HISTOIRE ANECDOTIQUE DE LA FRONDE

 

CHAPITRE XV.

 

 

Etat des provinces. — La Fronde à Bordeaux ; l'Ormée ; articles d'union des Ormistes. — La colombe miraculeuse. — Sceau des plébiscites de l'Ormée. — Influence croissante des Ormistes. — Enthousiasme pour les princes. — Tiédeur des parlementaires. — Lutte avec le quartier du Chapeau-Rouge. — La Chambre de l'Ormière. — Jugements divers. — Duretête ; ses façons d'agir et de parler. — Les condéens sont absorbés. — Réaction contre l'Ormée ; supplice de Duretête. — La Fronde en Provence ; les sabreurs et les canivets. — Affaires de Saintonge. — Plan de Monsieur le Prince. — Gondi va être cardinal de Retz. — Turenne et Bouillon s'entendent avec la Cour. — Rentrée de Mazarin, avec des soldats. — Mise à prix de la tête du cardinal. — Vente de sa bibliothèque. — Jules et Brute. — Arrestation de Bitaut. — Conduite du parlement. — Mazarin à Poitiers. — Révolte d'Angers. — Mademoiselle et ses maréchales-de-camp. — Jeanne Darc frondeuse. — Combat de Bléneau. — Condé et Turenne.

— Du 8 septembre 1651 au 11 avril 1652. —

 

Le départ de Monsieur le Prince pour la Guienne fut le signal d'un soulèvement nouveau parmi la noblesse à Bordeaux, dont le parlement prétendait au titre de Majesté, et dans beaucoup de villes du Midi. La guerre civile menaça d'incendier toute la France. Flotte espagnole dans la Gironde ! navires anglais apportant des vivres aux frondeurs ! Poitou mis en révolte par Marsillac et la Trémouille, qui s'emparèrent de Saintes (fin octobre 1651), et assiégèrent Cognac (novembre) ! Armée de Catalogne, amenée et commandée par Marsin, naguère emprisonné comme ami de Condé, et rétabli dans ses emplois lors de la délivrance des princes ! Au nord, grand rassemblement de Lorrains et d'Allemands par le duc de Nemours, et comme un appel fait aux protestants par Condé, qui demanda l'appui de Cromwell ! Immense plan de guerre civile : d'un côté, on devait marcher de Bordeaux sur Paris ; de l'autre, on devait envahir la Champagne.

Bordeaux était la tête de la Fronde provinciale. Depuis les démêlés du parlement de cette ville avec le duc d'Epernon, tout y était troublé parmi les nobles, les bourgeois et le peuple. Plusieurs années de prises d'armes fréquentes avaient accoutumé les habitants aux chômages qu'entraîne la politique, et la paix d'octobre 1650, acceptée par les Bordelais seulement à cause des vendanges, devait se rompre aussitôt les vendanges achevées. Le parti de Condé ne se contenta pas d'une alliance avec les gens du parlement de Guienne, il traita non-seulement avec la grande Fronde de Bordeaux, la Fronde aristocratique, mais aussi avec celle du peuple, la petite Fronde. On vit cette dernière former à Bordeaux une assemblée souveraine, dont le forum était une Ormée, ou esplanade plantée d'ormes, située près des ruines du château du Hà, du côté de l'église de Sainte-Eulalie, sur une grande et belle plate-forme.

Ce lien servait de promenoir très agréable et récréatif aux habitants. Les bourgeois généreux et fidèles l'avaient choisi à cause de sa proximité du château du Hâ, où ils pouvaient se rendre les jours de temps incommode. Les condéens et les ormistes ou orméistes, séparés au point de vue social, parurent s'entendre au point de vue politique.

L'Ormée eut ses articles d'union : promesse d'obéissance au roi, — service au gouverneur (Condé), — fidélité à la patrie, — amour fraternel entre les membres, — protection en cas de vexations, — prêt gratuit à qui est obéré de dettes, — assistance morale et physique en cas de maladie, — affiliation admise de membres étrangers à la ville. Si quelqu'un de l'Ormée vient à mener une vie scandaleuse et incorrigible, ou réfractaire à l'observation des articles accordés, il sera banni comme indigne de telle société, et réputé traître en son honneur et au bien public. Ces articles furent imprimés à Bordeaux et à Paris, et répandus à profusion, après avoir reçu l'approbation de milliers de citoyens.

L'Ormée eut ses prodiges et ses augures. On prétendit qu'une colombe avait miraculeusement paru dans le lieu de ses assemblées, pour prévoir à la conservation des bourgeois dans les troubles. La douce colombe s'était perchée sur un des ormeaux, allant d'arbre en arbre, quand on lui faisait peur, tantôt becquetant les feuilles naissantes, tantôt dorlotant ses plumes mignardement, toujours fixant sur l'assemblée ses attrayants regards. Puis l'oiseau avait volé jusqu'à la cathédrale ; puis il était revenu parmi les bourgeois, s'abattre au milieu d'eux, comme autrefois le Saint-Esprit au milieu des apôtres ; puis il avait visité les églises de Sainte-Eulalie et des pères Minimes. Evidemment, disait-on, cette colombe présageait d'heureuses nouvelles ; Dieu l'envoyait aux bourgeois pour qu'ils imitassent sa simplicité. La relation de ce fait merveilleux se termine par un Amen, elle est signée A. Bourdelois, aumosnier de l'Ormée. Les gens de Bordeaux ne tardèrent pas à se figurer que les quelques succès obtenus çà et là par Condé dans les provinces se rapportaient à l'apparition de la miraculeuse colombe.

L'Ormée rendit des plébiscites, revêtus d'un sceau su lequel figurait un ormeau entortillé d'un serpent, avec ces mots : Estote prudentes sicut serpentes — soyez prudents comme les serpents. Au revers, on remarquait la Liberté, entourée de l'exergue : Vox populi, vox Dei. Les ormistes suivirent l'exemple des ligueurs du siècle précédent et se constituèrent en faction implacable ; leur union devint une république de l'Ormée, à laquelle s'affilièrent un bon nombre de bourgeois, même riches, non satisfaits des temporisations et des tiédeurs du parlement. Ces affiliations de bourgeois ne modifièrent pas la majorité ; l'élément populaire domina toujours dans les assemblées.

Monsieur le Prince, dès le 18 juillet 1651, avait envoyé une lettre, datée de son château de Saint-Maur, à messieurs les bourgeois de l'Ormée de Bourdeaux ; aussi, dévoilés à Condé, qui avait été nommé en juin, par la reine, gouverneur et lieutenant-général en Guienne, à la place du duc d'Epernon, les ormistes ne tardèrent pas à conquérir une influence plus grande que celle du parlement. L'arrivée de Monsieur le Prince à Bordeaux (22 septembre 1651), où il venait prendre les rênes de son gouvernement, ne changea rien à l'état des choses ; au contraire, les formes toujours légales des parlementaires, leurs hésitations, et surtout le désir que Conti avait de se créer un parti dans la ville, redonnèrent une force nouvelle aux ormistes : des émissaires de Conti firent entendre aux Bordelais que leur parlement n'agissait pas de bonne foi, et qu'il se trouvait dans cette compagnie beaucoup de membres disposés à favoriser le retour du cardinal Mazarin en France.

Le jour des Rameaux (1652), Monsieur le Prince quitta Bordeaux avec Marsillac et quelques partisans. Aussitôt l'Ormée redoubla d'audace, et le parti de Condé s'aviva, grâce à Lenet, au comte de Marsin, à la duchesse de Longueville, à Conti et à la princesse. L'amour des Bordelais pour Condé devint une véritable fièvre ; quelqu'un trouva dans l'anagramme de son nom — Louis de Bourbon — les mots bon Bourdelois ; puis, quand la princesse accoucha peu après d'un fils qu'on appela Louis de Bordeaux, mais qui ne vécut pas, le premier jurat de la ville en fut le parrain, avec la duchesse de Longueville pour marraine. Au compte de l'enthousiasme des condéens et des ormistes réunis, la froideur toute raisonnable des parlementaires bordelais ressemblait presque à de la trahison, et l'Ormée multiplia ses séances ; le nombre de ses membres s'accrut extraordinairement ; les ormistes, en un mot, agirent avec une telle violence, que le parlement finit par être jaloux de leur autorité : il leur défendit (5 avril 1652) de s'assembler ailleurs que dans la Maison-de-Ville.

Cette injonction excita le mépris des ormistes, qui, pour marque, placèrent des branches d'ormeaux à leurs dia-peaux, et s'assemblèrent comme de coutume. Le parlement réitéra sa défense, à laquelle il fut répondu par ce plébiscite : Sur l'advis receu par la compagnie de l'Ormée d'un certain arrest du parlement en ceste ville, injurieux et desraisonnable, afin d'empescher et destruire les bons desseins de ladite assemblée, nous disons que si ledit arrest est publié par la ville, qu'il sera couru sur les autheurs, adhérans et complices d'iccluy ; faisant défenses audit parlement, sur peine de la vie, d'user à l'advenir de semblables procédures, pour auxquelles s'opposer ladite assemblée prendra les armes ; enjoignant aux bourgeois de la ville d'y tenir la main, à peine d'estre déclarés traistres à leur patrie, et comme tels bannis à perpétuité de ladite ville, et leurs biens confisqués. Signé l'Ormée, avec plusieurs signatures. Le parlement n'en tint compte et publia son arrêt le 13 avril. Mais ses huissiers furent repoussés ; mais son arrêt fut déchiré. L'Ormée organisa un gouvernement démocratique : elle eut des généraux, des officiers, des juges.

Ainsi une lutte vigoureuse s'établissait entre les ormistes et les parlementaires. Le 13 mai, nouvel arrêt des premiers, nouvelles avanies aux huissiers, de la part du peuple, qui s'élance vers le palais, et demande aux magistrats de révoquer leur arrêt, sous peine de sortir de Bordeaux. Cela dégénéra en grave émeute, contre laquelle Conti lui-même demeura impuissant. Les ormistes étaient armés d'épées et de pistolets : ils appelaient les parlementaires mazarins ou Epernonistes ; ils les forcèrent de quitter la ville, où régna une sorte de terreur. L'Ormée devenait une faction envahissante, une ligue des pauvres contre les riches, et une guerre sociale menaçait d'ensanglanter les rues de Bordeaux.

Le plus beau quartier de la ville était celui du Chapeau-Rouge. Son nom singulier tirait origine d'une auberge qui avait un chapeau rouge pour enseigne, et où se réunissait une société bachique appelée l'Abbaye des marchands. C'était le quartier des riches, des parlementaires, des condéens, qui voyaient avec déplaisir la prépondérance de l'Ormée, et qui voulaient lui résister. Vive le roi ! plus d'Ormée ! disaient-ils. Peu à peu, ils s'enhardirent jusqu'à former des rassemblements dans la Bourse. Cela motiva sans doute quelques petites expéditions des ormistes contre le quartier du Chapeau-Rouge, dont les habitants s'armèrent pour aller s'emparer de l'Hôtel-de-Ville.

Un moment les ormistes parurent soumis ; déjà Conti avait interdit les assemblées populaires (10 juin 1652) ; déjà le parlement rentrait dans Bordeaux, et y ressaisissait l'autorité. Le triomphe des parlementaires dura peu. Bientôt les gens de l'Ormée reprirent l'Hôtel-de-Ville, les deux canons et les six fauconneaux qui s'y trouvaient, investirent le quartier du Chapeau-Rouge, dont ils emportèrent d'assaut les barricades, pillèrent et incendièrent plusieurs maisons, et, après une journée entière de combat, obtinrent la victoire la plus décisive (fin juin) ; maîtres de la ville, ils arborèrent un drapeau rouge sur tous les clochers, ne laissèrent plus aux princes de Condé et de Conti qu'une puissance nominale, en les forçant à ratifier tous leurs actes ; rasèrent le fort du Hà, et levèrent des troupes qui furent entretenues au moyen d'emprunts forcés arrachés aux suspects. A diverses reprises, des navires anglais apportaient dans Bordeaux des morues et des harengs.

Les juges établis par l'Ormée s'appelaient la chambre de l'Ormière, et rendaient des décisions sans appel. Ils condamnèrent le père Biner, religieux, mazarin, à une amende honorable et à une prison perpétuelle, parce qu'il avait gagné quelques chefs d'ormistes à la cause du cardinal, et parce qu'il avait voulu dire en chaire ses sentiments sur la rébellion, qu'il désapprouvait. On mit le père Biner entre les mains du bourreau, et on le conduisit en charrette, la corde au cou, dans les rues et carrefours de Bordeaux ; sur son front était un écriteau, avec ces mots en gros caractères : Traître à la patrie. Un des parents de ce religieux, âgé de plus de soixante ans, et soupçonné aussi de mazarinisme, subit la question, demeura perclus pour le reste de sa vie ; un président du parlement fut aussi emprisonné. L'Ormée tomba dans de tels excès, que fréquemment les rues étaient ensanglantées. Un jour, le curé de Saint-Pierre, poursuivi, menacé d'être assommé, avait une jambe et un bras rompus ; un autre jour, les ormistes pillaient la maison du sieur le Roux, jusqu'aux serrures et aux verrous des portes. La chambre de l'Ormière en arriva à choisir un apothicaire pour procureur général, et à placer un pâtissier parmi les conseillers. Le plus influent des ormistes, nommé Duretête, était un ancien boucher. Quand cet homme suspectait un membre du parlement, il lui écrivait en ces termes : Monsieur, ayant appris que vous êtes malade, je vous porte une ordonnance pour aller prendre l'air : si dans tout le jour de demain vous n'êtes point sorti de la ville, vous serez poignardé et jeté dans la rivière. Comme un conseiller lui demandait ce qu'il avait de bon à dire ?Que vous ne valez rien, monsieur, répondit Duretête. Souvent il disait au prince de Conti : Allons, monsieur, il faut monter à cheval ! Et Conti obéissait à l'ancien boucher. A quelles dures épreuves les princes avaient été soumis par leur orgueil même ! Les ormistes absorbaient les condéens.

Mais les parlementaires, que les papiers du temps nomment les bien intentionnés, gardaient leurs rancunes contre les nouveaux maîtres de Bordeaux. Tôt ou tard, la faction devait périr, car ses principes n'avaient pas de racines profondes dans les cœurs du peuple et des bourgeois. Une réaction contre l'Ormée se forma plus tard, soit à cause des violences commises par ses membres, soit par le manque de secours espagnols, ou enfin par suite des événements favorables au parti de la Cour. Quand les troupes royales entrèrent dans Bordeaux, l'amnistie accordée par le roi ne comprit pas Duretête ni ses amis, mais le premier seul fut condamné à mort et roué vif. On mit sa tête au bout d'un pieu, et on l'attacha au haut d'une tour située à l'extrémité de l'esplanade de l'Ormée. Ses anciens partisans le virent tranquillement mener au supplice, après avoir longtemps adoré toutes ses volontés, exécuté tous ses ordres à la lettre. Et pourtant on ne pouvait reprocher à Duretête aucun acte de cupidité ni de malversation ; son fanatisme était pur.

Les ormistes avaient existé pendant trois années, en faisant le plus triste essai de démocratie qui eût été tenté depuis les événements de la Ligue. Même contre-sens dans l'examen des principes de liberté, mêmes excès dans leur application ; du tumulte et du bruit ; de la confusion et du sang ; des haines aussi féroces qu'insuffisamment motivées ; absence complète de logique surtout, car les démocrates bordelais s'unissaient aux princes de la Fronde, représentant l'aristocratie dans toute l'acception de ce mot. Leur entente avec Condé ne pouvait être durable, dès l'instant que les parlementaires traitaient avec la Cour, et que les places voisines de Bordeaux se rendaient à l'armée ravale. L'existence des ormistes produisit beaucoup d'effet en France, où elle inspira une certaine terreur. Plusieurs pièces imprimées relatives à cette faction circulèrent ; elles en montrent le côté fanatique. Citons principalement l'Histoire véritable d'une colombe qui a paru miraculeusement en l'Hormaye de Bordeaux le 15 avril 1652 ; — la généreuse Résolution des Gascons ; — le Manifeste des Bourdelois, et les Articles de l'union de l'Ormée, qui se trouvent dans la collection de mazarinades de la bibliothèque de l'Arsenal. Ces documents attestent combien les ormistes imitèrent les ligueurs, quant à la forme de leurs assemblées et de leurs insurrections.

La gravité de la révolte en Guienne se manifeste par l'Ormée ; celle de la Provence se manifeste par la lutte des sabreurs contre les canivets, c'est-à-dire taille-plume ou mazarinistes.

Aussitôt que le cardinal se fut retiré à Bruel, le parlement de Bordeaux, à l'exemple des magistrats de Paris, mit à prix la tête du ministre ; celui d'Aix rendit un arrêt semblable. Mazarin, qui haïssait le comte d'Alais, naguère fauteur de troubles en Provence, l'avait rappelé et provisoirement remplacé dans le commandement de cette province. Mais d'Alais avait eu, on le sait, un ferme soutien dans Condé, et à peine la Fronde nobiliaire se fut constituée après l'exil du cardinal, que l'ex-gouverneur offrit ses services aux princes révoltés. Le parlement d'Aix s'opposa au retour de d'Alais ; cependant il ne s'en forma pas moins, en Provence, un ardent parti des princes, appuyé par les jeunes gens, et à la tête duquel figurait le baron de Saint-Marc, porteur d'un grand sabre, et qui disait en parlant de ses adversaires Je les sabrerai. De là le surnom de sabreurs donné alors aux frondeurs de Provence. Les partisans de la Cour furent appelés canivets ou taille-plume, sobriquet convenant bien à des hommes de robe.

Le 3 octobre 1651, les principaux sabreurs tirèrent des coups de pistolet sur la place des Prêcheurs, à Aix, et s'emparèrent de l'Hôtel-de-Ville ; les canivets s'armèrent spontanément, une femme aimée du peuple accourut, les mains chargées d'un sabre et d'un pistolet, et cria : Vivo lou Rey ! fouero lou sabré ! On se battit. Mais les parlementaires reprirent l'Hôtel-de-Ville, dispersèrent les sabreurs. Ceux-ci s'en allèrent grossir le nombre des partisans du comte d'Alais, essayèrent de fomenter de nouveaux troubles, et, en mars 1652, firent une émeute à Draguignan. Chassés de cette ville par les canivets, ils ne se découragèrent point ; ils tentèrent de surprendre Aix en s'y introduisant par un aqueduc. Le projet était hardi ; il échoua complètement. Pour contenir les efforts des sabreurs, le roi nomma Louis de Vendôme, duc de Mercœur, gouverneur de Provence par intérim ; mais plusieurs villes, notamment Toulon, Antibes, Tarascon et Sisteron, refusèrent de reconnaître ce duc, arrivé à Aix le 8 mai 1652 : elles tinrent pour d'Alais. Il fallut que Mercœur s'emparât militairement des villes possédées par les sabreurs. Les sièges se succédèrent, et les soumissions aussi, non sans de sérieux combats. Toulon ne capitula qu'en août.

Plus tard, lorsque le duc de Mercœur reçut définitivement la charge de gouverneur, les habitants de la province purent apprécier la valeur des principes au nom desquels s'étaient armés les sabreurs ou les canivets. Le parlement était devenu tout à fait mazariniste ; aussi, pour l'installation de Mercœur, alluma-t-on des feux de joie. Ce fut une allégresse sans pareille. Trente jeunes hommes, habillés en garçons de cabaret, invitaient les passants à boire au son des trompettes ; les dames organisèrent des farandoles avec les cavaliers. Plus tard encore, le chef suprême des sabreurs, le président d'Oppêde qui s'était mis dans le mouvement pour devenir premier président, sut faire si parfaitement sa cour à Mercœur, l'homme des canivets, qu'il fut nommé, malgré ses antécédents, premier président du parlement d'Aix. On assure que d'Oppêde s'arrangeait de manière à perdre de fortes sommes au jeu de la Ville avec Mercœur ; on ajoute qu'il avait promis adroitement, en cas de nomination, cent mille écus à un intrigant qui pouvait le servir.

En Provence comme en Guienne, bien du sang avait été versé pour des intérêts tout personnels. Les grands finissaient par s'arranger entre eux, par s'accommoder ; les petits avaient souffert, fatalement mêlés aux guerres civiles, — ces jeux de princes.

Dans la Saintonge, il y eut un bon nombre de collisions sanglantes, des attaques, prises et reprises de villes, qui, en fin de compte, se terminèrent par un traité signé entre le comte de Doignon et la Cour, traité moyennant lequel ce vice-amiral rendit au roi Brouage et les iles d'Oléron, et reçut en récompense le bâton de maréchal, avec un brevet de duc et pair et 530.000 livres : on s'était battu pour faire la fortune d'un homme !

Le mois de février 1652 vit Montpellier, après beaucoup d'hésitation, se décider enfin pote les princes ; le peuple de Toulouse célébra de mille sortes le succès des armes de Monsieur le Prince. En mars, grande émotion à Dijon, parce que la Cour avait refusé de faire raser le château-fort de la ville : les habitants menaçaient de l'assiéger. En avril, le Courrier Bordelais relatait le zèle de mademoiselle de Montpensier pour les travaux des fortifications d'Orléans, dont les habitants étaient résolus à tenir bon contre les mazarins, s'ils venaient les visiter. En mai, Grenoble et Lyon faisaient des manifestations contre le cardinal. Les Lorrains et leur duc voulaient jouer un rôle et se dirigeaient vers la capitale de la France, en commettant çà et là des meurtres et des voleries. On pouvait redouter des complications terribles, des luttes acharnées, dans lesquelles le droit monarchique succomberait sous l'ambition des princes frondeurs. Tout dépendait de l'attitude des grands meneurs de la capitale, car là était le cœur de la Fronde nobiliaire.

Le plan formidable de Condé pour lancer plusieurs armées provinciales contre Paris avait échoué. Ce résultat était dû à des revirements politiques accomplis dans la capitale, à certains changements de front qui devaient influer sur la marche générale des affaires. Gondi, dont les plaisants ridiculisèrent longtemps le repos en disant qu'il sifflait des linottes, par allusion à une grande volière qu'il avait fait bâtir, Gondi avait été désigne pour le cardinalat (21 septembre 1651) : la Cour pensait pouvoir compter sur lui, qui ne s'inquiétait guère des galimathias de la Guienne. Le roi s'était donc avancé de Fontainebleau vers le Berri (2 octobre), où Bourges lui avait promptement ouvert ses portes (8 octobre). En récompense, Louis XIV autorisa les habitants de la ville à démolir un donjon bâti par Philippe-Auguste ; il en ôta de sa main la première pierre, et le peuple dispersa avec acharnement tous les vestiges de ce nid de tyrannie. Louis XIV, à Bourges, donna déclaration contre Monsieur le Prince.

Turenne et Bouillon, le premier se plaignant de quelques hauteurs de Condé, le second infirme, et ne se trouvant plus propre au mouvement des factions, s'étaient tout à coup accordés avec Anne d'Autriche, à qui le parlement avait octroyé (5 décembre) un édit de lèse-majesté contre Monsieur le Prince et ses partisans réputés désobéissants, rebelles et criminels, déchus de tous honneurs, offices et gouvernements, avec ordre à tous officiers de guerre de leur courir sus, à tous officiers civils de se saisir de leurs personnes. Gaston d'Orléans s'étonna, à ce propos, que l'on se déclarât si vivement contre un prince du sang, tandis que l'on avait mis quatre mois à se déclarer contre un moine bourru qui avait pillé et ruiné toute la France.

Une armée commandée par le comte d'Harcourt rejeta Condé derrière la Charente ; une autre, dirigée par la Ferté, repoussa les Espagnols dans la Champagne ; une troisième, enfin, de six mille hommes, levée avec les propres deniers de Mazarin, marcha de Sedan vers le Midi, sous les ordres du vicomte de Turenne, des comtes de Broglie et de Navailles, des maréchaux d'Hocquincourt et de la Ferté-Senneterre. Tous les officiers de l'armée mazarine portaient l'écharpe verte, couleur des livrées du cardinal. Chaque parti avait alors son écharpe : la blanche était celle du roi ; l'isabelle, celle de Condé.

Des soldats de Mazarin ! Mazarin rentrant en France à la tête d'une armée ! Comment cela se pouvait-il faire ? Voilà un événement qui montre bien le caractère des alliances momentanées des divers partis sous la Fronde. Quelques jours après la désignation de Gondi au cardinalat, Mazarin avait reçu à Bruel une déclaration d'exil signée du roi en présence d'Anne d'Autriche (septembre 1851). Nul doute que, par cet acte, la Cour ne cherchât à enlever aux magistrats toute espèce de crainte sur le retour du ministre exilé ; nul doute qu'elle ne les voulût engager à porter arrêt contre Condé. Mais, le résultat étant obtenu, elle désirait voir Mazarin rentrer en France. Dès octobre, il se rapprocha, en effet, de la frontière. Une lettre du roi ne tarda pas à le rappeler, et cette lettre fut suivie d'un passeport.

Mazarin hésita longtemps à résoudre la question de son retour. Au milieu de ses indécisions, il jeta sa canne sur un arbre au pied duquel il se trouvait, et s'écria : Si elle reste là-haut, je reviendrai en France. La canne y resta, dit Brienne ; il revint.

Les preuves de l'horripilation des magistrats et des bourgeois, en apprenant une pareille nouvelle, n'existeraient pas, qu'aisément on les devinerait. Personne, pas même Broussel, pas même Gondi, ne put conjurer la fureur du parlement. A ses yeux, les crimes de Mazarin étaient épouvantables, dignes du dernier supplice. Tout Paris se mit en rumeur. Chaque frondeur, de l'ancienne ou de la nouvelle Fronde, étranger d'ailleurs aux intrigues du coadjuteur, à la tolérante vertu de Broussel, cria à la trahison et ne se calma un peu qu'à la lecture de l'arrêt, publié à son de trompe dans tous les quartiers de Paris, ville et faubourgs, par Canto, juré-crieur ordinaire du roi, accompagné de trois trompettes de Sa Majesté. L'arrêt ordonnait de courir sus au ministre et de s'opposer à son passage, prescrivait la vente de sa magnifique bibliothèque et de ses meubles (décembre 1651), pour qu'une somme de 150.000 livres fût prélevée sur le total et donnée à qui le livrerait mort ou vif. De quelque crime dont fût coupable l'homme qui représenterait Mazarin, il aurait sa grâce. Cet arrêt prêtait au ridicule. Blot et Marigny, dans leur esprit d'à-propos, ne manquèrent pas de le commenter allégrement, selon leur habitude, ils firent afficher dans Paris une répartition des 450.000 livres en question : tant pour qui couperait le nez au cardinal, tant pour une oreille, tant pour un œil, tant pour qui le rendrait digne de garder les sultanes du Grand-Turc. On publia le tarif du prix dont on est convenu dans une assemblée de notables, tenue en présence de messieurs les princes, pour récompenser ceux qui délivreront la France du Mazarin qui a esté justement condamné par arrest du parlement :A celuy qui, ayant loué quelque maison commode près de celle du Mazarin, lui tirera par la fenestre de son logis un coup de fusil chargé de balles ramées et empoisonnées, et se sauvera ensuite par une porte de derrière, sur un bon eheval qu'il aura soin de faire tenir prest, la somme de six mille escus. — A celuy qui l'arquebusera lorsqu'il sera dans l'église, chose qui ne doit donner aucun remords de conscience, attendu la déclaration de la Sorbonne, six mille escus.

Inconséquence du parlement, qui rendait arrêt contre Mazarin agissant. C'étaient là des mots, de simples mots, échappés aux magistrats qui n'avaient plus d'initiative clans les questions politiques. Un conseiller leur dit en pleine séance, que les gens de guerre qui s'assemblaient sur la frontière, pour le service de Mazarin, se moqueraient de toutes les défenses du parlement, si elles ne leur étaient signifiées par des huissiers qui eussent de bons mousquets et de bonnes piques. Il y eut contre ce conseiller un mouvement générai de désapprobation, et cependant la logique parlait par sa bouche. Que signifiait cet arrêt, quand le sous-ministre Le Tellier était rappelé l'avant-veille, et quand, quatorze jours après, le parlementaire Molé, garde des sceaux, s'en allait à Poitiers trouver la Cour en disant : Je m'en vais à la Cour, et je dirai la vérité ; après quoi il faudra obéir au roi. On était bien loin de 1648. Un arrêt du Conseil, qui arriva à Paris le 21 janvier 1652, cassa l'arrêt si terrible des parlementaires, ce qui établit une confusion clans les affaires, au sujet du cardinal. En vain ceux-ci envoyèrent-ils des lettres à leurs collègues des provinces, et des députés au roi dans Poitiers ; il était passé le temps où Anne d'Autriche se préoccupait de pareilles oppositions !

Sur la vente de la bibliothèque de Mazarin, Caumin, maitre des requêtes, publia une épigramme latine, finissant par ce vers :

Vendidit hic libros, vendere jura solet.

(Il a vendu là des livres, il a coutume de vendre la justice.)

Naudé envoya au parlement un Mémoire, dans lequel il parlait des trésors de littérature et d'art ramassés dans  l'enclos de sept chambres remplies de bas en haut ; il y rappela que son Eminence en voulait faire un présent au public et donner sa bibliothèque au soulagement de tant de personnes doctes et curieuses qui devaient y trouver tout ce qui leur estoit nécessaire ; il y jura que Mazarin avait conçu le généreux dessein de fonder une bibliothèque publique au milieu de la France, sur le modèle de celles qui existaient à Rome, à Milan et à Oxford. Malgré cette protestation, la vente eut lieu dans les premiers mois de 16'i2. Tout Paris y alla comme à la procession, dit Gui-Patin ; mais les livres, réunis au hasard par lots et abandonnés sans discernement au plus offrant, ne rendirent pas l'argent qu'on en attendait ; et bientôt il fut question de vendre les statues et les meubles. Les enchères durèrent plus de sept mois ; certaines gens s'y rendaient par distraction, comme à une partie de plaisir, ou en passant pour aller au Jardin-Renard.

Loret plaisantait. Ah ! disait-il, quand de chacun des dix doigts de Mazarin il sortirait trente miracles, quand le cardinal donnerait des spectacles plus beaux que ceux des vieux Romains, quand il aurait sauvé l'État même, il serait encore haï du peuple. Dans un imprimé, au contraire, on se félicitait de la vente de sa bibliothèque, arbre de vie, dont le fruit était défendu, et auquel Mazarin ni personne ne touchaient jamais ; l'auteur rapportait ce mot : que la bibliothèque d'un ignorant avait un grand rapport avec l'éminence d'un bossu, qu'il la portait toujours et jamais ne la voyait.

La presque unanimité des frondeurs, profitant de l'occasion qui leur était utile, trouvaient que les magistrats, en rendant l'arrêt, faisaient simplement leur devoir. Dans le Tocsin de la Fronde contre les menaces des armes de Mazarin, l'auteur proposa, lui aussi, de mettre la tête du coupable au prix de 100.000 écus. D'autres pamphlétaires provoquèrent hautement l'assassinat du cardinal et le massacre des mazarins. On lut Le bonheur de la France en la mort de Mazarin et de ses adhérents. Blot, enfin, chanta, à la suite d'un souper d'amis, ce couplet féroce

Creusons tous un tombeau

A qui nous persécute ;

Que le jour sera beau

Qui verra cette chute !

Pour ce Jules nouveau

Cherchons un autre Brute.

Et pourtant, l'homme qu'on maudissait, qu'on vouait à la mort dans Paris, ne rencontrait guère d'obstacles sur sa route. Un arrêt du parlement avait ordonné à deux conseillers, Bitaut et de Coudray de Geniers, de se transporter près de la frontière, d'informer contre l'armée du cardinal ; ils commirent l'imprudence d'aller avec quelques paysans faire rompre les ponts par où Mazarin devait passer (9 janvier 1652), et bientôt l'un, ayant eu son cheval tué, disparut, tandis que l'autre, nommé Bitaut, fut arrêté à Pont-sur-Yonne par les troupes mazarines, d'après l'ordre du maréchal d'Hocquincourt, relâché avec indulgence, puis bafoué par tous les partis. On imprima l'Entretien de Mazarin et de M. Bitaut ; mais une Relation véritable de l'assassinat fait à Coudray de Geniers et à Bitaut montra que l'arrestation de ce dernier n'avait pas eu lieu sans effusion de sang.

Le cardinal, se riant des cinq arrêts qui l'avaient frappé, acheva de parcourir le royaume, et arriva bientôt à Poitiers (30 janvier) dans le carrosse du roi. Louis XIV avait fait une lieue pour aller à sa rencontre ; Anne d'Autriche, dont Mazarin était séparé depuis près d'une année, l'attendait avec impatience et resta, assure Guy-Joly, plus d'une heure à une fenêtre pour voir arriver son cher favori. Une lettre de cachet du roi, partie aussitôt (1er février 1652) de Poitiers, ordonna d'arrêter la vente de la bibliothèque du cardinal.

L'effet produit dans Paris par l'entrée de Mazarin à Poitiers ne se peut décrire. Cette nouvelle jeta les esprits dans le trouble et l'indécision, à cause du manque absolu de principes politiques chez les partisans de l'une et l'autre Fronde. Quelle voie prendra l'ancienne ? suivra-t-elle les avis du coadjuteur, que beaucoup de gens regardent comme vendu à la Cour, et que sa promotion prochaine au cardinalat (28 février) rend très suspect ? Se réunira-t-elle complètement à la nouvelle, à la Fronde de Condé ? Le parlement, en ces conjonctures difficiles, s'enveloppe dans les plis de sa toge, et, croyant ne rien perdre de sa puissance, il ne fait que s'isoler. Il n'abdique pas sa haine contre Mazarin ; mais quand Monsieur le Prince lui propose de combattre ensemble l'ennemi commun, dont l'entrée en France prouve la justice de ses armes, il n'accepte pas, il se contente de surseoir à l'arrêt rendu contre Condé. Si celui-ci, dit-on, a pu être criminel durant quatre ou cinq mois, le retour du cardinal lui ramène son innocence.

La conséquence de cette conduite des magistrats est une scission parmi les vieux frondeurs. Le duc d'Orléans, sollicité par le vainqueur de Rocroi pour devenir chef d'un gouvernement rival de celui d'Anne d'Autriche, ne résiste pas (24 février 1652) à des offres si engageantes, et confie ses troupes à Beaufort, qui passe avec armes et bagages dans le parti des princes. Un traité est signé entre Condé et Gaston seuls ; dans ce traité, le cardinal est accusé d'avoir empêché la réunion des états-généraux. Le parlement reste en dehors et ne tarde pas à ordonner des informations contre les libellistes. Les gentilshommes du pays chartrain font des protestations de service au duc d'Orléans (8 février) ; le lendemain, un arrêt du parlement atteint ceux qui organisent dans la Brie des levées de troupes contre le roi. Une correspondance s'établit entre Louis XIV et les magistrats, à propos de l'entrée du duc de Nemours en France, à la tête de soldats espagnols. Les frondeurs se demandent si le parlement de Paris adopte ou répudie leur cause.

A la Cour, au contraire, point d'irrésolution ni de scission. L'unité de vues y est revenue avec Mazarin, et Turenne, arrivé aussi à Poitiers le 1er février, se dispose à recevoir le roi. Lyonne, Le Tellier et Servien sont rappelés. On pousse activement la guerre. Sous l'influence de la jonction du duc de Rohan avec Gaston, la ville d'Angers s'est révoltée : d'Hocquincourt la réduit en trois semaines ; Anne d'Autriche s'avance pour la punir, et ne se calme que devant les évangéliques paroles d'Antoine Arnauld, évêque d'Angers, qui lui dit un jour en la faisant communier : Recevez, madame, votre Dieu, qui a pardonné à ses ennemis en mourant sur la croix. Les Angevins, dans un manifeste, avaient déclaré qu'ils haïssaient Mazarin à cause des Vêpres siciliennes.

Condé, rejeté au-delà de la Garonne, ne donne aucun sujet de crainte, et le cardinal se dirige vers Paris, par les bords de la Loire, avec dessein d'assiéger Orléans, dont les habitants ne sont pas disposés à recevoir les troupes royales. Mademoiselle de Montpensier, accompagnée des comtesses de Fiesque et de Frontenac, appelées partout ses maréchales de camp, et de quelques seigneurs, a en effet, avec sa suite, pris possession de la ville. Mademoiselle de Montpensier est entrée dans Orléans par une étroite brèche (27 mars), — sujet d'un sonnet, dans lequel on l'a comparée à Jeanne Darc, sonnet terminé par ce vers :

Elle chassa l'Anglais ; chassez l'Italien[1].

Mais l'armée mazarine, arrêtée dans sa course, remonte la Loire jusqu'à Gien, pendant que le duc de Nemours, avec ses Allemands, se porte sur Montargis, après être parti de Stenay, avoir passé la Seine à Mantes, et fait sa jonction, en Beauce, avec les troupes frondeuses de Beaufort. Condé ne doute pas que l'action décisive ne doive avoir lieu à Paris même, ou Nemours amène à la Fronde une armée de sept mille hommes.

Déguisé en domestique, Monsieur le Prince fait cent vingt lieues, traverse tout le pays qui s'étend depuis Agen jusqu'à la jonction de la Loire et de l'Allier, passe la Loire à La Charité, après avoir échappé aux actives poursuites de ses ennemis, et arrive dans l'armée du duc de Nemours, que sa seule présence enthousiasme. Il la commande, s'empare de Montargis, met d'Hocquincourt en déroute à Bléneau (7 avril).

Mais le combat de Bléneau est de ceux que les vainqueurs et les vaincus peuvent regarder comme glorieux pour leurs armes. Turenne est là, tout près ; bientôt Condé attaque son adversaire, assez inutilement pour que la Cour puisse marcher librement vers la capitale, et il va à Paris loger au Luxembourg. En passant sur le Pont-Neuf, en carrosse, Monsieur le Prince a jeté cinq louis d'or aux gens qui lui ont prodigué les vivats (11 avril 1652).

Cette phase d'une guerre civile dont le récit détaillé serait ici un hors-d'œuvre, vit les deux plus célèbres généraux de l'époque en présence. L'un, Condé, à la tête de l'armée frondeuse, représentait l'orgueil nobiliaire ne reconnaissant plus aucune supériorité, même celle du roi, et abusant de son incontestable génie ; l'autre, Turenne, à la tête de l'armée royale, était avant tout un homme de guerre au service de Louis XIV, accomplissant désormais ses devoirs de soldat, et prêt à mourir pour la cause du pouvoir, d'autant plus que les partisans de la Cour doutaient encore de sa fidélité. Celui-ci, certainement moins altier que celui-là, avait pourtant, comme tous les membres de la famille des Bouillon, une véritable manie de la principauté. Après l'affaire de Bléneau, lorsque Condé victorieux menaçait l'armée royale, on entendit un jour un grand bruit dans les quartiers occupés par Turenne. Mazarin, inquiet, envoya savoir ce qui arrivait. Turenne exhalait sa colère, parce qu'on avait mis sur son logis M. DE TURENNE tout court, il exigeait qu'on y substituât : M. LE PRINCE DE TURENNE. Son frère et lui ne souffraient pas d'autre titre[2]. Sa modestie éclatait dans le jugement qu'il portait sur sa valeur personnelle, quand à bon droit il eût pu se vanter. Mais le même homme qui, interrogé par des gens qui lui demandaient comment il avait pu être battu à Mariendal et à Rethel, répondit simplement : Par ma faute, s'infatuait à propos de la noblesse et de l'antiquité de sa maison. Maréchal, il dédaignait cette haute dignité, et, fils glorieux de ses œuvres, il n'en tenait pas moins à signer : le vicomte de Turenne.

Mais de ces deux rivaux, suivons le plus lancé dans l'arène politique : nous sommes curieux de savoir comment les Parisiens recevront Condé.

 

 

 



[1] Le Triomphe des mérites de Mademoiselle, Paris, 1652. Très rare.

[2] Cousin, Carnets de Mazarin. Article du Journal des Savants, 15 nov. 1854.