus dévergondé du souper régnait par droit de débauche.

Ces gens-là se méprisaient cordialement les uns les autres ; le Régent les méprisait plus encore, ne les voulait employer qu'à table, refusait leurs conseils, car il savait bien que ses amis ne lui étaient pas plus fidèles que ses maîtresses. S'il leur distribuait des faveurs, s'il leur donnait des missions, c'était en son propre nom, mais point pour le compte de l'État. Canillac seul, débauché sérieux, entra au conseil de Régence ; les autres purent s'enrichir, dépenser l'or à pleines mains, mais ils ne remplirent aucun rôle politique.

Il y avait certainement, dans le duc d'Orléans, l'étoffe d'un esprit remarquable ; il possédait du bon sens plus que pas un de ses amis ; il comprenait parfois le sérieux des choses, a l'encontre des futilités des courtisans. Quelqu'un s'étant avisé de faire devant lui l'éloge du duc de Chartres, sur la grâce avec laquelle celui-ci avait dansé dans un ballet :

Savez-vous, dit le père, que j'envoie promener ceux qui me font de pareils compliments ?

 

 

 



[1] Math. Marais, 25 janvier 1722.