LA RÉGENCE GALANTE

 

VIII. — LA BERGÈRE DE SCEAUX.

 

 

Les Oiseaux de Sceaux et les Pigeons privés. — Description détaillée du domaine de Sceaux ; petit château, bois, potager, pièce d'eau. — Le grand château ; chapelle, appartements, rez-de-chaussée, premier étage, second étage. — Jardins, parterres, réservoirs, statues, bassins, jets d'eau, cascades, etc. — Galerie d'eau. — L'Hercule de Puget. — Grottes. — Luxe des fêtes. — Bourg de Sceaux. — Paradis terrestre. — Les Bêtes et la Bergère. — Personnel de la cour de Sceaux. — Les galants abbés. — Le cardinal de Polignac. — La Grange-Chancel.

 

La question d'argent n'était pas l'unique tourment du duc d'Orléans. Si, d'un côté, Law lui procurait des millions pour ses orgies quotidiennes, de l'autre la cabale des Légitimés, en tête de laquelle marchait madame du Maine, cherchait à s'emparer du pouvoir. Agiotage et intrigues de cour allaient presque simultanément leur train.

Que le lecteur veuille bien visiter avec nous la résidence de Sceaux, telle qu'elle était sous M. et madame du Maine. Il importe de connaître le lieu où se déployaient les magnificences de la galanterie platonique, où l'on voyait arrher tour à tour ces oiseaux de Sceaux, comme on les appelait, dont plusieurs, selon Saint-Simon, faisaient aussi partie des pigeons privés du Régent, car les meilleurs courtisans sont ceux qui ont à la fois un pied ici et l'autre là.

Le domaine de Sceaux avait un grand et un petit château.

Une belle place, garnie de bornes et ornée d'une fontaine qui fournissait de l'eau à tous les habitants, conduisait de l'église au petit château, où le prince de Dombes et le comte d'Eu, fils du Légitimé, ont été élevés. On y parcourait un superbe jardin, renfermé à hauteur d'appui, et deux fontaines rocaillées en cascades donnant le mouvement tantôt à un soleil, tantôt à un Neptune, tantôt à une chasse au cerf, etc.

Dans une (les cascades il y avait une grosse tête d'homme en furie, dont là bouche faisait tomber de l'eau dans un vase gigantesque taillé en coquille.

Un bois charmant, de peu d'étendue, appelé la Salle des tilleuls, prêtait aux promeneurs ses discrets ombrages. Les principaux ornements des allées étaient des statues. Deux, en marbre, représentaient des Lutteurs ; une autre, de bronze, représentait Diane. Christine de Suède avait fait don de cette dernière à Servien.

N'oublions pas le bois de Pomone, parallèle à la salle des tilleuls. De chaque côté, un joli bosquet augmentait le mystère de cet endroit délicieux.

Le potager lui-même possédait sa petite merveille, le Pavillon de l'Aurore, ainsi nommé parce qu'il était situé à l'orient. Lebrun peignit dans ce pavillon l'Aurore abandonnant Céphale. Elle est sur son char attelé de deux coursiers pleins de feu. C'est l'Amour qui tient les rênes et qui la conduit. D'autres figures, œuvres du même peintre, ornaient cette gracieuse construction. On distinguait notamment, à droite et à gauche, Castor et Pollux.

Le pavillon, fort élevé et de forme octogone, avait douze ouvertures, y compris celle qui sert d'entrée. Deux escaliers opposés y conduisaient. Deux enfoncements à l'intérieur, ressemblant à des cabinets, offraient aux regards de belles peintures dues au pinceau de Lobel, artiste d'ailleurs peu renommé. Dans un des enfoncements, il y avait une composition de Zéphire et Flore ; Vertumne et Pomone figuraient dans l'autre. C'étaient, on le voit, les quatre Saisons en allégorie.

La pièce d'eau nommée le Caprice méritait d'attirer les regards. Au haut, de ce travail gracieux étaient les ordinaires compagnes du Caprice, c'est-à-dire la Bizarrerie, la Légèreté et l'Inconstance.

Composé de sept pavillons, le grand château avait sur le fronton de sa façade une Minerve sculptée par Girardon, que Boileau appelait le Phidias de son époque.

Un pavillon de l'aile droite renfermait la chapelle, dont l'autel était décoré de deux belles statues en marbre blanc, sculptées par Tuby, et représentant le Baptême de Jésus-Christ par saint Jean. Personne ne voyait le dôme sans l'admirer, car il s'y trouvait un chef-d'œuvre de Lebrun, une peinture à fresque. Un ange montrait Jésus-Christ, que saint Jean baptisait, à Adam et Eve et à plusieurs patriarches en bas-reliefs, grands comme nature, mais à mi-corps ; faits sur les dessins du peintre de Louis XIV.

De la chapelle on entrait dans les appartements.

Le premier, où l'on admirait le Cabinet de la Chine, rempli de morceaux rares d'antiquité, regorgeant de pierres précieuses, de magots et de ligures de la Chine, appartenait à madame la princesse de Conti.

Venait ensuite la grande salle de marbre ou plutôt la salle de billard, et puis l'appartement de madame la duchesse du Maine.

Un historien assure qu'on y voyait des glaces surprenantes, et plusieurs pièces de porcelaine très remarquables.

Le troisième appartement brillait par le mobilier, notamment par un magnifique lit à l'anglaise, garni en laque, et par son petit Cabinet doré, où l'on trouvait beaucoup de bijoux en or et dorés. Il conduisait à la Salle de compagnie, que décoraient les portraits du duc et de la duchesse du Maine, et du comte de Toulouse.

L'appartement qu'habita plus tard le duc de Penthièvre, dès son entrée au château, avait une chambre fort ancienne, dite la Chambre des bains, et le cabinet d'aventurines, où étaient représentées plusieurs personnes déguisées en singes, celles qui formaient la cour ordinaire de la duchesse du Maine.

Quelques autres salles complétaient le rez-de-chaussée.

Au premier étage, en montant par le grand escalier, se prolongeait une galerie ornée de tètes et de bustes.

La Salle de comédie, très-fréquentée, comme nous le verrons bientôt, était placée au milieu de cette galerie.

Au second étage, le petit appartement nommé la Chartreuse paraissait ravissant. Meubles, tableaux rares et originaux, curiosités de toute sorte, rien n'y manquait. On y découvrait de plus de huit ou dix lieues autour du château.

On l'appela le beau grenier de Sceaux, retraite favorite de madame du Maine, qui s'y faisait monter par une trappe, et dont le siége s'enlevait au moyen d'un contrepoids.

Tels étaient le grand et le petit château de ce domaine.

Les jardins étalaient encore plus de magnificences. Que le lecteur s'y promène avec nous, et il se fera aisément une idée exacte de leur aspect.

Un buste de Louis XIV, décoré des attributs de la royauté, décorait la façade du grand château, du côté des parterres. Aux quatre coins de ces parterres, des statues de marbre blanc représentaient les quatre Saisons. Trois bassins à jet d'eau étaient séparés les uns des autres par une allée, au bout de laquelle on apercevait une statue de bronze, le Gladiateur, justement estimée comme composition et comme travail.

Si nous allons à gauche du château, nous rencontrons un beau parterre, avec des réservoirs, des statues, une fontaine de marbre, un bassin à jet, un superbe berceau couvert de jasmin et de chèvrefeuille, de figures, de bustes, etc. ; nous passons par cieux belles allées dont les arbres s'épanouissent comme des éventails, et sont attachés à des pieux avec des fils d'archal, pour les mettre à l'abri des coups de vent. Nous distinguons, parmi les statues, un philosophe de chaque côté, un Faune jouant des cymbales, un portail en treillage, des tritons, Amphitrite, etc.

Si nous côtoyons le parterre qui longe le château, nous marchons, à gauche, sous un berceau qui conduit à une galerie renfermant des tableaux de Raphaël et de Vander Meulen. A droite, nous entrons dans la Salle des marronniers, où miroite un grand bassin à plusieurs jets.

Là, un logement miniature s'offre à nos regards : il se compose de plusieurs chambres et d'une riche bibliothèque, avec un balcon et un joli jardin. Ce n'est pas tout. Voici encore un vaste bassin et une grande demi-lune ; voici un Hercule debout, appuyé sur sa massue. De chaque côte une Muse nous sourit.

Poursuivons notre visite. Cette première allée est celle du Labyrinthe, où les étrangers n'entrent point, et chaque côté de ce quinconce forme un berceau. Plus loin, regardez : on va des prés dans les taillis. Puis, le long des murs en parapet, s'étendent cieux allées de verdure, qui correspondent, l'une avec le bassin du plus grand jet d'eau, au bas des cascades, et l'autre avec le canal.

Apercevez-vous cette immense statue appelée le Sénateur romain ? Voyez-vous le parc aux huîtres ?

Avant d'entrer dans le château, ne dédaignons pas cette longue allée garnie de jeunes arbres en éventail, et où l'on a placé, de distance en distance, des sièges en forme de fauteuils entourés de verdure. Au milieu, à gauche, sur un piédestal, apparaît un enfant qui joue de la flûte, et qu'on nomme le Petit flûteur antique ; à droite est un bassin d'un carré long, rempli d'eau.

Partout, en cet endroit, des arbres à fleurs, des lilas, des muguets, des pelotes de neige.

Revenus au château, nous entrons clans une spacieuse galerie qui règne le long de deux cours, que nous traversons pour arpenter une large demi-lune séparée par des fossés secs, et embellie par deux petits jardins. Une avenue tout à fait grandiose, à trois rangées d'arbres, va jusqu'au chemin d'Orléans. En rentrant, examinez, dans l'avant-cour, deux pavillons. Sur les terrasses qui les couronnent, une pièce de canon de huit, montée sur des roues, semble menacer les visiteurs.

Oh ! tout cela se donne bien les airs de résidence royale Il y faudrait des gardes fleurdelisés, selon les vœux de madame du Maine.

L'avant-cour sert à recevoir les carrosses des bourgeois, tandis que les voitures publiques restent dans la demi-lune. La seconde cour se remplit des carrosses des princes et des seigneurs. Oit ne va-t-on pas chercher les distinctions ? Les voitures des bourgeois ne sont pas dignes de coudoyer celles des princes !

A l'élégance des appartements du grand et du petit château, à la beauté des jardins qui les entourent, il faut joindre le jeu des eaux.

Ici, dans deux bassins, dix jets s'élèvent majestueusement là, dans la longue allée du labyrinthe, est placée une grande coquille avec un enfant tenant un dauphin ; plus loin, au bout de la Salle des marronniers, on entre dans un bosquet qui renferme trois fontaines, une patte-d'oie de quatre allées, et deux figurés en gaine adossées à la palissade du milieu, qui conduit à la galerie d'eau.

Le petit bois, situé tout près de là, possède pour principal ornement une grotte en coquillage ; nommée la Fontaine du Rocher, dont l'eau forme trois nappes qui sont reçues dans un bassin.

Bientôt, les portes de la Galerie d'eau s'ouvrent : on voit l'effet général.

Aux quatre coins de cette galerie, d'énormes coquilles reçoivent l'eau qui tombe dans des rigoles ; et, juste au centre, il existe une salle carrée, aux encoignures de laquelle se contournent quatre champignons.

La Fontaine d'Eole et de Scylla, que l'allée du milieu sépare en deux parties, est située dans un bosquet orné d'un bassin à pans. Des têtes de chiens et des Vents occupent les angles de ces deux bassins, et fournissent des lames d'eau. A l'extrémité de ce bosquet, on s'extasie devant une statue en marbre blanc, devant l'Hercule de Puget. Le héros-dieu, demi-couché et appuyé sur son bouclier, garde entre ses jambes sa massue, sur laquelle il se délasse, et tient dans sa main gauche trois espèces de pommes, faites d'un mastic apprêté. Ces trois pommes lui ont servi à vaincre Cerbère.

A peu de distance, en face et aux côtés d'un berceau de .treillage, construit en forme de dôme, soutenu par des barreaux de fer et garni de chèvrefeuille, Cérès, Bacchus, Mercure, Socrate et une figure antique personnifient les plaisirs que l'on goûte à la cour de Sceaux.

De là, par une allée très-rapide, le promeneur se rend dans une grande cascade, il en voit jouer les eaux, et passe ensuite sur une terrasse de sable, qui poudroie au-dessus des cascades, et au-dessous d'une large nappe limpide qui se replie.

En descendant la partie droite des cascades, on aperçoit leur effet et aussi celui du grand jet, placé au milieu d'une pièce d'eau de six arpents, s'élevant à 80 pieds de hauteur. Trois allées d'eau charment le regard. Partout des statues remarquables. Castor et Pollux, Apollon et Daphné, Aricie et Pœtus, la Paix des Grecs, l'enlèvement de Proserpine par Pluton, l'enlèvement d'une Sabine, méritent de fixer l'attention.

Lorsqu'on arrive au haut des cascades, on embrasse d'un coup d'œil toutes les eaux.

Au coin de chaque escalier, des enfants jouent avec des dauphins qui jettent de l'eau par la gueule ; du fond de la nappe d'eau s'élève un superbe vase de fonte qui répand un bouillon d'eau figurant un gros bouquet de pavots, et, à chaque côté de ce vase, quatre jets d'eau, par leur effet, représentent huit cierges. L'eau traverse ensuite une allée, pour fournir les neuf jets de la rigole au-dessus des chandeliers. A chaque chute d'eau il y a un bouillon et deux rangs de chandeliers de chaque côté, jusqu'au dernier bassin, où l'on voit une double nappe, avec six jets plus élevés.

Sur la terrasse ou plate-forme, arrêtons-nous devant deux fleuves dans des grottes garnies de coquillages. A droite il y a un cheval marin et un enfant qui retient un monstre ; à gauche, un monstre de chaque côté et un enfant qui soutient une coquille pour recevoir l'onde. Au-dessus des fleuves, un gros vase doré, de la forme d'un artichaut, semble être confié à la garde d'un lion et d'une lionne qui jettent de l'eau par la gueule.

Tous les vases, les animaux, les dauphins, les fleuves, etc., qui figurent au sommet des cascades, sont de plomb, de bronze ou de fonte, ainsi que quelques figures ; toutes les statues, tous les bustes, les scabellons, etc., tant des parterres que du pare, étincellent de marbre blanc.

Les jardins de Sceaux sont un diminutif de ceux qu'on admire à Versailles. Après Versailles, ç'a été là que le luxe a déployé ses merveilles. Il s'y est donné quelques fêtes où, en bougies seulement, on dépensa plus de dix mille écus[1].

Bosquets enchantés, petits bois ornés de bassins et de figures, beaux percés, jours bien ménagés, routes cultivées et coupées avec soin, parterres émaillés de fleurs et artistement composés d'après les dessins de Le Nôtre, voilà ce qui les recommande à la foule des promeneurs.

Quant au bourg de Sceaux proprement dit, il n'avait guère plus de six cents habitants, qui se considéraient presque comme les sujets de M. et madame du Maine ; il en a aujourd'hui près de deux mille, mais la résidence, qui appartient au duc de Trévise, n'a conservé que la valeur d'une vaste propriété, dont le château, nouvellement reconstruit, ne peut se comparer avec l'ancien, démoli pendant la Révolution.

Si l'on regardait Sceaux comme un Eden, dans le temps où M. et madame du Maine y résidaient, ce n'était pas sans raison.

Non-seulement la beauté des jardins et des appartements, les sites enchanteurs qui environnaient le château, et la félicité dont le duc et la duchesse pouvaient y jouir, rendaient la comparaison assez vraie ; mais ce qui la complétait encore essentiellement, c'était la ressemblance des maîtres du paradis fabriqué par Le Nôtre et Lebrun avec le premier couple qui peupla la terre.

Nous nous représentons volontiers M. du Maine calme, débonnaire, faible, — comme Adam ; madame du Maine vive, curieuse, persuasive, — comme Eve.

Comme Eve., madame du Maine écouta les conseils du serpent, qui, sous la figure de la Domination, se montra constamment à la petite-fille du grand Condé. Comme Adam, M. (lu Maine se laissa persuader, — et mangea la pomme.

Les deux époux devaient-ils are chassés de leur féerique résidence ? L'histoire nous apprendra ce qu'il leur en a coûté pour avoir touché au fruit défendu.

En attendant, pénétrons dans le paradis terrestre de Sceaux, lequel, comme celui des premiers âges, se remplit de bêtes, de bêtes charmantes et pas du tout féroces ; de poètes, d'érudits, d'académiciens. Telles étaient les créatures que madame du Maine appelait ses Bêtes, et qui lui rendaient le surnom de Bergère de Sceaux.

M. et madame du Maine jouèrent à la royauté dans leur château.

Cela durait depuis longtemps. A Versailles se tenait la cour dévote, tout imprégnée de la conversion de Louis XIV, du rigorisme outré de madame de Maintenon, des oraisons du père Le Tellier.

A Sceaux se tenait alors la cour mondaine, conservant des intelligences continuelles avec la cour dévote, mais cachant ses projets politiques sous les formes du plaisir.

Les Légitimés menaient donc, qu'on nous pardonne cette expression à cause de sa justesse, une existence en partie double, semi-légère, semi-sérieuse.

Autour du trône qu'occupaient, à Sceaux, M. et madame du Maine, se groupaient les beaux-esprits de la plus curieuse espèce, lesquels entretenaient parmi eux un commerce ultra-littéraire, mêlant les sciences exactes avec les bouts-rimés, les travaux d'histoire avec les pièces de théâtre, les madrigaux avec les billets de conspiration.

Les Bêtes de Sceaux s'amusaient autant que s'ennuyaient les hôtes de Versailles.

A Sceaux, brillèrent, — concurremment ou successivement :

Nicolas de Malézieu, qui avait été dans son enfance un petit prodige ; qui, choisi par Bossuet et Montausier, avait enseigné les belles-lettres à M. du Maine ; membre de l'Académie des sciences et de l'Académie française ; homme de toutes les sociétés et de toutes les heures ; maître de mathématiques, poète improvisateur, intendant des spectacles ;

Charles-Claude Saint-Genest, autre académicien, ancien précepteur de mademoiselle de Blois, et maintenant secrétaire des commandements du Légitimé, déjà vieux, mais galant encore ;

François-Joseph de Beaupoil, marquis de Saint-Aulaire, autre académicien, qui devint un Anacréon nonagénaire, poète à reparties, répondant un jour à madame du Maine, zélée cartésienne, qui lui demandait l'explication du système de Newton :

Bergère, détachons-nous

De Newton, de Descartes ;

Ces deux espèces de fous

N'ont jamais vu le dessous

Des cartes,

Des cartes,

Des cartes.

Guillaume Amfrye, abbé de Chaulieu, ami du duc de Vendôme ; ancien membre de la société du Temple, qui avait naguère eu de singulières privautés avec la duchesse de Bouillon, et était devenu amoureux de la cantatrice Marthe Le Rochois, pour laquelle il composa ee madrigal :

Sous le nom de Théone elle sut m'enflammer ;

Arcabonne me plut, et j'adore Angélique,

Mais quoique sa beauté, sa grâce soit unique,

Armide[2] vient de me charmer.

Sous ce nouveau déguisement

Je trouve à mon Iris une grâce nouvelle.

Fut-il, depuis qu'on aime, un plus heureux amant ?

Je goûte tous les jours, dans un amour fidèle,

Tous les plaisirs du changement.

A Sceaux, l'abbé de Chaulieu courtisait en vers mademoiselle Delaunay — madame de Staal —, quand son rival, l'abbé de Vertot, la courtisait en prose, et quand la belle pensait à Du Ménil[3].

La liste des Bêtes comprenait encore :

Le président Antoine de Mesmes, toujours farci de madrigaux, auxquels la duchesse de La Ferté répondait par des hélas ! en annonçant tous les jours, les larmes aux yeux, l'empoisonnement du petit roi Louis XV ;

Houdard de La Motte, académicien, poète romantique, précurseur des ennemis de la tirade versifiée, combattant l'unité théâtrale, écrivant des tragédies et des odes en prose ;

Le cardinal de Polignac, académicien, auteur de l'Anti-Lucretius, seu de Deo et natura, chef-d'œuvre de littérature, mais de cette littérature épouvantablement lourde, que cultivent parfois des hommes à la conversation spirituelle et attachante ; prélat ambitieux, au caractère doux, flatteur et timide ; plein de charmes dans sa personne, de galanterie artificieuse, et aussi spirituel que son frère l'était peu, car on distinguait entre le cardinal de Polignac et son frère Polignac le gentilhomme, surnommé l'Imbécile ; d'abord ami du Régent, puis brouillé avec ce prince par Dubois, assure d'Argenson, à cause de son opposition à l'alliance anglaise ;

Joseph La Grange-Chancel, élevé chez les jésuites, qui avait composé à neuf ans une comédie satirique, à dix-huit ans une tragédie représentée avec succès ; ancien page de la princesse de Conti ; protégé par le duc de La Force, et devenu ensuite l'ennemi de ce commis de Law ; bravo littéraire prêt à mettre sa plume toujours trempée dans le fiel au service de la poupée du sang ;

Foucault de Nam, aussi intrigant que bavard ; l'abbé Brigault, intrigant concentré ; M. de Boisdavy, gentillâtre sans force et sans argent ; le marquis de Pompadour, grand homme, triste et froid ; le comte de Laval, espèce de farouche seigneur, portant une mentonnière noire, ayant une cicatrice au front, et ne rêvant qu'un appel à la révolte chez les nobles de l'Anjou et du Poitou ; Saint-Geniez, commensal totalement dépourvu de mérite, célèbre par la beauté de la jambe de sa femme, réputée la meilleure danseuse de son temps ; enfin l'abbé Veyrac, qui écrivait volontiers pour ceux qui le payaient ; et un certain poète aux manières charmantes, aux comiques allures d'homme d'Etat, — le baron de Wald.

N'oublions pas non plus, parmi les hôtes de madame du à des époques différentes :

Le duc de Richelieu, tout pétillant d'esprit ; le duc de Brancas, la caillette gaie, le roué par excellence ; l'abbé de Vaubrun, le duc de Vendôme, d'Alembert, Duclos, Tourreil, Fontenelle ;

Arouet de Voltaire, académicien, qui habita, au château de Sceaux, la chambre où avait logé Saint-Aulaire ;

Madame du Châtelet, amie de Voltaire, qui fit plusieurs séjours à Sceaux ;

Valincourt, académicien, secrétaire général des commandements du comte de Toulouse, nommé historiographe par

Louis XIV, et qui, en collaboration avec Boileau, travailla a l'histoire du grand roi, œuvre restée inachevée, détruite dans un incendie qui épargna ainsi quelques volumes nauséabonds à nos bibliothèques, — ces catacombes de l'imprimerie ;

Et tant d'autres, attelés au char de Ludovise, duchesse du Maine, soit par ambition, soit par mécontentement, soit par goût du plaisir, soit par besoin de protection.

La cour de Sceaux fut toujours bien desservie par un personnel nombreux, par une foule de flatteurs, dont l'encens monta à la tête des Légitimés.

En 1718, Sceaux voulut l'emporter sur le Palais-Royal.

 

 

 



[1] De la Hode, Histoire de Louis XIV.

[2] Théone, Arcabonne, Angélique, Armide, rôles chantés par mademoiselle Le Rochois (voir les Cours galantes, par G. Desnoiresterres, 1 vol, in 18, Dentu).

[3] Les Philippiques de La Grange-Chancel, par M. de Lescure, page 89, in-18, Poulet-Malassis et de Broise.