HISTOIRE ANECDOTIQUE DE LA FRONDE

 

CHAPITRE VII.

 

 

Madame Anne et le Mazarin sont insultés. — Gloire militaire de Condé ; ses lettres ; ses mécontentements ; ses susceptibilités. — Conférence à Saint-Germain. — L'assassinat de l'autorité royale. — Paix de Westphalie. — Le parti frondeur se dessine. — Commencement des Mazarinades. — Gazettes. — Imprimés de toutes les sortes. — Colporteurs ; leur escorte. — Célébrité du Pont-Neuf. — Le nez du gazetier Théophraste ou Cacophraste Renaudot. — Isaac et Eusèbe Renaudot.

— Du 1er septembre 1648 au 1er janvier 1649. —

 

Les transactions ou les concessions, de gouvernants à gouvernés, ont rarement une longue durée, parce que ceux-ci veulent avoir plus qu'on ne leur a accordé, et ceux-là reprendre un peu de ce qu'on leur a arraché. Entre le parlement et la cour, la pacification était apparente. En effet, par une lettre (1er septembre) à Mazarin, le prince de Condé, que le manque d'argent empêchait de profiter de sa victoire, offrit de venir servir Sa Majesté en tout ce qu'elle lui ordonnerait ; de son côté, le parlement, prétextant des travaux, demanda une prolongation de session, que la reine lui donna pour quinze jours, tout en se plaignant des mauvais bruits que l'on faisait courir sur elle. Une fermentation sourde agitait toujours Paris, dont le peuple avait appris à connaitre sa force : personne ne croyait à la résignation affectée de madame Anne, à la bonhomie accommodante du. Mazarin. Au Te Deum chanté dans l'église des Feuillants, pour la victoire de Lens (5 septembre), des cris séditieux avaient été proférés, et, le lendemain, pendant une procession à Saint-Jean-en Grève, pour l'expiation d'un sacrilège, les noms d'Anne d'Autriche et de Mazarin avaient été répétés avec accompagnement de quolibets. Le 12, la reine s'était vue obligée, pour se rendre à Notre-Darne, de profiter de la présence d'une compagnie des gardes au Marché-Neuf. Madame Anne et le Mazarin devenaient le point de mire des mécontents. On leur manquait de respect dans les promenades, on les poursuivait de chansons et de huées dans les rues. Au commencement de septembre, Anne d'Autriche, mortifiée, voulut aller passer quelques jours à la campagne, seulement pour faire nettoyer le Palais-Royal, qui avait besoin d'être purifié. Il lui fallut agir avec mystère et promptitude dans l'accomplissement de cet innocent désir, absolument comme un écolier qui fait l'école buissonnière.

Un dimanche matin (13 septembre), vers six heures, le roi partit dans son carrosse avec Mazarin. Sur leur passage, quelques gens se mirent à crier aux armes ! et voulurent piller plusieurs chariots du royal bagage. La régente, restée à Paris jusqu'à midi environ, se confessa aux Cordeliers, visita le Val-de-Grâce et rejoignit Louis XIV à Ruel, après avoir prévenu le prévôt des marchands que son absence n'irait pas au-delà d'une semaine. Ces petites vacances, ce voyage de quatre lieues, entrepris officiellement pour procurer à la Cour les plaisirs de la campagne, irritèrent outre mesure les Parisiens, qui manifestèrent une surprise tout injurieuse. Le parlement s'ajourna à huitaine (15 septembre).

Cependant, la prise de Furnes par Condé, légèrement blesse pendant le siège, faisait espérer son prompt retour, autant par les frondeurs que par les courtisans. Condé jouissait d'une si brillante réputation militaire ! Partout on parlait de lui. Un écrivain avait publié l'Alexandre pour parallèle de monseigneur le duc d'Enghien avec ce fameux monarque. On l'appelait le prince illustre, le prince conquérant. Des gravures retraçaient ses exploits. Sur la prise d'Ypres, ces vers avaient paru :

Condé, prenant Ypres, fait rendra

Au roy le reste de la Flandre.

A propos de la prise de Lens, une gravure allégorique représentait la réception faite à M. le Prince sur l'heureuse victoire obtenue sur les Espagnols en la grande et mémorable bataille de Lens. La France y disait au héros :

C'est assez fait, grand prince, après cette victoire, etc.

On avait chanté en vers et en prose l'importante victoire du prince, ses trophées, sa gloire familière.

Chacun le désirait alors pour chef. La noblesse voyait en lui un guide irrésistible contre le Mazarin ; le peuple et le parlement ne redoutaient pas encore trop ses façons de dominateur ; Anne d'Autriche et le cardinal se croyaient assurés de son appui, dont ils avaient un très pressant besoin ; une gravure sur satin exposait aux regards le roi et la reine régente priant Dieu par l'intercession de la sainte Vierge et de saint Dominique de détourner les maux dont la France était menacée.

Evidemment, de nouvelles rumeurs étaient prochaines. A Condé de tout décider, en se prononçant. Deux actes de Mazarin achevèrent d'aigrir les esprits : ils donnèrent à penser qu'Anne d'Autriche conservait de vives rancunes, nourrissait des projets de vengeance. Chavigny fut arrêté et enfermé dans la prison de Vincennes, qu'il gardait (18 septembre) ; Châteauneuf fut relégué dans le Berri. En eux, pensait Mazarin, résidait l'âme des cabales parlementaires.

Deux jours après, Condé arrivait à Ruel pour y saluer la régente. Il s'était fait précéder par une seconde lettre, où il s'exprimait très rudement sur les barricades et sur leurs conséquences, où il pressait Anne d'Autriche de songer sérieusement au dedans, si elle voulait qu'on pût soutenir et poursuivre lès succès du dehors. Condé se montra mal satisfait de ce qui s'était passé et de la diminution que l'autorité royale avait soufferte. Il se plaignit bien plus encore, quand il sut que le président Pierre Viole avait, en plein parlement (22 septembre), blâmé l'incarcération de Chavigny, l'exil de Châteauneuf, l'éloignement du roi, l'approche des gens de guerre ; quand il sut que Blancménil avait rapporté tout le mal des temps à un seul homme, à Mazarin, en demandant, d'accord avec Viole, le renouvellement de l'arrêt de 1617 qui défendait de confier à un étranger l'administration du royaume, et que, après cette motion, le parlement s'était décidé à supplier la reine de ramener le roi à Paris, en invitant les princes à venir prendre place en son sein pour délibérer sur les affaires nécessaires à la sécurité et au bien de l'État.

Condé se posait donc en défenseur suprême de la Cour, en redoutable protecteur, ce qui contrariait beaucoup les idées de Mazarin. Mais il fallait que le ministre en passât par là.

Les princes présents à Paris, d'ailleurs, n'avaient pas répondu à l'invitation des magistrats ; ils s'étaient rendus à Ruel pour s'expliquer devant Anne d'Autriche, qu'une députation du parlement était aussi venue trouver. Devant cette sorte d'aréopage improvisé, Anne d'Autriche justifia sa conduite : y avait-il crime à vouloir passer le mois de septembre à la campagne ? Non, assurément. Les princes ne s'associèrent pas à la désobéissance des conseillers, et Mazarin ne souffla mot. Le lendemain (23 septembre), le parlement reçut l'ordre de ne pas continuer sa délibération ; mais il n'en tint compte et enjoignit aux gouverneurs des villes voisines de soigner le passage des vivres ; au prévôt des marchands, de pourvoir à la sûreté de Paris ; aux bourgeois, de s'armer.

La capitale allait-elle être assiégée ? Y avait-il déclaration formelle de guerre entre le parlement et la Cour ? Comme tout devenait sombre et menaçant ! On avait arrêté et pillé, aux halles, une charrette de meubles, parce qu'on croyait qu'elle appartenait au cardinal ; près de l'île Notre-Dame (Saint-Louis), les bateliers avaient dévalisé un carrosse (23 septembre). Anne d'Autriche envoya chercher son plus jeune fils, resté au Palais-Royal ; la duchesse d'Orléans, quittant le Luxembourg, courut rejoindre son mari. Le duc d'Orléans et le prince de Condé proposèrent une conférence à Saint-Germain, conférence acceptée par le parlement, qui envoya dans cette ville vingt et un députés, parmi lesquels Viole, si opposé au cardinal. Toute la cour s'y transporta aussi. Là, salut officiel à la reine, splendide repas, conférence dans le château neuf ; mais, avant tout, exposé de prétentions, c'est-à-dire continuation du parlement, rappel ou élargissement des gens exilés et emprisonnés, retour du roi à Paris, etc. Viole déclara que le parlement n'entrerait pas en matière sans avoir eu, au préalable, satisfaction sur l'affaire de Chavigny et de Châteauneuf. Condé trouva le mot préalable inconvenant : il ne le comprenait pas ! Après contestations, on ne rompit pas tout à fait, mais on ne prit aucune décision. Plusieurs autres réunions suivirent, et elles aboutirent à un véritable traité de paix entre l'autorité royale et le parlement, qui voulut bien jouir enfin de ses vacances en partie écoulées. Chavigny sortit du Havre-de-Grâce, où il avait été transféré.

Le parlement paraissait satisfait et ne se préoccupait plus guère des barricades. Mais le peuple, heureux et fier de son triomphe pendant les 20, 27 et 28 août, se félicitait d'anéantir le Mazarin et de se soustraire aux impôts écrasants qui pesaient sur les masses. Aussi, pendant que les conseillers délibéraient sur les offres de la cour, il s'impatienta. Les cabaretiers et les marchands de vin de Paris, irrités de ce que le parlement tardait trop à les soulager, envahirent le palais (14 octobre) et secouèrent rudement, au sortir de la grand'chambre, les présidents, qui durent se réfugier dans l'hôtel de Matthieu Molé, et dont l'un eut sa robe déchirée. L'après-midi, les magistrats, sous l'influence de l'émeute, réglèrent l'abaissement des droits sur le vin. Dix jours après, la Cour subissait elle-même la loi du parlement, qui, par une déclaration célèbre (24 octobre), supprimait en réalité la moitié des revenus publics. Cette déclaration, qu'Anne d'Autriche signa avec des larmes de colère dans les yeux, et qu'elle appela l'assassinat de l'autorité royale, coïncidait avec un événement bien grave, avec un éclatant triomphe de diplomatie, avec la réalisation des projets de Mazarin, — la signature du traité de Westphalie. Malgré ses immenses résultats probables, cette paix, qui intéressait toute l'Europe en terminant la guerre de trente ans, n'émut que peu ou point la population parisienne. Quelle influence immédiate pouvait-elle avoir sur les impôts et sur la misère ?

Loin de glorifier Mazarin pour son chef-d'œuvre, le peuple ne gardait plus de limites en sa haine contre celui qui avait pillé, disait-on, toutes les finances du roi, réduit Sa Majesté à une indigence extrême, et tous ses sujets à une misère pire que la mort. La cruauté des agents de finances avait été telle, que les Français, ajoutait-on, eussent été bien aises de leur abandonner tous leurs biens, et de paître l'herbe comme de pauvres bêtes. Les registres des geôles donnent raison à ces ouï-dire : ils attestent qu'il y eut à la fois vingt-trois mille prisonniers dans les provinces du royaume, pour les tailles des taxes et autres impositions, dont cinq mille morts en cette langueur, pendant l'année 1648[1]. Comment s'étonner, après cela, de la fréquence des mouvements populaires ! Les chefs occultes des révoltés étaient trouvés, — Gondi et autres ; il ne manquait plus que de grands noms d'agitateurs. Justement, la discorde ayant éclaté au sein même de la Cour, les Parisiens pensèrent en profiter. Le duc d'Orléans et le prince de Condé, d'abord fidèles serviteurs de la reine, s'étaient brouillés an moment de recueillir les fruits de leurs services. Mazarin prit le dernier pour appui, et les mécontents se rallièrent bien vite au duc d'Orléans, lieutenant-général du royaume. Vain espoir pour la Fronde encore : un prompt raccommodement s'opéra entre l'oncle et la mère du roi, laquelle revint à Paris (31 octobre).

Il fallut que les mutins se contentassent de marcher à la suite du parlement, qui informa contre les désordres des gens de guerre autour de Paris ; des bruits inquiétants circulèrent dans la ville.

Dès leur rentrée en séances, les conseillers se montrèrent hostiles au pouvoir : ils n'avaient rien perdu de leur caractère frondeur. Par exemple, comme Mazarin désirait emprunter avec intérêts de douze pour cent, parce qu'il n'avait pas le premier sou pour payer les soldats, ils refusèrent formellement. Gondi, de son côté, ameuta les curés de Paris contre la consécration publique de l'usure. L'opinion des Parisiens, ainsi guidés, força Mazarin de renoncer à son emprunt (2 janvier 1649).

Alors commence une incessante guerre de pamphlets contre le cardinal ; alors apparaissent les mazarinades, pièces très amusantes et très gaies, parfois hardies, toujours avidement lues par les contemporains. Elles composent plus de soixante gros volumes que l'historien doit consulter, bien que Retz ait prétendu qu'il n'y a pas cent feuillets qui méritent qu'on les lise. Les mazarinades sont l'expression même de l'époque, où le grotesque se mêle au drame, où chacun se moque du voisin, où l'on rit d'un meurtre en se désolant pour un mot, où l'on passe continuellement du grave air doux, du plaisant au sévère. Ce sont les chants des hommes qui paient, selon Mazarin, et aussi, d'après l'histoire, les rires forcés des gens qui souffrent. Elles ont une fécondité fiévreuse. Là, que de grossièreté, de cynisme, de bavardage et de niaiserie ! Mensonge et calomnie, voilà leurs moyens ordinaires. Tantôt elles flattent le parlement ; tantôt elles font des avances à la Cour ; ou bien, exclusivement politiques, elles traitent, sous forme légère, de très importantes questions de droit public. Souvent l'esprit des mazarinades est faux, insupportable, difficile à comprendre ; plus souvent encore elles demandent au libertinage des chances de succès auprès des masses. Guerre de plume et d'épée, voilà le double caractère de la Fronde. Bientôt il n'y aura point de rues ni de places publiques qui ne soient remplies de placards diffamatoires, et l'on verra, au bout du Pont-Neuf, un poteau rempli tous les matins de vers satiriques.

Aux pamphlets se joignent les gazettes attachées à divers partis. Le journalisme, comme œuvre de propagande, date de ce temps, et, dans le nombre des publications périodiques de la Fronde, dans leurs improvisations perpétuelles, ne semble-t-il pas que l'on découvre déjà le germe des journaux de 1789 ? Il faudrait avoir la patience de les parcourir toutes pour revivre de la vie des frondeurs, et reprendre momentanément leurs espérances, leurs joies, leurs erreurs, leurs craintes et leurs passions. Par malheur, c'est l'impossible : aucun lecteur ne suivrait l'historien qui essaierait de mettre sous ses yeux une semblable tour de Babel. Des extraits de mazarinades suffisent pour redonner à la guerre de Paris sa physionomie étrange, sa véritable couleur.

Écoutez, à propos de leur influence, des contemporains, des imprimeurs adressant leurs Remercîments à Mazarin : Il ne se passe pas de jours que nos presses ne roulent sur plus d'un volume de toutes sortes d'ouvrages, tant de vers que de prose, de latin que de français... Une moitié de Paris imprime ou vend des imprimés ; l'autre moitié en compose. Le parlement, les prélats, les docteurs, les prêtres, les moines, les ermites, les religieuses, les chevaliers, les avocats, les procureurs, leurs clercs... écrivent et parlent de Mazarin... Les colporteurs courbent sous le poids de leurs imprimés au sortir de nos portes ; ils ne font pas cent pas qu'ils ne soient soulagés du plus pesant de leur fardeau... C'était un épouvantable déluge, — à peu près cinq écrits par jour, ou trente par semaine. Il y avait des pamphlétaires aux gages des libraires, à tant par semaine, pour un diner, pour une chemise. Les secrétaires de Saint-Innocent, les écrivains de la Samaritaine obtenaient les honneurs dans la polémique, surtout pendant les deux premières années de la Fronde. Peu d'entre eux signaient leurs œuvres ; un écrivain du Pont-Neuf composa jusqu'à six mazarinades en l'espace de vingt-quatre heures. Ces faiseurs avaient les imprimeurs du Mont-Saint-Hilaire, gâcheurs de métier : papier sale, caractères usés, encre boueuse, luxe de fautes, justification idéalement incorrecte, horrible mélange de lettres irrégulières. Certaines mazarinades étaient imprimées toutes vives, avant d'être achevées ; d'autres, au contraire, circulant manuscrites, recevaient préalablement la sanction des amis de l'auteur. Toutes passaient par les mains des colporteurs, qui étaient au nombre de mille environ ; la plupart, de violons devenus gazetiers, donnant des pièces d'état au lieu de sarabandes, avaient du verbe, la taille élevée, la figure jeune, le pied léger, et portaient un panier d'osier sans couvercle. Les feuilles étaient criées le matin, sortant de la presse, ainsi que les petits pâtés sortant du four, dit Gabriel Naudé, à la même heure qu'anciennement à Rome on vendait le déjeuner des petits enfants. C'étaient, dit encore Naudé, gros escadrons de médisance ; c'étaient comme des essaims de mouches ou de frelons qu'auraient engendrés les plus grandes chaleurs de l'été.

Rude métier, toutefois, que celui de colporteur de pamphlets, de mazarinades : on y courait plus d'un risque de huées, d'injures et de bastonnades, quand l'imprimé vendu déplaisait à la foule. Parfois il fallait au crieur une escorte, vingt-cinq ou cinquante hommes. Des rixes s'ensuivaient, ordinairement sur le Pont-Neuf, car la Samaritaine devint la bibliothèque commune de la Fronde. Si quelque mazarinade paraissait bonne, c'est-à-dire, bien méchante, bien calomnieuse, bien appropriée à la passion du jour, le colporteur la débitait triomphalement par milliers, au milieu des rires et des vivats parisiens. En général, autant la satire attaquait la régente et Mazarin, autant elle entourait le jeune roi de respects et d'affection, en le comparant au soleil qui dissipe les nuages, dont les rayons inondent la terre d'une féconde chaleur, vers lequel toutes les fleurs se tournent avec amour. Dans les imprimés, comme dans les harangues, cette comparaison flamboyait toujours.

Mais le succès de la mazarinade en brochures fut éphémère ; sous le règne de Condé, le placard la détrôna, et nous aurons à tracer plus tard, en 1651, l'historique de l'affiche frondeuse comme nous venons de tracer succinctement l'historique du pamphlet frondeur.

Dans le déluge d'imprimés qui déjà submergeait Paris, la Gazette de France, ou plutôt les Nouvelles ordinaires, de Théophraste Renaudot, publiées avec privilège, défendaient presque officiellement Mazarin et la Cour. Renaudot était un médecin qui, pour amuser ses malades, leur avait fait distribuer, dès l'année Mi, une espèce de bulletin où il consignait toutes sortes de nouvelles relatives à la ville et à la cour. Bientôt des nouvelles politiques étrangères avaient paru dans ce recueil, que Renaudot, muni d'un privilège royal en 1632, imagina de vendre aux gens qui se portaient bien. Richelieu fit de cette feuille un instrument de sa politique : on assure que ce ministre et son royal maitre y inséraient des articles de leur façon, tels que des relations de sièges et de batailles, des traités de paix et des dépêches diplomatiques. Renaudot avait de l'adresse, de la souplesse, du manège, comme on disait alors. Il était parvenu à établir dans Paris, en son propre et privé nom, un Bureau de consultations gratuites et un Mont-de-Piété. La Faculté de médecine lui avait intenté un procès, pour l'empêcher d'exercer son art à Paris, et, par sentence, le Châtelet avait donné gain de cause à la Faculté (1643) ; une année après, la même cour avait fermé le Mont-de-Piété de Renaudot qui, secrètement, vendit des remèdes, et, très publiquement, exerça son privilège de Gazetier. Richelieu s'était servi de notre homme ; Mazarin le prit pour défenseur. Aussi les frondeurs n'épargnèrent-ils pas le médecin-gazetier ; ils parlèrent des conférences de Mazarin avec lui, puis ils plaisantèrent sur le nez pourri de Théophraste Renaudot, grand-gazetier de France et espion de Mazarin, etc. Parfois Théophraste ripostait, non sans débordements ni scandale. Gui-Patin, le premier, avait accommodé le nez de Renaudot, avait appelé l'ami de Mazarin maitre d'école, écrivain, pédant, surveillant dans le huguenotisme, gazetier, usurier, chimiste, etc. ; il l'avait nommé Cacophraste au lieu de Théophraste. En sortant du palais, après la perte de son procès de médecine, Renaudot s'était vu aborder par Gui-Patin, qui lui avait dit : Monsieur Renaudot, vous pouvez vous consoler, car vous avez gagné en perdant. — Comment donc ? avait répondu Théophraste. — C'est que vous étiez camus lorsque vous êtes entré ici, et que vous en sortez avec un pied de nez.

Aussitôt que la Cour fut établie à Saint-Germain, Renaudot eut la direction d'une imprimerie installée dans l'orangerie du château. Il se chargea des publications mazarines, et, plus d'une fois, il lui arriva de participer à leur rédaction. Spéculateur en toutes choses, le gazetier ne laissa pas échapper l'occasion de gagner beaucoup d'argent. Il continua sa Gazette privilégiée à Saint-Germain, niais laissa ses enfants à Paris, en leur recommandant de rédiger, eux, une gazette du parlement, une feuille frondeuse, le Courrier François. Isaac et Eusèbe Renaudot se montrèrent dignes de leur père, qu'ils avaient aidé maintes fois, et la spéculation du nez pourri ne fut pas mauvaise. Ainsi le journalisme français, tout jeune encore, se distingua par d'habiles manigances, souffla le chaud et le froid, fut aux gages de la Cour à Saint-Germain, et, dans Paris, exploita fort agréablement les passions de la Fronde.

 

 

 



[1] Bibliothèque impériale, fonds Dupuy, n° 754.