Douloureux rapprochement ! Sombre similitude ! Le duc de Bordeaux n'avait pas encore dix ans, lorsqu'il suivit dans l'exil la branche aînée de la dynastie des Bourbons dépossédée du trône de France par la révolution de 183o. Le comte de Paris n'avait pas encore dix ans, lorsqu'il suivit dans l'exil la branche cadette de la dynastie des Bourbons renversée du trône de France par la catastrophe de 1848. Charles X et le duc d'Angoulême avaient abdiqué en faveur du duc de Bordeaux qui n'a jamais régné, qui peut-être ne désirait pas régner. Louis-Philippe avait abdiqué en faveur du comte de Paris, qui, lui aussi, n'a pas encore été appelé à régner, mais que la mort du duc de Bordeaux, décédé sans enfant, a fait le légitime héritier de Henri IV et de Louis XIV, et chef de la Maison de France, qui a eu pour fondateur Hugues Capet, arrière petit-fils de Robert le Fort, ou l'Angevin. Depuis la mort du duc de Bordeaux, le comte de Paris porte d'azur à trois fleurs de lys d'or. Le frère, les oncles et les cousins ont conservé, comme cadets, la brisure d'Orléans, au lambel d'argent sur les armes de France. Telles sont les indications récentes que donne l'Almanach de Gotha, qui est le registre officiel de l'état civil des maisons souveraines et des maisons princières d'Europe. On a vu dans notre préambule, les Origines, on a vu dans notre tableau sommaire des règnes de Henri IV, de Louis XIII, de Louis XIV, de Louis XV, tout ce que la France a dû de grandeur, de puissance, d'agrandissement, de progrès et de prospérité, même dans les plus tristes périodes, dans les phases les plus troublées, à la race capétienne et surtout à la dynastie des Bourbons. Ces temps sont loin de nous. Le comte de Paris personnifie une époque plus récente. Son rôle n'est plus celui de Henri IV et de Louis XIV. Il est plutôt celui de Louis XVIII venant se placer entre l'Europe et la France pour sauver le royaume de saint Louis, tout à la fois, de l'anarchie et du partage, et lui donner, par la charte de 1814, l'ordre, la paix et la liberté. Ce régime, qui sera celui de la monarchie constitutionnelle, est soumis, comme tous les régimes politiques, à la loi du progrès. Si le comte de Paris était un jour appelé à prêter serment à une constitution, cette constitution ne serait sans doute pas un décalque, ni de la charte de 1814, ni même de la charte de 183o. Elle serait certainement plus démocratique. Mais avant de discuter sur cette hypothèse, il faut d'abord se demander si elle se produira, quand et comment elle pourra se produire. Quand et comment ? La question est hardie dans un pays comme la France, qui est le pays de l'imprévu, le pays où tout est possible. Laissons à l'avenir, laissons à Dieu le soin d'y répondre. Notre seul droit, notre seul devoir, c'est de démontrer que tout semble s'être réuni pour faire du comte de Paris ce que nous appellerons un véritable chef de gouvernement des temps modernes. En 1872, dans la belle préface du livre de M. Yriarte sur les princes d'Orléans, M. Édouard Hervé s'exprimait ainsi : La situation du comte de Paris est plus délicate et son rôle plus difficile. La Providence, heureusement, en le plaçant au milieu de tant de dangers, lui a donné ce qu'il faut pour les éviter : un jugement infaillible, un inébranlable sang-froid, et enfin cette droiture de caractère qui est parfois plus habile que l'habileté elle-même. La France l'ignore et peut-être l'ignorera-t-elle toujours, mais depuis longtemps elle n'a pas eu un politique aussi précoce et aussi complet. C'est l'esprit méditatif et profond de Guillaume d'Orange, avec la bonne grâce et le charme qui manquaient au mélancolique fondateur de la monarchie constitutionnelle en Angleterre. Ce portrait, magistralement écrit, vrai hier, est encore vrai aujourd'hui. Toutefois les lecteurs de ce livre feront cette réflexion naturelle et juste qu'entre Guillaume d'Orange et le comte de Paris, il y a une différence profonde. Guillaume d'Orange était l'ennemi acharné de la France, l'adversaire opiniâtre de Louis XIV. Le comte de Paris, au contraire, aime passionnément la France, et Louis XIV serait, nous ne dirons pas son modèle, les temps ne sont plus les mêmes, mais son aïeul respecté, son prédécesseur admiré. La duchesse d'Orléans avait décidé de se rendre d'abord à Eisenach, ville du grand duché de Saxe-Weimar, dans un château qui appartenait à la famille régnante. Quel triste voyage ! C'est là que le comte de Paris apprit la terrible nouvelle des effroyables journées de juin ; là que, sous l'habile direction de son instituteur, M. Adolphe Régnier, il continua ses études. Dans l'été de 1849, la duchesse d'Orléans quitta Eisenach et se rendit en Angleterre auprès du Roi et de la Reine qu'elle revoyait pour la première fois depuis la terrible journée du 24 février 1848. En dix-huit mois, le comte de Paris s'était transformé. II était grave et réfléchi. On remarqua vite, au château de Claremont, cette attitude qui annonçait un caractère sérieux et une nature studieuse. Nous avons parlé de la journée du 24 février 1848. Nous n'avons pas à y revenir à cette place. Avant la mort de Louis-Philippe, le comte de Paris fit, sous les yeux de son royal aïeul, sa première communion dans la chapelle catholique française de King-street. Puis il reprit, avec la duchesse d'Orléans et le duc de Chartres, le chemin de l'Allemagne. L'Allemagne de cette époque n'était pas l'Allemagne du prince de Bismarck. Elle était un curieux et instructif objet d'études. Le comte de Paris visita toute la Confédération germanique. Il connaît à fond ce pays qui joue maintenant un rôle si considérable en Europe. Il atteignait sa vingtième année. Il allait perdre sa mère, dont nous avons déjà dit la mort douce et soudaine. Il était devenu, l'année précédente, l'un des meilleurs élèves d'Hoffmann, le savant professeur de chimie de l'école des mines de Londres. Pendant que le duc de Chartres étudiait l'art militaire à l'école spéciale de Turin, il alla visiter l'Espagne. Après la guerre d'Italie, le comte de Paris et le duc de Chartres mêlèrent quelque temps leur vie. Ils visitèrent ensemble l'Égypte, la Judée, la Syrie, la Turquie, la Grèce, le Liban, Constantinople, Athènes, les rivages qu'a chantés Homère dans l'Iliade, qu'il a décrits dans l'Odyssée, les contrées que Châteaubriant et Lamartine ont parcourues et dépeintes. L'imagination du comte de Paris était encore pleine des souvenirs de l'antiquité qu'il avait étudiée avec son savant professeur, M. Adolphe Régnier. Frappé surtout de l'exactitude et de la vérité des récits d'Homère, il écrivit des lettres de voyage d'un caractère privé, mais qui auraient mérité d'être imprimées. Témoin des massacres du Liban, il a seulement publié à Londres, en 1865, un volume intitulé Damas et le Liban, où il a consigné les observations que ces massacres lui ont inspirées. Le 30 août 1861, le comte de Paris s'embarquait pour New-York avec son frère, le duc de Chartres, et le prince de Joinville, son oncle. Les États-Unis étaient alors en pleine guerre civile. C'était une occasion pour les deux fils du duc d'Orléans de chercher à conquérir la gloire des champs de bataille. Nous venons de dire quel a été le rôle, dans la guerre de sécession, du duc de Chartres qui, ne pouvant plus se battre en Italie, venait se battre en Amérique. Le comte de Paris, encore étranger aux émotions des champs de bataille, trouvait là une occasion toute naturelle de se familiariser avec elles. Le comte de Paris fut autorisé, comme son frère, le duc de Chartres, à servir, à titre étranger, comme auxiliaire dans l'armée fédérale et attaché, comme lui, à l'état-major du général Mac-Clellan. Pendant dix mois, le comte de Paris fut activement mêlé aux dangers et aux fatigues de la guerre de sécession. Il avait spécialement la mission de localiser tous les renseignements qu'on pourrait obtenir sur les plans de bataille et les forces de l'ennemi. Souvent il eut, dans des combats qui, ne se rattachant pas directement à l'action générale, n'ont pas eu de retentissement, l'occasion de risquer sa vie. Ainsi, à Gaine's-Hill, lorsque les fédéraux durent plier devant les réserves confédérées, on vit le comte de Paris se jeter vaillamment, comme le duc de Chartres, dans la mêlée, le sabre à la main, pour arrêter le mouvement. Des considérations d'ordre politique qui déterminèrent le duc de Chartres à cesser sa participation à la guerre de sécession, décidèrent naturellement le comte de Paris à se démettre aussi des fonctions d'officier d'état-major qu'il remplissait auprès du général Mac-Clellan, commandant en chef de l'armée du Potomac. Les deux fils du duc d'Orléans prirent ensemble congé du général Mac-Clellan et s'embarquèrent sur le Jame-River, sur une canonnière qui emportait les dépêches. Ils avaient servi plus de dix mois, du 28 septembre 1861 au 2 juillet 1862, dans l'armée fédérale. Ils avaient assisté au siège et à la prise de York-Town, ainsi qu'aux batailles de Williamsburg, de Fair-Oaks et de Gaine's-Hill. Un témoignage récent est du reste arrivé d'Amérique en France, pendant que l'on discutait au Palais-Bourbon la question de l'expulsion des princes d'Orléans, témoignage qui, en dehors de cette question et de ce débat, prouve que le comte de Paris et le duc de Chartres ont laissé aux États-Unis de glorieux souvenirs et de vives sympathies. Le comte de Paris recevait, dans les premiers jours de juin 1886, la lettre suivante : A Monsieur le comte de Paris, Venez chez nous : vous serez le bienvenu parmi vos anciens compagnons d'armes. Nous n'avons pas oublié les services que vous avez rendus à notre République dans la plus grave des crises. Aucun nom n'est parmi nous l'objet d'un plus respectueux souvenir que le vôtre et celui du duc de Chartres. Les vétérans de la grande guerre savent ce que vous avez fait et ce que vous pouvez faire. Une chaleureuse bienvenue vous attend ici. Général DANIEL BUTTERFIELD. Le général Butterfield a reçu, immédiatement après l'arrivée de cette lettre, du comte de Paris, par télégraphe, la réponse suivante : Je vous suis bien reconnaissant pour votre aimable dépêche Dans ces jours si pénibles, un souvenir sincère de la part d'anciens camarades, venant de votre grande République, est une consolation et un encouragement. Malheureusement, l'Amérique est bien loin ; mais un voyage dans votre pays, jadis si bouleversé et aujourd'hui si prospère, répondrait à un de mes plus vifs désirs. PARIS. La participation momentanée du comte de Paris à la guerre de sécession a cette importance capitale qu'elle est le point de départ de l'étude approfondie des questions ouvrières à laquelle il s'est livré. En 1862, le comte de Paris était à Londres où venait de s'ouvrir une exposition universelle. Il fit de nombreuses visites aux produits et aux œuvres qui occupaient les emplacements réservés à la France, et dans chacune de ces visites, il eut l'occasion de s'entretenir avec des compatriotes. Beaucoup d'entre eux lui donnèrent publiquement d'éclatantes marques d'une vive sympathie. Ils admiraient la variété de ses connaissances spéciales, la facilité avec laquelle son esprit saisissait vite toutes les notions, toutes les applications de la science industrielle. Sa courtoisie les charmait, sa personne les frappait. Sa taille est élevée, sa physionomie calme, son regard doux et profond, son front intelligent, son attitude posée. On sent l'homme qui réfléchit, qui médite, qui pense, mais la bonté rayonne sur sa figure et l'illumine d'une teinte attractive. Mais l'illustre exilé, heureux de retrouver comme un coin de la France à l'exposition universelle de Londres de 1862, revint bientôt à ses préoccupations d'homme d'État qui doit tout voir, tout savoir. La Famine du coton, comme on disait alors, l'amenait, cette même année, à Manchester, où il étudia le vaste système de secours qui donnait du pain à la population du Lancashire. C'est à cette époque que la Revue des Deux-Mondes publia, dans son numéro du 1er février 1863, la Semaine de Noël dans le Lancashire. L'article était signé du nom d'Eugène Forcade, Mais il était du comte de Paris. Ce n'était qu'un prélude. Toute la question sociale en France, comme en Angleterre, est dans la question ouvrière. Le comte de Paris se mit résolument à l'étudier sous toutes ses faces. Il chercha consciencieusement la solution du problème qui est loin encore d'être résolu. II s'aboucha avec les fondateurs de la célèbre société des Équitables Pionniers de Rochdale, et là il trouva une source féconde d'indications sur la condition des classes laborieuses. Enfin, en 1868, il compulsa les Blue-Books, recueil officiel où se trouvaient sténographiées les séances de la Commission royale d'examen des Trades Unions. Puis il retourna à Manchester, où il vit de simples travailleurs qui achevèrent son éducation pratique dans cet ordre de faits et d'idées. Le comte de Paris publiait l'année suivante, en 1869, son livre si remarquable sur les Associations ouvrières en Angleterre, livre qui ne dut son succès qu'à l'abondance et à la sûreté des informations, à la sagesse des appréciations, au libéralisme et à l'élévation des idées, puisqu'il n'était pas signé. Il ressort de ce livre que le chef actuel de la Maison de France croit surtout, dans ce que l'on peut appeler la question sociale, comme remède au mal, à l'efficacité du système de la participation industrielle, système qui fait passer l'ouvrier de la situation de simple salarié à celle d'associé. Le comte de Paris a porté ses vues sur des questions d'un caractère plus gouvernemental, tout au moins politiques. En 1867, il avait publié, dans la Revue des Deux-Mondes, l'Allemagne nouvelle. Le comte de Paris, on le voit, ne sachant pas ce que Dieu peut lui créer de devoirs, s'est préparé, en politique intérieure et en politique extérieure, au rôle d'un chef de gouvernement libéral, éclairé, prudent. Sa vie privée est toute de famille. C'est à la chapelle catholique de Kingston, près de Londres, qu'il a épousé sa cousine germaine, déjà nominée, qu'il avait connue dans ses excursions en Espagne. Elle lui a donné quatre fils et quatre filles. Deux fils, le prince Charles et le prince Jacques, sont morts jeunes. Le fils aîné, qui est le huitième duc d'Orléans, est né le 6 février 1869, à Twickenham, en Angleterre. Il a reçu les prénoms de Louis-Philippe-Robert. Il est entré dans sa dix-huitième année. Mais le malheur lui vient avant l'âge. Une nouvelle loi de proscription le bannit de France et l'arrache à sa patrie avec son jeune frère, le prince Ferdinand-François, né le 9 septembre 1884 au château d'Eu, résidence patrimoniale du comte de Paris, depuis la fin de son premier exil, et avec ses trois sœurs, la princesse Hélène-Louise-Henriette, également née à Twickenham, le 16 juin 1871, la princesse Marie-Isabelle, née au château d'Eu, le 7 mai 1878, la princesse Louise-Françoise, née à Cannes, le 24 février 1882. Sa sœur aînée, la princesse Marie-Amélie-Louise-Hélène, née à Twickenham, le 28 septembre 1865, et que la Reine, sa bisaïeule, a tenue sur les fonts baptismaux, a échappé à cette inique loi de proscription par son mariage avec don Charles-Ferdinand-Louis-Marie-Victor-Michel-Raphaël-Gabriel-Gonzague-Xavier-François-Joseph-Simon, duc de Bragance, prince royal de Portugal, et l'héritier présomptif de la couronne. Il est le fils aîné de don Louis Ier et de doña Maria-Pia, sœur de Humbert, roi d'Italie. Le duc de Bragance avait vingt-deux ans. La princesse Amélie d'Orléans avait vingt ans. Ce mariage était tout d'inclination. Mais c'était aussi une grande alliance pour le chef de la Maison de France, une alliance qui attestait très haut le respect et la sympathie dont l'entoure, bien qu'il ne règne pas, l'Europe monarchique. En France, elle a été saluée avec enthousiasme par tous les royalistes de cœur et de doctrine qui y sont en grand nombre. Cet enthousiasme s'est manifesté ouvertement, publiquement, par d'éclatantes et publiques démonstrations très légales, mais dont le caractère n'était pas douteux. Elles attestaient l'inaltérable et profond amour que la France, qui, dans la désolation et la détresse du présent, se réfugie dans l'attente et l'espérance de l'avenir, garde à la royale descendance de Louis-Philippe. Ainsi, la princesse Amélie, aujourd'hui duchesse de Bragance, devait quitter, avec sa famille, le château d'Eu le 10 mai 1886. La veille, il y avait fête populaire dans cette résidence. A la demande des habitants de la ville d'Eu, qui désiraient saluer sa fille avant son départ pour Lisbonne, le comte de Paris avait fait ouvrir les jardins réservés du château. Quinze mille personnes sont accourues avec le désir de témoigner ostensiblement leur sympathie à la princesse Amélie qui laisse dans le pays de profonds regrets, surtout parmi les pauvres, les humbles, les petits, dont elle était le bon ange. Le comte et la comtesse de Paris recevaient dans la galerie de Guise, où un lunch a été servi, toute la société de la ville et de la campagne, venue pour faire ses adieux à la princesse Amélie dont la corbeille de mariage était déjà pleine de riches cadeaux portant tous la marque de France, et auxquels la famille royale de Portugal a ensuite ajouté une parure en diamants de plus de six cent mille francs. Il serait trop long de publier dans ce livre la liste entière de ces cadeaux, qui étaient surtout des manifestations de sympathie pure, qui cependant révélaient aussi le caractère d'une démonstration de sympathie politique. Citons les principaux. Mme la comtesse de Paris a donné à sa fille un livre d'heures qui est une merveille. Ce livre, de forme presque carrée, de Paul Fontaine, est recouvert en maroquin blanc aux armes de France et de Bragance ; il est doublé de maroquin bleu semé le fleur de lys d'or. Ce délicat objet d'art est renfermé dans un étui de maroquin bleu timbré d'un A en mosaïque, surmonté de la couronne royale. Le duc d'Aumale a offert une broche en émeraudes et diamants. Les princesses Hélène, Isabelle et Louise, le duc d'Orléans et le prince Ferdinand ont offert six grosses perles blanches. La princesse Marguerite d'Orléans a offert une épingle et broche colimaçon en œil de tigre. Don François d'Assises a offert un collier de perles. Le prince Auguste de Saxe-Cobourg-Gotha a offert une petite pendule marbre blanc et bronze doré. La princesse Czartoriska, fille du duc de Nemours, a offert une broche avec trois gros diamants jaunes. La princesse Elisabeth de Saxe-Weimar a offert un éventail rose, monté en nacre, avec chiffre en argent. La princesse Max-Emmanuel de Bavière a offert un coffret en cuir avec peintures. La princesse de Hohenzollern-Sigmaringen a offert un bracelet avec un gros diamant et deux saphirs. La princesse Clémentine de Saxe-Cobourg-Gotha a offert cinq perles blanches. Le grand-duc Wladimir a offert une fleur de lys en diamant. Les dames de la ville d'Eu ont offert un christ en ivoire, dont le cadre d'ébène porte accolées les armes de la Maison de France et de la Maison de Bragance. Un reliquaire de grande valeur artistique contenant une relique de saint Laurent, patron de l'église d'Eu, a été offert par le clergé de la ville. Une vierge d'ivoire, ouvrage florentin du XVIe siècle, a été offert par Mgr l'archevêque de Rouen. Un éventail orné de pierreries, sur lequel l'aquarelliste Eugène Lamy a retracé des faits se rattachant à l'histoire du château d'Eu, a été offert par les dames de la Seine-Inférieure. Un plat décoré par le célèbre faïencier Avisseau, de Tours, aux armes de la princesse Amélie et du duc de Bragance, a été offert par les daines de la Touraine. Une statuette de Notre-Dame d'Auray, style ancien, en argent, exécutée dans les ateliers de M. Froment-Meurice, a été offerte par les dames de Bretagne. Le cadeau offert par un groupe de Parisiens royalistes est un surtout de table en argent. Il représente le vaisseau armorial de la ville de Paris, soutenu par des sirènes, reposant sur un bassin dont les rebords sont ornés de têtes de dauphins. Un paravent peint sur fond d'or a été offert par les dames de la Lorraine. Un cœur vendéen en pierreries a été offert par les dames de la Loire-Inférieure. Un service en porcelaine a été offert par les dames du Berry. M. Édouard Bocher a eu l'heureuse idée d'offrir un éventail peint par Olivier de Penne et qui représente la chasse de Chantilly où la princesse Amélie a pour la première fois rencontré le duc de Bragance. Le duc et la duchesse de La Rochefoucauld-Bisaccia ont offert une théière et deux tasses en vieux Sèvres. M. et Mme Édouard Hervé ont offert une coupe en jade portée par un éléphant en argent massif, orné de pierres précieuses, objet d'art signé Mellerio. La duchesse Decazes a offert une petite chaise à porteurs en vernis Martin. La vicomtesse Greffulhe a offert un éventail en écaille blonde et plumes blanches, orné d'un écusson aux armes de France et de Portugal en diamants. La duchesse d'Uzès a offert une montre ancienne en argent dans un cadre en velours. Le duc et la duchesse de La Rochefoucauld-Doudeauville ont offert une fleur de lys en saphirs et diamants avec une aigrette. Le samedi 15 mai, à l'occasion du mariage de leur fille aînée, le comte de Paris et la comtesse de Paris recevaient dans leurs appartements de la rue de Varennes, à l'hôtel Galliéra, comme cela se fait dans toutes les familles qui ont un rang dans la société parisienne. Cette réception a été très brillante, très animée. Les hauts personnages de France que leur républicanisme n'attachait pas à leur foyer, ont franchi le seuil de cette demeure princière, l'ont franchi sans reproche et sans peur. Les diplomates étrangers, en résidence à Paris, y sont accourus pour présenter leurs hommages à la future duchesse de Bragance, qui doit devenir un jour reine de Portugal. On y a même vu des princes de race impériale ou royale. C'est tout simple. On n'efface pas par des révolutions successives de gouvernement huit siècles de l'histoire, et tout ce qu'on pourra dire ou faire n'empêchera pas le comte de Paris de descendre de Hugues Capet, de Philippe-Auguste, de saint Louis, de François Ier, de Henri IV et de Louis XIV ; lui-même ne pourrait pas détruire sa royale origine. Il ne peut pas renier ses ancêtres, il ne peut pas décliner sa glorieuse généalogie. On est allé à l'hôtel Galliéra de la rue de Varennes, non comme on allait jadis au palais des Tuileries, au palais de Saint-Cloud, au palais de Versailles, ou, plus anciennement, au palais du Louvre, par devoir et par situation, mais par sympathie ou par courtoisie, comme on va dans une maison hospitalière, dans une famille amie. Cependant, cette soirée du 15 mai 1886 marquera dans notre histoire politique et parlementaire. Elle a été le prétexte d'une explosion de haines, de colères, de terreurs et de jalousies depuis longtemps contenues dans les régions affolées où se règlent actuellement les destins de la France et qui allaient se traduire par un acte d'ostracisme d'une révoltante iniquité. C'est le 17 mai que le comte de Paris, la comtesse de Paris et la princesse Amélie ont quitté Paris avec le duc d'Orléans et la princesse Hélène, pour se rendre à Lisbonne où le duc d'Aumale, le prince et la princesse de Joinville, le duc et la duchesse de Chartres, le duc et la duchesse Auguste de Saxe-Cobourg-Gotha n'ont pas tardé à les rejoindre. Le 22 mai, la bénédiction nuptiale était donnée au duc de Bragance et à la princesse Amélie dans l'église métropolitaine de San-Domingo par le cardinal don José, patriarche de Lisbonne. Le prince Amédée, de la famille royale d'Italie, et le prince Georges, de la famille royale d'Angleterre, assistaient officiellement, en grand uniforme, à cette auguste solennité où toutes les pompes religieuses se mêlaient à toutes les pompes royales. Le voyage du comte de Paris, de la comtesse de Paris, de la princesse Amélie, du duc d'Orléans et de la princesse Hélène a été effectué, de Paris à la gare d'Irun, sans incident. Mais, de cette gare à Lisbonne, soit en Espagne, soit en Portugal, tout le trajet s'est accompli au milieu d'une série d'ovations sympathiques et de- manifestations enthousiastes indescriptibles. La princesse Amélie est d'une taille svelte, d'une charmante figure. Sa beauté égale son esprit et son cœur. Elle a tout pour plaire. Un diplomate auquel on disait qu'elle était pleine de grâces, répondit : Elle est la grâce même. Sa personne était donc pour beaucoup dans les ovations du voyage et dans les enthousiasmes de l a réception, mais la situation du comte de Paris qui représente la plus ancienne, la plus glorieuse et la plus nationale des maisons souveraines d'Europe, y était bien pour quelque chose. C'est dans le trajet de France en Portugal par l'Espagne, à la station de Talvuera, que le comte de Paris apprit que le gouvernement allait présenter à la Chambre le projet d'expulsion qui est devenu la loi du 23 juin. En apprenant cette nouvelle, il ne songea qu'à son pays, et s'il fut profondément affligé, c'était surtout de voir qu'après cent ans de conflits et de discordes, l'ère des proscriptions n'était pas encore fermée et qu'on verrait de nouveau des fils de la France errer sans patrie sur le sol étranger. Les fêtes du mariage de la princesse Amélie avec le duc de Bragance ont rempli tout Lisbonne de leur magnificence pendant plus d'une semaine. L'enthousiasme populaire a rehaussé l'éclat de ces fêtes, pendant lesquelles les acclamations de la foule n'ont pas cessé un seul jour de se confondre avec les acclamations de l'armée, et auxquelles l'Europe entière assistait par ses ambassadeurs extraordinaires. M. Billot, qui représentait lé gouvernement de la République française, tenait au roi de Portugal un langage qui ne faisait certes pas pressentir à ce moment-là le rôle que le président du conseil, ministre des affaires étrangères, allait jouer dans la question de l'expulsion des princes d'Orléans. Voici l'allocution de M. Billot : Sire, M. le président de la République m'a fait parvenir des lettres spéciales qui m'accréditent, en qualité d'ambassadeur extraordinaire, pour le représenter près de Votre Majesté au mariage de Son Altesse le prince royal. C'est à la fois un témoignage du vif intérêt que M. le président de la République porte à tout ce qui touche la famille de Votre Majesté et de la sympathie avec laquelle mon gouvernement envisage une union qui doit établir un lien de plus entre les deux nations. Votre Majesté a bien voulu me faire connaître qu'elle apprécie de même les conséquences de cet heureux événement pour les relations de la France avec le Portugal ; je suis heureux d'avoir une occasion nouvelle de l'en remercier en lui présentant l'hommage respectueux de mes félicitations. Le comte de Paris, le duc de Chartres, le duc d'Aumale, le prince de Joinville, ont dû s'arracher aux joies d'une union dans laquelle M. Billot avait dit que M. Jules Grévy voyait un lien de plus entre la France et le Portugal, pour accourir à Paris où la nouvelle loi de bannissement, qui menaçait de leur fermer en 1886 les portes de la patrie qu'une décision de l'Assemblée de Versailles leur avait rouvertes en 1.871, était en délibération au Palais-Bourbon. Le 11 juin 1886, cette délibération sans nom aboutissait au vote d'une première loi des suspects, adoptée par 315 voix contre 232 voix sur 547 votants, à la majorité de 83 voix, loi dont voici le texte : Art. 1er. — Le territoire de la République est et demeure interdit aux chefs des familles ayant régné en France et à leurs héritiers directs, dans l'ordre de primogéniture. Art. 2. — Le gouvernement est autorisé à interdire le territoire de la République aux autres membres de ces familles. L'interdiction est prononcée par un décret du président de la République, rendu en conseil des ministres. Art. 3. — Celui qui, en violation de l'interdiction, sera trouvé en France, en Algérie ou dans les colonies, sera puni d'un emprisonnement de deux à cinq ans. A l'expiration de sa peine, il sera reconduit à la frontière. Art. 4. — Les membres des familles ayant régné en France ne pourront entrer dans les armées de terre et de mer, ni exercer aucune fonction publique, ni aucun mandat électif. Cet article 4 atteint le duc de Nemours et le prince de Joinville, entrés dans les cadres de réserve, de retraite ou de disponibilité de la guerre ou de la marine, où leurs noms cesseront de figurer, comme il atteint le duc d'Alençon, le duc de Penthièvre, le duc de Chartres et le duc d'Aumale, rayés de ces mêmes cadres, par une fausse interprétation du texte voté. Là où il dit : ne pourront entrer, le ministère a lu : devront sortir. La loi de bannissement et de proscription qui est, comme nous venons de le dire, une première loi des suspects, est donc en même temps une loi de confiscation, puisqu'elle confisque à tous les princes d'Orléans, appartenant à l'armée de terre ou à l'armée de mer, la propriété du grade qu'ils ont pu conquérir avec leur épée. L'article 4 du texte voté le 11 juin 1886 par la Chambre des députés atteint encore, uniquement, sur le terrain électoral, le duc d'Aumale que le conseil général de l'Oise s'enorgueillissait d'avoir pour président, pour ainsi dire, à perpétuité, et qui est expulsé de cette assemblée départementale, comme s'il était un indigne ou un incapable. Cet ostracisme enfin qui semble n'atteindre que la personne du comte de Paris, chef de la maison de France, et la personne de son fils aîné, le duc d'Orléans, en réalité, frappe tous les princes et toutes les princesses d'Orléans, il frappe jusqu'aux enfants, car il laisse suspendue sur leurs têtes l'expulsion, la proscription, par simple décret du président de la République, et il leur crée en France une situation exceptionnelle. Là où l'on ne peut résider que par la tolérance du gouvernement, on est soumis au régime du bon plaisir. Comme on l'a vu plus haut, le duc d'Aumale ne devait pas tarder à en faire la triste épreuve, la douloureuse expérience. La loi que la Chambre des députés avait votée le 11 juin 1886, à la majorité de quatre-vingt-trois voix, a été adoptée, le 22 juin 1886, par le Sénat, à une majorité moindre, mais cependant inattendue. On espérait qu'elle serait repoussée au Luxembourg. Mais on n'a pas osé y faire échec au Palais-Bourbon. Elle était donc devenue définitive. Il n'y manquait plus qu'une formalité, celle de la promulgation. M. Jules Grévy, qui en est le véritable parrain, le véritable père, bien qu'il ait manœuvré souterrainement avec assez d'habileté pour en rejeter la responsabilité sur d'autres, s'est hâté de remplir cette formalité. L'Officiel l'a promulguée le mercredi 23 juin 1886, qui sera sa date dans l'histoire. Nous ne faisons pas un journal, nous ne faisons pas de polémique ; nous écrivons un livre, nous faisons de l'histoire. Mais cependant nous ne pouvons .pas ne rien dire de l'étrange, de l'instructif débat qui a précédé, au Palais-Bourbon, le vote de la loi d'expulsion que le gouvernement a proposée, que le parlement a adoptée, et que l'Officiel a promulguée. Nous ne pouvons pas ne point retenir de ce débat ce qui s'en dégage, comme esprit, comme portée ; nous ne pouvons pas ne point constater ce qui ressort du commentaire que le ministère lui-même a fait de cette loi de violence, née de la haine et de l'envie, et par quel langage il l'a justifiée. Quel a été le principal, on pourrait dire l'unique argument de M. de Freycinet pour la faire voter ? Il a dit qu'il y avait en présence et en rivalité deux gouvernements, celui de la monarchie et celui de la république, et qu'il fallait que l'un sortit de France pour que l'autre y restât. C'était s'exprimer, en d'autres termes et dans d'autres circonstances, comme s'exprimait Berryer parlant du duc de Bordeaux, dont il disait qu'il ne pouvait être en France que le premier de tous, le Roi, Aussi M. Édouard Hervé, s'emparant de cet aveu, a-t-il eu raison de dire dans le Soleil, le lendemain : Hier, 11 juin 1886, M. de Saulces de Freycinet, président du conseil des ministres de la République française, a proclamé Louis-Philippe-Albert d'Orléans, comte de Paris, ROI DE FRANCE. D'après l'opinion de M. de Freycinet lui-même, c'est donc le ROI DE FRANCE qui, le 24 juin 1886, a quitté, chassé de sa patrie par les montagnards, par les jacobins modernes, avec son héritier présomptif, le château d'Eu, allant s'embarquer au Tréport dans des conditions qui ont fait dire à cinquante mille spectateurs ce mot que cent journaux ont répété et que six millions de lecteurs ont retenu : C'est un départ royal. Le souvenir des circonstances qui ont précédé, accompagné et suivi ce départ royal, mérite d'être conservé. Voici le récit sommaire de ces circonstances : Le 22 juin 1886, le comte de Paris, la comtesse de Paris, le duc d'Orléans, le duc de Chartres, la duchesse de Chartres, le prince Henri d'Orléans, le prince de Joinville, le duc d'Aumale, le duc d'Alençon, qui représentait son père, le duc de Nemours, malade, se rencontraient dans la soirée, avec les intimes et les fidèles, dans une vaste bibliothèque, située au premier étage de l'aile gauche du château d'Eu. C'est dans cette pièce que le comte de Paris reçut la dépêche qui lui annonçait que le vote du Sénat était conforme au vote de la Chambre des députés. Il donna à haute voix lecture de cette dépêche à sa famille. Cette scène émouvante et inoubliable restera éternellement gravée dans la pensée de ceux auxquels il a été donné d'y assister. Le comte de Paris alla s'asseoir entre ses deux oncles, le duc d'Aumale et le prince de Joinville, avant en face de lui son frère, le duc de Chartres. Le comte de Paris remercia le duc d'Aumale en termes émus d'être venu lui donner cette marque d'affection et de sympathie ; il adressa également d'amicales paroles au prince de Joinville et au duc de Chartres. Les assistants s'étaient tous levés, silencieux devant la grandeur simple de cette scène ; la comtesse de Paris allait de l'un à l'autre, relevant par un mot, par un serrement de main, les courages abattus. La triste nouvelle circula vite dans la ville d'Eu et y causa une profonde émotion. La population de cette petite cité était dans la consternation, dans la désolation. Dans toute la journée du mercredi 23, dans toute la matinée du jeudi 24, ce n'était que longues files de visiteurs, que processions interminables de visiteuses qui venaient saluer avant son départ pour l'exil le chef de la Maison de France. Sénateurs et députés, accourus de Paris, populations urbaines et populations rurales, bourgeois de la ville, maires de la campagne, ouvriers en blouse, agriculteurs en veste, industriels en redingote, tous se mêlaient au château d'Eu, et à tous l'héritier de Hugues Capet, de Philippe-Auguste, de saint Louis, de Henri IV et de Louis XIV donnait cordialement la main. C'était un spectacle à la fois attendrissant et instructif, qui navrait le cœur et élevait l'âme, que ce mélange de toutes les classes sociales, confondues dans une même manifestation monarchique. Bien des larmes ont été versées alors dans ce coin de la Normandie, qui était comme l'image localisée de la France. Mais, à travers ces larmes, les regards ne disaient pas : Adieu ! ils disaient : Au revoir ! La comtesse de Paris avait jusqu'à l'approche du départ, fixé à une heure trente minutes, montré une héroïque fermeté. Mais de si universels témoignages de sympathie et le chagrin profond qui se lisait sur tous les visages attristés lui donnèrent, pendant les derniers défilés de visiteurs et de visiteuses, une commotion si vive qu'elle se mit alors à éclater en sanglots. La route qui mène d'Eu au Tréport est magnifique. Le ciel était ensoleillé. Tout le long du trajet, on accourait sur le passage du comte de Paris, qui était dans une première calèche avec la comtesse de Paris, le duc d'Orléans et le duc de Chartres. Les mouchoirs s'agitaient et on criait : Au revoir, Monseigneur ! Maintenant, nous allons laisser la parole au chroniqueur du Soleil, témoin oculaire et auriculaire de ce qu'il raconte. Voici son récit : A l'entrée du Tréport, malgré la défense qui en avait été faite par le préfet, plusieurs drapeaux tricolores voilés de crêpe avaient été mis aux fenêtres. Le coup d'œil de la ville, à l'arrivée, est absolument féerique. Les fenêtres, les quais du bassin, les hauteurs avoisinantes sont littéralement bondés de monde. Des gendarmes à cheval gardent l'entrée des deux ponts qui mènent au quai d'embarquement, prêts à en interdire l'accès. L'accueil fait à M. le comte de Paris et à sa famille, à leur entrée au Tréport, est très chaleureusement sympathique. Une foule énorme se massait depuis plusieurs heures tout autour du bassin dans lequel le paquebot Victoria, de la compagnie de Dieppe à Newhaven, nolisé par M. le comte de Paris, était entré la veille pour venir chercher l'exilé. Près de dix mille personnes avaient pris place sur les quais, aux fenêtres des maisons et des hôtels, partout, en un mot, d'où l'on pouvait espérer voir le départ. Le service d'ordre était fait par les brigades de gendarmerie de la ville et des environs, par le 24e de ligne et par des douaniers. Un espace libre avait été réservé sur le quai pour laisser passer M. le comte de Paris, sa famille et sa suite. Auprès de la passerelle par laquelle il devait s'embarquer sur le bateau s'étaient groupés quelques sénateurs, quelques députés, quelques journalistes, surtout les intimes, MM. Édouard Bocher et Édouard Hervé. Tous les autres assistants entouraient le bassin comme s'ils avaient pris place dans un immense cirque. A deux heures et demie précises, la voiture de M. le comte de Paris, marchant en tête du cortège, apparaît au fond de ce cirque, devant l'hôtel d'Angleterre, et s'engage sur le pont qui conduit au quai d'embarquement. A ce moment, un silence solennel se fait dans la foule. Tous les cœurs sont serrés, tous les yeux se tournent vers le point par lequel arrive le prince. Les voitures, après avoir contourné le bassin, viennent s'arrêter en face du bateau. M. le comte de Paris, en redingote noire boutonnée, avec un chapeau à haute forme, descend de sa voiture, s'engage sur la passerelle et va prendre place sur le pont de la Victoria. Au moment précis où il met le pied sur le bateau, le pavillon national aux trois couleurs monte lentement au haut du grand mât et, s'abaissant par trois fois, salue le descendant des rois de France. A la vue du drapeau national, les acclamations éclatent. On crie : Vive le comte de Paris ! Dès que le silence se fait, le prince soulève son chapeau, salue à son tour le drapeau, et se tournant vers la foule massée sur le quai, crie à voix forte : Vive la France ! Autour de lui ont pris place : Mme la comtesse de Paris, le duc d'Orléans, le duc de Chartres et son fils aîné, le prince Henri ; le duc de Noailles, le duc de la Trémoïlle, le marquis d'Harcourt, le comte d'Haussonville, le marquis de Beauvoir, Mme la vicomtesse de Butler, dame d'honneur de Mme la comtesse de Paris, le comte Olivier de Bondy, MM. de Chabaud-La Tour, Saint-Marc-Girardin, Aubry-Vitet, M. de Léris, M. Calla, ancien député de la Seine, MM. Gamard, Cochin, Despatys et Dufaure, conseillers municipaux de Paris, le baron de Noirfontaine, M. Camille Dupuy, secrétaire particulier du prince, et M. Froment, précepteur du duc d'Orléans. La passerelle est retirée ; le bateau commence à déraper lentement. Les cris de : Vive le comte de Paris ! redoublent. Ils prennent le caractère d'une ovation enthousiaste. Le comte de Paris, très ému, adresse à la foule ces mots : Au revoir, à bientôt ! Le bateau commence à s'éloigner lentement, obligé de s'arrêter de temps en temps par suite de la difficulté de sortir du port à un moment où la marée n'est pas encore tout à fait haute. Les assistants veulent le suivre jusqu'au dernier moment. Ils se pressent le long du quai et se dirigent jusqu'à l'extrémité de la jetée en poussant les cris vingt fois répétés : Vive la France ! vive le comte de Paris ! au revoir, à bientôt ! Les acclamations ne s'arrêtent que lorsque le bateau sorti du port a pris la mer, faisant toujours flotter au haut du grand mât les couleurs nationales. On raconte dans la foule qu'on a offert au comte de Paris d'arborer un drapeau de soie portant, outre les couleurs nationales, les armes de sa maison, et qu'il a répondu : Non, rien que la France, rien que le drapeau français. Après le départ, un grand silence se fait ; tout le monde est dans le recueillement, la foule s'écoule lentement, le vide se fait dans ce vaste espace si animé un instant avant. Combien de temps s'écoulera-t-il entre le départ et le retour ? Pendant combien d'années ou combien de mois le descendant, l'héritier, le représentant de ces princes, de ces soldats, de ces politiques, qui ont défendu, agrandi, amplifié le territoire, selon l'éloquent langage que Berryer tenait naguère, sera-t-il errant sur la terre étrangère ? La loi de proscription du 23 juin 1886 lui a rendu sa liberté d'action et de parole. Les événements peuvent seuls déterminer le mode et l'heure de l'action. Mais la parole a été prise, et a été prise royalement, le jour où la presse royaliste de Paris a publié le document qu'on va lire et qui termine logiquement ce livre. C'est dans la traversée de Dieppe à Douvres que le comte de Paris a lu à ses fidèles compagnons de voyage, sur le bateau à vapeur qui l'emportait en Angleterre, son adieu officiel à la France. Le voici : Contraint de quitter le sol de mon pays, je proteste, au nom du droit, contre la violence qui m'est faite. Passionnément attaché à la Patrie, que ses malheurs m'ont rendue plus chère encore, j'y ai, jusqu'à présent, vécu sans enfreindre ses lois. Pour m'en arracher, l'on choisit le moment où je viens d'y rentrer, heureux d'avoir formé un lien nouveau entre la France et une nation amie. En me proscrivant on se venge sur moi des trois millions et demi de voix qui, le 4 octobre, ont condamné les fautes de la République, et l'on cherche à intimider ceux qui, chaque jour, se détachent d'elle. On poursuit en moi le principe monarchique dont le dépôt m'a été transmis par celui qui l'avait si noblement conservé. On veut séparer de la France le chef de la glorieuse famille qui l'a dirigée, pendant neuf siècles, dans l'œuvre de son unité nationale, et qui, associée au peuple, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, a fondé sa grandeur et sa prospérité. On espère qu'elle a oublié le règne heureux et pacifique de mon aïeul Louis-Philippe et les jours plus récents où mon frère et mes oncles, après avoir combattu sous son drapeau, servaient loyalement dans les rangs de sa vaillante armée. Ces calculs seront trompés. Instruite par l'expérience, la France ne se méprendra ni sur la cause, ni sur les auteurs des maux dont elle souffre. Elle reconnaîtra que la Monarchie, traditionnelle par son principe, moderne par ses institutions, peut seule y porter remède. Seule, cette Monarchie nationale dont je suis le représentant, peut réduire à l'impuissance les hommes de désordre qui menacent le repos du pays, assurer la liberté politique et religieuse, relever l'autorité, refaire la fortune publique. Seule, elle peut donner à notre société démocratique un gouvernement fort, ouvert à tous, supérieur aux partis et dont la stabilité sera pour l'Europe le gage d'une paix durable. Mon devoir est de travailler sans relâche à cette œuvre de salut. Avec l'aide de Dieu et le concours de tous ceux qui partagent ma foi dans l'avenir, je l'accomplirai. La République a peur : en me frappant, elle me désigne. J'ai confiance dans la France. A l'heure décisive je serai prêt. Eu, le 24 juin 1886. PHILIPPE, COMTE DE PARIS. Le maire de Douvres et sa femme attendaient l'arrivée de la Victoria pour souhaiter la bienvenue au royal exilé sur la terre anglaise. Il y a eu là un courtois échange de paroles sympathiques. Quelques instants plus tard, M. le comte de Paris recevait du capitaine de la Victoria le pavillon français qui avait flotté au haut du grand mât et, le montrant à ses fidèles qui retournaient en France, leur dit, les larmes aux yeux : C'est tout ce qu'il me reste de
la France, mais je l'y rapporterai ! A son débarquement à Douvres, à son arrivée à Tunbridge-Wells, son premier séjour hors de France, à son entrée dans l'hôtel du Calverley-Parck où la reine Marie-Amélie avait séjourné, le comte de Paris a été accueilli comme un martyr royal qui mérite les plus ardentes et les plus respectueuses sympathies du monde entier. La comtesse de Paris, accompagnée du duc de Chartres, est retournée momentanément au château d'Eu pour y chercher le prince Ferdinand et les trois princesses Hélène, Isabelle et Louise qu'elle avait dû y laisser, et, de nouveau accompagnée des témoignages de respectueuse douleur que son départ provoquait dans toute la contrée, elle est allée rejoindre le comte de Paris et le duc d'Orléans en Angleterre, où a commencé le douloureux pèlerinage du descendant de Henri IV, à travers des villes et des populations étrangères où le cœur, l'âme et la pensée de la France vont le suivre jusqu'à ce que Dieu le lui rende. |