Nous allons maintenant achever ce livre, l'impartiale histoire à la main, mais aussi avec nos propres souvenirs et nos impressions personnelles, car il nous a été donné de traverser, modeste spectateur perdu dans la foule, les dix-huit années d'un règne qui, pendant cette longue période, a fait de la France le pays le plus heureux, le plus prospère et le plus libre de l'Europe, et qui a su lui donner, sans troubler la paix générale, par des guerres de conquêtes, la puissance maritime et la gloire militaire. Au début même de la monarchie de 1830, une question a été posée et discutée dans les journaux, dans les salons et jusque dans les Chambres. C'est celle-ci. Le duc d'Orléans a-t-il été élu roi des Français quoique Bourbon ou parce que Bourbon ? Ce n'était là un débat ni oiseux, ni puéril. Deux grands partis se dessinaient déjà dans cette controverse, qui allaient bientôt imprimer une direction différente aux luttes parlementaires et politiques, et s'efforcer l'un et l'autre d'entraîner la royauté nouvelle dans la voie de ses préférences. Le duc d'Orléans a été élu roi des Français parce qu'il était de la dynastie des Bourbons, cela ne fait l'ombre d'aucun doute. On va en juger. Mais pour caractériser la nature du mandat que le duc d'Orléans a reçu de la France en 1830, il nous faut revenir en arrière sur les incidents qui ont précédé et accompagné le laborieux enfantement de la royauté sortie des barricades et des journées de juillet. Il nous faut aussi démontrer que l'accusation qu'on a quelquefois portée contre le duc d'Orléans d'avoir préparé, par des voies souterraines, son avènement au trône de Henri IV et de Louis XIV, est absolument injuste, absolument fausse. Rien ne la justifie, tout la dément. D'abord, s'il n'y avait pas communauté complète de vues sur la marche qu'il convenait d'imprimer au gouvernement du Roi, les relations personnelles entre Charles X et le duc d'Orléans ont été très courtoises, très amicales, jusqu'à la dernière heure. Louis XVIII avait rendu au duc d'Orléans ses biens apanagers, ce qui était naturel. Mais il ne les lui avait rendus que par une simple ordonnance qui pouvait un jour être révoquée par une autre ordonnance. Charles X lui en assura la possession par une loi et lui donna en même temps le titre d'Altesse Royale. Ce n'était pas, ce ne pouvait être une lettre de change tirée sur les opinions politiques du duc d'Orléans, mais c'était une lettre de change tirée sur ses sentiments d'affection et, à celle-là, il a toujours fait honneur. Charles X rendait, sous ce rapport, pleine et entière justice au duc d'Orléans et c'est à titre d'amicale réciprocité de courtoisie entre les deux branches de la dynastie des Bourbons qu'à la prière de son cousin, il assista, avec la famille royale, au grand bal qui fut donné, le 31 mai 1830, au Palais-Royal. On sait que Louis-Philippe, né à Paris le 6 octobre 1773, a été élevé virilement par Mme de Genlis. On sait qu'après s'être distingué, en 1792, comme officier-général, sur les champs de bataille de Valmy et de Jemmapes, qu'après avoir encore combattu, en 1793, sous les ordres de Dumouriez, il dut se retirer en Suisse où, pendant plusieurs mois, il donna des leçons de géographie, de mathématiques et d'histoire dans une école du pays des Grisons. Il avait avec lui sa sœur, la princesse Adelaïde, qu'il mit dans une maison religieuse catholique. On sait enfin qu'après différents voyages à Hambourg, au cap Nord, en Amérique, en Angleterre, il se rendit, en 1808, à Palerme, où il épousait, en 1809, la fille du roi de Sicile, Ferdinand Ier, qui devint roi de Naples, la princesse Marie-Amélie, dont le prince de Talleyrand a dit qu'elle était la plus grande dame de l'Europe. Il aurait pu ajouter qu'elle en était aussi la plus charitable. Le pape Grégoire XVI l'appelait la Sainte femme. Le 31 mai 1830, le roi et la reine de Naples étaient de passage à Paris. C'est à cette occasion que leur gendre et leur fille donnèrent, au Palais-Royal, une fête splendide à laquelle le peuple lui-même fut convié. Les jardins avaient été ouverts à la foule. Il s'y produisit quelque tumulte, ce qui était inévitable. Un mot connu fut alors prononcé, qui est resté historique. Ce mot, le voici : C'est une vraie fête napolitaine, nous dansons sur un volcan. On a vu, dans ce mot, une allusion malveillante et accusatrice pour le duc d'Orléans, recevant la famille royale dans le somptueux palais où il accueillait fréquemment les hautes notabilités de l'opposition de l'époque. On prêtait là au comte Narcisse-Achille de Salvandy, qui a, en effet, prononcé cette phrase, une .intention qu'il n'avait pas, qu'il ne pouvait pas avoir, lui que Louis-Philippe devait faire ministre de l'instruction publique, ambassadeur en Espagne et grand-croix de la Légion d'honneur. Lorsqu'il a dit : Nous dansons sur un volcan, le comte de Salvandy était dans le vrai. Mais ce mot ne s'appliquait dans sa pensée qu'à la situation générale très troublée où se trouvait alors la France. C'est de lui que nous tenons cette explication. Le duc d'Orléans recevait au Palais-Royal les hautes notabilités de l'opposition. Mais ces hautes notabilités étaient des princes de la finance et de l'industrie, des princes de la parole et de la science, c'étaient des écrivains et des artistes éminents. Qui donc leur aurait fait, s'il ne se fût donné cette mission, qui était un devoir, les honneurs de cette France enthousiaste de tous les génies, hospitalière à toutes les gloires ? Ce rôle n'entrait ni dans les goûts, ni dans les habitudes de Charles X et du duc d'Angoulême, et le cercle de la duchesse de Berry était un cercle fermé. Si le duc d'Orléans l'avait accaparé, c'est parce que la Cour le lui avait volontairement abandonné. Dans tout cela, du reste, où est la conspiration, où est le conspirateur ? Le duc d'Orléans conspirait si peu pour saisir sur la tête du duc de Bordeaux la couronne de France, que, pendant qu'on débattait dans Paris, à l'heure même où Charles X jouait tranquillement au whist dans le palais de Saint-Cloud, le sort de la France, il se recueillait dans sa résidence du Raincy, aux environs de Paris, ne se doutant même pas que le combat engagé entre la royauté et le peuple pouvait devenir une révolution, pouvait créer la vacance du trône et aboutir à un changement de règne. Il y avait, le 26 juillet 1830, jour où parurent les ordonnances, quatre courants. L'un de ces quatre courants était celui de l'émigration qui voulait remonter le cours des siècles. C'était celui qui entraînait Charles X, 5, qui entraînait le prince de Polignac et qui comptait trois hommes funestes : le. comte François-Régis de la Bourdonnais, Hugues-Félicité-Robert de La Mennais et Eugène-François-Auguste d'Arnaud, baron de Vitrolles. Le comte de la Bourdonnais n'avait fait que traverser le ministère Polignac. Il y entra pour y prendre le portefeuille de ministre de l'intérieur, porté par les souvenirs qu'il avait laissés comme membre de la Chambre qualifiée d'introuvable, où il s'était signalé par la fougue et la violence de son opposition à la charte de Louis XVIII, et ses catégories de proscrits, qui atteignaient les modérés aussi bien que les exaltés du libéralisme ; mais il en sortit dés qu'il apprit que le prince de Polignac aurait la présidence du conseil qu'il avait ambitionnée. Il en sortit en disant que lorsqu'il jouait sa tête, il voulait tenir les cartes. Il savait donc déjà que les ordonnances du 25 juillet étaient projetées. La Mennais rêvait ce qu'avait rêvé Grégoire VII, la suprématie, non seulement spirituelle, ce qui était de droit, du souverain pontife, sur le monde catholique, mais encore, mais surtout son omnipotence temporelle sur tous les rois et dans tous les États de la terre. Il avait une plume éloquente, un style ardent qu'il mettait au service et consacrait à la défense de cette thèse théocratique d'un autre âge. Plus tard, il devait retourner contre la royauté et contre la religion ce même style enflammé et cette même plume enfiévrée. Mais, sous Charles X, ses écrits, d'une forme admirable, donnaient un corps aux accusations dirigées contre le gouvernement du Roi, qu'on accusait de vouloir subordonner l'État à l'Église. Le baron de Vitrolles était l'un des confidents dévoués de Charles X. Il s'était activement mêlé aux divers incidents qui avaient précédé, accompagné et suivi la première Restauration. Mais bien qu'il se soit vanté d'avoir inspiré à Louis XVIII la déclaration de Saint-Ouen, il était le conseiller passionné des actes et des mesures qui étaient la répudiation de la charte de 1814. Cependant, à la dernière heure, il devait entrer dans les voies de la conciliation. Alors, il ne fut plus écouté. Un autre courant, qui n'entraînait que quelques adeptes, était le courant bonapartiste. Les gloires de l'empire ne pouvaient être effacées de tous les esprits, de toutes les mémoires. Napoléon Ier était mort sur le rocher de Sainte-Hélène, mais il avait un fils qui vivait prisonnier de l'Autriche, dans le palais de Schœnbrunn. C'était le roi de Rome que le prince de Metternich avait affublé du titre de duc de Reichstadt. C'était un souvenir. Ce ne pouvait être un parti sérieux, puisque son chef était hors de France et qu'il était certain que la cour de Vienne ne lui enverrait pas son idole. C'était comme un corps sans âme. Les deux autres courants étaient le courant constitutionnel, avec ses variétés de nuances, toutes monarchiques, et le courant révolutionnaire, avec ses variétés de couleurs, toutes républicaines. La presse, que les ordonnances du 25 juillet 1830 avaient violemment supprimée, avait résisté, avait protesté, et dans les bureaux du National, qui n'avait que quelques mois d'existence, beaucoup de journalistes avaient signé une déclaration de résistance, mais tous ne l'avaient pas signée avec les mêmes sentiments intimes. Les uns restaient dans le courant constitutionnel, les autres allaient au courant révolutionnaire. Le premier courant s'abîmait sous les barricades de juillet, le second courant se perdait dans les sables de l'utopie : il en restait deux en présence : la république terroriste qui déjà siégeait à l'hôtel de ville, malgré Lafayette, et la monarchie constitutionnelle, qui naissait dans le salon de Jacques Laffitte, député de Paris depuis 1816, l'un des rois de la haute banque. C'est de ce salon qu'est sortie l'idée de sauver la France de la république terroriste en donnant la couronne au duc d'Orléans, ce qui était rompre avec la loi traditionnelle de l'hérédité royale, mais ce qui était maintenir la monarchie et la maintenir dans la dynastie des Bourbons. Transaction, sans doute, mais transaction heureuse, parce que l'heure était critique, le danger imminent, et que ne pouvant plus relever le trône de Charles X, écroulé sous les coups formidables d'une insurrection victorieuse, ce n'était pas le duc de Bordeaux, ce n'était pas un enfant qu'on pouvait mettre en sentinelle dans le palais des Tuileries pour empêcher la république terroriste de passer. La république terroriste dominait déjà dans les réunions de l'hôtel de ville, où l'on essayait de ressusciter la commune de Paris et le club des Jacobins, où Lafayette était débordé. Jacques Laffitte, premier banquier de Paris, ne pouvait vouloir le désordre. Avant de faire de son hôtel le quartier général de la révolution, il essaya vainement d'obtenir du prince de Polignac le retrait des ordonnances du 25 juillet, et du duc de Raguse, la retraite des troupes royales. C'est seulement lorsqu'il fut convaincu que Charles X irait jusqu'au bout, que prévoyant sa défaite, il se préoccupa du remède au mal. Le mal, c'était l'avènement de la république terroriste, le déchaînement de la populace enfiévrée, l'anarchie en haut et en bas, l'affolement général, la guerre civile, la société ébranlée jusque dans ses fondements séculaires, le pillage des propriétés, la spoliation des riches, la démagogie enfin, la démagogie triomphante s'asseyant sur des ruines, à la voix enflammée d'Erostrates modernes, qui croyaient sortir glorieusement de leur obscurité, en attachant leur nom à la destruction furieuse de tous les principes, de toutes les institutions, de toutes les croyances du passé. Ces démolisseurs incorrigibles ont existé de tout temps dans le monde et l'humanité. Mais, depuis 1793, ils ont un caractère particulier. Ceux de 1830 ressemblaient à ceux du règne de la Terreur. Ils leur ressemblaient d'autant plus, au lendemain des journées de juillet, qu'ils en étaient plus près et que pour ne pas retomber dans les excès de cette époque de triste mémoire et d'amer souvenir, il y avait hâte et nécessité d'opposer à leurs forces destructives une digue insurmontable. C'était du bon sens et de l'esprit politique. Jacques Laffitte avait à ce moment-là ces deux qualités. L'idée de Jacques Laffitte fut adoptée par Casimir Périer, dont l'opposition aux ministres de Charles X était toujours restée dans des limites constitutionnelles ; par François-Pierre-Guillaume Guizot, qui, récemment élu député, avait voté l'adresse des 221 ; par Adolphe Thiers, que sa maxime trop absolue : Le roi règne et ne gouverne pas avait rendu célèbre dans le journalisme politique ; par l'éminent historien Mignet et l'illustre chansonnier Béranger. C'est M. Thiers qui reçut la mission de se rendre au château de Neuilly. Le duc d'Orléans était absent. On a vu qu'il était au Raincy. M. Thiers révèle à la duchesse d'Orléans et à la princesse Adélaïde la situation créée par un combat de trois jours dans les rues, où le peuple était encore en armes, la résolution que la réunion de l'hôtel Laffitte a prise, dans l'intérêt de la sécurité générale, d'offrir au duc d'Orléans la couronne de France, parce que seul dans les circonstances où l'on se trouvait, dans les périls dont on était menacé, il pouvait devenir un rempart légal et fort contre les débordements de la démagogie. Il était temps. Les propositions les plus incendiaires affluaient à l'hôtel de ville. Il y eut un moment où l'on n'y songeait à rien moins qu'à faire revivre l'une des plus odieuses lois de la Convention, la loi des suspects. Audry de Puyraveau et Labbey de Pompières, révolutionnaires de tempérament et de doctrines, de la trempe des montagnards de la Convention, y poussaient aux mesures extrêmes. Sous l'empire d'une impérieuse nécessité, une entente s'établit promptement entre le palais du Luxembourg où quelques pairs étaient accourus, et le palais Bourbon, où beaucoup de députés, signataires de l'adresse des 221, étaient réunis. Ces députés rédigèrent immédiatement l'adresse suivante : La réunion des députés actuellement à Paris a pensé qu'il était urgent de prier son Altesse royale Mgr le duc d'Orléans de se rendre dans la capitale pour y exercer les fonctions de lieutenant-général, et de lui exprimer le vœu de conserver les couleurs nationales ; elle a de plus senti la nécessité de s'occuper sans relâche d'assurer à la France, dans la prochaine session des Chambres, toutes les garanties indispensables pour la pleine et entière exécution de la Charte. Lorsqu'on démontrait au duc d'Orléans qu'il était le paratonnerre qui détournerait la foudre ; lorsqu'on lui répétait qu'il s'agissait de préserver la France des tempêtes de la démagogie prêtes à éclater sur elle ; lorsqu'on le suppliait d'empêcher le retour des excès de 1793, pouvait-il refuser ? Le soir du 30 juillet, sur un conseil du prince de Talleyrand qui confirmait les avis de Jacques Laffitte et appuyait la démarche que M. Thiers avait faite au château de Neuilly, il revint du Raincy à pied, et rentrait à Paris. Le lendemain, dés huit heures du matin, le duc d'Orléans recevait au Palais-Royal la commission parlementaire qui venait lui présenter le message de la Chambre. Il hésitait encore à accepter, il hésitait à briser les liens de famille qui l'attachaient à Charles X. Mais on lui représenta le danger que courrait Paris, que courrait la France, que courrait la société, si on ne se hâtait pas d'arrêter les effrayants et audacieux progrès de la Révolution qui tournait à la démagogie. Ce langage le décida. Il y avait un péril à affronter. Il accepta d'être à la tête des lutteurs qui voulaient marcher courageusement avec lui au devant de la démagogie pour la combattre et la vaincre. Où est le conspirateur ? Où est la conspiration ? Le duc d'Orléans rédigea alors la proclamation suivante : Habitants de Paris, les députés de la France, en ce moment réunis dans la capitale, ont exprimé le désir que je m'y rendisse pour y exercer les fonctions de lieutenant-général du royaume. Je n'ai pas balancé à venir partager vos dangers, à me placer au milieu de cette héroïque population, et à faire tous nies efforts pour vous préserver de la guerre civile et de l'anarchie. En entrant dans la ville de Paris, je portais avec orgueil ces couleurs glorieuses que vous avez reprises et que j'avais moi-même longtemps portées. Les Chambres vont se réunir ; elles aviseront au moyen d'assurer le règne des lois et le maintien des droits de la nation. La Charte sera désormais une vérité. Le duc d'Orléans avait eu deux collaborateurs dans la rédaction de cette proclamation : le futur maréchal de France, comte François-Horace-Bastien Sebastiani, et André-Marie-Jean-Jacques Dupin, tous députés. C'était associer la Chambre à ses déclarations. Dans la journée, il se rendit à l'hôtel de ville où il fut reçu par Lafayette, et où actionnait la commission municipale qu'avait instituée M. Guizot et était composée de Casimir Périer, de Mauguin, dévoré d'un incroyable besoin d'activité, de Schonen, le futur parrain du divorce, d'Audry de Puyraveau, riche parisien, prédestiné à mourir pauvre à l'étranger, oublié et abandonné de ses amis, les modernes montagnards, et du futur pair et maréchal de France, Georges Mouton, comte de Lobau, qui allait bientôt devenir commandant en chef des gardes nationales de la Seine. En même temps la réunion des députés avait prudemment confié le poste de commandant de la place de Paris au général Etienne-Maurice, comte Gérard, dont l'autorité devait servir de contrepoids à l'influence de Lafayette. Le comte Gérard devait devenir, lui aussi, maréchal et pair de France, il devait surtout s'illustrer par le siège et la prise de la citadelle d'Anvers, secondé par deux fils de Louis-Philippe, le duc d'Orléans et le duc de Nemours. Lorsqu'il montait à cheval pour se rendre à l'hôtel de ville où était le nœud gordien de la situation, le duc d'Orléans savait qu'il pouvait rencontrer un assassin. Sur les marches de l'escalier du palais municipal, il trouva des prétoriens de la Révolution qui montaient la garde : Messieurs, leur dit-il en gravissant cet escalier, c'est un ancien garde national qui vient rendre visite à son général. Après un rapide échange de paroles, celui que l'on appelait le citoyen des deux mondes tendit la main au lieutenant-général du royaume, lui présenta un drapeau tricolore, le conduisit à l'une des fenêtres qui donnent sur la place et l'embrassa devant la foule assemblée sur cette place. Elle applaudit avec frénésie. Aucune voix ne demanda plus la République. La monarchie de 1830 était faite. La politique des ordonnances du 25 juillet était matériellement vaincue. Le palais du Louvre était occupé par les insurgés. Ils étaient entrés dans le palais des Tuileries. Ils remplissaient la place du Carrousel. Ils étaient maîtres de l'hôtel de ville. Le duc de Raguse, que Charles X avait tardivement investi d'une dictature militaire, sans que le prince de Polignac lui eût fourni les moyens de l'exercer avec succès, avait dû donner à l'armée royale l'ordre de se replier jusqu'à l'Arc de Triomphe, sa première station de retraite. Les chroniqueurs ont placé ici une anecdote plus curieuse qu'importante. Pendant que les troupes royales reculaient de la place du Carrousel à l'Arc de Triomphe, à travers les Champs-Elysées, à l'angle de la rue de Rivoli et de la rue Saint-Florentin, une fenêtre de l'hôtel du prince de Talleyrand s'ouvrit avec prudence. — Oh ! mon Dieu, que faites-vous, monsieur Kaiser ? s'écria du fond du salon une voix faible. — Ne craignez rien, prince, répondit M. Kaiser. Les troupes royales battent en retraite, mais les combattants des barricades ne songent qu'à les poursuivre. Alors le prince de Talleyrand fit quelques pas vers une pendule en disant : Mettez en note que le 29 juillet 1830, à midi, la branche aînée des Bourbons a cessé de régner sur la France. La politique des ordonnances du 25 juillet, bien que matériellement vaincue, n'était pas moralement abattue. Elle résistait encore au château de Saint-Cloud. On y jetait par dessus le bord, pour alléger la situation, ces ordonnances tardivement rapportées, et le ministère Polignac remplacé par un cabinet où le duc de Mortemart, pair de France et ambassadeur de Charles X auprès du czar Nicolas Ier, avait la présidence du Conseil avec le portefeuille de ministre des affaires étrangères. Puis, par la lettre autographe, datée de Rambouillet, le 2 août 1830, dont nous avons reproduit le premier paragraphe, Charles X abdiquait en faveur du duc d'Angoulême, qui abdiquait à son tour en faveur du duc de Bordeaux que l'on confiait au duc d'Orléans, nommé régent et confirmé dans ses fonctions de lieutenant-général du royaume. Le duc d'Orléans n'était plus libre d'accepter cette situation. Les événements avaient marché. Paris et la France, qui n'eurent qu'une seule et même pensée, à cette heure grave et solennelle, repoussaient une solution qui avait le tort ou le malheur d'arriver après l'avortement de plusieurs tentatives de conciliation que les chefs du mouvement avaient faites auprès du prince de Polignac, auprès de Charles X, tentatives qu'une persévérante opiniâtreté, entretenue par de persistantes illusions, avait fait échouer, à l'heure encore opportune où la réconciliation entre la branche aînée de la dynastie des Bourbons et la nation était possible. Le 3 août, les pairs et les députés se réunissaient au Palais-Bourbon. Louis-Philippe y faisait l'ouverture de la session. Voici le passage important du discours que lui inspirait la situation, qu'il avait acceptée, mais qu'il n'avait pas créée. Messieurs les pairs, messieurs les députés, Paris, troublé dans son repos par une déplorable violation de la Charte et des lois, les défendait avec un courage héroïque. Au milieu de cette lutte sanglante, aucune des garanties de l'ordre social n'existait plus ; les personnes, les propriétés, les droits, tout ce qui est précieux et cher à des citoyens, courait les plus graves dangers. Dans cette absence de tout pouvoir public, le vœu de mes concitoyens s'est tourné vers moi ; ils m'ont jugé digne de concourir avec eux au salut de la patrie ; ils m'ont invité à exercer les fonctions de lieutenant-général du royaume. Leur cause m'a paru juste ; le péril immense ; la nécessité, impérieuse ; mon devoir sacré. Je suis accouru au milieu de ce vaillant peuple, suivi de ma famille, et portant ces couleurs qui, pour la première fois, ont marqué parmi nous le triomphe de la liberté. Six jours après, de ce Palais-Bourbon où il venait d'entrer duc d'Orléans, Louis-Philippe sortait Roi des Français. Le chef de la branche cadette de la dynastie des Bourbons, avant d'être Roi des Français, d'abord duc de Valois, puis duc de Chartres, était, depuis 1794, le sixième duc d'Orléans. Le premier duc d'Orléans, frère de Louis XIV, était mort en 1701. Le second duc d'Orléans est celui qui a gouverné la France sous la minorité de Louis XV, comme régent du royaume. Le troisième duc d'Orléans était un érudit qui vivait surtout avec la science et qui fut toujours étranger à la politique et à l'armée. Le quatrième duc d'Orléans a été un vaillant homme de guerre. Le cinquième duc d'Orléans est celui qui a péri sur l'échafaud révolutionnaire en 1793. La filiation de la famille d'Orléans était donc directe, lorsque Louis-Philippe, qui appartenait à la descendance de Henri IV, est monté sur le trône de France. Il était Bourbon. Que d'événements s'étaient accomplis du 25 juillet au 3 août qui avaient modifié la face de la France ! Du 3 au 9 août, que de changements s'étaient réalisés dans les institutions constitutionnelles qu'avaient précédés et accompagnés de graves, d'importants débats dont toutes les solutions peuvent ne pas paraître également heureuses. Le parti bonapartiste est peut-être le seul qui n'ait pas eu dans ces débats la parole haute. Mais au dehors des Chambres et dans les Chambres, l'esprit révolutionnaire avait tenu en échec l'esprit conservateur, et s'il n'avait pas triomphé dans les votes, s'il n'avait pas réussi à faire abolir l'inamovibilité de la magistrature que M. Dupin avait défendue avec énergie et sauvée du naufrage. il avait préparé la suppression de l'hérédité de la pairie. Enfin, le parti légitimiste avait prononcé sur la chute de la branche aînée de la dynastie des Bourbons des discours qui étaient plutôt des oraisons funèbres que des protestations et des réserves, mais qui étaient empreints de dignité. Le 4 août, la Chambre des députés s'était déclarée en permanence, afin de hâter la rédaction, le vote et l'acceptation de la charte nouvelle, qui est restée dans l'histoire la charte de 1830. Il y avait urgence à aller vite, il y avait péril à marcher lentement. On a dit que la charte de 1830 était une charte bâclée. Nous aurions bien voulu les voir à l'œuvre, ceux qui parlent ainsi, nous aurions voulu les voir à l'œuvre, lorsque le peuple auquel, dans les heures de houle, se mêle toujours cette écume de la population que le vent de l'insurrection fait remonter des bas-fonds de la société à la surface, campait encore en armes dans la rue. Fallait-il attendre, pour organiser les nouveaux pouvoirs publics, que la démagogie, qui veillait aux portes du Palais-Royal, de l'hôtel de ville et du palais Bourbon, qui était vaincue, qui était contenue, mais qui n'était pas rentrée dans ses repaires, eût le temps de retrouver son audace ? Il y eut plusieurs projets, plusieurs rédactions, plusieurs propositions, dont l'examen remplit les journées des 4 et 5 août. Le 6 août, la Chambre des députés entendit la lecture du travail définitif sorti de ces délibérations. Le 7, le rapport de M. Dupin sur ce travail fut mis en discussion. Le trône fut déclaré vacant en fait et en droit, à une très forte majorité. La religion catholique devenait simplement la religion de la majorité des Français, ce qui n'était que la constatation d'un fait matériel et indéniable. Le système électif fut profondément modifié. On devint éligible à trente ans, électeur à vingt-cinq ans. Le cens fut abaissé pour les électeurs et les éligibles. Le texte de l'article 14, devenu l'article 13, fut nécessairement remanié. On ajourna la question de l'hérédité de la pairie. La charte de 1830 fut votée au Palais-Bourbon par 219 voix contre 33. Elle fut envoyée par un message à la Chambre des pairs, qui l'adopta par 89 voix contre 10 voix, avec 14 bulletins blancs, après un grand discours de M. de Chateaubriand, discours qui fut son testament politique. Mélangé de récriminations personnelles amères, ce discours était un éloquent plaidoyer, prononcé dans l'intérêt de la royauté du duc de Bordeaux. En voici la péroraison, qui mérite d'être rapportée, à raison du grand rôle qu'a rempli, pendant un demi-siècle, l'orateur qui l'a fait entendre : J'ai assez fatigué le trône et la pairie de mes avertissements dédaignés, il ne me reste qu'a m'asseoir sur les débris d'un naufrage que j'ai tant de fois prédit. Je reconnais au malheur toutes sortes de puissances, excepté celle de me délier de mes serments de fidélité. Si j'avais le droit de disposer d'une couronne, je la mettrais volontiers aux pieds de M. le duc d'Orléans, mais je ne vois de vacant qu'un tombeau à Saint-Denis et non pas un trône. Déjà tous les députés s'étaient rendus en corps au Palais-Royal où M. Laffitte lut au duc d'Orléans la déclaration qui lui donnait la couronne royale, sous le nom de Louis-Philippe Ier. Le duc d'Orléans, que nous appellerons désormais le Roi, se montra presque aussitôt sur son balcon, entre Laffitte et La Fayette. C'est dans cette circonstance que le compagnon d'armes de Washington dit ce mot souvent répété : Voici le prince qu'il nous faut, c'est la meilleure des républiques. La foule, qui stationnait sur la place du Palais-Royal, acclama le Roi. Le soir, Paris était illuminé. Le surlendemain, 9 août, le Roi se rendit au Palais-Bourbon, oû les pairs s'étaient réunis aux députés. Sur son passage, il fut salué par un immense concert d'acclamations enthousiastes. Ce fut Casimir Périer, alors président de la Chambre des députés, qui lut la déclaration du 7 août. Puis, M. Pasquier, qui avait été nommé président de la Chambre des pairs, lui remit l'acte d'adhésion de ses collègues. Messieurs les pairs, Messieurs
les députés, dit alors le Roi, j'ai lu avec
une grande attention la déclaration de la Chambre des députés et l'acte
d'adhésion de la Chambre des pairs. J'en ai soigneusement pesé et médité
toutes les expressions. J'accepte sans restriction ni réticence les clauses
et engagements que renferme cette déclaration, le titre de roi des Français
qu'elle me confère, et je suis prêt à en jurer l'observation. Voici le
serment qu'il eut à prononcer : En présence de Dieu,
je jure d'observer fidèlement la charte constitutionnelle, avec les
modifications exprimées dans la déclaration, de ne gouverner que par les lois
et selon les lois, de faire rendre bonne et exacte justice à chacun selon son
droit, et d'agir en toutes choses dans la seule vue de l'intérêt, du bonheur
et de la gloire du peuple français. Ce serment, Louis-Philippe l'a tenu, et ce n'est pas lui qui, le 24 février 1848, a rompu le pacte conclu le 9 août 1830. Quatre maréchaux de France, Mortier, duc de Trévise, Macdonald, duc de Tarente ; Oudinot, duc de Reggio et le comte Molitor offrirent au Roi, après le serment, les attributs et les insignes de la royauté, la couronne, le sceptre, le glaive, la main de justice. Ce cérémonial s'était accompli aux cris de : Vive le roi ! qui partaient de toute la salle. La monarchie de 1830 venait de recevoir le baptême. Le Roi allait avoir une lourde et grande tâche à accomplir : l'alliance de l'ordre et de la liberté. Deux jours auparavant, le 7 août 1830, le père de famille avait dû régler des intérêts privés. 11 avait fait donation à ses enfants, à l'exclusion du duc d'Orléans, qui devenait prince royal et l'héritier présomptif de la couronne, de ses biens patrimoniaux, placés sous le régime du droit commun. Cet acte était irréprochable et pourtant il a été injustement et amèrement reproché à Louis-Philippe par des adversaires dont l'hostilité était doublée d'ignorance. Nous voilà donc forcés de réfuter une accusation imméritée et de rétablir la vérité. L'acte de donation du 7 août 1730 a eu pour effet de partager, à l'exclusion du fils aîné, on vient de le voir, non entre les enfants du roi des Français, mais entre les enfants du duc d'Orléans, ses biens patrimoniaux et ses acquisitions personnelles ou sa fortune particulière et privée, dont il se réservait l'usufruit. Cet acte de donation était-il régulier, était-il légal, était-il légitime ? Oui. Est-il exact de prétendre que Louis-Philippe, qui n'était d'ailleurs que le duc d'Orléans, qui ne devint le roi des Français que deux jours après, le 9 août 1830, devait en vertu des traditions et des lois monarchiques, faire don de ces biens patrimoniaux et de ces acquisitions personnelles au domaine de l'État ? Non. D'abord, le 7 août 1830, Louis-Philippe n'était pas le Roi. Il n'était que lieutenant-général du royaume. Les deux chambres, celle des pairs et celle des députés, avaient modifié la charte de 1S devenue la charte de 1830, et décidé de proposer au duc d'Orléans, lieutenant général du royaume, d'accepter la royauté, sous le titre de Louis-Philippe Ier, à la condition qu'il prêterait serment à cette charte nouvelle. Il pouvait refuser. Après deux jours d'examen et de réflexion, il se résigna à accepter la responsabilité du pouvoir suprême. Le 9 août 1830, Louis-Philippe convoqua au Palais-Bourbon la chambre des pairs et la chambre des députés. Il fit cette convocation, non comme roi élu des Français, mais comme lieutenant général du royaume. C'est dans la séance de ce jour qu'eurent lieu sou acceptation de la royauté et son serment à la charte. Alors, mais alors seulement il fut le Roi. Mais, en admettant un instant que, dès le 7 août 1830, Louis-Philippe pût être considéré comme étant déjà roi, en fait, il serait encore inexact de dire qu'il avait l'obligation de priver ses enfants de ses biens patrimoniaux et de ses acquisitions personnelles, au profit du domaine de l'État. Il nous serait facile de démontrer, historiquement et juridiquement, qu'à tous les points de vue et sous quelque face qu'on l'envisage, l'acte de donation du 7 août 1830 était, en droit civil et en droit monarchique, inattaquable. Il y avait un précédent du même genre qu'il nous suffira de citer. Le 9 novembre 1819, Charles X, héritier présomptif de la couronne, avait donné une partie de ses biens à son second fils, le duc de Berry, et s'en était réservé l'usufruit. Cet acte de donation n'était-il pas semblable à celui du 7 août 1830 ? Sous le règne de Louis-Philippe, on ne songea pas à en discuter la validité. Il fut respecté, il fut confirmé par l'article 3 de la loi du 8 avril 1832, article qui fut voté sans débat par les deux chambres. La monarchie de 1830 allait avoir à franchir deux redoutables écueils, deux caps des tempêtes. Elle allait avoir à se faire respecter de l'Europe conservatrice, d'où l'ombre de la sainte alliance des rois n'avait pas encore tout à fait disparu, et à se faire redouter de la France révolutionnaire. Fonder au dedans l'ordre sous l'aile de la liberté et maintenir au dehors la paix, en faisant respecter le drapeau tricolore, c'était une rude et double tâche que Louis-Philippe pouvait seul accomplir, sans défaillance comme sans témérité. Il fallait sa haute sagesse, sa prudence consommée, son courage personnel, sa rare énergie pour maintenir dans les limites de la légalité un pouvoir qu'il n'avait pas eu à conquérir, comme Henri IV, avec l'épée, mais qu'il devait conserver dans l'intérêt de la société, sourdement travaillée dans ses profondeurs par des passions et des exaltations dangereuses de nature diverse. La France départementale était venue tout entière à la royauté du 9 août et s'était placée sous l'égide de cette royauté avec confiance avec entraînement, dans un unanime, dans un universel élan de sympathie et d'enthousiasme. Mais, dans les entrailles de la population parisienne, il y avait bien des ferments d'agitations nouvelles. On y retrouvait, à côté des principes libéraux de 1789, le germe renaissant des aspirations démagogiques de 1793 ; il s'y cachait déjà ce suc empoisonneur de doctrines malsaines que développaient des génies du mal, des corrupteurs du peuple. Tous ces corrupteurs du peuple, tous ces génies du mal, n'avaient pas à un égal degré la conscience de ce qu'il y avait de semences de dépravation sourde dans leurs systèmes. Ainsi l'école à laquelle appartenait Michel Chevalier et d'où sont sortis Émile et Isaac Péreire, Enfantin, Olinde Rodrigue, bien qu'elle ait contribué à matérialiser l'époque actuelle, ne voulait pas, ne croyait pas corrompre parla science le cœur des générations nouvelles Quelque peu théâtrale dans ses manifestations extérieures, rue Monsigny, qui fut son berceau, à la salle de la rue Taitbout, qui était son église, à Ménilmontant, qui fut son monastère, cette école comptait, parmi ses adeptes enthousiastes, des hommes d'une grande valeur, qui ont plus tard laissé de brillantes traces de leur passage dans la haute industrie, dans l'économie politique, dans l'art, dans la littérature, dans la haute banque, et qui ont imprimé à la civilisation moderne une puissante impulsion. C'était presque des apôtres, et des apôtres éloquents qui prêchaient à la salle de la rue Taitbout, le jour, où dans leur élégant costume d'hommes du monde, en tenue de salon, qui était leur uniforme de prédicateurs laïques, ils développaient, ils expliquaient leur système qu'ils appelaient leur religion, devant un public d'élite. Malheureusement cette religion n'était pas celle qui enseigne, comme le catholicisme, la résignation dans la pauvreté. Elle appelait tous les citoyens à boire à la même coupe l'ivresse des biens de ce monde. Elle ne disait pas aux pauvres de spolier les riches. C'étaient des hommes jeunes, instruits, illuminés, qui ne parlaient pas du ciel, qui ne parlaient que de la terre à leurs auditeurs, mais qui n'attendaient l'accroissement des biens matériels pour tous et pour chacun que des miracles de l'industrie et des prodiges de l'art. Ils oubliaient l'âme. Aussi leur secte a-t-elle fini tristement dans le ridicule et l'immoralité. Cette école, qui rêvait une organisation sociale, à la fois théocratique et despotique, basée sur les droits de la capacité personnelle, a eu trop de retentissement dans les premières années de la monarchie de 1830, pour qu'il n'y ait pas obligation d'en parler dans ce livre. Elle a développé, elle a presque créé en France les chemins de fer et les sociétés de crédit. Mais en surexcitant les appétits sensuels dans les prédications de la salle de la rue Taitbout, elle a, pour sa part, inoculé la maladie des appétits matériels à la société actuelle. L'école fouriériste et l'église française que l'abbé Chatel a eu la prétention de fonder, ont été sans grand effet sur les niasses qui ne pouvaient comprendre ni que l'on réglât les mouvements de l'âme comme une horloge, ni que l'on se dît catholique en dehors de l'autorité du souverain pontife. L'école communiste avait pour chef Louis Blanc. C'était un Épiménide qui avait dormi trois mille ans sous les pyramides d'Égypte pour se réveiller dans la France du XIXe siècle, sans s'être aperçu que la terre des Pharaons et la terre des Bourbons ne pouvaient avoir entre elles aucune similitude. Sa grande valeur d'écrivain est incontestable, mais son Organisation du travail n'est qu'un appel à la révolution, puisqu'il faudrait, pour appliquer son système, commencer par tout détruire pour tout reconstruire. Singulier apôtre de la liberté qui voudrait faire de tous les travailleurs des soldats ou des moines. Ce qu'il leur propose, en effet, c'est d'adopter une organisation calquée sur le modèle d'une caserne ou d'un couvent. Cette œuvre n'avait pas encore paru dans les premiers jours de la monarchie de 1830, et Louis Blanc n'avait pas alors la grande autorité, la funeste influence qu'il a eue depuis sur les classes ouvrières. Mais l'école dont il devait devenir le grand prêtre était née et déjà, par les convoitises qu'elle excitait dans le peuple, elle était une force révolutionnaire qui minait souterrainement les bases fondamentales de toute société civilisée : la propriété, la religion, la famille. C'est à cette force que Louis Blanc devait prêter un jour le prestige de sa plume, l'ascendant de sa parole, et sa doctrine a certainement une grande part de responsabilité dans l'insurrection de juin 1848 et aussi dans l'insurrection de mars 1871, car celle-ci a été faite pour ainsi dire à l'imitation de celle-là, dans des conditions différentes. A côté des écoles qui avaient la prétention de refaire la société, de la base au sommet, il y avait ceux qui ne voulaient que la détruire, en montant, par le chemin des émeutes, à l'assaut et au renversement des pouvoirs publics. C'était le monstre à dompter, le tigre à museler, dès le premier jour, dès la première heure. Auparavant il fallait déterminer la situation de la monarchie de 1830 en Europe. C'était la tâche spéciale du pair de France, comte Louis-Mathieu Molé qui avait accepté le portefeuille de ministre des affaires étrangères dans le cabinet du 9 août, en même temps que le duc Victor de Broglie, également pair de France, prenait le portefeuille de ministre de l'instruction publique et que M. Guizot devenait ministre de l'intérieur, avec la tâche de réorganiser l'administration préfectorale. La situation extérieure fut rapidement et heureusement réglée. L'Angleterre s'applaudissait de la chute de Charles X qui avait accompli sans elle et contre elle l'expédition d'Alger et qui 'négociait avec Nicolas Ier, successeur d'Alexandre Ier, un traité de partage de la Turquie, traité qui devait donner le Rhin à la France et Constantinople à la Russie. Elle se hâta de reconnaître la première Louis-Philippe Ier, comme Roi des Français. L'exemple de l'Angleterre fut bientôt imité par l'Autriche et suivi par la Prusse, alors à la remorque de la cour de Vienne, où le prince de Metternich, favori de l'empereur François II, était souverain, sous le titre officiel de Président du conseil des ministres. Il accueillit très courtoisement le diplomate qui représentait à ce moment-là le gouvernement français auprès du gouvernement autrichien. Mais, à la fin de leur conversation, il prédit que bientôt il faudrait renverser la royauté du marquis de Lafayette ; qui représentait la politique de la propagande révolutionnaire européenne. Alors, seulement, ajouta
le prince de Metternich, le lieutenant général sera
véritablement roi. Cette prédiction n'allait pas tarder à se réaliser. Le czar Nicolas Ier était désappointé par la chute de Charles X. II reconnut cependant Louis-Philippe Ier, comme roi des Français, mais avec une attitude moins amicale. Avant la fin d'octobre 1830, l'Europe entière avait accepté la monarchie de 1830. Le duc de Modène, François IV, fit seul exception. Il mourut sans avoir eu de représentant diplomatique auprès du gouvernement français. Cette situation continua d'exister sous son fils François V. Elle durait encore le 24 février 1848. Fait singulier, c'est la fille et la sœur de ces deux princes qui était devenue, à Graëtz, à la fin de 1846, la comtesse de Chambord. Cette princesse, qui avait survécu à son mari, est morte le 25 mars 1886. Des orages allaient pourtant s'élever en Belgique, en Pologne, en Italie, qui allaient devenir comme la pierre de touche des idées réellement pacifiques de la monarchie de 1830. Ces orages n'ont pas tous éclaté à la même heure, ni sous le même ministère. Mais selon notre système de grouper dans un même tableau les faits analogues, nous allons indiquer, les unes à la suite des autres, les difficultés extérieures qui appartiennent à la première période de la monarchie de 1830. La question de Belgique était née sous le ministère du 9 août, alors que le comte Molé tenait le portefeuille des affaires étrangères. Les traités de 1815 avaient fait un accouplement qui n'avait d'autre motif que de placer une puissante sentinelle européenne à la porte de la France, sur la frontière du nord. Ils avaient marié politiquement la Belgique avec la Hollande. Ces deux peuples soudés de force l'un à l'autre, constituaient le royaume des Pays-Bas, dont La Haye était la capitale. Ce royaume avait été donné à la maison d'Orange-Nassau, dans la personne de Guillaume Ter, beau-frère du roi de Prusse, Frédéric-Guillaume III. La Belgique aspirait depuis longtemps à son indépendance. Elle, qui avait quatre millions d'habitants, n'acceptait qu'en frémissant de colère le joug de la Hollande qui ne comptait que deux millions d'habitants. Elle nourrissait sans cesse des pensées de révolte. Le 25 août 1830, après une représentation de la Muette, d'Auber, une révolution avait éclaté dans Bruxelles et s'était étendue rapidement à toute la Belgique. Le roi de Prusse avait voulu marcher au secours du roi des Pays-Bas, en vertu des traités de 1815 ; il avait voulu intervenir entre la Hollande et la Belgique par les armes. Louis-Philippe avait fait déclarer à la tribune de la Chambre des députés le principe de non-intervention par le comte Molé, son ministre des affaires étrangères. En vertu d'instructions que lui avait données le Roi, le comte Molé fit demander le baron de Werther, qui représentait alors la Prusse, à l'hôtel du boulevard des Capucines. Voici la conversation qui paraît s'être engagée entre ces deux personnages : Est-il vrai, s'écria le comte Molé, que vous ayez un corps d'armée réuni sur la frontière hollandaise et que vous ayez l'intention d'intervenir dans les affaires de la Belgique. — Oui, vraiment, répondit le baron de Werther. — Mais, c'est la guerre, reprit le comte Molé. Comment, la guerre, s'écria le baron de Werther, mais vous n'avez pas d'armée. Vous vous trompez, dit le comte Molé, blessé dans son orgueil national, et tenez pour certain que les soldats prussiens ne mettront pas le pied en Hollande sans rencontrer l'armée française entrant par la frontière de Belgique. Le diplomate, qui représentait la France à Berlin, y tint le même langage. Le roi de Prusse donna l'ordre à son armée déjà en marche de ne pas franchir la frontière hollandaise. La France de 1830 fit reculer la Prusse de 1815. Il n'y eut pas de guerre, et la question de l'indépendance de la Belgique, que l'on traita dans un grand Congrès national de Bruxelles, fut portée devant la Conférence européenne de Londres, où le prince de Talleyrand représentait la France, comme ambassadeur du roi des Français auprès du roi d'Angleterre, conférence qui s'ouvrit en novembre 1830. Vers la même époque, le Congrès s'assemblait à Bruxelles. On y vota l'indépendance de la Belgique, l'établissement d'une monarchie constitutionnelle avec une famille royale héréditaire, la déchéance avec exclusion perpétuelle de la maison d'Orange-Nassau qui régnait à La Haye. Le congrès de Bruxelles eut ensuite des exigences qui se heurtaient aux intentions de la Conférence de Londres. Il songeait à deux candidats pour le jeune royaume de Belgique : au duc de Nemours, que la France eut la sagesse de lui refuser pour ne pas provoquer une guerre générale, au duc de Leuchtemberg qu'elle combattit parce qu'elle ne voulait pas d'un ennemi couronné à ses portes. Après des échanges de vues interminables entre le Congrès de Bruxelles et la Conférence de Londres, le prince Léopold de Saxe-Cobourg, Allemand de naissance, Anglais d'adoption, Français de cœur, fut élu roi de Belgique, le 4 juin, et prêta serment le 21 juillet, de 1831. Le roi des Pays-Bas était irrité d'un dénouement qui dépossédait la maison d'Orange-Nassau de l'un des plus beaux fleurons de la couronne que les traités de 1815 lui avaient cédée. Il envahit la Belgique, où ses armées furent victorieuses. Le 2 août 1831, Léopold Ier sollicita l'intervention de la France et de l'Angleterre, qui devaient agir comme déléguées de la Conférence européenne de Londres. Le comte Molé avait été remplacé par le général Sébastiani au ministère des affaires étrangères. Casimir Périer était ministre de l'intérieur et président du conseil des ministres. Louis-Philippe fit appeler Casimir Périer et tous deux décidèrent sur le champ de faire entrer en Belgique une armée française de cinquante mille hommes. Il devait y avoir deux expéditions, deux campagnes. Le maréchal Gérard devait les commander l'une et l'autre. La première expédition fut rapide. Elle dura dix jours et chassa les troupes hollandaises du territoire belge. La seconde expédition se fit sous le ministère du 11 octobre. Le duc de Broglie avait alors le portefeuille de ministre des affaires étrangères. Le roi de Hollande refusait de se soumettre à l'acte de la Conférence de Londres qu'on appelait les Vingt-quatre articles. Il refusait de rendre la citadelle d'Anvers à la Belgique. La Conférence résolut de recourir à la force pour se faire obéir du roi de Hollande. La France reçut la mission d'agir au nom de l'Europe. Une armée de soixante et dix mille hommes entra en Belgique sous les ordres du maréchal Gérard. Cette seconde expédition fut plus meurtrière et plus brillante. Deux fils du roi, le duc d'Orléans et le duc de Nemours étaient à l'avant-garde de cette armée. On fit le siège de la citadelle d'Anvers. Tous deux s'y firent remarquer par leur intrépidité. La citadelle d'Anvers fut prise. L'indépendance du royaume de Belgique était dès lors assurée. Le 3 août 1832, le roi Léopold Ier avait épousé la princesse Marie-Louise, fille aînée de Louis-Philippe. Elle est morte en 1850. La Pologne, à l'époque du ministère Casimir Périer, s'était soulevée contre la Russie. Elle fut écrasée. Ce fut, sans doute, un événement douloureux. Mais devait-on, pouvait-on la secourir du moment qu'il ne se produisait pas en Europe un mouvement général pour sa délivrance. La Pologne s'est quelquefois plaint de l'indifférence avec laquelle les autres nations ont assisté à ses luttes héroïques contre des dominateurs étrangers. Ses récriminations ne sont pas toujours justes. Un mot a été dit à Varsovie même, qui est vrai, et qu'elle devrait se rappeler avant de prendre les armes sans aucune espérance. Ce mot disait : Dieu est trop haut, la France est trop loin. On a beaucoup reproché au général Sébastiani d'avoir dit à la tribune de la Chambre des députés : L'ordre règne à Varsovie pour indiquer que le sang avait cessé de couler dans l'ancienne capitale de la Pologne. Le mot n'était pas heureux. Il devait paraître cruel. Il aurait dû être accompagné, non de phrases d'encouragement pour la révolution polonaise, mais d'expressions de regret et de pitié pour cette France du nord. Mais il n'était pas plus dans les sentiments du ministère que dans le cœur du Roi et dans les opinions de la France. C'était une de ces phrases irréfléchies qui peuvent échapper, surtout dans l'improvisation, à un soldat qui sait mieux manier l'épée que la parole. Ce soldat devait bientôt mériter le bâton de maréchal. Sous le ministère de Casimir Périer, un incident s'était produit, qui avait amené un conflit entre la France et le Portugal. Il fut promptement et facilement réglé, sans laisser de traces ni à Paris, ni à Lisbonne. Sous ce même ministère, des difficultés plus hautes et plus scabreuses surgirent en Italie. C'est dans ce pays qu'était née la charbonnerie, vulgairement appelée le carbonarisme. Des insurrections s'y étaient produites. Elles avaient été vaincues par les troupes de l'Autriche, excepté dans les Légations où elles n'étaient pas entrées. Grégoire XVI les y appelle à son secours. C'était l'établissement de la suzeraineté de l'Autriche sur toute l'Italie centrale, comme elle existait déjà dans toute la haute Italie, excepté à Turin et à Gênes. L'expédition d'Ancône en devait être la contre-partie. Elle fut résolue, elle fut exécutée avec tant de rapidité qu'elle frappa d'étonnement l'Europe entière. L'effet fut foudroyant. C'était comme la révélation subite de la force et de l'énergie que sans rompre avec la politique de paix, que sans appel à la guerre, la monarchie de 1830 déploierait pour sauvegarder partout son intérêt et sa dignité, son prestige et son honneur. Ce n'était pas une attaque dirigée contre la légitime autorité de Grégoire XVI dans les États de l'Église, puisque le drapeau français et le drapeau romain flottèrent l'un à côté de l'autre sur les murs de la citadelle d'Ancône. Les ambassadeurs des grandes puissances vinrent cependant demander à Casimir Périer, qui était souffrant, des explications sur cet acte de vigueur. Le baron de Werther, qui représentait la Prusse, s'écria : Est-ce qu'il y a encore un droit public européen ? Aces mots, Casimir Périer se leva et s'avançant vers M. de Werther : Le droit public européen, monsieur, dit-il, c'est moi qui le défends. Croyez-vous qu'il soit facile de maintenir les traités et la paix ? Il faut que l'honneur de la France aussi soit maintenu ; il demandait ce que je viens de faire. J'ai droit à la confiance de l'Europe et j'y ai compté. L'un des ambassadeurs étrangers, témoin de cette scène qu'il racontait, ajoutait : Je vois encore cette grande figure pâle, debout dans sa robe de chambre flottante, la tête enveloppée d'un foulard rouge, et marchant sur nous avec colère. L'occupation d'Ancône avait demandé un jour et une nuit et n'avait pas coûté une goutte de sang. Ce n'était pas la révolution colportée en Italie, c'était simplement l'influence française établie à côté de l'influence autrichienne. Le procès des quatre ministres de Charles X, signataires des ordonnances du 25 juillet, arrêtés et prisonniers, devait bientôt se dénouer devant la chambre des pairs, transformée en haute cour de justice. Dans cette prévision, la chambre des députés qui s'était bornée à ordonner le dépôt aux Archives des actes d'abdication de Charles X et du duc d'Angoulême, voulut la condamnation de ces quatre ministres, alors détenus dans le fort de Vincennes, puisqu'elle les avait décrétés d'accusation. Mais elle ne voulait pas faire tomber leur tête. Elle adopta d'urgence une proposition d'abolition de la peine de mort, en matière politique, qui eut la complète approbation du Roi. On sait que Louis-Philippe, qui avait horreur du sang, était l'adversaire passionné de la peine de mort, en matière politique, et qu'il poussa ce principe à ses plus extrêmes limites, à l'égard de quelques-uns des misérables qui ont, à diverses reprises, attenté à sa vie. Il s'est souvent opposé à ce qu'on les envoyât à l'échafaud. Une délégation de la chambre des députés alla trouver le Roi au Palais-Royal, où elle venait le supplier de prendre instantanément l'initiative de cette urgente et grande réforme. En même temps, M. Guizot, encore ministre de l'intérieur, présenta un projet de récompense aux citoyens blessés dans les journées de juillet. La démagogie veillait ; elle voulait du sang, elle voulait la tête des ministres de Charles X. Il y eut de l'agitation d'abord, puis du désordre dans les rues de Paris. Le peuple, excité par la lecture des journaux révolutionnaires, avait formé des rassemblements qui protestaient contre l'abolition de la peine de mort, en matière politique. On vint crier jusque sous les fenêtres du Palais-Royal, en chantant la Parisienne, de Casimir Delavigne, chant de victoire dont on faisait un chant de haine, de colère et de vengeance, Mort aux ministres ! Ces incidents devaient amener une crise ministérielle. Le cabinet parut condamner la politique de modération. qui avait inspiré l'idée d'abolir, avant que la Cour des pairs fût appelée à rendre son arrêt dans le procès des ministres de Charles X, la peine de mort, en matière politique ; M. Guizot, le duc de Broglie, le comte Molé, le baron Louis, ministre des finances, sortirent des conseils du gouvernement. On constitua le faible ministère du 2 novembre 1830. M. Dupont, que l'on appelait Dupont de l'Eure, restait ministre de la justice. M. Camille-Hyacinthe Odilon Barrot, outre gonflée de vent, qui courba plus tard la tête sous cette virulente apostrophe de M. Guizot : Je vous connais depuis cinquante ans, vous vous appelez Pétion, restait préfet de la Seine. Tous deux formaient avec La Fayette, qu'on avait officiellement nommé commandant en chef des gardes nationales de France et qui volontiers se croyait le droit de traiter avec le Roi de puissance à puissance, une trilogie de mannequins politiques. Laffitte était président du conseil, avec le portefeuille des finances. Ce n'était pas l'homme de la situation. Heureusement Marthe-Camille Bachasson, comte de Montalivet, venait de recevoir le portefeuille de ministre de l'intérieur. Le maréchal Gérard avait le portefeuille de ministre de la guerre, portefeuille qui passa bientôt aux mains du maréchal Soult. Celui de ministre des affaires étrangères était confié au général Sébastiani. Le comte d'Argout et M. Mérilhou complétaient le cabinet. Ce n'était pas un grand ministère, un ministère de forte résistance conservatrice. Mais il fallait ménager Dupont de l'Eure, Odilon Barrot et La Fayette, dont les noms pouvaient aider, du moins on le supposait, associés à celui de Laffitte, à contenir la population qui demandait la tête des ministres de Charles X. Quatre d'entre eux seulement avaient été arrêtés : le prince de Polignac, Chantelauze, Guernon de Ranville et le comte de Peyronnet. L'instruction de leur procès était terminée. Le jour du jugement était arrivé. Épreuve redoutable pour l'ordre et la société, car des bandes d'énergumènes avaient déjà tenté de les enlever, non pour les sauver, mais pour les massacrer. C'est ce que la démagogie a de tout temps appelé la justice populaire. Les ministres de Charles X comparaissaient le 15 décembre 1830, dans la matinée, devant la chambre des pairs. M. Pasquier présidait cette haute cour de justice. M. Jean-Charles Persil, futur pair de France, remplissait ce jour-là, au nom de la chambre des députés, les redoutables fonctions de procureur général, ou d'accusateur public. Ce fut M. de Martignac qui défendit le prince de Polignac, son adversaire politique, son rival ministériel. La défense, complétée par le futur président de la chambre des députés de 1848, Jean-Pierre Sauzet, fut admirable. Mais qu'aurait pu l'éloquence d'un Cicéron, l'éloquence d'un Mirabeau contre les inexorables nécessités politiques du moment. On ne pouvait acquitter le prince de Polignac sans soulever les tempêtes de l'opinion publique. On devait le condamner, et pour sauver sa tête que l'on demandait dans la rue, aux portes mêmes du palais du Luxembourg, avec ces vociférations particulières aux masses affolées qui ont soif de vengeance et de sang, on décida de le condamner, avec ses trois collègues, à la prison perpétuelle, avec déchéance de leurs titres, ordres et grades. L'arrêt qui prononçait cette condamnation est du 21 décembre. C'est seulement à dix heures du soir que le Président de la chambre des pairs en donna lecture à ses collègues. Depuis six heures déjà les quatre condamnés étaient en sûreté dans le fort de Vincennes. Ils y étaient en sûreté parce que M. de Montalivet, qui avait promis au Roi de sauver leur vie, les avait arrachés, dès quatre heures du soir, à la démagogie en armes qui les attendait à leur sortie de la chambre des pairs pour les massacrer, comme en 1789, on avait massacré le prévôt des marchands, Flesselle, comme les dantonistes de 1792 avaient massacré pêle-mêle vieillards et femmes, prêtres et nobles, dans les prisons où les entassaient les meneurs de la Commune de Paris et du club des Jacobins. Le haut personnel des sociétés secrètes était en éveil. On assurait le lendemain qu'elles disposaient de trente mille soldats enrégimentés dans l'armée du mal et échelonnés sur la route que les ministres de Charles X devaient prendre. Il faisait déjà sombre. M. de Montalivet fait mettre la garde nationale sous les armes. On fait alors sortir du palais du Luxembourg, par une porte dérobée, le prince de Polignac et ses trois collègues, on les fait monter dans une voiture que protège une escorte composée de deux cents chevaux, commandée par le général Fabvier. M. de Montalivet se met lui-même à la tête de cette escorte, traverse Paris à cheval avec la voiture où sont les quatre ministres de Charles X que l'on conduit au fort de Vincennes. La foule amassée sur leur passage pour les enlever, recule devant sa courageuse et male attitude. Sa colère, sa fureur n'éclate qu'en imprécations, en vociférations brutales et sauvages. A six heures du soir, du fort de Vincennes on tirait deux coups de canon. Ces deux coups de canon annonçaient au Roi que la vie du prince de Polignac et de ses trois collègues ne courait plus aucun danger. La monarchie de 1830 avait, dans cette journée du 21 décembre, fait ses preuves. Le lendemain, dans tout Paris, dans toute la France, on savait qu'elle était la citadelle dans laquelle la société pourrait s'abriter avec sécurité dans l'ordre et dans la liberté. C'est alors que s'accomplit la prophétie du prince de Metternich sur le marquis de Lafayette. Il n'avait pas servi la démagogie, il n'avait pas pactisé avec elle pendant que le procès des quatre ministres de Charles X se déroulait devant la chambre des pairs ; mais son attitude avait été, sinon équivoque, au moins faible. On discutait alors à la chambre des députés la nouvelle organisation des gardes nationales. Dés le début, on y supprimait le commandement qui les avait placées dans tout le royaume sous l'autorité de Lafayette. Il comprit et donna sa démission. On vivait à une époque encore très agitée où les luttes succédaient aux luttes, les périls aux périls, les incidents aux incidents. Il n'y avait plus l'ébranlement général de la société. Il y avait encore du trouble moral dans les esprits. On eut les déplorables journées des 14 et 15 février 1831. L'origine de ces journées était une idée malheureuse sans doute, mais au fond inoffensive. Le monde légitimiste eut la pensée de célébrer, dans l'église Saint-Germain-l'Auxerrois, un service funèbre à l'occasion de l'anniversaire de la mort du duc de Berry. Rien n'était plus respectable, et il n'y aurait eu qu'à louer, si l'esprit de parti n'avait été au fond de cette solennité religieuse. Le monde légitimiste eut, sous la monarchie de 1830, un tort qu'il a cruellement expié. Alors qu'il aurait dû, sans attaquer la personne de Charles X, qui s'était trompé de bonne foi, se mêler activement aux affaires publiques, dans l'intérêt de la France, en se mettant toujours, comme le lui conseillait l'un de ses chefs les plus honorables et les plus honorés, le duc Paul de Noailles, du côté des principes conservateurs contre les doctrines révolutionnaires, il passait, de parti pris, nous ne dirons pas à la démagogie, mais à l'opposition systématique, ou il restait dans l'abstention, dont il ne sortait que pour faire acte ostensible d'hostilité contre une royauté devenue le dernier boulevard de tout l'ordre social. Le monde légitimiste fut tout au plus imprudent le 14 février. La démagogie parisienne fut criminelle. Peut-elle être autre chose ! Après le service funèbre, après la cérémonie religieuse, une bande d'énergumènes se rue sur l'église Saint-Germain-l'Auxerrois, la pille, la saccage. C'était plus que du désordre ; c'était de la profanation. Que fait pourtant le président du conseil, M. Laffitte ? Que fait M. Odilon Barrot, préfet de la Seine ? Que fait enfin le baron Jean-Jacques Baude, préfet de police ? Ils se croisent les bras. La démagogie ne les imita pas, elle agit, elle se montra. Le lendemain elle se livre au sac du palais archiépiscopal qui n'est pas encore relevé de ses ruines, et il y a cinquante-cinq ans que cette dévastation a affligé, indigné la population catholique de Paris, il y a cinquante-cinq ans que le pasteur du premier diocèse de France n'a plus pour demeure épiscopale qu'un hôtel en location. La mesure était comble. Le préfet de la Seine fut révoqué ; le préfet de police fut révoqué. Le cabinet Laffitte tomba devant l'opinion publique. On a parfois accusé Louis-Philippe d'ingratitude envers le promoteur de sa royauté. Rien de plus faux, de plus injuste. Le Roi n'a pas abandonné Laffitte. Il l'a sauvé de la faillite qui devenait menaçante, en lui achetant sa forêt de Breteuil au prix de dix millions. La vérité, c'est que Laffitte avait négligé sa maison de banque pendant sa présidence du conseil, et que cette maison de banque touchait à sa ruine. Il s'est relevé de cette situation difficile, pénible, puisqu'il a laissé une fortune considérable à sa fille, la princesse de la Moskowa, mère de celle qui a été la duchesse de Persigny. Mais au moment où il sortit du pouvoir, il n'y pouvait plus rester. Des considérations privées s'unissaient à des considérations politiques pour rendre sa retraite inévitable. Le grand ministère fut enfin constitué avec Casimir Périer que voulaient à la fois la chambre, la France, l'Europe. Il eut le portefeuille de l'intérieur, avec la présidence du conseil ; le comte de Montalivet devenait ministre de l'instruction publique, le comte d'Argout échangea le portefeuille de ministre de la marine, qui fut donné à l'amiral de Rigny, contre le portefeuille de ministre du commerce ; M. Félix Barthe, qui devait être pair de France et premier président de la cour des comptes, eut le portefeuille de ministre de la justice. Le maréchal Soult restait à la guerre, le baron Louis redevint ministre des finances, et le général Sébastiani restait aux affaires étrangères. C'était un ministère d'ordre au dedans et de paix au dehors. Mais, au dehors comme au dedans, on avait à côtoyer bien des dangereux récifs. Qu'était-ce que Casimir Périer, qui devenait un véritable président du conseil, dans toute l'acception du mot ? Le Richelieu et le Mazarin, le Richelieu plutôt que le Mazarin de la France conservatrice et libérale, avec un Roi qui n'était pas aussi personnel et aussi autoritaire que Louis XIV, mais qui avait autrement de capacité et de volonté que Louis XIII. Casimir Périer, a dit M.
Royer-Collard, avait reçu de la nature la plus
éclatante des supériorités, un caractère énergique jusqu'à l'héroïsme, avec
un esprit doué de ces instincts merveilleux qui sont comme la partie divine
de l'art de gouverner. Sa haute stature, sa mâle et noble figure, son œil
étincelant, n'étaient que le reflet d'une âme puissante, fière et
dominatrice. On eût dit qu'il avait toujours commandé, tant sa force
pénétrait ses inférieurs, ses égaux, ses collègues. En dépit d'une opposition
frondeuse, presque factieuse, dont le nombre et la complicité, directe ou
indirecte, avec la démagogie parisienne, augmentaient encore l'audace et
l'entraînement, il sut former, discipliner une majorité, et la faire
manœuvrer comme un bataillon. Avec sa raison froide et sa nature passionnée,
il agissait comme un aimant sur ces députés incertains, tiraillés en tous
sens et indécis. Profondément pénétré des idées d'ordre et d'autorité, Casimir Périer restait un libéral éclairé. Jamais il ne proposa de lois d'exception. Il voulait gouverner et gouverna avec la Charte, toute la Charte, rien que la Charte. Sa politique était d'ailleurs celle du Roi, celle de M. Guizot, du duc Victor de Broglie, du comte Molé. Mais il fut le premier, depuis 1830, à arborer nettement le drapeau de la résistance, affirmant sa volonté absolue de remettre la société ébranlée sur ses bases naturelles, de ramener l'unité, on pourrait dire l'homogénéité, dans le ministère, le calme dans les rues et dans les esprits, de contenir et de rassurer l'Europe, sans lui céder ; le premier, il sut apporter à la froide raison d'État l'appui de la conviction et de l'enthousiasme. Cinq jours après la constitution du cabinet dont il était le chef, Casimir Périer exposait à la tribune du Palais-Bourbon sa politique intérieure et extérieure. Pas de propagande au dehors, pas d'aventure au dedans, et il était unanimement applaudi par une majorité compacte dont il obtenait, sans restriction, le concours et la confiance. Voilà comment on comprenait, comment on pratiquait, sous la monarchie de 1830, l'art du gouvernement, comment on constituait de véritables majorités ministérielles sous cette monarchie constitutionnelle et parlementaire modèle. Le pouvoir exécutif sachant et disant ce qu'il voulait, le pouvoir législatif savait, de son côté, ce qu'il devait vouloir, ce qu'il devait dire. Casimir Périer avait eu le pouvoir et la volonté d'endiguer la démagogie. Il n'avait pu la supprimer. Elle s'agitait à Paris, elle s'agitait à Grenoble, elle s'agitait surtout à Lyon où éclata une formidable insurrection qui prit pour devise : Vivre en travaillant ou mourir en combattant ! devise des socialistes d'alors, d'aujourd'hui et de demain. Ignorants ou fous qui ne se disent pas que le travail ne renaît que dans une société qui est en pleine sécurité du présent et de l'avenir, parce qu'elle vit à l'ombre d'institutions qui lui assurent et lui donnent un lendemain. La vérité est que la misère était grande à Lyon, parce que l'état d'agitation, l'état de trouble où l'on avait vécu en 1830 avait amené la stagnation des affaires. Cependant la monarchie de 1830 était au moins un abri où la société pouvait attendre la renaissance de la prospérité commerciale, industrielle et financière. Que serait-il donc advenu si l'hôtel de ville, plus fort que la chambre des députés, plus écouté, plus obéi, eût proclamé, à la première heure, le 29 juillet, la République avec la présidence de l'utopiste Lafayette ? L'insurrection de Lyon fut vaincue, fut comprimée, sans mesures et sans lois d'exception. Ce fut pour Casimir Périer un double triomphe. La mort l'attendait, presque foudroyante. La chambre des députés avait commencé à organiser l'ordre et la liberté, lorsqu'un terrible fléau vint s'abattre sur Paris. Ce fléau, c'est le choléra asiatique dont nous avons vu, de nos propres yeux, les effrayants ravages. D'où venait ce fléau ? Des Indes. Quel en était le caractère ? On l'ignorait. Quel était le remède qui pouvait combattre le niai ? La science médicale ne le savait pas encore. On mourait par centaines en un jour dans Paris, où de vrais tombereaux mortuaires chargeaient les victimes à la porte des maisons en deuil et les emmenaient aux différents cimetières de la grande cité, sans cérémonial et sans garantie. C'était effroyable et effrayant. L'Hôtel-Dieu était encombré de cholériques. S'y rendre, c'était aller à la mort. Le Roi voulait le visiter. Le conseil des ministres s'y opposa. Ce fut le Prince Royal, septième duc d'Orléans qui, le Ier avril 1832, alla consoler, accompagné de Casimir Périer, dans des salles méphitiques, les moribonds atteints du fléau, qui gisaient sur leur grabat d'agonie, donnant à quelques-uns d'entre eux une poignée de main. C'était de l'héroïsme civil. Est-ce dans cette visite que Casimir Périer a contracté le germe du mal qui devait l'emporter ? Peut-être. Le 16 mai, il mourait, le même jour qu'une illustration de la science, le même jour que le baron Cuvier. Ce fut un deuil public. Chacun sentait qu'un grand citoyen venait de descendre dans la tombe. Le conseil municipal rendit hommage à ce grand citoyen en lui accordant, à titre de récompense nationale, dans le cimetière de l'Est, le vaste terrain, entouré d'une grille où on lui a élevé une statue en bronze, sa fidèle image. Un jour de discussion animée, nous l'avons vu, presque dans cette pose, presque dans cette attitude, à la tribune du Palais-Bourbon, où, dans une éloquente improvisation, il foudroyait la gauche révolutionnaire, de sa parole vengeresse. Le vide que la mort de Casimir Périer avait laissé dans les conseils du gouvernement et les rangs de la majorité, ne fut pas immédiatement comblé. Les funérailles du général Lamarque furent l'occasion d'une insurrection de deux jours, le 5 et le 6 juin 1832, insurrection qui ne fut guère qu'une échauffourée, mais dont le caractère ouvertement républicain révélait l'action des sociétés secrètes. On dut dissoudre l'école polytechnique, l'artillerie de la garde nationale de la Seine et mettre Paris en état de siège. Il y a de pentes glissantes. Une fois entré dans la voie de la répression, le gouvernement ordonna l'arrestation de Berryer, du baron Hyde de Neuville, du duc de Fitz-James et de Chateaubriand. Ils étaient des adversaires de la monarchie de 1830. Étaient-ils des conspirateurs ? C'est douteux. Une insurrection légitimiste s'était produite dans la Vendée. Elle était comprimée. Ils l'avaient déconseillée. Du reste, leur captivité fut douce et courte. Il y avait de la fermentation dans les esprits, de l'irrésolution dans les chambres. Le Roi devait constituer un ministère. La négociation fut longue. Il en sortit le cabinet du 11 octobre où le maréchal Nicolas-Jean-de-Dieu Soult, duc de Dalmatie, eut le portefeuille de ministre de la guerre avec la présidence du conseil, plutôt honoraire que réelle. Le maréchal Soult était une grande illustration militaire, mais ce n'était pas un véritable homme politique. La signification parlementaire de ce cabinet était dans la réunion de M. Thiers, qui avait le portefeuille de ministre de l'intérieur, du duc Victor de Broglie, qui prit le portefeuille de ministre des affaires étrangères, et de M. Guizot, qui accepta le portefeuille de l'instruction publique. C'est alors qu'il prépara et donna sa grande loi de 1833, qui est restée la charte fondamentale de l'enseignement primaire, qu'il a institué dans ses bases essentielles. C'est ici que se place la triste affaire de l'arrestation de la duchesse de Berry, sur la dénonciation d'un misérable du nom de Simon Deutz qui vendit à M. 'Thiers, pour cinq cent mille francs, le secret de sa retraite dans la ville de Nantes. Un homme d'État de la valeur de M. Thiers, qui aurait eu plus d'élévation dans le caractère, plus de dignité dans son attitude, plus de portée dans l'esprit, plus de noblesse de sentiment, aurait donné cinq cent mille francs, non pour faire arrêter, mais pour faire échapper la duchesse de Berry dont l'entreprise n'était qu'une aventure chevaleresque, sans danger pour l'État. Le fait accompli, Louis-Philippe, qui était l'oncle par alliance de la duchesse de Berry et qui aurait voulu qu'elle fût immédiatement mise en liberté et conduite hors de France, mais qui était roi constitutionnel, forcé de compter avec le ministère, avec les chambres, avec l'opinion, dut accepter la situation que les événements avaient créée. La duchesse de Berry, enceinte, fut enfermée dans la citadelle de Blaye, où elle fut traitée avec tous les respects dus à son rang et tous les égards dus à sa situation. La solution de cet incident fut inattendue. Dans la nuit du 9 au 10 mai 1833, cette princesse accoucha d'une fille et fit déclarer devant témoins, par son médecin accoucheur, que rien n'était plus régulier que la naissance de cette fille, attendu qu'elle avait épousé morganatiquement et secrètement le comte Hector de Luchesi-Palli, de la famille des princes de Campo-Formio, gentilhomme de la chambre du roi des Deux-Siciles, domicilié à Palerme. La duchesse de Berry fut ensuite, sur sa demande, conduite à Palerme. On sait qu'elle est morte à Venise. Une insurrection beaucoup plus sanglante, beaucoup plus dangereuse que celle de la Vendée, éclata, le 9 avril 1834, dans la ville de Lyon. C'était la seconde. Elle fut beaucoup plus grave que la première. Celle-ci était l'œuvre du comité central de la société secrète des Droits de l'homme, qui exploitait les souffrances de la classe ouvrière pour la pousser à la révolte. Au fond, c'était un mouvement socialiste et communiste qui tendait à la destruction de la société autant et plus qu'au renversement de la monarchie. La bande des démolisseurs de l'époque préludait aux insurrections de 1848 et de 1871. Seulement elle avait établi son quartier-général à Lyon, d'où elle se proposait de le transporter à Paris, après une première victoire. Heureusement elle n'obtint pas cette première victoire. Elle fut vaincue. Le 13 avril, dans la soirée, à l'heure même où la Tribune, organe de la démagogie, annonçait audacieusement aux Parisiens le triomphe des insurgés lyonnais, ces insurgés, après une terrible et sanglante bataille de cinq jours, déposaient les armes. Mais, le même jour et à la même heure, la lutte qui cessait dans la seconde ville du royaume recommençait dans la capitale. Le gouvernement avait proposé, le parlement avait voté une loi sur les associations qui devenait aux mains du pouvoir une arme de défense sociale efficace contre les menées souterraines, l'action dissolvante et les complots permanents du socialisme et du communisme. Cette loi était une mesure de salut public. Mais elle désorganisait l'armée du mal. Les chefs mystérieux ou connus de cette armée le comprirent, et avant que la loi sur les associations eut produit tous ses effets, ils tentèrent un dernier effort, ils donnèrent à la Monarchie un dernier assaut, ils firent contre la société, qui organisait enfin sa défense, une dernière levée de boucliers. Il y eut une insurrection de deux jours, qui se cantonna dans les étroites et tortueuses rues du cloître Saint-Merry. Dans ces rues, les insurgés ne furent pas des soldats de l'émeute. Ils furent les assassins de la troupe, qui eut de son côté des emportements inévitables. Ce sont ces emportements qui ont créé la légende des massacres de la rue Transnonnain. De massacres, il n'y en eut point. Il v eut naturellement de terribles représailles dont la responsabilité remonte à ceux qui les avaient provoquées. L'insurrection de Paris fut vaincue comme l'avait été l'insurrection de Lyon. C'était la seconde insurrection qui choisissait le quartier Saint-Merry pour quartier-général. La première était celle de 1832, qui s'était produite à l'occasion des funérailles du général Lamarque. Thomas-Robert Bugeaud de la Piconnerie, qui devait être maréchal de France, duc d'Isly, et gouverneur général de l'Algérie, les avait combattues et réprimées l'une et l'autre. C'était avant tout un soldat, mais un soldat mêlé aux luttes politiques, un énergique défenseur de la Monarchie et de la société qui aurait vaincu le parti républicain, en 1848, comme il l'avait vaincu en 1832 et en 1834, si on lui avait laissé la liberté de le combattre. Nous devons négliger des détails, des incidents, des émeutes passagères et des faits parlementaires qui n'ont pas laissé de traces durables dans l'histoire et qui ne sauraient entrer dans le cadre restreint de ce livre où, comme nous l'avons dit, on ne s'attache qu'aux grandes lignes et aux résultats importants. Les faiseurs d'émeute, nous avons pu le remarquer personnellement, se groupaient généralement, en été, vers quatre heures, autour des portes Saint-Denis et Saint-Martin, au nombre d'environ trois mille. Puis arrivaient des troupes de la garnison de Paris, toujours précédées d'un bataillon de la garde nationale. Le rassemblement était promptement dispersé. Il en est un qui eut moins de courage. Ce fut celui que le maréchal Lobau, commandant en chef de la garde nationale de la Seine, dissipa avec des pompes à incendie. Ce rassemblement menaçait, dans les palais du Louvre et des Tuileries, le local où était installé l'état-major général de la garde nationale de la Seine et qu'habitait le maréchal Lobau. Le commandant en chef de la garde nationale de la Seine jugea vite que cette attaque n'était pas dangereuse. Pas de coups de fusil, dit-il, pas de charge de cavalerie. Amenez-moi des pompes à incendie. On dirigea alors sur le rassemblement, au lieu d'une fusillade, des colonnes d'eau. Il se dispersa aussitôt. Il y eut un vaudeville au lieu d'un drame. La tâche de la monarchie de 1830 était quelquefois pénible, comme dans l'affaire de la duchesse de Berry, toujours laborieuse. Après les graves incidents du dehors et du dedans qui l'occupaient et la préoccupaient, elle avait à régler bien des questions spéciales dont nous aurons à donner, à la place opportune, la liste nombreuse. Le gouvernement du Roi avait présenté, et les chambres avaient voté, l'importante loi politique sur les associations dont il vient d'être parlé. Une nouvelle loi électorale avait été faite, dés les premiers jours de la monarchie de 1830. La chambre des députés était définitivement organisée, la chambre des pairs n'avait qu'une organisation provisoire, qui devint alors également définitive. On trancha une question, d'une haute importance, laissée en suspens, celle de la pairie, qui était héréditaire et qui devint viagère. Elle perdait son indépendance, elle perdait sa force. Il est vrai que la pairie héréditaire de la Restauration n'avait pas sauvé Charles X. Elle avait eu assez d'indépendance pour l'avertir. Elle n'eut pas assez de force pour le maintenir. La pairie viagère de la monarchie de 1830 n'eut pas plus d'action en 1848. Mais le peuple était entré en scène, même contre la chambre élective. Que pouvait-elle faire ? Le gouvernement du Roi était respecté en Europe, consolidé en France. Au dehors, il avait aplani les difficultés et détruit les préventions de la première heure. Au dedans, il avait rassuré les intérêts, en écrasant par d'énergiques résistances, en muselant par des mesures vigoureuses, la démagogie. Mais il était lui-même troublé par des dissentiments intérieurs. Le cabinet conservateur du 11 octobre 1832 s'était péniblement constitué. Ce cabinet s'était déjà modifié, avait déjà été remanié, lorsque des dissentiments éclatèrent entre le maréchal Soult et quelques-uns de ses collègues, à l'occasion du système qu'il convenait d'adopter en Algérie à l'égard des populations indigènes de race arabe et de religion mahométane. Il se retira. Son départ fit passer la Présidence du conseil au duc Victor de Broglie, qui garda, ou plutôt qui reprit le portefeuille de ministre des affaires étrangères. MM. Thiers et Guizot conservaient leurs portefeuilles. C'était comme un triumvirat. Entre la démission du maréchal Soult et la formation de ce cabinet, qui fut celui du 12 mars 1835, ou plutôt celui du 11 octobre 1832, reconstitué, il y avait eu des ministres de circonstance et de passage, presque des intérimaires. Il n'y aurait pas à s'en occuper si, dans ces essais de replâtrage, comme on dirait aujourd'hui, ne s'était déjà produite la rivalité de M. Thiers et de M. Guizot, pour la Présidence du conseil. Ce fut le duc Victor de Broglie qui les départagea. Le cabinet du 12 mars 1835 devait traverser de redoutables épreuves : l'attentat de Fieschi et les lois de septembre sur la liberté de la presse, ou plutôt contre la liberté de la presse. Mais avant de poursuivre le récit des événements qui devaient agiter et troubler la métropole, puisque nous avons prononcé le nom de l'Algérie, nous allons succinctement résumer tous les faits généraux qui se rattachent à cette France africaine. La conquête définitive de l'Algérie est l'œuvre personnelle de Louis-Philippe qui, pour la conserver, n'eut pas seulement à lutter contre les désirs secrets de l'Angleterre, son alliée, qui aurait voulu que la France en fît volontairement l'abandon. L'idée d'abandonner l'Algérie fermentait aussi en France, même à la chambre des députés, où elle eut pour premier apôtre M. Dupin. M. Dupin était dans cette affaire un véritable chef de comptoir d'un négociant de la Cité, le quartier commerçant de Londres. Il ne songeait qu'à la balance du Doit et de l'Avoir, en francs et en centimes. C'était mesquin, c'était vulgaire. Mais, pour la gloire de la France et pour son honneur, pour sa dignité, pour son intérêt, Louis-Philippe était d'une trempe supérieure. Il était l'homme de la paix, sous son règne, car il avait dit, du vivant du duc d'Orléans : La guerre, ce sera l'affaire de mon fils. Mais l'amour de la paix n'excluait pas la prévoyance de l'avenir. L'Algérie pouvait devenir une colonie productive. En attendant, elle était l'école pratique du soldat, école qui a puissamment contribué, en 1834 et en 1839, au succès de l'expédition de Crimée et de l'expédition de Lombardie. Qui a combattu à l'Alma, à Sébastopol, à Magenta et à Solferino ? L'armée d'Afrique. Qui a formé cette armée d'Afrique ? Louis-Philippe, ou du moins, sous son règne et par sa volonté, ses fils, surtout le duc d'Orléans et le duc d'Aumale, avec le maréchal Bugeaud, le maréchal Soult de la monarchie de 1830. Ah ! si le duc d'Orléans n'était pas mort avant son père, que n'aurait-il pas fait de la France avec cette armée d'Afrique, lorsqu'il serait monté sur le trône par droit de naissance et d'hérédité ! Nous n'écrivons pas l'histoire spéciale de l'Algérie, nous n'avons donc qu'à signaler la marche des faits militaires, surtout de ceux auxquels les fils du Roi se sont trouvés mêlés sur cette terre d'Afrique que la dynastie des Bourbons a donnée à la France. Charles X y a planté le drapeau blanc, qui était le sien. Louis-Philippe y a promené, de victoire en victoire, de champ de bataille en champ de bataille, de péril en péril, le drapeau tricolore, qui était celui de la monarchie de 1830. Louis-Philippe n'est pas allé combattre en personne Abd-el-Kader, le chef de la résistance arabe, de la résistance kabyle, de la résistance mahométane, mais il y a envoyé, au péril plutôt qu'à l'honneur, quatre de ses fils, et surtout le prince royal, héritier présomptif de la couronne, le duc d'Aumale qui, possesseur d'une immense fortune que lui avait léguée le duc de Bourbon, aimant le danger pour le danger, risquant sa vie pour risquer sa vie, et ne trouvant rien au-dessus du métier des armes qu'il aimait avec passion, rêvait de mettre jusqu'à son dernier jour son épée au service de sa patrie. La question algérienne a, dans ce livre, comme elle l'a eu sous le règne de Louis-Philippe, une importance de premier ordre. Cependant elle n'est qu'un brillant épisode de ce règne si riche en bienfaits de tous genres. Nous allons donc la résumer en quelques pages dont nous empruntons les premiers éléments au récit inachevé des campagnes de l'armée d'Afrique, écrit par le duc d'Orléans, comme nous consultons utilement et fréquemment, pour l'histoire politique, parlementaire et diplomatique de la monarchie de 1830, l'excellent ouvrage de Victor Du Bled. Sidi el-Mahidin, qui faisait remonter sa généalogie jusqu'au prophète Mahomet, exerçait à Mascara une autorité incontestée, s'étendant de la province d'Oran, de proche en proche, jusqu'au grand désert. Son fils, Sidi el-Nadji, Ouled Mahidin, connu sous le nom d'Abd-el-Kader, avait hérité de cette autorité et entamé contre là France une lutte opiniâtre. Il y avait eu une malheureuse affaire de la Macta, où le général Trezel avait essuyé un grand échec, où Abd-el-Kader avait remporté un sérieux avantage. On avait été contraint de traiter avec lui. Il y avait paix, ou plutôt trêve. C'est après cette affaire de la Macta, en 1833, que le maréchal Clauzel, accompagné du duc d'Orléans, vint prendre en Algérie la direction des opérations militaires, avec le commandement de l'occupation française, alors restreinte, alors limitée. Il se trouva en face d'une nationalité arabe puissamment organisée, d'une armée arabe fortement disciplinée. C'était l'œuvre d'Abd-el-Kader, élu du peuple, élu de Dieu, qui imposait son autorité à toute la population musulmane qu'il fascinait et fanatisait, population dont il partageait les passions, dont il servait les intérêts. Abd-el-Nader avait inauguré son règne par le succès de la Macta où l'armée française avait essuyé, nous venons de le dire, un désastre que le maréchal Clauzel eut à réparer. Il résolut d'attaquer l'ennemi de notre domination au cœur même de sa puissance, à Mascara. C'était choisir hardiment le théâtre de la revanche. Cette revanche fut complète. L'expédition de Mascara partit d'Oran où elle avait été préparée. On y employa pour la première fois les chameaux comme transports de l'armée. Ferdinand-Philippe-Louis-Charles-Henri, devenu, depuis l'avènement de son père au trône de France, le septième duc d'Orléans, et qui avait également le titre de prince royal, substitué à celui de Dauphin, était né à Palerme le 3 septembre 1810. Il n'avait donc que vingt ans en 1830. Il avait été successivement élevé au collège Henri IV et à l'École polytechnique. Nous avons dit qu'il avait accompagné le maréchal Gérard dans les deux expéditions de Belgique et qu'il s'était signalé surtout au siège d'Anvers. Il était donc naturel de le retrouver en Algérie. On était sûr de le rencontrer partout où il y avait des périls à braver, des ennemis de la France à combattre. Il était de l'expédition de Mascara. Il y eut d'abord, sur la route, les combats du Sig et de l'Habra, où le duc d'Orléans, avec trois compagnies du 17e léger et du bataillon d'Afrique, s'empara de positions qui pouvaient faire obstacle à la marche des troupes françaises et qu'occupaient des troupes arabes. Il y eut ensuite la pénible traversée du col de l'Atlas à travers des chemins impraticables. Enfin on entra dans Mascara qu'Abd-el-Kader avait abandonné. On y retrouva et on y reprit les trophées qu'il avait conquis à la Macta. On était à la fin de décembre 1835. L'armée française souffrait du froid et de la pluie. On se hâta de rentrer à Oran. Après l'expédition de Mascara, l'expédition de Tlemcen. Ici nous laissons la parole au duc d'Orléans. L'armée parcourt en cinq jours et demi, sans avoir brûlé une amorce, la route directe d'Oran à Tlemcen. Cette route, qui présente les traces d'une ancienne voie romaine, coupe perpendiculairement les rivières et les montagnes qui descendent de l'Atlas vers la mer. Le 13 janvier 1836, la colonne débouchait sur le vaste plateau de Tlemcen, qui occupe le centre d'un immense amphithéâtre de montagnes s'élevant majestueusement en gradins gigantesques. Des sources limpides, véritables mines d'or sous un climat brûlant, s'échappent avec profusion des cimes neigeuses de l'Atlas, dont elles relient les différents étages par de gracieuses et fraîches cascades, et, après avoir arrosé des forêts suspendues, comme les jardins de Babylone, au-dessus des divers ressauts de la montagne, ces eaux de cristal viennent se perdre dans la plaine sous les voûtes d'une riche végétation tropicale. Tous les climats, toutes les productions des divers pays se trouvent réunis dans cette magnifique oasis, remplie de beaux villages et garantie du vent desséchant du désert. Ce lieu, déjà si riche des dons de la nature et encore enrichi par la main de l'homme, réaliserait les descriptions des Mille el une Nuits, si les ruines qui encombrent le sol ne rappelaient que c'est en Europe maintenant que le vieil Orient, dépouillé de son prestige, doit venir admirer des merveilles rivales de celles dont il ne conserve plus même le souvenir. Ici, l'ouvrage de Dieu subsiste seul dans sa beauté primitive, l'œuvre des hommes disparait. Trois villes mortes, mais dont le squelette est encore debout, Mansoura, Tlemcen et Méchouar, forment la réunion des capitales déchues que l'on confond sous le nom de Tlemcen. Leurs monuments, qui portent l'empreinte de tous les siècles et la trace de tous les règnes, attestent les longues luttes que toutes les races, toutes les religions, tour à tour triomphantes et vaincues, ont soutenues pour la possession de ces lieux vraiment privilégiés. Mais toutes ces races ont disparu, laissant leurs ossements mêlés dans d'innombrables cimetières. La dernière étincelle de vie vient de s'éteindre dans ce cadavre depuis longtemps paralysé : les Arabes ont fui cette ville si féconde pour eux en grands souvenirs. Les couloughlis accueillent, avec des illusions promptement détruites, les libérateurs qui mettent fin à un nouveau siège de Troie, auquel il ne manqua peut-être qu'un Homère. Pendant six longues années, cette brave garnison avait combattu tous les jours. Séparée, ignorée du reste du monde, sans espérance de secours, sans retraite ni capitulation possibles, destinée à s'éteindre au milieu des Arabes qui l'usaient sans la vaincre, elle a résisté à l'ennemi, au découragement, aux privations ; elle a même résisté à l'aveugle complicité de la France avec Abd-el-Nader, n'ayant que quatre cents fusils pour huit cents hommes ; c'était au milieu des rangs ennemis qu'elle cherchait les armes qui lui manquaient, dans des luttes individuelles dont le singulier caractère rappelait les combats antiques. Le commandant de cette vaillante milice, vieillard de soixante et quinze ans, à l'œil de feu, à la barbe blanche, jeune au combat, vieux au conseil, toujours et partout chef digne et imposant, Mustapha-ben-Ismaïl remet aux Français les murailles de cette place qu'il avait gardée pour nous, sans nous et malgré nous. Fier du petit nombre de ses guerriers, montrant les brèches de Méchouar avec l'orgueil qu'un vieux soldat apporte à faire voir ses blessures, il s'adresse au maréchal Clauzel dans un langage noble et simple comme sa vie. Ces jours-ci, lui dit-il, j'ai perdu soixante de mes plus braves enfants ; mais en te voyant, j'oublie mes malheurs passés, je me confie à ta réputation. Nous nous remettons à toi, moi, les miens, et tout ce que nous avons ; tu seras content de nous. Mustapha a tenu fidèlement parole. L'expédition de Tlemcen, où était le duc d'Orléans qui s'y était deux fois signalé dans les combats de l'Isser, n'avait pas eu de résultats appréciables. Le maréchal Clauzel, revenu d'Oran à Alger, se mit en route pour aller chercher dans leurs cavernes les Hadjouts, auxiliaires d'Abd-el-Kader, qui nous faisaient la guerre en tirailleurs. On eut à franchir l'Atlas que l'on appelle dans le pays les Thermopyles de la Numidie. On réussit dans cette entreprise. Établi à Nedroma, au centre du pays des Kabyles, depuis qu'il avait dû abandonner successivement Mascara et Tlemcen, Abd-el-Kader allait se trouver sur le chemin de l'armée française. Le maréchal Clauzel voulait établir entre Tlemcen et la mer une ligne de communications régulières. Il donna l'ordre d'élever, l'embouchure de la Tafna, un poste retranché. Cet ordre fut exécuté à travers des dangers inouïs, des combats nombreux, et finalement compromit le sort de nos armes. Des soldats français étaient bloqués à la Tafna. L'entreprise avait échoué. C'était un revers. On s'émut en France. Le général Bugeaud fut envoyé en Algérie avec trois régiments pour y renforcer l'armée française. Il y rétablit vite la situation. Le général Bugeaud et l'émir Abd-el-Kader se rencontrèrent au bord d'un ravin profond de la Sickack, qui formait, en tournant sur la gauche, un arc de cercle dont la route de Tlemcen était la corde. Sur la droite, la plaine était coupée par le cours encaissé de la rivière qu'on appelle Pisser. Le plateau sur lequel devait s'engager l'action se trouvait ainsi fermé par trois ravins escarpés. Abd-el-Kader avait sous ses ordres douze mille hommes. Le général Bugeaud n'en avait que huit mille. Ces huit mille hommes marchaient sur trois colonnes. Au centre, était un convoi de ravitaillement et d'approvisionnement que le général Bugeaud conduisait à Tlemcen, et qu'Abd-el-Kader voulait enlever. L'armée musulmane fut mise en déroute. L'armée française venait de remporter sur elle une brillante victoire. Rappelé en France par les affaires d'Espagne, Bugeaud laissa de nouveau la direction des opérations militaires au maréchal Clauzel qui eut la malheureuse idée de les étendre avec des forces insuffisantes. L'ambition du maréchal Clauzel était de conquérir toute la régence algérienne en s'emparant des places importantes qui n'étaient pas encore au pouvoir de l'armée française. Constantine fut la première de ces places dont il résolut le siège. Hadji-Achmet régnait à Constantine, avec le titre de Bey, sur deux millions de sujets arabes et kabyles. Il avait l'appui de la Turquie. Il s'approvisionnait par Tunis. Sa capitale est, dit le duc d'Orléans, un de ces lieux privilégiés de la nature, voués à une destinée qui s'accomplit d'une manière constante et immuable à travers les siècles, malgré les transformations du sol et les révolutions de la politique. Le rocher inaccessible sur lequel devait s'élever successivement la Cirta des Numides et des Romains, avant d'être la Constantine des Vandales, des Arabes et des Turcs, fut toujours l'antre inexpugnable des tyrans de l'Afrique. De ce nid d'aigle, planté au milieu du désert et qui n'avait encore connu de vainqueur que la famine, les maîtres de cette ville prédestinée ont toujours bravé des armées, vaincues d'avance, en été, par le manque d'eau, en hiver, par le manque de bois, en toute saison, par les obstacles naturels. L'entreprise du maréchal Clauzel contre Hadji-Achmed qu'il voulait remplacer par Youssouf, chef d'escadron dans l'armée française, échoua. Ce fut plus qu'un échec, ce fut un désastre. Le maréchal Clauzel était parti seul en avant avec le duc de Nemours qui commandait une brigade. Louis-Charles-Philippe-Raphaël, qui était le fils puîné de Louis-Philippe et portait le titre de duc de Nemours, est né à Paris le 25 octobre 1814. Il n'avait donc que seize ans en 1830. Cependant il voulut être, comme son frère, le duc d'Orléans, des deux expéditions de Belgique. En 1836, il était au milieu de l'armée d'Afrique, et, sous les ordres du maréchal Clauzel, il fit partie de cette expédition de Constantine, dont on croyait trouver les portes ouvertes, tandis que tout s'y préparait pour une opiniâtre résistance. Il fallut en faire le siège, œuvre matériellement impossible avec le chiffre restreint de troupes que comptait l'armée assiégeante. Le maréchal Clauzel dut battre en retraite. Il fut remplacé par le lieutenant général comte Denis de Damrémont nommé, le 12 février 1837, au commandement en chef de l'armée d'Afrique. Le général Bugeaud, devenu libre, revenait également en Algérie. Il devait opérer dans la province ou la. division d'Oran. Pendant que le général Bugeaud préparait, par des marches habiles, le traité de paix qu'il devait bientôt signer avec Abd-el-Kader à la Tafna, le général Damrémont établissait un camp retranché à Boudouaou, dans une forte position stratégique, afin de contenir les tribus hostiles du pays des Issers, qui borde la plaine de la Metidja, à l'est d'Alger. Damrémont avait livré aux tribus de l'Isser, sur la rivière et dans le village de Boudouaou, un combat acharné où la victoire était restée au drapeau de la France. Le général Bugeaud ravitailla Tlemcen, ou plutôt alla délivrer la garnison de la faim, et décida l'évacuation de la place. Il résolut également la destruction de la Tafna. Il avait pour instruction l'occupation restreinte et la paix immédiate. Le 30 mai 1837, une convention de paix reçut, à la Tafna, la signature du général français et le cachet du prince arabe. La France se réservait seulement, dans la province d'Oran et dans la province d'Alger, la possession de territoires limités. Abd-el-Kader devenait maître de tout le pays compris entre Constantine et le Maroc, et il prenait possession des places de Tlemcen et de la Tafna. L'armée française avait à prendre une éclatante revanche devant Constantine où le bey Hadji-Achmet était encore debout. Le 23 juil. let 1837, Damrémont alla prendre à Bône la direction d'un nouveau siège de cette cité presque imprenable, qui cette fois allait être prise. En France, on attachait un grand prix au succès de cette entreprise, qui devait être une brillante victoire. On alla chercher dans sa retraite, pour lui confier la direction du service de l'artillerie, le lieutenant général Valée, qui fut bientôt le maréchal Valée. Revenu à l'avant-garde de cette armée dont il avait déjà partagé les souffrances, le duc de Nemours reçut le commandement d'une brigade. Une escadre de cinq vaisseaux coupa les communications par mer de Constantine avec Tunis et s'embossa devant la Goulette. Dans la matinée du 5 octobre 1837, d'après le récit du duc d'Orléans, dont nous allons textuellement reproduire les principaux passages, au monument de Souma, majestueux témoignage de la grandeur de ce peuple romain dont les Vandales eux-mêmes, ces terribles niveleurs, n'ont pu effacer la trace, l'armée salua d'un cri de joie Constantine, qui ressortait, éclairée par un soleil brillant, sur un fond de montagnes des formes les plus belles et des couleurs les plus riches. Le 6, on part, dés la pointe du jour, pour gravir le Mansoura, avant que les terres soient trop détrempées. Chaque pas de cette longue montée réveille de nouvelles douleurs ; ce sont les stations du Calvaire. Ici, on heurte les débris du convoi pillé par les Arabes ; plus loin, les ossements blanchis des Français décapités semblent avertir les chrétiens du sort qui peut les attendre de nouveau. Les hauteurs se couvrent de milliers de cavaliers : les uns attaquent l'arrière-garde ; les autres se groupent, immobiles, sur les divers étages de montagnes, comme des spectateurs sur les gradins d'un vaste cirque. Au fond de l'arène, Constantine semble une fourmilière en proie à une agitation fébrile. Une population nombreuse couvre les places, les remparts et les toits, se serre autour d'immenses drapeaux rouges, ornés de divers emblèmes, et accompagne de ses cris de guerre le bruit de ses canons. Les Turcs seuls défendent les approches de la place en avant d'El-Kantara. La brigade du duc de Nemours débouche la première, les zouaves en tête, sur le Mansoura, et rejette vivement l'ennemi dans la ville. Le général en chef prend immédiatement ses dispositions d'attaque. Le duc de Nemours est nommé commandant du siège, avec le capitaine de Salles pour major de tranchée. Le général Trézel est chargé de la défense du Mansoura, où s'établissent le quartier-général et les parcs. Le poste de Coudiat-Aty est confié au général Rulhières, qui l'occupe promptement avec les troisième et quatrième brigades, sans autres pertes que celles occasionnées par les boulets de la place. Pour surveiller les sorties, sans trop livrer les hommes aux vues de la place, il fait immédiatement élever, par trois compagnies de sapeurs et deux bataillons, des retranchements en pierres sèches sur les crêtes les plus rapprochées de la ville ; les autres troupes sont disposées pour contenir l'ennemi extérieur. Achmed, en effet, a déjà pris ses contre-dispositions : sa cavalerie s'est rapprochée des lignes françaises, qu'elle enveloppe et menace, surtout vers Coudiat-Aty ; c'est là toujours le point décisif. Dès le premier coup d'œil, les commandants du génie et de l'artillerie ont reconnu que ce front est le seul où il soit possible d'essayer une brèche ; mais, avant d'attaquer directement cette place hérissée de canons, il est nécessaire d'éteindre les feux de la casbah et de prendre de revers et d'enfilade les batteries du rempart de Coudiat-Aty, en se plaçant sur le prolongement de ce front autant que le permettra son extrême obliquité par rapport au Mansoura. Le personnel et le matériel de l'artillerie sont d'ailleurs trop peu nombreux pour conduire à la fois les deux attaques qui sont commandées, celle de Coudiat-Aty, par le chef d'escadron d'Armandy, et celle du Mansoura, par le chef d'escadron Maléchard. Sur ce dernier point, le général Valée a déterminé lui-même l'emplacement de trois batteries. La première, batterie du Roi, pour avoir moins de commandement et plus d'enfilade, prolonge à mi-côte la courtine de Coudiat-Aty, qu'elle doit battre à six cents mètres avec une pièce de vingt-quatre, deux de seize, et deux obusiers de six pouces. La deuxième, batterie d'Orléans, placée à la droite de la redoute tunisienne, combattra la casbah à huit cents mètres, avec les deux autres pièces de seize et deux obusiers de huit pouces. La troisième batterie recevra les trois mortiers, et tirera de la gauche de la redoute tunisienne sur tous les édifices et sur les batteries à ciel ouvert de la casbah. Enfin, le 9 au matin, le bruit des batteries, jusqu'alors muettes, du Mansoura et des obusiers de Coudiat-Aty réveille l'armée, engourdie dans la boue sous une calotte de nuages bas et lourds qui ressemblent au couvercle d'un tombeau. La violente canonnade, qui interrompt les tirailleries journalières, atteste le courage et l'adresse des artilleurs français et turcs. Au bout de quatre heures d'un feu très vif, le tir admirable des assiégeants a éteint toutes les batteries découvertes de la casbah et de la ville ; des pièces sont même démontées dans les casemates. Tout ce qu'on pouvait attendre de cette attaque était obtenu. Le siège entre dans une nouvelle phase : c'est à effectuer ou à empêcher l'ouverture de la brèche que vont tendre tous les efforts. Pendant la nuit, les assiégeants avaient recommencé à creuser dans le roc de la batterie de Nemours, placée en face de l'isthme de terre qui rattache la montagne de Coudiat-Ath à l'excroissance de granit sur laquelle est bâtie Constantine. Sur la portion la plus saillante de cette courtine sans fossés et sans glacis, les flanquements sont faibles et le mur est vu jusqu'au pied. En le masquant, Ben-Aïssa, qui défendait Constantine au nom du Bey, eût cru l'affaiblir, car les Arabes, comme les enfants, jugent seulement de la puissance d'une fortification d'après la première impression qu'elle leur cause. Mais il savait que ce serait là le point d'attaque, et il avait couronné le rempart d'une grande batterie casematée à onze embrasures, toutes armées de pièces de bronze et entrecoupées de créneaux réguliers. C'est à l'angle de cette batterie, limitée à gauche par une maison casematée avec deux embrasures et cinq autres plus loin, et flanquée, à droite, par la grande caserne à trois étages des janissaires, que le général Valée a reconnu le seul point où l'on puisse essayer une brèche. La construction de la batterie de Nemours à cinq cents mètres de ce formidable dispositif de défense, sans aucune communication couverte en arrière, et sous le feu plongeant et non combattu de la place, était déjà une œuvre hardie et difficile. Le général Valée tenta plus encore : sans attendre l'expérience du tir, dont il craignait que l'effet, à cette distance, ne fût trop lent sur une maçonnerie compacte et terrassée, il résolut de rapprocher plus tard les canons destinés à battre en brèche. L'ennemi sent l'étreinte des Français se resserrer et s'affermir ; mais il voit leurs projets sans découragement, et combat avec une rage nouvelle pour reculer l'heure fatale. Le 10 au matin, un mouvement combiné s'opère contre les Français, obligés, par le feu du front de Coudiat-Aty, de suspendre la construction de la batterie de Nemours. Les cavaliers d'Achmed essayent de couper la communication entre Mansoura et Coudiat-Aty, et livrent plusieurs combats aux assiégeants, dont l'effectif diminue à mesure que les travaux et les dangers du siège commencent. Les sorties journalières de la garnison sont empreintes, cette fois, d'un caractère particulier de fureur, mais ne sont que de stériles protestations contre les avantages acquis à l'attaque ; les Turcs surtout s'acharnent contre les retranchements de Coudiat-Aty. Le duc de Nemours et le général Damrémont s'élancent au delà du parapet. Six des officiers qui les suivent tombent frappés autour d'eux ; mais les Turcs, chargés à la baïonnette de haut en bas, sur la pente la plus verticale de Coudiat-Aty, par les soldats de la légion étrangère, que le duc de Nemours excite en allemand, sont délogés des ravins où ils s'étaient blottis et rejetés en désordre jusque dans la place. La journée du 11 allait être décisive, et les Français ne sont point encore prêts à commencer le tir en brèche. La nouvelle batterie n'est point encore élevée : la dureté du roc de la batterie de Nemours en a retardé l'armement ; les sacs à terre ont manqué pour les autres batteries, dont les parapets ont été faits en partie avec des pierres et des briques. La perplexité des chefs de l'armée s'accroît de moment en moment, car la limite du séjour possible devant la place, marquée par l'état des munitions de bouche et de guerre, s'approche avec une effrayante rapidité. Mais la conscience de cette situation inspire à chacun un paroxysme d'efforts héroïques. Le capitaine d'artillerie Caffort amène en plein jour les pièces de la batterie de Nemours ; l'attaque de Coudiat-Aty ouvre aussitôt son feu. Il faut faire brèche, et faire brèche en six cents coups, ou périr, et périr sans gloire. L'armée, silencieuse et inquiète, suit avec angoisse les progrès d'un travail duquel dépend son destin. Enfin, à trois heures, un coup d'obusier, pointé par le général Valée lui-même, détermine le premier éboulement. La confiance renaît et s'annonce par les cris de joie des soldats, qui ne doutent plus de leur succès, puisque Constantine est accessible à leurs baïonnettes. Pour la première fois, un morne silence règne dans cette ville livide, éclairée par les pâles rayons du soleil d'automne qui vient de paraître. Le 12 au matin, le général en chef Damrémont, accompagné de tout son état-major, se rendait à la nouvelle batterie de brèche par un chemin entièrement vu de la place. Un premier boulet passe sur sa tête ; on l'engage à hâter le pas et à ne point dédaigner cet avertissement : C'est égal, répondit-il avec ce calme et ce courage qui le caractérisaient. Un second boulet ricoche aussitôt en avant, couvre de terre tout le groupe, et renverse le général en chef, qui tombe mort entre le duc de Nemours et le général Rulhières. Le bey de Constantine envoie un parlementaire au général Valée qui a dû prendre le commandement en chef par droit d'ancienneté. Il est trop tard, répond le général Valée ; nous ne traiterons que dans Constantine. Et il dicte ses ordres pour l'assaut. Le 13, à neuf heures du matin, après une furieuse mêlée de deux heures, Constantine est prise ; les soldats couronnent tous les édifices, et, se tournant vers l'armée qui les admire, ils annoncent leur triomphe par le cri unanimement répété de Vive le Roi ! Le quartier général s'établit au palais du bey, séjour étincelant de toutes les féeries des Mille et une Nuits. Achmed en a retiré son trésor, mais il y a oublié son harem, destiné, selon les usages de l'Orient, où la femme n'est qu'une chose, à devenir le prix de la victoire. A la vue du drapeau tricolore arboré sur sa demeure, le Bey verse de grosses larmes, et fuit en poussant des imprécations. Il est détrôné, car il ne trouvera plus que des ennemis et point de refuge dans cette population nomade, contre laquelle les murs de Constantine servaient d'asile à sa tyrannie. Le 17 octobre, le colonel Bernelle, parti de Medjez-Amar dés l'arrivée du hie régiment, envoyé de France, amena à Constantine un convoi de ravitaillement. Dans les rangs de cette colonne marchait le prince de Joinville, lieutenant de vaisseau à bord de l'Hercule, et qui se vengea bientôt au Mexique d'être arrivé trop tard cette fois pour partager les dangers de son frère, le duc de Nemours. La prise de Constantine remua profondément, en France, les esprits et les cœurs. Le général comte Valée reçut le bâton de maréchal et garda le commandement en chef des troupes d'Algérie. A la guerre, comme en politique, rien n'est fait tant qu'il reste quelque chose à faire. Le maréchal Valée était entré dans Constantine. Mais il fallait organiser la conquête, il fallait l'organiser en prévision surtout de luttes nouvelles, il fallait l'organiser au moins dans les territoires où notre domination était reconnue. Le maréchal Valée résolut d'opposer à ce qui constituait l'empire d'Abd-el-Kader, empire qu'il avait l'art de toujours accroître, de toujours étendre, en dehors des stipulations du traité de la Tafna, une barrière compacte par la création de communications faciles entre la province d'Alger et le beylik de Constantine. Il forma, dans le but de réaliser cette combinaison, un corps d'opération dont il prit lui-même la direction et qui se composait de trois divisions. C'est alors que le duc d'Aumale fit ses débuts à l'armée d'Afrique. Henri-Eugène-Philippe-Louis, duc d'Aumale, est né à Paris le 16 janvier 1822. Il avait dix-huit ans en 1840. Il avait été élevé, lui aussi, au collège Henri IV. Son instruction militaire s'était faite au camp de Fontainebleau. Ses deux frères, le duc d'Orléans et le duc de Nemours, avaient eu, sous la Restauration, le grade de colonel. Les temps étaient changés. On était sorti des vieilles traditions de l'ancienne Monarchie. C'est avec le simple grade de chef de bataillon qu'il servit d'abord, en 1840, dans l'armée d'Afrique, en qualité d'officier d'ordonnance de son frère aîné. On a vu que le maréchal Valée avait formé trois divisions. La première division, dont le centre était dans la province de Constantine, était commandée par le duc d'Orléans. Elle ne comprenait que six faibles bataillons des 2e et 17e légers, du 23e de ligne, quatre escadrons des 1er et 3e chasseurs, des spahis, un détachement de sapeurs et quatre obusiers de montagne. Elle partit de Philippeville avec l'ordre de se porter de Constantine à Alger, en passant à Sétif, aux Portes de. Fer et à Hamza, par une marche d'environ cinq cents kilomètres, dans des contrées inconnues et à peu près inabordables. La deuxième division, que commandait le lieutenant général Galbois, devait se borner à appuyer la première division jusqu'aux limites de la province de Constantine qui ne devait pas être dégarnie. La troisième division, que commandait le lieutenant général Rulhières, comptait cinq bataillons, huit escadrons, une batterie de campagne et une compagnie du génie. Elle devait paraître sur l'Oued-Khadara au moment où la première division s'approcherait d'Alger, afin de la soutenir, en se portant à sa rencontre, lorsque la seconde division serait mise par la distance dans l'impossibilité de l'appuyer. L'opération commença vers le 13 octobre 1839. Elle réussit à merveille. Mais le duc d'Orléans la jugea téméraire. C'est, dit-il, un exemple bon à citer, mais jamais à imiter. Nous lui laissons la parole dans cette affaire où il était au premier rang. Jusqu'à Sétif, dont la colonne expéditionnaire compléta l'établissement, la marche fut une facile ovation au milieu des musulmans, qui, pour la première fois, recevaient en triomphe un prince chrétien ; mais là commençaient les difficultés. Les obstacles naturels étaient immenses ; il était impossible de suivre la voie romaine de Sitifis à Césarée, qui, passant au sud des Portes de Fer, traversait les États de l'Émir. Il fallait cheminer à vol d'oiseau de Sétif à Alger, à travers des montagnes inconnues, inaccessibles, coupées par de nombreuses rivières, que les pluies pouvaient grossir en une nuit et qu'on n'avait aucun moyen de franchir, et habitées par une population nombreuse et indépendante de Kabyles qui s'y étaient réfugiés. On était à la fin d'octobre, à l'époque où les chaleurs sont encore fortes et les pluies déjà fréquentes. La division du duc d'Orléans ne comptait que deux mille cinq cents baïonnettes et deux cent-cinquante sabres pour vaincre une résistance dont la probabilité s'augmentait en proportion de la faiblesse de la colonne, et pour escorter un convoi qui devait suffire à tous ses besoins, depuis Sétif jusqu'à Alger. Mais cette poignée de soldats endurcis, conduite par des officiers d'élite, était pleine d'enthousiasme, et se sentait entraînée par les difficultés mêmes vers une entreprise qui avait le charme de l'inconnu et du romanesque. La division d'Orléans, composée aussi légèrement que possible, franchit en neuf jours les soixante-huit lieues qui séparent Sétif d'Alger, malgré deux combats, quinze passages de rivière à gué, un convoi de neuf cents animaux très chargés, des montagnes affreuses sans chemins ; et, non seulement elle n'y laisse ni un mulet, ni un homme en arrière, quoique l'infanterie porte six jours de vivres et soixante cartouches, mais elle enlève à l'ennemi des prisonniers et des chevaux. En partant de Sétif, les deux divisions d'Orléans et de Galbois font vingt-quatre lieues en trois jours, à la boussole, à travers pays ; cette course au clocher assure la réussite de l'expédition, en dérobant à l'ennemi le passage féerique des Bibans ou Portes de Fer. Ce défilé célèbre, et plus difficile encore que la renommée ne l'avait dit, est la seule entrée donnant accès, vers l'est, dans l'agglomération de montagnes sauvages et amorphes dont le Djurdjura est le pic principal, et qui couvre prés de douze cents lieues carrées de pays entre Bougie, Ouennougha et l'Oued-Kaddara. Un phénomène géologique extraordinaire a relevé verticalement sur une vaste surface, les couches horizontales des roches calcaires dont cette partie de l'Atlas est formée. L'action des siècles a détruit les couches plus friables qui remplissaient les intervalles de ces stratifications parallèles, en sorte qu'aujourd'hui ces murailles naturelles, distantes de quinze à trente mètres, se succèdent pendant prés d'une lieue, s'élevant jusqu'à une hauteur de cent à deux cents mètres. La seule brèche pratiquée à travers ce feuilleté de montagnes grandioses a été frayée par l'Oued-Biban ou Bou-Kton, torrent salé dont le lit, encombré de cailloux roulés et de débris de toute espèce, n'a parfois qu'un mètre ou deux mètres de large. Il n'a point sillonné en ligne droite les faces verticales des rochers qui les surplombent, et il n'y a pas un recoin de ce sombre défilé où l'on ne soit à la fois vu de plusieurs de ces remparts, qui se donnent ainsi un flanquement mutuel, et dont le sommet, dentelé par une incroyable bizarrerie de la nature, est percé d'ouvertures ovales disposées comme des meurtrières. La pluie ou la moindre résistance rendent le passage impossible. Les eaux, arrêtées par les rétrécissements auxquels on a donné le nom de Portes de Fer, à cause de leur couleur noire, s'élèvent quelquefois jusqu'à trente pieds au-dessus du sol, puis s'échappent avec violence dans une étroite vallée qu'elles inondent entièrement ; et telle est la disposition, unique sur le globe, de cette forteresse naturelle, que quelques hommes avec des pierres suffiraient pour y arrêter une armée, car celle-ci ne pourrait ni les voir, ni leur répondre. Les crêtes ne peuvent être ni couronnées régulièrement, étant toutes parallèles et isolées entre elles en même temps que perpendiculaires à la direction du lit du torrent ; ni tournées, car les ressauts de ces déchirements étranges se prolongent fort au loin jusqu'à un pêle-mêle de rochers anguleux, de maquis épineux et de précipices infranchissables. Aussi le duc d'Orléans renonça-t-il aux précautions militaires d'usage, dont l'essai infructueux eût demandé plusieurs jours et exigé dix mille hommes. Il lance à toute course les compagnies de voltigeurs commandées par le lieutenant-colonel Drolenvaux, qui traversent le défilé, en occupent l'issue et reviennent par les hauteurs, aussi loin que possible, au devant de la colonne ; celle-ci, forte de moins de trois mille hommes, mit quatre heures à défiler, un par un, dans cet effroyable coupe-gorge. A peine l'arrière-garde en était-elle sortie, à peine les Cheikhs, les Beni-Abbés, retenus dans le passage comme guides et comme otages, étaient-ils rendus à leurs tribus, que quelques coups de fusil et un orage violent rendirent évident pour le dernier soldat le bonheur particulier qui avait protégé cette téméraire entreprise. Le maréchal Valée, justement fier d'avoir dirigé les soldats français dans cet enfer respecté par les Romains eux-mêmes, y puisa la conviction que cette fantastique combinaison de bouleversements impossibles à décrire n'a jamais été et ne sera jamais une route militaire, et qu'il fallait chercher ailleurs la communication régulière et habituelle d'Alger avec Constantine. Au delà des Portes de Fer, la colonne se trouva aux prises avec de nouvelles difficultés ; ce fut d'abord le manque d'eau potable : la division qui, pendant cinquante-deux heures, côtoya les eaux magnésifères de l'Oued-Bou-Kton, endura le cruel supplice de la soif en présence d'un liquide n'ayant de l'eau que l'apparence et que les animaux eux-mêmes refusaient avec dégoût. Calme dans les privations, infatigable dans les marches, la division, qui n'avait ni traînards ni malades, surprit ensuite, par une marche de nuit, le fort d'Hamza, carré étoilé, avec muraille de dix mètres de haut et onze pièces de canon sans affût. Ben-Salem, bey de Sébaou pour Abd-el-Kader, ne défendit pas ce poste, important cependant par la belle position militaire qu'il occupe sur une sorte de table commandant la réunion de trois vallées qui mènent à Alger, à Bougie et aux Portes de Fer, et au pied d'un col déprimé conduisant à Médéah. Mais, lorsque les Français furent engagés dans les montagnes affreuses qui séparent Hamza du Fondouk, et où le chemin, fréquemment coupé par les rivières qu'il faut passer à gué, est tantôt un escalier de rochers roulants encaissés sous une voûte de broussailles, tantôt un sentier en saillie sur des précipices, Ben-Salem protesta par les armes. Après deux affaires d'arrière-garde à Beni-Djaad et à Ben-Hini, où l'ennemi fut rudement repoussé, Ben-Salem s'éloigna, et, le 2 novembre 1839, la division d'Orléans terminait par une entrée triomphale à Alger une longue et périlleuse opération, dont les connaisseurs seuls apprécièrent le mérite, mais dont le côté romanesque frappa l'imagination du public, souvent injuste pour la prudence, mais toujours séduit par la témérité heureuse. La mort a surpris le duc d'Orléans avant qu'il ait pu terminer l'histoire de la conquête de toute l'Algérie. Il n'a même pu la continuer jusqu'au point où lui-même avait conduit cette conquête, que son frère, le duc d'Aumale, devait achever ; mais il termina les notes que ses fils ont pieusement recueillies et publiées en constatant que les résultats de l'expédition des Portes de Fer étaient au-dessous des dangers et des efforts de cette opération. Le pays était soumis. La route militaire qui devait relier Alger et Constantine n'était pas faite. Elle ne pouvait être construite que sur le territoire imprudemment cédé à Abd-el-Kader par le traité de la Tafna. La guerre allait le lui reprendre et nous le rendre. La traversée des Portes de Fer ne devait pas être la dernière action d'éclat du duc d'Orléans sur la terre d'Afrique. A la reprise des hostilités, qu'Abd-el-Kader avait le premier rouvertes, il vint reprendre le commandement de sa division. Le jeune duc d'Aumale, on le sait déjà, alors chef de bataillon au 4e léger, était son officier d'ordonnance. Sur l'ordre d'Abd-el-Kader, les beys de Milianah et de Médéah avaient donné le signal de la guerre. Ils avaient envahi la Mehdja. Le général Valée forma rapidement à Blidah, au sud d'Alger, un corps expéditionnaire qui comprenait deux divisions et une réserve. Il confia au duc d'Orléans le commandement de la première division, donna au lieutenant général de Rumigny celui de la seconde division et se mit à la tête de la réserve. Le 27 avril, l'expédition franchit la Chiffa, qui était la limite de nos possessions, d'après le traité de la Tafna, qu'Abd-el-Kader venait de rompre. Le duc d'Orléans était en tête avec sa division. A quatre heures, le corps expéditionnaire était réuni à quelque distance du lac Alloulat. L'ennemi déboucha par la gorge de l'Oued-Jer. Le duc d'Orléans, qui était à l'aile droite, s'avance vers l'Oued-Jer, et envoie le duc d'Aumale porter au ter régiment de chasseurs d'Afrique l'ordre de charger. Le duc d'Aumale part au galop porter cet ordre et fond sur les Arabes à la tête d'un escadron. L'ennemi est rejeté sur la rive droite de l'Oued-Jer et cherche un refuge sur les sommets de l'Affroun. Le maréchal Valée voulait occuper Médéah, qui est au pied de la chaîne du petit Atlas. On ne peut y arriver qu'en franchissant le col de la Mouzaïa. C'est le duc d'Orléans qui reçut la mission difficile et périlleuse de s'emparer de ce point où Abd-el-Kader avait élevé des redoutes et placé des batteries. Il divise ses hommes en trois colonnes. Parti à quatre heures du matin, il donne, vers midi, le signal de l'attaque. Le duc d'Aumale était prés de son frère. Il courut à pied, à la tête des grenadiers, l'épée haute, dans la dernière redoute. L'ennemi, délogé de ses positions prit la fuite. Deux jours après on entrait à Médéah. Après ce brillant début, le duc d'Aumale qui venait de recevoir le baptême du feu, rentra en France, ainsi que le duc d'Orléans. La guerre algérienne change de but et de caractère. Le ministère du 29 octobre 1840 était constitué. Le Roi put décider que toute l'Algérie serait conquise par nos armées et qu'elle deviendrait une terre de France, la France africaine, patriotique et grande pensée qui était heureusement réalisée le jour où commença la déplorable campagne des banquets. C'est d'abord au général Bugeaud que fut donnée la mission de fonder, par la victoire et par l'épée, notre vaste colonie de la Méditerranée. A la même heure, le duc d'Aumale retournait à Alger avec le grade de lieutenant-colonel du 24e de ligne. Il y débarqua le 19 mars 1841. Un mois après, le duc de Nemours, lui aussi, revenait en Algérie, où il prenait le commandement d'une division. Les deux frères se distinguèrent, l'un dans une affaire de Médéah, l'autre dans une affaire de Milianah. Le duc d'Aumale quittait momentanément l'Algérie avec le grade de colonel du 17e léger qu'il ramenait en France. . La rentrée en France du duc d'Aumale à la tête du 17e léger fut une longue ovation de Marseille à Paris, où il arrivait le 13 septembre 1841. Le prince royal et le duc de Nemours étaient accourus au devant de leur frère. Le peuple criait : Vive le Roi ! Vive le duc d'Aumale ! Vive le 17e léger ! Tout à coup un assassin, du nom de Quénisset, sort des rangs de la foule et décharge sur le duc d'Aumale son pistolet presque à bout portant. La balle n'atteignit que le cheval d'un officier de l'escorte. Ce cheval tomba foudroyé. Le régiment continua sa marche vers le palais des Tuileries où le Roi venait le recevoir à la grille de la place du Carrousel. L'indignation populaire fit justice du misérable qui avait attenté aux jours du duc d'Aumale qui demanda et obtint que son assassin ne montât pas sur l'échafaud. Le duc d'Aumale retourna en Algérie en 1842 avec le grade de maréchal de camp. Le général Bugeaud résolut d'intimider les populations de ces contrées. Il prépara une expédition, qui se composait de trois colonnes. Le duc d'Aumale eut le commandement de l'une de ces trois colonnes. Cette expédition eut d'heureux résultats momentanés. Les tribus, qui s'étaient plusieurs fois soulevées à la voix d'Abd-el-Kader, abandonnèrent sa cause. Mais leur soumission laissait toujours debout la puissance du fanatique ennemi de la France. Le duc d'Aumale allait lui porter le premier coup. Le gouverneur général lui avait confié le commandement supérieur de la province de Tittery dont Médéah était le siège. Le duc d'Aumale s'était déjà signalé par plusieurs coups de main aussi heureux que hardis dans la province de Tittery qui échappa à Abd-el-Kader, lorsqu'il reçut l'importante et dangereuse mission de lui prendre sa smalah que gardaient cinq mille réguliers, et qui comprenait ses femmes, ses enfants, ses drapeaux, ses trésors, ses provisions, ses munitions ; la smalah, qui était comme son sanctuaire, comme son foyer de famille ! Le 10 mai 1843, le duc d'Aumale, à la tête d'une poignée de braves, se dirige vers Goudgilah où l'on croit qu'est la smalah. On arrive à cette localité. La smalah était déjà partie. Elle était allé camper près des sources du Taguin. Le duc d'Aumale court à la tête de cinq cents cavaliers vers les sources du Taguin. Il les atteint ; on aperçoit une ville de tentes installée prés de ces sources. C'est la smalah. Mais attaquer avec cinq cents cavaliers une garde de cinq mille réguliers, élite des tribus musulmanes, c'est aller à la mort. Autour du duc d'Aumale, on hésite, et comme on lui demande ce qu'on va faire : Entrer là dedans, pardieu, répond-il, en montrant la smalah. Il s'élance à la tête des cinq cents cavaliers qu'il commande et que son audace électrise. Le combat dure deux heures. L'infanterie régulière d'Abd-el-Kader avait été tuée ou dispersée. On prit son trésor, toute sa correspondance, un canon, quatre drapeaux et l'on fit plus de trois mille prisonniers. Nos pertes étaient insignifiantes. Ce coup d'audace, cet acte de bravoure fut l'événement du jour en France. En Algérie, il devint le signal du déclin de la fortune d'Abd-el-Kader que les populations musulmanes, qu'il entraînait au combat, commencèrent à ne plus croire invincible. Sa smalah prise, pour ces populations superstitieuses, il n'était plus le dieu. Nous avons dit que nous n'écrivons pas l'histoire spéciale de l'Algérie. Il nous est donc permis et commandé de ne nous arrêter, surtout après l'expédition aussi heureuse que téméraire des Portes de Fer, qu'aux grandes lignes et plus particulièrement aux faits auxquels sera désormais glorieusement mêlé le nom du duc d'Aumale. Est-ce parce qu'il était fils du Roi ? Non, c'est parce que la présence des princes de la famille royale sur le seul théâtre où ils pussent alors exposer leur vie dans les jeux sanglants de la force et du hasard attestait l'importance que Louis-Philippe attachait à l'entière occupation et à la complète soumission de l'Algérie. Il faut insister sur ce détail, pour qu'il soit juste de rappeler à la France .que si Charles X est tombé sur la prise d'Alger, la monarchie de 1830 s'est écroulée sur la conquête de l'Algérie. Singulière destinée ! En 1814 la dynastie des Bourbons, reprenant possession du trône de Henri IV et de Louis XIV, comptait deux branches, la branche aînée et la branche cadette. L'une et l'autre sont parties pour l'exil, emportées par le vent des révolutions au delà de la Manche, vers la côte anglaise, et l'une et l'autre en partant font à la France, qui les rejette, un legs de puissance et de gloire. Après la prise de la smalah d'Abd-el-Kader, le duc d'Aumale ne quitta l'Algérie que pour y revenir bientôt avec le grade de lieutenant-général et pour y prendre le commandement de la province de Constantine. Dans l'intervalle, le duc d'Aumale avait épousé, en novembre 1844, la princesse Marie-Caroline-Augusta de Bourbon, fille du prince de Salerne, de la maison royale de Naples, qui est morte le 6 novembre 1869 et qui lui a donné deux fils, morts jeunes, l'un en 1866, avec le titre de prince de Condé, l'autre en 1873, avec le titre de duc de Guise. Dans sa nouvelle situation, le commandant de la province de Constantine fit plusieurs expéditions militaires toutes couronnées de succès. Il fit davantage. Il jeta les bases d'une organisation administrative, d'une colonisation civile dont la France actuelle bénéficie encore. L'homme de gouvernement se montrait après l'homme de guerre. Deux faits viennent à l'appui de cette vérité. Le duc d'Aumale s'était mis à la poursuite du kalifat d'Abd-el-Nader, réfugié avec ses richesses dans l'oasis de Méchounèche, auprès des montagnes de l'Aurès. Un fort construit sur une arête très vive offrit de la résistance. D'après le rapport officiel de cette affaire, il y eut, un moment où le corps expéditionnaire parut prêt à reculer. Le duc d'Aumale fait avancer alors des obusiers et dirige leurs feux sur les crêtes, puis fait mettre la baïonnette au canon, défend aux soldats de tirer et s'avance résolument à leur tête. Les projectiles ne cessaient de tomber autour de lui. Le duc de Montpensier, qui l'accompagne, est atteint au front. Il continue sa course, arrive le premier, suivi de quelques hommes, au sommet de la montagne qu'abandonnent promptement les Arabes effrayés. Vous le voyez, dit alors le duc d'Aumale à ceux qui l'entouraient, voilà comment il faut aborder l'ennemi. La tribu des Haractas était inscrite au rôle des contributions de guerre pour cent mille francs. Cette somme, dit le duc d'Aumale au chef de cette tribu, te donne droit à dix mille francs. Tes déprédations se sont élevées l'année dernière à cent quarante mille francs, c'est donc un total de deux cent cinquante mille francs à percevoir ; je m'en charge. Quinze jours après, cette somme entrait dans le trésor de la province. Les événements politiques se précipitaient en France ; les événements militaires se pressaient en Algérie. En juin 1846, poursuivi, comme on dit vulgairement, l'épée dans les reins, par le duc d'Aumale, Abd-el-Kader s'était enfui dans le Maroc. Mais avant de prendre le chemin de l'exil, il avait donné à Bou-Homedi, qui en avait la garde, l'ordre de massacrer trois cents officiers et soldats français faits prisonniers l'année précédente. L'œuvre de la guerre était presque achevée. Il ne restait plus guère à soumettre que la Kabylie. Le gouverneur général était devenu le maréchal Bugeaud, duc d'Isly. Après ce glorieux dénouement d'une brillante campagne, où il avait eu à défendre l'intérêt de la France contre l'empereur du Maroc, il émit un plan de colonisation qui exigeait le vote d'un crédit que la chambre des députés refusa. Il donna sa démission et fut remplacé par le duc d'Aumale. Surveillé du côté de l'Algérie qu'il inquiétait encore et du côté du Maroc qu'il troublait toujours, Abd-el-Kader se trouvait dans une situation plus que difficile, lorsque le duc d'Aumale prit possession du poste de confiance auquel le Roi et le ministère l'avaient appelé. Abd-el-Kader eut à soutenir une dernière lutte, non contre les soldats de la France, mais contre les tribus de la Kabylie. Puis il voulut prendre le chemin du désert, mais il était dit qu'il serait prisonnier du duc d'Aumale. C'est à Nemours, l'ancienne Djemaraa-Ghazaouah, qu'Abd-el-Kader fut conduit devant le nouveau gouverneur général qui le reçut entouré de son état-major, le fit embarquer pour Paris dés le lendemain, et attribua généreusement tout le mérite de cette importante soumission au maréchal duc d'Isly qui l'avait, il est vrai, préparée. Le duc d'Aumale organisa l'Algérie qui fut divisée, comme la France, en départements et en communes. Il s'occupa de préparer une expédition dans la Kabylie, qui était encore indépendante et qu'il était nécessaire de soumettre à notre domination ou de rejeter dans le désert. Il se proposait ensuite de travailler laborieusement à l'assimilation aussi complète que possible des races indigènes conquises à la race conquérante, ce qui était le meilleur moyen de coloniser un pays qui avait été naguère le grenier d'abondance des conquérants et des maîtres du monde. On allait créer des villages européens. La catastrophe du 24 février 1848 surprit le duc d'Aumale au milieu de ses préparatifs militaires et de ses préoccupations colonisatrices. Il donna sa démission de gouverneur général de l'Algérie. Le 5 mars 1848, le duc d'Aumale quittait l'Algérie où il laissait de glorieux souvenirs, mais en la quittant il la remettait conquise et soumise aux mains du gouvernement provisoire. On s'est demandé alors en France et en Europe s'il n'aurait pas dû accourir à Paris avec l'armée d'Afrique, renverser ce gouvernement provisoire né d'une insurrection dont la victoire inattendue avait semé dans tous les départements la défiance et l'épouvante. C'eût été la guerre civile. Elle ne pouvait entrer dans la pensée de ce fils de Roi qui avait terminé ses adieux à ses compagnons d'armes par ces mots sortis de son cœur de patriote : Officiers, sous-officiers et soldats, j'avais espéré combattre encore avec vous pour la Patrie. Cet honneur m'est refusé, mais du fond de l'exil mon cœur vous suivra partout où vous appellera la volonté nationale ; il triomphera de vos succès. Tous mes vœux seront toujours pour la gloire et le bonheur de la France. Voilà le prince, esclave de la discipline et du devoir jusqu'à l'abnégation ; voilà le général dont la République a par deux fois brisé la vaillante épée. Dans son exil d'Angleterre, en 1848, comme dans sa retraite de Chantilly en 1871, époque de son élection comme membre de l'Académie française, le duc d'Aumale s'est adonné à l'histoire et à la critique militaires. Il a publié autrefois, sous divers pseudonymes, de remarquables écrits spéciaux. Aujourd'hui il achève son admirable étude sur les princes de la maison de Condé. L'homme de plume après l'homme de guerre. C'est César écrivant ses commentaires sur la guerre des Gaules. Cette étude, le général duc d'Aumale la termine dans les tristesses d'un second exil, qui doit lui être d'autant plus douloureux qu'il est le résultat, non d'une révolution politique, mais d'une persécution personnelle. Ce livre n'est pas une œuvre de polémique et de discussion actuelles. On comprendra cependant que nous devons consacrer quelques lignes spéciales à la grande figure du quatrième fils de Louis-Philippe, figure devenue doublement historique, par sa glorieuse participation aux faits de guerre de l'Algérie et par l'acte de donation à jamais mémorable, qui a fait l'Institut de France l'héritier perpétuel du riche et magnifique domaine de Chantilly, avec toutes les forêts qui en dépendent, avec toutes les splendides et rares collections artistiques et littéraires que renferme la célèbre résidence des Condé. M. Jules Grévy, Président de la République, avait suggéré, autorisé ou signé deux actes successifs, injustifiables et injustifiés, le premier également applicable, du reste, au duc de Chartres et au duc d'Alençon, le second atteignant tous les princes d'Orléans ; l'un, de février 1883, faisant sortir des cadres de l'activité, l'autre, de juillet 1886, rayant des cadres de l'armée, le général duc d'Aumale, qui avait pourtant présidé, avec une rare compétence, le procès Bazaine, en 1873, et formé avec une grande supériorité le corps des troupes de défense dont le siège est à Besançon. Le dernier de ces deux actes d'hostilité comblait la mesure. Le général duc d'Aumale, dont on conçoit la légitime irritation, adressa alors à M. Jules Grévy une fière lettre, une lettre indignée dont voici le texte : Chantilly, le 11 juillet 1886. A monsieur le Président de la République française. Monsieur le Président, Il y a trois ans, sans prétexte, sans précédent, vous m'avez infligé la plus sévère des peines disciplinaires. J'ai gardé le silence. Il ne me convenait pas de rompre un lien qui, s'il me retenait dans votre dépendance, me rattachait à l'armée française. Aujourd'hui, en me faisant rayer des contrôles, vous me dégagez de cette contrainte, mais vous touchez à la Charte de l'armée. Sans tenir compte des titres conquis à la guerre ou garantis par la loi, vos ministres vont frapper, jusque dans le cadre de réserve des armées de terre et de mer, des hommes sans reproche, honorés par leurs services et par un dévouement légendaire à la Patrie. Je laisse à mes Conseils le soin de défendre, par des arguments de droit, une cause qui est celle de tous les officiers. Quant à moi, doyen de l'état-major général, ayant rempli, en paix comme en guerre, les plus hautes fonctions qu'un soldat puisse exercer, il m'appartient de vous rappeler que les grades militaires sont au dessus de votre atteinte, et je reste Le Général HENRI D'ORLÉANS, DUC D'AUMALE. M. Jules Grévy, aurait dû, si vive que cette lettre pût lui paraître, se rappeler que le Prince qui l'avait écrite, lui avait servi de parrain pour la Toison d'Or. Le Président de la République l'avait sans doute oublié. Il signa, le 13 juillet 1886, un décret qui expulsait le général duc d'Aumale. Le général duc d'Aumale qui n'avait que traversé la députation, qui avait refusé un 'siège de sénateur, qui se bornait à présider le conseil général de l'Oise, en voisin de campagne, et non en homme de parti, s'est noblement vengé. Le jour même où le décret d'expulsion lui était signifié dans son château de Nouvion, il rédigeait et écrivait un codicille confirmant l'acte de donation du domaine de Chantilly, qu'il avait déjà inséré dans son testament de 1884, codicille qui a mis pour toujours, comme on vient de le voir, l'Institut de France en possession d'un legs unique dans l'histoire. Ce legs est un événement, même dans ce siècle si fécond en événements de tous genres. Le fait accompli et connu, il nous paraît inutile d'entrer dans des détails qui appartiennent surtout au domaine de la publicité quotidienne. Il nous suffira d'ajouter que l'Institut de France l'a accueilli spontanément avec une gratitude enthousiaste, et que, dès l'origine, dès 1884, le comte de Paris s'était associé, de cœur et de sentiment, à ce grand acte. Le décret d'expulsion du 13 juillet 1886 n'a pas été publié à l'Officiel. On s'est borné à le signifier, le lendemain, 14, au duc d'Aumale, qui quittait la France le surlendemain, 15, en voiture, par Anor, se rendant à Bruxelles où il a fixé sa résidence habituelle. Il nous faut revenir d'Algérie en France où nous trouvons le gouvernement du Roi dans une nouvelle période de luttes intérieures et de difficultés extérieures. Voici d'abord le rapide tableau des difficultés extérieures. L'ordre de succession avait été changé en Espagne. Ferdinand VII avait abrogé, par une pragmatique sanction, la loi salique qui excluait les filles du trône ; il était revenu à la législation antérieure au règne de Philippe V qui les admettait à régner. Ferdinand VII, qui n'avait pas eu d'enfant de ses premières femmes, avait deux filles de sa quatrième femme, Marie-Christine de Bourbon, sa nièce et princesse du royaume des Deux-Siciles. Il avait également un frère dont la pragmatique sanction détruisait les espérances. Marie-Christine était régente au nom de sa fille aînée, mineure, la princesse Isabelle, future reine d'Espagne. Don Carlos, frère de Ferdinand VII, avait soulevé contre elle une partie du royaume. C'était la guerre civile. En Portugal il existait une situation analogue. Don Miguel avait engagé une lutte de famille qui dégénéra bientôt en guerre civile, contre sa nièce, Doña Maria da Gloria, fille de don Pedro Ier, qui l'avait instituée reine de Portugal, pendant que lui-même prenait la couronne impériale du Brésil qu'il abandonnait en 1831 à son fils, don Pedro II. Le 22 avril 1834, un traité, dit traité de la quadruple alliance, avait été conclu et signé entre l'Espagne et le Portugal, l'Angleterre et la France. Ce traité n'avait d'autre but, dans la pensée des cabinets de Londres et de Paris, que de rétablir la paix intérieure en Portugal et en Espagne, en prêtant un appui moral à Maria da Gloria et à Marie-Christine. Le Portugal fut rapidement pacifié. Il n'en fut pas de même de l'Espagne, où les carlistes et les républicains s'alliaient contre la régente. Des troubles d'un caractère démagogique éclatent à Madrid où la régente est forcée de signer un ordre qui remet en vigueur la constitution de 1812, qu'à la prière de Ferdinand VII, par ordre de Louis XVIII, le duc d'Angoulême était allé renverser à la tête d'une armée française. Dans la dernière phase du ministère du 11 octobre 1832, devenu, on le sait, le ministère du 12 mars 1835, le duc de Broglie avait fait présenter par le ministre des finances Humann, peut-être en désaccord secret avec le Roi, un projet de conversion qui finalement amena sa retraite définitive des conseils du gouvernement. La question de la conversion des rentes, dans laquelle M. de Villèle avait échoué, portait décidément malheur à ses partisans. C'est alors que s'était formé le ministère du 22 février 1836, où, pour la première fois, M. Thiers eut la joie de réunir la présidence du conseil au poste de ministre des affaires étrangères. La question d'Espagne, à ce moment-là, était la question vive du jour. M. Thiers proposa au Conseil d'intervenir en Espagne. C'était détourner au profit d'intérêts étrangers nos forces militaires mieux employées en Algérie, où les fils du Roi combattaient pour l'intérêt français. Louis-Philippe s'opposa énergiquement à cette folie. M. Thiers donna sa démission. On a raconté que dans le conseil des ministres, M. Thiers, qui se croyait sûr de l'emporter devant les chambres et d'y faire triompher sa politique, s'écria tout à coup, au milieu de la discussion : Sire, il y a ici quelqu'un de plus fin que vous, c'est moi. — Non, répliqua Louis-Philippe, puisque vous me le dites. M. Thiers, qui se retirait sur un premier traité de quadruple alliance, devait se retirer de nouveau sur un autre traité de quadruple alliance, dans des conditions très différentes. Le ministère du 6 septembre 1836 s'était constitué sous la présidence du comte Molé qui prit également le portefeuille de ministre des affaires étrangères. Ce fut lui qui eut la mission de combattre, devant la chambre des députés, la politique de l'intervention en Espagne. L'événement prouva bientôt que M. Thiers avait trop présumé de son influence sur la chambre des députés. La question d'Espagne fut portée incidemment au Palais-Bourbon. La majorité donna raison à la sagesse du Roi. Elle condamna la politique d'intervention de M. Thiers qui, dans cette circonstance, eut contre lui M. Guizot, qu'il devait bientôt avoir avec lui contre le comte Molé. A l'intérieur, la période qui s'achevait, bien qu'elle eut été troublée par de grandes insurrections, bien qu'elle eut été attristée par de grands crimes, avait été remplie par de grandes réformes et de grands travaux. Le gouvernement du Roi eut, dés 1834, époque à laquelle le portefeuille de ministre du commerce, des travaux publics et de l'agriculture, fut confié à Charles-Marie Tanneguy, comte Duchâtel, le sentiment des réformes douanières qu'exigeaient le progrès des idées, la marche du temps et l'intérêt des consommateurs. Il y eut, dés cette époque, d'intelligentes mesures d'ordre économique dont il sut prendre l'initiative. C'est sur le désir et sous le patronage de cet éminent homme d'État que nous devions, lorsqu'il avait le portefeuille de l'intérieur, dans le cabinet du 29 octobre 1840, entrer dans la vie militante du journalisme politique en allant prendre à Angers la rédaction du Journal de Maine et Loire, feuille dévouée à la Monarchie et au Roi. C'est également la monarchie de 1830 qui a donné une puissante et première impulsion au développement de nos voies de communications générales, départementales et communales. On leur consacra des millions, utilement dépensés. Il faut rendre justice à M. Thiers, véritable phénomène moral inexplicable, qui sut allier des qualités supérieures à bien des petitesses de conduite et à bien des défauts de caractère, qui eut des passions égoïstes et des ambitions coupables, funestes à son pays, qui avait cependant l'instinct des grandes choses. En 1832, lorsqu'il passa du ministère de l'intérieur au ministère du commerce, des travaux publics et de l'agriculture, il eut l'heureuse idée de demander aux chambres, avec l'assentiment du Roi, un crédit de cent millions qu'elles eurent la sagesse d'accorder. Ce crédit devait servir à relever du marasme dans lequel les événements l'avaient jeté, le travail industriel, agricole et commercial. Il fut enfin le point de départ d'un vaste mouvement imprimé aux grands travaux d'utilité publique. On replaça la statue de Napoléon Ier sur la colonne de la place Vendôme. On acheva l'église de la Madeleine, le palais du quai d'Orsay et l'Arc de l'Étoile. Voici, du reste, le tableau général du labeur intérieur de la monarchie de 1830, tableau que nous empruntons à la belle histoire de la monarchie de juillet de Victor du Bled, histoire qui est aussi impartialement pensée qu'élégamment écrite : Notre législation criminelle réformée, la peine de mort abolie de fait en matière politique, le système pénitentiaire amélioré, le code de commerce et le code de procédure révisés. A aucune époque, les discussions législatives n'ont été plus approfondies, plus savantes ; jamais on n'a fait plus de lois utiles au peuple. A citer parmi les réformes et les améliorations sociales : la suppression des jeux et des loteries, les lois sur l'instruction primaire, les chemins vicinaux, les aliénés, les caisses d'épargne, la compétence des juges de paix, l'expropriation pour cause d'utilité publique, les chemins de fer, le travail des enfants dans les manufactures. La réforme hypothécaire était en préparation, ainsi que la création des sociétés de secours mutuels et des caisses de retraite pour la vieillesse. A citer encore, le rétablissement de l'École normale supérieure, la création de l'École d'Athènes, de quatorze nouveaux collèges royaux, de dix Facultés nouvelles, de trente-neuf chaires dans les Facultés existantes ; l'œuvre de la collection des documents inédits de l'histoire de France ; le nombre des salles d'asile décuplé, celui des écoles et des élèves plus que doublé. De 1830 à 1847, le gouvernement exécute pour un milliard cinq cent trente-huit millions de grands travaux publics ; il se porte l'héritier de toutes les époques de notre histoire, il veut relever les œuvres de ses prédécesseurs, réunir toutes les traditions, tous les intérêts de la France. Il termine les canaux, les routes, les monuments de la Restauration, de l'ancienne monarchie. Puis viennent les entreprises nouvelles : plus de quatre mille trois cents églises, succursales et chapelles vicariales, un immense réseau de routes nationales, départementales, de chemins de grande communication, cinquante-cinq ports améliorés ou ouverts, surtout celui de Cherbourg qui absorba plus de quarante-neuf millions, les fortifications de Paris et de Lyon, deux mille kilomètres de chemins de fer en exploitation, deux mille cent quarante-quatre kilomètres en construction. Enfin, en 1841, on faisait un emprunt en trois pour cent, au taux de 84 fr. 75, et en 1848 le cinq pour cent dépassait le cours de 120 francs. Ce labeur gouvernemental ne s'était pas accompli dans un calme profond. Après les deux grandes défaites du parti républicain à Lyon et à Paris, la chambre des Pairs avait été appelée à juger les chefs de la vaste conspiration de 1834, qui s'était étendue jusqu'à Grenoble. Les incidents avaient succédé aux incidents. Il y eut le procès des insurgés d'avril que la presse révolutionnaire qualifia de procès monstre, bien que, sur deux mille individus arrêtés, la chambre des pairs n'eût retenu que cent accusés environ. Le jugement et la condamnation de ces incorrigibles démagogues n'émurent pas, du reste, le public qui resta indifférent à ce drame judiciaire. Mais un épouvantable attentat allait jeter l'indignation, l'horreur dans la population parisienne. Le duc de Broglie était président du conseil, ministre des affaires étrangères. M. Thiers était redevenu ministre de l'intérieur et avait gardé les travaux publics. Le maréchal Maison, qui n'avait fait que passer au département des affaires étrangères, dans le cabinet Laffitte du 2 novembre 1830, avait ensuite représenté la France successivement à Vienne et à Pétersbourg. Puis, en 1835, il avait échangé sa situation diplomatique contre le portefeuille de la guerre qu'il tint assez longtemps avec distinction. Ce devait être sa dernière station dans la vie publique. A l'occasion des fêtes de juillet, en 1835, le 28, le Roi passa sur les grands boulevards une revue de la garde nationale de la Seine et de la garnison de Paris. Un nombreux et brillant cortège accompagnait le Roi. A la hauteur du boulevard du Temple, éclata tout à coup la machine infernale de Fieschi, machine trop bien nommée. Il y eut beaucoup de victimes. Le maréchal Mortier, duc de Trévise, était du nombre. Le cortège s'arrête indécis. Le Roi, qui n'a rien perdu de son calme, dit alors : Allons, messieurs, il faut marcher, et la revue continuée s'acheva sans autre incident, mais au milieu d'une émotion générale indescriptible. Fieschi avait deux complices, un nommé Morey et un nommé Pépin. Tous trois furent jugés par la chambre des pairs, condamnés et exécutés. Un autre misérable, un autre monstre, du nom d'Alibaud, tira isolément sur le Roi qui se rendait en voiture, accompagné de la reine Marie-Amélie, du palais des Tuileries au château de Neuilly. Lui aussi fut jugé par la chambre des pairs, condamné et exécuté. De ces deux abominables crimes, l'un avait précédé, l'autre avait suivi les lois de septembre 1835, lois qui modifiaient dans un sens restrictif et répressif la législation à coup sûr libérale, très libérale de la presse. La doctrine du régicide, hardiment, ouvertement, cyniquement enseignée dans les bas-fonds de la société, dans les cavernes où la démagogie tenait ses séances secrètes, comme une religion de l'enfer, avouée d'ailleurs par les Pépin, par les Marey, par les Alibaud, qui se posaient en Brutus à la chambre des Pairs, était indirectement prêchée, hypocritement encouragée dans les journaux révolutionnaires. Fallait-il enchaîner la licence de ces journaux, au risque de restreindre la liberté de penser et d'écrire ? C'est l'éternel dilemme depuis 1789. Ce qui est certain, c'est que les lois de septembre n'ont malheureusement pas sauvé la monarchie de 1830. Après l'attentat d'Alibaud, il y eut, sous le premier ministère Molé, celui du 6 septembre 1836, l'attentat de Meunier, qui devait monter sur l'échafaud, mais dont le Roi commua la peine, et qui se rendit en Amérique ; il y eut enfin la première tentative du prince Louis-Napoléon Bonaparte, celle de Strasbourg, qui se dénoua également cette fois par son départ volontaire pour les États-Unis, sans qu'il y ait eu pour lui ni jugement, ni condamnation. Les jours du ministère du 6 septembre 1836 étaient comptés. La chambre des députés accueillit avec défaveur des lois d'apanage et de dotation qui, plus tard, devaient être votées sans difficulté. Il se retira devant des signes d'hostilité qui avaient tous les caractères d'une opposition personnelle. Il avait cependant inauguré une politique de clémence. Le prince de Polignac était sorti du fort de Ham avec l'obligation plus douce de quitter la France. Il échangeait sa prison contre le bannissement, ses trois collègues étaient encore traités avec plus d'indulgence. Ils furent internés sur parole, chacun dans la ville qu'ils eurent la faculté de désigner. Enfin, on gracia beaucoup de condamnés politiques. C'était le prélude de la grande mesure d'amnistie générale dont le comte Molé avait déjà la pensée pendant son premier ministère, mais que l'attentat de Meunier et la tentative de Strasbourg l'avaient forcé d'ajourner à un moment plus opportun. Il eut du reste à régler alors une question suisse, d'ailleurs sans gravité, qu'il avait trouvée dans l'héritage diplomatique de M. Thiers, et qu'il sut terminer pacifiquement, sans qu'il y eut froissement ni de part ni d'autre. Il fallait reconstituer le ministère, ce qui, depuis quelque temps déjà, devenait le voile de Pénélope. Les rivalités accentuées de M. Thiers, chef du centre gauche, et de M. Guizot, chef du centre droit, rivalités de talent comme d'ambition et d'orgueil, rendaient toutes les combinaisons ministérielles difficiles, presque impossibles. Les ministères se modifiaient, démissionnaient, se reconstituaient sur des questions de détail souvent futiles. C'est à travers de nouveaux tiraillements qu'on arriva au ministère du 15 avril 1837, qui était le second ministère Molé, dont le premier acte fut de retirer les lois d'apanages et de dotation, qui ne paraissaient pas destinées à rallier une majorité à la chambre. L'une de ces lois intéressait le duc de Nemours. Elle lui donnait le château de Rambouillet avec trois forêts. Le duc de Nemours alla lui-même trouver le comte Molé pour le prier de retirer cette loi, si bien qu'après l'avoir présentée par conviction sous son premier ministère, il la condamna, par prudence, sous son second ministère. Malgré toutes les crises intérieures que la monarchie de 1830 avait traversées, le pays était calme et prospère. Aussi, dans l'exposé des motifs du budget de 1838, le comte Duchâtel, devenu ministre des finances dans le cabinet du 6 septembre 1836, avait pu constater que, descendant dans toutes les classes, l'aisance leur apprenait à apprécier le bonheur de l'ordre et le prix de la liberté. De 1830 à 1836, le produit des taxes indirectes était monté de cinq cent vingt-deux millions à six cent douze millions. La prospérité était grande, le calme était profond. Nous voyons une preuve de cette prospérité et de ce calme dans ce fait que les journaux quotidiens durent chercher ailleurs que dans le domaine de la politique des moyens d'attraction capables de retenir et d'augmenter leur public. L'innovation des feuilletons publiant des romans inédits est de cette époque. Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? C'est secondaire. Il faut bien que cette innovation répondît aux mœurs, au caractère, aux dispositions du public, puisque la Presse et le Siècle, qui en ont pris l'initiative, ont forcé même le grave Journal des Débats d'imiter leur exemple. Que de lecteurs ne s'abonnaient à la Presse que pour lire Mathilde, d'Eugène Sue, que publiait cette nouvelle feuille, et il n'est pas sûr que les Mystères de Paris, de ce même Eugène Sue, n'aient pas eu dans le Journal des Débats plus d'attrait et de succès, au moins de curiosité, que ses beaux articles politiques et ses admirables articles littéraires. Heureuse ou malheureuse, l'idée a si bien réussi qu'elle a persisté. Mais elle ne pouvait naître qu'à un moment où, rassuré dans le présent et confiant dans l'avenir, le public avait assez de sécurité pour chercher de frivoles distractions qui remplissaient les loisirs que lui faisait un gouvernement sur lequel, dans sa prospérité du jour et sans souci du lendemain, il pouvait enfin se reposer du soin de veiller au repos, aux intérêts et à la grandeur de la France. Le ministère du 15 avril 1837, où le comte de Salvandy et le comte de Montalivet étaient les collègues du comte Molé, était né sous une heureuse étoile. Il a rendu l'église de Saint-Germain-l'Auxerrois au service du culte. Il a inauguré son avènement par une amnistie générale, qui faisait de la monarchie de 1830 un gouvernement de clémence, de pardon et d'oubli. Il a présidé à un événement mémorable, au mariage du duc Ferdinand d'Orléans avec la princesse Hélène-Louise-Élisabeth de Mecklembourg. Il a vu l'ouverture des galeries historiques du musée de Versailles. Il a vu enfin la naissance du comte de Paris. Trois jours après sa constitution, le ministère du 15 avril 1837 annonçait aux chambres le mariage du duc d'Orléans avec une princesse allemande, alliée à la famille impériale de Russie et à la famille royale de Prusse. La dotation du prince royal fut de deux millions avec un million de frais d'établissement. On accorda un million pour la dot de la reine des Belges. Le douaire de la princesse Hélène fut fixé à trois cent mille francs. Il fut démontré, dans la discussion qui accompagna le vote, que les assertions du célèbre pamphlétaire de l'époque, le vicomte de Cormenin, sur la liste civile du Roi, étaient des calomnies. Le comte de Montalivet, qui eut la mission de réfuter ces assertions sans preuves, prouva par des chiffres et des faits que, loin d'économiser sur la somme qu'il recevait du Trésor, Louis-Philippe consacrait, au contraire, sa fortune personnelle à des dépenses qui profitaient à l'État, au domaine de la couronne, à la France. Le Roi fut si heureux de pouvoir s'abandonner sans réserve, avec élan, au charme de la clémence qu'en signant l'acte d'amnistie que lui présentait M. Barthe, alors ministre de la justice, il l'embrassa avec effusion. C'est cependant contre ce prince, dont le cœur débordait de bonté, que bien des attentats ont été souvent commis, que bien des poignards ont été levés, que bien des pistolets ont été dirigés. Ah ! la démagogie, qui voulait s'emparer de la France sentait donc que Louis-Philippe était le boulevard de l'ordre social et le drapeau de la sécurité publique. Ce boulevard elle voulait le renverser, ce drapeau elle voulait l'abattre. L'amnistie précéda et prépara l'arrivée de la princesse Hélène, que le duc Victor de Broglie eut, en qualité d'ambassadeur extraordinaire, l'honneur d'accompagner du grand-duché de Mecklembourg, sa patrie d'origine, en France, sa patrie d'adoption. Sur les hauteurs de Berghem, la princesse Hélène eut la courtoisie de faire arrêter sa voiture et d'envoyer à l'ambassadeur extraordinaire du Roi un messager chargé de lui dire : Monsieur le duc, Mme la princesse vous prie d'arrêter votre attention sur ces hauteurs. C'est dans ce lieu que votre aïeul, le maréchal de Broglie, a remporté une victoire mémorable. La duchesse Hélène d'Orléans, était une femme d'un grand cœur, d'un grand esprit, d'une instruction rare, d'une intelligence élevée, qui eut dignement remplacé, sur le trône, par son inépuisable charité, la reine Marie-Amélie, si les événements ne lui eussent pas réservé le sort de Marie-Louise. Il y a toutefois cette différence entre ces deux victimes de la destinée, que Marie-Louise n'était qu'un otage politique donné par l'impérial vaincu à l'impérial vainqueur, tandis que la princesse Hélène' était venue de son plein gré en France pour y donner et y recevoir le bonheur, au sein d'une famille royale dont on a pu dire avec raison que tous les hommes y sont braves et que toutes les femmes y sont honnêtes. Le 30 mai 1837, le mariage civil et le mariage religieux furent célébrés au palais de Fontainebleau. Il y eut des fêtes pendant trois semaines dans ce même palais. Elles s'achevèrent dans le palais de Versailles. J'ai assisté à bien des fêtes, disait le prince de Talleyrand ; j'ai vécu dans toutes les maisons royales de l'Europe ; mais je n'ai jamais vu suffire avec autant de magnificence, avec autant d'ordre et de goût, à un service aussi nombreux, aussi compliqué et qui ait duré aussi longtemps. Les fêtes de Fontainebleau et de Versailles se terminèrent par une fête parisienne où il y eut des accidents, comme il y en avait eu soixante-sept ans auparavant aux réjouissances publiques du mariage de Louis XVI et de Marie-Antoinette. On put croire à un pronostic de triste augure. Rien ne faisait pourtant prévoir la catastrophe du 24 février 1848. C'est à cette période du règne de Louis-Philippe qu'appartient la fête nationale d'inauguration des galeries historiques du palais de Versailles. Ce fut une intelligente et lumineuse pensée que celle de cette création merveilleuse. Abandonné depuis le 6 octobre 1789, le palais de Versailles n'était pas seulement une somptueuse solitude inutile. Il était menacé par le temps qui fait les ruines, par les révolutions qui font la destruction, par l'homme qui fait les profanations. Louis-Philippe le préserva de tous les outrages et de toutes les dégradations, en le plaçant sous le patronage de l'histoire de France, écrite par le pinceau de toute une légion d'artistes. Le 10 juin 1837, le peuple, inondant les galeries ouvertes à sa curiosité et à son admiration, resta émerveillé. La grandeur de l'idée et la beauté de l'invention le frappèrent d'étonnement. Avec quel argent cette surprise lui avait-elle été ménagée ? Avec l'argent du Roi, qui avait pris sur sa fortune personnelle vingt-quatre millions pour opérer cette métamorphose. Il a également fait tous les frais de la restauration des palais de Fontainebleau, de Saint-Cloud et de Pau, ainsi que du monument élevé à la mémoire de saint Louis sur les ruines de Carthage, et de l'acquisition des tableaux de la galerie espagnole qu'il a donnée au musée du Louvre. Voilà le prince que l'on accusait d'aimer l'argent et de thésauriser pour sa famille ! La liste civile des sciences, des lettres et des arts, de 1830 à 1848, s'éleva à la somme de cinquante et un millions de francs, consacrés au musée du Louvre, aux manufactures de Sèvres, des Gobelins et de Beauvais, ainsi qu'au service de celui des bibliothèques. Le mariage de la princesse Marie, la seconde fille de Louis-Philippe, avec le duc Alexandre de Wurtemberg, suivit de prés celui du prince royal avec la princesse Hélène. On n'égalera jamais la statue de Jeanne d'Arc que l'on doit à la princesse Marie. C'est un vrai chef-d'œuvre ; on y sent le souffle et l'inspiration du plus pur patriotisme guidant le ciseau de l'artiste sur le marbre qui se transfigure et devient la vierge de Vaucouleurs, telle que l'imagination la comprend et se la figure. La princesse Marie est morte jeune, comme est morte la reine des Belges. De 1836 à 1838, les rangs du passé s'éclaircirent. Le comte de Montlosier, le baron Louis, le comte Lobau, le prince de Talleyrand disparurent de la scène du monde où ils avaient joué, à des titres divers, un rôle important. Mais, en l'an de grâce 1838, une nouvelle étoile brilla au ciel de la France. Le 24 août, la duchesse d'Orléans accouchait d'un fils qui reçut les noms de Louis-Philippe-Albert et le titre de comte de Paris, et que l'archevêque de Paris, Mgr de Quélen, vint ondoyer au palais des Tuileries. Deux ans après, le 9 novembre 1840, la duchesse d'Orléans donnait au duc d'Orléans un second fils qui reçut les noms de Robert-Louis-Eugène-Ferdinand et le titre de duc de Chartres Entre ces deux naissances, s'étaient noués les fils de ce que l'on appelle la grande coalition du centre droit, du centre gauche, de la gauche dynastique, de l'extrême gauche et de l'extrême droite de la chambre des députés, ligue formidable de talents et d'ambitions dont les attaques qui ne semblaient dirigées que contre le comte Molé passaient en réalité par-dessus sa tête pour aller atteindre le Roi. C'est peut-être le premier coup de pioche porté à la monarchie de 1830, qui résistait énergiquement et efficacement à l'action dissolvante des sociétés secrètes, des conspirations républicaines et des journaux révolutionnaires, mais qui ne pouvait que recevoir un ébranlement irrémédiable des attaques inconscientes qu'une fraction importante de ses défenseurs naturels dirigeaient contre elle du haut de la tribune du Palais-Bourbon. Le récit de cette coalition que Victor du Bled appelle spirituellement une Fronde parlementaire, n'offrirait plus qu'un médiocre intérêt rétrospectif, aujourd'hui que tous les premiers rôles de cette comédie parlementaire sont descendus dans la tombe, Guizot, Thiers, Odilon Barrot, Garnier-Pagès, Berryer, Dupin. Elle renversa le comte Molé, mais le chef du ministère du 15 avril 1837 tomba certes avec éclat, car il avait brillamment soutenu contre les plus grands orateurs de l'époque une lutte courageuse. Avant de descendre du pouvoir, le comte Molé envoya le prince de Joinville, qui commandait la frégate la Créole, au Mexique. Ce brillant marin contribua au succès de cette expédition que dirigeait le contre-amiral Charles Baudin et qui força le Mexique de traiter aux conditions que lui imposait la France. Le bombardement du fort de Saint-Jean-d'Ulloa et le combat de la Vera-Cruz furent les deux affaires de cette campagne. Dans ces deux affaires, le prince de Joinville fut admirable de courage. Un vieux loup de mer, comme on dit dans la marine, n'aurait pas montré plus de calme et d'intrépidité. François-Ferdinand-Philippe-Louis-Marie, troisième fils de Louis-Philippe, qui porte le titre de prince de Joinville et qui a le grade de vice-amiral, est né au château de Neuilly, le 14 août 1818. Ses études furent surtout dirigées du côté de la marine. Il fut reçu enseigne, après l'examen que les règlements imposaient, à l'école navale de Brest. Le 1er mai 1843, il a épousé, à Rio-Janeiro, la princesse Francesca-Carolina de Bragance, sœur de don Pedro II, empereur du Brésil. Il en a eu un fils et une fille. Le fils, qui est né en novembre 1845, a reçu les prénoms de Pierre-Philippe-Jean-Marie et le titre de duc de Penthièvre. Il 'a le grade de lieutenant de vaisseau. La fille, qui est née en août 1844, a reçu les prénoms de Françoise-Marie-Amélie. Elle a épousé, en juin 1863, son cousin germain, le duc de Chartres, dont nous aurons à dire plus loin la brillante carrière de soldat. Le prince de Joinville commandait l'escadre d'évolution qui croisait, en 1845, sur les côtes du Maroc. Il bombarda Tanger et prit Mogador. En 1848, il se trouvait à Alger avec le duc d'Aumale et, de même que son frère remettait le commandement de l'armée, il remettait le commandement de son escadre. Le prince de Joinville, qui est vice-amiral depuis 1845, était aux États-Unis, en 1861, pendant la guerre de sécession. C'est lui qui a présenté au président Lincoln, comme on le verra plus loin, le comte de Paris et le duc de Chartres. En 1870, il offrit vainement au gouvernement de la Défense nationale de servir, en simple volontaire, la France vaincue. On lui doit de remarquables études sur la marine française. Il vit aujourd'hui dans la retraite. Une insurrection qui fut la dernière du règne, avant la campagne des banquets, débuta par un assassinat. Barbès tua d'un coup de pistolet, par surprise, le lieutenant Drouineau, qui commandait le poste de la Conciergerie. Arrêté dans la nuit, traduit pour meurtre et rébellion devant la Cour des pairs, il fut condamné à mort. Mais, à la prière du duc et de la duchesse d'Orléans, le Roi, contre l'avis du conseil des ministres, commua sa peine. La prison remplaça pour lui l'échafaud. L'insurrection du 12 mai 1839 avait misérablement échoué. Mais elle eut pour résultat que l'on dut improviser, sous la présidence du maréchal Soult, un ministère d'attente. Ce ministère d'attente prépara celui du 1er mars 1840, ministère homogène, tout centre gauche. Le ministère improvisé du 12 mai n'eut qu'une existence obscure. Il n'avait fait cesser qu'en apparence l'interrègne gouvernemental qui avait encouragé Barbés dans sa folle équipée. La succession du ministère du 15 avril 1837 n'était pas réglée. M. Thiers s'agitait toujours. M. Guizot restait impénétrable. On lui offrit l'ambassade de Londres dont une question européenne et de première importance, la question d'Orient, faisait un poste très difficile. Il accepta. Il partit pour l'Angleterre, incertain sans doute entre le suzerain et le vassal, entre Mehemet-Ali et Abdul-Medjid, entre l'Égypte et la Turquie, mais sachant très bien que Louis-Philippe ne voudrait pas d'une guerre où la France donnerait son sang et son or pour un intérêt qui n'était pas directement son intérêt. Le ministère du 15 avril 1837 avait vu le mariage du duc d'Orléans. Le ministère du 12 mai 1839 allait voir le mariage du duc de Nemours avec la princesse Victoire-Augusta-Antoinette, fille du prince Ferdinand, duc de Saxe-Cobourg-Gotha, sœur du roi de Portugal, nièce du. roi des Belges, cousine de la reine d'Angleterre, et la principale héritière de la fortune des princes de Kohary. Elle est morte en 1857. On présenta, à cette occasion, un projet de loi de dotation spéciale. Ce projet de loi accordait au second fils du Roi une somme annuelle de cinq cent mille francs avec cinq cent mille francs de frais d'établissement. M. Thiers noua contre ce projet de loi, ce que l'on appellerait aujourd'hui une intrigue de couloir. Il fut l'âme d'une conspiration parlementaire d'un genre nouveau. Le 20 février 1840, l'ordre du jour de la séance de la chambre des députés portait que le projet de loi de dotation du duc de Nemours serait mis en discussion. Mais on passa au vote sans débat, aucun discours n'avait été prononcé ni pour ni contre. Les boules seules parlèrent. Les noires l'emportèrent sur les blanches. C'était le rejet. Le scrutin avait été secret. M. Villemain, pair de France, qui faisait partie du ministère du 12 mai 1839, où il avait le portefeuille de l'instruction publique, dit alors ce mot connu et vrai : C'est comme à Constantinople. Nous venons d'être étranglés entre deux portes par des muets. C'était la seconde fois que le duc de Nemours était l'occasion, le prétexte plutôt que le but, d'une manifestation parlementaire hostile. Jusque-là cependant il n'avait pas été mêlé très activement aux événements politiques du règne. Il n'en suivit même la marche, que lorsque la mort du prince royal lui fit décerner par une loi spéciale la régence, pour le cas où le comte de Paris, encore mineur, serait appelé au trône, loi qui le ramènera momentanément et personnellement en scène, le 24 février 1848. En 1840 sa vie avait été toute militaire. On sait que l'Assemblée nationale de février 1871 a rapporté en. juin, dès sa première année d'existence, les lois d'exil qui frappaient les deux branches de la maison de Bourbon. Rentré librement en France avec toute la famille d'Orléans, le duc de Nemours se tint entièrement à l'écart des débats politiques. Il est général de division ; il donnait tout son temps et toute son activité a une société qu'il présidait, qu'il dirigeait et qui intéresse l'armée. C'est la société de secours aux blessés militaires. Le 24 juin 1884, le duc de Nemours donnait sa démission de président de cette société, résolution qui lui était inspirée et coin-mandée par la loi qui expulsait le chef de la Maison de France. Le duc de Nemours a eu deux fils et deux filles. L'aîné des fils, qui est né en avril 184'2, a reçu les prénoms de Louis-Philippe-Marie-Ferdinand-Gaston et le titre de comte d'Eu. Il a épousé, en octobre 1S64, la princesse Isabelle, fille de don Pedro II, héritière présomptive de la couronne impériale du Brésil. Le second, né en juillet 1844, a reçu les prénoms de Ferdinand-Philippe-Marie et le titre de duc d'Alençon. Il est capitaine d'artillerie et a épousé, en 1868, la princesse Sophie-Charlotte-Augusta, duchesse en Bavière. L'aînée des filles, la princesse Marguerite-Adélaïde, née en 1856, a épousé, en 1872, le prince Ladislas Czatorisky. La seconde, la princesse Blanche-Marie-Amélie-Caroline-Louise-Victoire, née en 1857, quelques jours seulement avant la mort de sa mère, n'est pas mariée. L'étranglement du ministère du 12 mai 1839 amena l'avènement du ministère du 1er mars 1840, qui devait être un ministère de huit mois. M. Thiers rentrait triomphant dans les conseils du gouvernement. Il y rentrait avec tout un bataillon de collègues du centre gauche, avec la présidence du conseil et le portefeuille de ministre des affaires étrangères. Il confia le portefeuille de ministre de l'intérieur à Charles-François-Marie comte de Rémusat, et le portefeuille de ministre de l'instruction publique à l'illustre Victor Cousin, qui était pair de France. Il distribua les autres portefeuilles entre des spécialités comme l'amiral Roussin, qui eut la marine, ou des comparses, comme M. Vivien, qui eut la justice. Au fond, dans sa vaniteuse présomption, M. Thiers se disait volontiers comme Médée : Moi seul, et c'est assez. M. Alphonse de Lamartine, qui était un grand poète, un grand orateur ; qui a eu le malheur de partir de la Restauration et de la monarchie pour arriver à la révolution et à la république ; qui eut l'honneur de vaincre, à l'hôtel-de-ville, en 1848, le drapeau rouge ; qui a vu défiler devant lui, devant l'Arc de triomphe de l'Étoile, trois cent mille gardes nationaux l'acclamant avec frénésie et qui est tombé ensuite dans l'impopularité, dans le discrédit et dans l'oubli, a fait, à la tribune du Palais-Bourbon, de M. Thiers, le plus fidèle portrait qui existe. C'était dans la séance du 24 mai 1840 où M. Thiers, ayant à traverser le fameux défilé parlementaire des fonds secrets, prit la parole. Il se disait un ministre de transaction, ce que Lamartine modifia en lui répondant qu'il n'était qu'un ministre de transition. La transition, c'était du centre gauche à la gauche dynastique, ce qui conduisait tout droit de la gauche dynastique à l'extrême-gauche, de la monarchie à la république. Puis M. de Lamartine lança à M. Thiers cette apostrophe éloquente : Vous, vous aimez, vous caressez, vous surexcitez le sentiment, le souvenir, la passion révolutionnaire ; vous vous en vantez. Vous dites : Je suis un fils des révolutions, je suis né de leurs entrailles, c'est là qu'est ma force. Je retrouve de la puissance en y touchant, comme Antée retrouvait sa vigueur en touchant la terre. Vous aimez à secouer devant le peuple ces mots sonores, ces vieux drapeaux, pour l'amener et l'appeler à vous ; le mot révolution dans votre bouche, c'est le morceau de drap rouge qu'on secoue devant le taureau pour l'exciter. Il y a encore autre chose en vous, il y a la passion de gouverner seul, de gouverner toujours, de gouverner avec la majorité, de gouverner avec la minorité, comme aujourd'hui, de gouverner envers et contre tous, de régner seul, de régner toujours, de régner à tout prix. Tracé de main de maître, ce portrait est resté juste, est resté fidèle. M. Thiers l'a justifié à la veille de la campagne des banquets par son langage révolutionnaire. Il a été la fatalité de la monarchie de 1830 qu'il a désarmée, à la dernière heure, en brisant l'épée du maréchal Bugeaud, alors que cette épée allait la sauver. M. Thiers semble n'avoir travaillé à élever la monarchie de 1830 que pour travailler à la renverser, et s'il a été l'un de ses premiers constructeurs, il a été aussi,. il a été surtout l'un de ses derniers démolisseurs. Nous qui avons vécu tout le temps qu'il a vécu, nous rendrons toujours un éclatant hommage à sa haute valeur politique, à sa grande supériorité intellectuelle ; mais tout ce que nous en avons vu et su nous condamne à maudire la détestable influence qu'il a exercée de 1840 à 1848 sur la marche des événements. Il a fait par orgueil, il a fait par égoïsme, il a fait par ambition le malheur de son pays. Il a été l'homme- funeste, l'homme néfaste. Le 12 mai 1840, M. de Rémusat avait annoncé, du haut de la tribune du Palais-Bourbon, à la chambre des députés, que le prince de Joinville, par ordre du Roi, allait se rendre avec sa frégate la Belle Poule à Sainte-Hélène pour y chercher les restes de Napoléon Ier et les ramener en France où, au prix d'un million, un magnifique tombeau allait lui être préparé sous le dôme des Invalides. Instabilité des destinées ministérielles ! La frégate la Belle-Poule quitta le 7 juillet les côtes de France, elle arriva le 8 octobre devant Sainte-Hélène, et le 30 novembre elle entrait dans la rade de Cherbourg. Le ministère Thiers avait vécu. L'idée de ramener en France les restes de Napoléon Ier appartenait à M. Thiers plutôt qu'au Roi. Elle fut un encouragement donné au prince Louis-Napoléon Bonaparte de renouveler à Boulogne sa tentative avortée de Strasbourg. L'incident de Boulogne avait précédé la solennité du 15 décembre. Il se produisit sous le ministère du 1er mars. Il amena l'arrestation du prince Louis-Napoléon Bonaparte qui, cette fois, fut traduit devant la Chambre des pairs et condamné à dix ans de détention dans le fort de Ham, d'où il s'évada en 1846 avec la complicité secrète de Louis-Philippe. C'est du moins ce que disent les chroniques, de l'époque. La grosse affaire, la grave difficulté, la grande question du ministère du Ier mars 1840, c'était la lutte armée qui se poursuivait en Orient entre Mehemet-Ali, pacha d'Égypte et maître de la Syrie, et Abdul-Medjid, qui venait de succéder à Mahmoud II, premier acteur dans ce sanglant conflit. L'antagonisme de la Turquie et de l'Égypte, qui portait surtout sur la possession de la Syrie, était le paravent derrière lequel se cachait l'antagonisme qui dure encore entre la Russie et l'Angleterre, en Orient, sur les rives du Bosphore, dans la mer Noire et dans le détroit des Dardanelles. M. Thiers tenait résolument pour Mehemet-Ali. La Russie tenait énergiquement pour Abdul-Medjid. L'Autriche et la Prusse louvoyaient entre la Turquie et l'Égypte. L'Angleterre, dans ce conflit, tenait uniquement contre la France, dont elle redoutait l'influence en Orient et la puissance dans la Méditerranée. La France était avec l'Égypte, l'Angleterre fut avec la Turquie. Lord Palmerston manœuvra beaucoup plus habilement et plus secrètement que M. Thiers, et manœuvra si habilement, si secrètement que, le 15 juillet 1840, un traité de quadruple alliance fut signé à Londres par l'Angleterre, l'Autriche, la Prusse et la Russie qui rendait à la Turquie, pour l'enlever à l'Égypte, la Syrie. Était-ce une insulte pour la France que l'ignorance dans laquelle on l'avait tenue de ce traité de quadruple alliance, dont le projet ne lui avait même pas été communiqué ? Le mot aurait dépassé la chose, mais c'était évidemment un procédé insolite. Connu tardivement en France, le traité du 15 juillet 1840 y produisit une émotion profonde et servit de prétexte à une recrudescence d'ardentes et d'hostiles polémiques dirigées bien plus contre le gouvernement du Roi que contre la conduite de l'Angleterre et l'attitude de l'Europe. Le sentiment du patriotisme n'entrait pour rien, l'esprit de révolution entrait pour tout dans ces polémiques d'autant plus dangereuses que, correspondant à une surexcitation passagère dont la source était légitime, elles pouvaient plus facilement égarer le public ignorant du véritable état des choses. Comme on l'a dit dans le moment même, il ne s'agissait guère que de savoir si les Syriens seraient bâtonnés par les Turcs ou par les Égyptiens. On était placé alors entre deux tyrannies, presque entre deux barbaries. L'abstention n'était-elle pas ce qu'il y avait encore de plus sage ? Que disait d'ailleurs l'amiral Roussin à M. Thiers, lorsqu'on lui vantait les forces militaires et navales de l'Égypte. Voici son langage : Vous parlez des forces du pacha, vous parlez de ses armées, de ses flottes. Mais il n'a que des apparences d'armée, des apparences de flotte. Tous ses soldats réunis ne résisteraient pas à un régiment européen. Quant à ses vaisseaux, je ne demande qu'une frégate, une seule pour les disperser et les brûler. J'ai vu de trop prés ces troupes et ces marins pour les traiter autrement que comme de vaines fantasmagories. L'amiral Roussin avait été, en effet, ambassadeur de France à Constantinople. La presse révolutionnaire ne se bornait pas à parler du sultan qu'on soutenait, du paella qu'on abandonnait, elle s'efforçait de réveiller dans les masses la haine de la monarchie et l'idée du régicide. Un traître, du nom de Darmès, et frotteur de sa profession, traduisit en acte le langage des feuilles radicales. Le 15 octobre 1840, à six heures du soir, le Roi retournait au château de Saint-Cloud, accompagné de la reine Marie-Amélie et de la princesse Adélaïde. Placé prés du poste du pont de la Concorde, Darmès tira sur lui un coup de carabine. C'était un affilié de la société des Travailleurs égalitaires. Il expia son crime sur l'échafaud. L'opinion publique commençait à dévier. L'attentat du pont de la Concorde la ramena vite aux idées d'ordre et de paix. Bientôt il ne devait plus rester du traité du 15 juillet 1840 d'autre trace que les fortifications de Paris. Le Roi avait vivement ressenti ce qu'il y avait de blessant pour la France dans le procédé de l'Europe. Mais avant d'agir, il avait dû raisonner la situation. Il avait pris froidement et sagement son parti. Après avoir mis dans une balance les avantages de la paix et dans l'autre balance les périls de la guerre, il s'était décidé pour la paix contre la guerre. Les chambres étaient convoquées pour le 28 octobre. Le 20 octobre, M. Thiers soumit au Roi son projet de discours de la couronne. On y annonçait que l'armée allait être mise sur le pied de guerre. C'était inquiétant. Ce projet ne fut pas accepté. Le cabinet Thiers donna sa démission collective le 22 octobre. Sept jours après, le ministère du 29 octobre, qui a été le dernier ministère de la monarchie de 1830, comme il en a été le plus long, était constitué. M. Guizot prit le portefeuille des affaires étrangères, mais il laissa la présidence du conseil au maréchal Soult qui la garda cette fois pendant plusieurs années. Il ne la quitta qu'en i S47, lorsqu'il se retira de la vie publique, avec le titre honorifique de maréchal général qui n'avait été donné, sous l'ancienne monarchie qu'à Villars, à Maurice de Saxe et à Turenne. Il avait renoncé, dés 1845, au portefeuille de ministre de la guerre. M. Guizot ne devint officiellement président du conseil qu'a ce moment-là. Mais, dés l'origine du cabinet du 29 octobre 1840, il en fut l'âme. Il y était politiquement secondé par le comte Duchâtel, qui eut le portefeuille de ministre de l'intérieur qu'il a gardé jusqu'au dernier jour de la monarchie de 1830. Le personnel du ministère du 29 octobre 1840 a été remanié, à diverses reprises et pour des causes différentes. Mais, malgré les modifications qu'il dut subir, il était resté, par l'esprit qui l'animait, toujours le même, et il ne perdit son nom que lorsqu'il disparut avec la monarchie de 1830. Ministre de la guerre en même temps que président du conseil, c'est le maréchal Soult qui fit construire les fortifications de Paris, sous l'habile direction du baron de Chabaud-Latour, alors capitaine du génie. La question d'Orient tomba dans des subtilités diplomatiques. Elle perdit alors toute sa gravité et M. Guizot concourut, d'accord avec l'Europe, à son règlement définitif. Le procédé du traité du 15 juillet fut effacé. Le ministère du 29 octobre, qui allait durer, ne pouvait donner à la France des extensions de territoire. Ce n'était pas son rôle. Il acheva cependant la conquête de toute l'Algérie. Il avait une mission spéciale ; il devait reconstituer le parti conservateur, que la coalition de 1839 avait désorganisé ; il devait créer une majorité ministérielle homogène, compacte et disciplinée, sur laquelle le gouvernement du Roi pourrait s'appuyer avec confiance pour une longue période d'activité ; il devait augmenter enfin la somme d'ordre et de liberté, de richesse et de sécurité dont on jouissait depuis les défaites du parti républicain de 1834, il devait favoriser le travail ; cette mission, il l'a complètement remplie. C'est à ce ministère que sont dues deux lois de progrès matériel importantes : celle qui fixait définitivement les droits respectifs de l'État et du propriétaire en matière d'expropriation pour cause d'utilité publique, et celle qui déterminait le système de construction, les conditions d'établissement, le choix des lignes du réseau de chemins de fer. Ces deux lois étaient connexes ; l'une est de 1841, l'autre est de 1842. Dans un ordre de faits et d'idées plus élevé, le ministère du 29 octobre 1840 trouva la question de la liberté de l'enseignement engagée par la charte de 1830 même qui l'avait promise. M. Guizot avait déjà doté, par la loi de 1833, l'instruction primaire de cette liberté. Il voulait, d'accord avec M. Villemain, en doter aussi, dès 1841, l'instruction secondaire. Mais sur ce terrain, on rencontrait la question de la société de Jésus. On s'y heurtait à des préventions de très ancienne date que le temps n'avait pas dissipées. Ceux qui réclamaient la liberté de l'enseignement attaquèrent l'Université, ce qui était une grande faute. Elle eut des défenseurs qui attaquèrent, à leur tour, la société de Jésus, qui vivait alors en France, tolérée, mais non autorisée. Nous voulons épuiser d'un seul trait ce souvenir irritant La question de la liberté de l'enseignement dans le domaine de l'instruction secondaire renaissait en 1845 avec M. de Salvandy, qui partageait dans cette question le libéralisme de M. Guizot, et elle renaissait dans les mêmes conditions qu'en 1841. Le 2 mai 1845, le débat sur cette question fut porté devant la chambre des députés de 1842. Après un brillant débat de deux jours, dans lequel intervinrent MM. Dupin et Berryer, une majorité imposante vota un ordre du jour où il était dit que la chambre se reposait sur le gouvernement du soin de faire exécuter les lois de l'État. Le ministère ne pouvait plus que se soumettre. Mais il n'y eut ni violence, ni décret d'expulsion, ni persécution. Il y eut une négociation laborieuse entre le gouvernement français et le Saint-Siège, et la difficulté se dénoua à Rome. Mais la liberté de l'enseignement, qui assure la liberté de conscience, fut ajournée. L'année 1842, dans laquelle était née la chambre des députés, dont la société de Jésus troublait le sommeil, avait été marquée d'une croix noire. Au lendemain même des élections générales, le 13 juillet, dans la journée, surtout dans la soirée, dans tout Paris consterné, on apprenait la mort du duc d'Orléans. Le duc d'Orléans mort ! On ne voulait pas le croire. Toutes les figures étaient attristées, toutes les voix étaient altérées. Est-ce vrai ? Est-ce possible ? C'est ce qu'on entendait dans tous les groupes se formant dans tous les quartiers, dans toutes les rues. Enfin les détails arrivèrent, détails navrants. On sut que le duc d'Orléans, qui allait partir pour une inspection militaire au camp de Saint-Orner, se rendait vers onze heures du matin, dans une voiture conduite à la daumont, au château de Neuilly, afin d'y prendre congé de la famille royale, qu'à la hauteur de la porte Maillot les chevaux s'étaient emportés et que, malgré le conseil du postillon qui le rassurait, il sauta sur la route et tomba. Sa tête porta sur un pavé. Il était vivant encore, mais il était mortellement blessé. Cinq heures plus tard, le duc d'Orléans, qui n'avait pas repris connaissance, expira sans avoir prononcé une parole. Le Roi, la Reine, la princesse Adélaïde, des membres de la famille royale assistaient, avec des larmes dans les yeux, le désespoir dans le cœur, des sanglots dans la voix, à cette muette et terrible agonie. Le duc d'Orléans avait dû être transporté, aussitôt après sa chute, dans une humble maison de la route de la Révolte, maison que remplace aujourd'hui la chapelle Saint-Ferdinand. Il était étendu sur un lit de modeste travailleur. Quel tableau ! Ah ! quel peintre aurait pu peindre dans toute sa vérité cette scène de désolation. Puis, qui aurait pu raconter, sans être brisé de douleur, le triste et pieux pèlerinage de toute cette famille royale suivant à pied, de la route de la Révolte au château de Neuilly, le cadavre du fils adoré, du frère aimé, du neveu chéri. Comme la main de fer de la destinée s'appesantissait cruellement sur elle ! Toute la soirée du 13 juillet, dans Paris où, détail par détail, on entendait, par mille voix différentes, le récit navrant de toutes ces scènes déchirantes, on n'eut pas d'autre pensée que celle d'une profonde sympathie pour tant de douleurs. Le lendemain on commença à se dire avec anxiété, avec effroi, qu'un grand vide venait de se faire en France. Le 13 juillet, la duchesse d'Orléans était absente de Paris. C'est le 14 juillet seulement, à Plombières, où le duc d'Orléans l'avait conduite et devait la rejoindre, qu'elle apprit la fatale nouvelle. Le 30 juillet, le corps fut conduit solennellement de la chapelle du château de Neuilly, où il était resté, à Notre-Dame où il fut exposé pendant deux jours, où se fit, le 3 août, la cérémonie religieuse et d'où il fut transporté, le 4 août, à Dreux. Les obsèques officielles furent magnifiques. Tout l'intérieur de Notre-Dame disparaissait entièrement sous des tentures noires semées de larmes d'argent. Il nous a été donné d'assister à cette pieuse solennité. L'assistance était nombreuse. Pas une place n'était vide. Quel recueillement, quelle émotion dans cette foule qui priait, qui pleurait ! On eut dit toute une famille en larmes dont la pensée s'élevait vers Dieu, à travers la lumière des cierges et des nuages d'encens, pour lui demander de rendre la vie à ce fils du Roi, idole du peuple et de l'armée, espoir de la patrie, mort si tristement, mort si jeune. Les plus graves préoccupations se mêlaient aux plus grandes tristesses. Le Roi assurait le présent, mais qui assurait l'avenir ? Le duc d'Orléans était universellement aimé. Sa nature loyale lui créait de nombreuses et vives sympathies dans le peuple. L'armée l'adorait, et dans le monde des lettres et des arts il avait plus que des partisans, il avait de chauds amis. Ses relations personnelles, intimes dans le monde vivant étaient nombreuses. Les cercles parlementaires le savaient animé d'idées libérales et de sentiments patriotiques. Il semblait prédestiné à fondre, au jour opportun, toutes les fractions de gauche, toutes les fractions du centre et toutes les fractions de droite modérées dans un seul grand parti national qui aurait fait à la monarchie constitutionnelle des bases si solides et si durables que la démagogie aurait été impuissante à les jamais détruire. Un accident avait anéanti en quelques minutes toutes ces brillantes, perspectives de l'avenir. La France avait bien raison de porter le deuil du duc d'Orléans. Le futur paratonnerre qui devait la préserver de la foudre prochaine était brisé. Voici ce que disait du duc d'Orléans un puissant et populaire écrivain, Alexandre Dumas, parlant de toute la famille royale de 1830 : Quel merveilleux épanouissement d'une noble et vigoureuse famille ! cinq princes, tous beaux, tous braves, portant les plus illustres et les plus anciens noms de la chrétienté, riche faisceau dominé par un frère aîné à qui ses plus implacables ennemis ne savaient reprocher que sa beauté presque féminine, et ses amis que son courage presque insensé. Trois princesses, chez lesquelles la beauté, cette couronne des femmes, n'était qu'une qualité secondaire ; trois princesses, dont l'aînée, la princesse Louise, était citée pour sa religieuse bonté, dont la seconde, la princesse Marie, était illustre parmi les artistes, dont la troisième, la princesse Clémentine, était presque célèbre par son esprit. On a beaucoup parlé du testament que le duc d'Orléans avait écrit au moment de son expédition des Portes de Fer. En voici les principaux extraits, ceux qui ont conservé leur intérêt et leur signification : C'est une grande et difficile tâche que de préparer le comte de Paris à la destinée qui l'attend ; car personne ne peut savoir, dès à présent, ce que sera cet enfant, lorsqu'il s'agira de reconstruire sur de nouvelles bases une société qui ne repose que sur des débris mutilés et mal assortis de ses organisations précédentes. Mais, que le comte de Paris soit un de ces instruments brisés avant qu'ils aient servi, ou qu'il devienne l'un des ouvriers de cette régénération sociale qu'on n'entrevoit qu'à travers de grands obstacles et peut-être des flots de sang ; qu'il soit roi ou qu'il demeure défenseur inconnu et obscur d'une cause à laquelle nous appartenons tous, il faut qu'il soit avant tout un homme de son temps et de la nation, qu'il soit catholique et défenseur passionné de la France. La duchesse d'Orléans mourut à son tour en 1858, elle mourut dans l'exil, en Angleterre, au château de Richemond, avant la reine Marie-Amélie. Voici quelles furent ses dernières volontés : Je recommande à mes fils de ne jamais oublier que la crainte de Dieu est le commencement de toute sagesse, qu'elle est un guide et une lumière dans la prospérité, et un appui dans l'infortune. Qu'ils restent fidèles aux préceptes de leur enfance ; qu'ils restent fidèles aussi à leur foi politique. Qu'ils la servent, soit par leur constance dans l'adversité et l'exil, soit par leur fermeté et leur patriotisme dévoués lorsque les événements les rendront à leur pays. Que la France rendue à sa dignité et à sa liberté, que la France constitutionnelle puisse compter sur eux pour défendre son honneur, sa grandeur et ses intérêts, et qu'elle retrouve la sagesse de leur aïeul et les qualités chevaleresques de leur père. Le duc d'Orléans et la duchesse d'Orléans reposent aujourd'hui avec la princesse Adélaïde, qui est morte en 1847, assez à temps pour ne pas assister à la chute de la monarchie de 1830, avec Louis-Philippe et la reine Marie-Amélie dans une église de Dreux où sont les sépultures de la branche cadette de la dynastie des Bourbons. On doit cette église à l'aïeul du comte de Paris. Il en avait confié la construction à l'architecte Lefranc. Les vitraux, dessinés par Ingres et Delacroix, ont été exécutés à la manufacture de Sèvres. On doit à Jacques Pradier le remarquable monument du duc d'Orléans. Tout récemment, est venu prendre place auprès de ce monument le beau groupe de Mercié que l'on a tant admiré dans la salle de sculpture de l'exposition de 1886, représentant Louis-Philippe debout et Marie-Amélie agenouillée. Le duc d'Orléans et la duchesse d'Orléans aimaient et protégeaient les artistes, comme le Roi, aimaient et protégeaient plus que lui les écrivains. Avant de poursuivre cette étude historique où bientôt à d'éclatants rayons vont se mêler des teintes sombres, nous devons signaler, à cette place opportune, le vaste mouvement artistique et littéraire qui, d'ailleurs, né vers 1820, commençait à s'arrêter et qui comprend toute une pléiade de noms illustres dans tous les genres, appartenant à la période de ce siècle que trois règnes de la dynastie des Bourbons ont remplie. Chacun le sait, dans le domaine de la littérature, l'auteur du Génie du Christianisme, le vicomte de Chateaubriand, que l'on doit compter également parmi les grands orateurs et les grands publicistes des règnes de Louis XVIII et de Charles X, avait frayé, sous l'empire, avec la baronne de Staël, qui a écrit Corinne, des voies nouvelles où était entré, après la chute de Napoléon Ter, à pleine voile, le monde des lettres que le monde des arts avait suivi à son tour dans ces voies nouvelles. Ici nous n'avons pas de biographies à écrire. Nous n'avons qu'à donner une liste de noms célèbres qui doit comprendre les hommes d'État, les orateurs de la tribune, les orateurs de la chaire, les orateurs du barreau, les hommes de guerre, les jurisconsultes, les savants, les économistes, les historiens, les philosophes, les penseurs, les romanciers, les dramaturges, les poètes, les historiens, les critiques, les sculpteurs et les peintres. Dans le nombre, il en est qui, à l'exemple du vicomte de Chateaubriand, ont eu plusieurs fleurons à leur couronne. Ainsi Victor Hugo et Alphonse de Lamartine. Le premier a siégé à la chambre des pairs, le second à la chambre des députés, sous la monarchie de 1830. Mais tous deux ont débuté dans le monde de la poésie où ils resteront rois, couronnés pour la postérité comme pour leur siècle, sous la restauration. Il en est de même de Thiers et de Guizot, rivaux dans l'art du gouvernement, rivaux comme historiens, comme écrivains, rivaux dans l'art de la parole, rivaux d'influence à la chambre des députés, rivaux partout et toujours, de 1830 à 1848. Vient ensuite le prince de Talleyrand, qui datait de la Constituante, qui n'a conquis sa haute renommée que dans l'art de la diplomatie, où il fut un maître, sous la restauration et sous la monarchie de 1830, comme il l'avait été sous l'empire. En tête de ceux qui n'ont été que des hommes d'État de premier ordre, doublés nécessairement d'un homme de tribune, on doit placer, par ordre de date, le duc de Richelieu, le duc Decazes, le comte de Villèle, le comte de Serre, le comte de Martignac, le duc Victor de Broglie, Casimir Périer, le comte Molé, le comte Duchâtel, le duc Pasquier. Trois publicistes, trois écrivains, M. Villemain, M. de Salvandy, M. Cousin, qui était surtout un penseur, ont été portés, sous la monarchie de 1830, au ministère de l'instruction publique par des précédents littéraires qui remontaient à Louis XVIII et à Charles X. Le premier empire avait légué à la restauration un grand jurisconsulte, Portalis, et la restauration légua à son tour au second empire un jurisconsulte éminent, Troplong. Tous deux formaient avec Dupin une remarquable trilogie de spécialistes, dont la race semble s'être perdue. Dupin fut aussi un grand parlementaire avec son confrère, son ami Berryer, l'aigle du barreau, le Mirabeau de la tribune. Les hommes de guerre de la dynastie des Bourbons de 1815 à 1848 furent surtout des vétérans de l'empire qui avaient survécu au désastre de Waterloo : Moncey, Mortier, Macdonald, Oudinot, Gérard, Lobau, Soult en tête, illustre phalange dont les rangs s'ouvrirent au maréchal Bugeaud, qu'elle accueillit comme un vieux frère d'armes, au duc d'Aumale qui peut-être aurait libéré le territoire avec son épée, si on eut eu la salutaire pensée d'en confier, en 1870, la défense à son patriotisme, à son courage, à sa loyauté, à sa science, à son honneur. Dans les cadres de la marine figuraient encore l'amiral Roussin, l'amiral de Rigny, l'amiral Duperré, qui saluaient dans le prince de Joinville l'héritier des Duguay-Trouin, des Duquesne et des Jean-Bart. Dans le domaine de l'histoire, c'était plus qu'une renaissance, c'était la naissance d'un inonde nouveau que découvraient les Thierry, les Michelet, les Sismondi, les Mignet. Dans le domaine de l'économie politique, deux noms surgirent avec éclat ; ceux d'Auguste Blanqui et de Michel Chevalier, qui faisaient contrepoids aux retentissantes utopies de Proudhon. Il serait injuste d'oublier ces deux éloquents novateurs dans l'art de la prédication, Lacordaire et Ravignan, dont les sermons furent d'attrayantes causeries, le comte de Montalembert, catholique ardent et sincère qui a traversé comme un météore l'orageuse région des polémiques religieuses de l'époque, La Mennais qui est allé des doctrines théocratiques aux doctrines démagogiques, passant sans transition, avec les Paroles d'un croyant, d'un pôle à l'autre. Dans le monde dès lettres, à côté de ceux qui sont restés les grands maîtres du théâtre, de la poésie, du roman, on comptait Béranger, qui a élevé la chanson à la hauteur de l'ode, Casimir Delavigne, Eugène Scribe, Honoré de Balzac, la baronne Dudevant qu'on appelait de son vivant Georges Sand, Alexandre Dumas, dramaturge et romancier étincelant de verve et d'imagination et d'une fécondité inépuisable, Octave Feuillet, Jules Sandeau, Théophile Gautier, Alfred de Musset ; Alfred de Vigny, Charles Nodier, Eugène Sue, Francis Ponsard, Émile Augier, presque tous à l'aurore de leur talent et de leur renommée. Sous la plume incisive et attrayante des Sainte-Beuve, des Saint-Marc-Girardin, des Cuvillier-Fleury, la critique littéraire devenait un sacerdoce. Étincelante et spirituelle avec Jules Janin, la critique dramatique devenait, avec Gustave Planche, une profonde étude psychologique du cœur humain. La philosophie avait Jouffroy à côté de Cousin, les sciences avaient François Arago, Geoffroy-Saint-Hilaire, le baron Thenard, Jean-Baptiste Dumas, le baron Georges Cuvier. Des sculpteurs comme Clesinger et Pradier ; des peintres comme Ingres, Paul Delaroche, Ary Scheffer, Eugène Delacroix, Decamps, Léopold Robert, Meissonier ; des compositeurs comme Auber, Spontini, Adolphe Adam, Boïeldieu, Halévy, Hérold, Rossini, Meyerbeer, Donizetti, Berlioz, Bellini, jetèrent un vif éclat surtout sous la monarchie de 1830. Quand la France reverra-t-elle un pareil ensemble de talents supérieurs, de génies éminents dans tous les genres ? La mort du duc d'Orléans créa de nouveaux devoirs au ministère du 29 octobre. Il eut à présenter une loi de régence qui fut adoptée à de fortes majorités par la chambre des députés' et la chambre des pairs, mais qu'une nouvelle commotion gouvernementale devait déchirer. En 1843, il y eut un mariage dans la famille royale. Le 20 avril, la princesse Clémentine, aujourd'hui veuve, épousait un prince de Saxe-Cobourg-Gotha, dont elle a eu un fils, marié à la princesse Léopoldine, seconde fille de l'empereur actuel du Brésil. La politique conservatrice du cabinet du 29 octobre avait amené l'apaisement dans les esprits. L'agitation avait disparu du parlement. La sécurité qui régnait partout, en France surtout, favorisait le travail, et dans tous les domaines de l'activité nationale, on créait de nouveaux éléments de richesse. Mais la race impie des régicides n'était pas éteinte. En 1846, il y eut deux nouveaux attentats. Le 16 avril et le 29 juillet on tira sur le Roi qui échappa encore à ces deux tentatives d'assassinat. Rien ne désarmait, rien ne lassait la haine de la dénia-Bogie qui, forcée de se réfugier dans ses tavernes, ne savait qu'y former des monstres assez abandonnés de Dieu pour demander au régicide un triomphe qu'ils ne pouvaient plus attendre de l'opinion publique. L'opinion publique était avec Louis-Philippe dont elle appréciait la sagesse, les vertus, le libéralisme et dont le règne donnait avec l'ordre, la paix et la sécurité, le repos et la prospérité. Cependant on approchait de la grande et dernière crise politique et parlementaire. Il y eut en 1846 de nouvelles élections générales. La chambre des députés avait une durée constitutionnelle de cinq ans. Mais il était alors d'usage de la dissoudre à la fin de sa quatrième année d'existence. Celle de 1842 allait disparaître. M. Thiers lança un manifeste qui était une déclaration de guerre à la fois au ministère du 29 octobre et à la monarchie de 1830 elle-même. L'ambition du chef du centre gauche se lassait d'attendre. Il imagina de monter à l'assaut du pouvoir porté par tous les adversaires de M. Guizot, dût-il pour le renverser aller jusqu'au Roi, jusqu'à la royauté. Le résultat des élections générales ne répondit pas à son espérance. La majorité ministérielle revint au Palais-Bourbon plus forte le lendemain que la veille. Au lieu de le décourager, cette défaite l'irrita. Il se préparait à passer franchement dans le camp de la révolution. Ce Rubicon, il ne tarda pas à le franchir. Déjà des difficultés d'ordre trop secondaires, trop oubliées, si oubliées qu'on ne comprend plus aujourd'hui qu'on les ait alors presque élevées à la hauteur de questions internationales, avaient surgi entre la France et l'Angleterre, qui duraient encore. Au premier rang l'affaire du droit de visite. La pensée de l'abolition de l'esclavage était déjà née en France, elle, existait dans toute l'Europe. L'interdiction de la traite des nègres, cet odieux, cet immoral trafic de chair humaine, était un acheminement à la réalisation de cette pensée chrétienne. Personne en Europe, surtout en France, pas plus qu'en Angleterre ne voulait que la traite des nègres fût libre. La question qui se pos.it était celle-ci : Chaque nation exercera-t-elle, pour empêcher la traite des nègres, la police des mers sur les navires naviguant sous son pavillon et soupçonnés de transporter des marchés d'achat aux marchés de vente des cargaisons de marchandises humaines de race noire, ou bien cette police des mers, au lieu d'être individuelle, sera-t-elle générale, et toutes les marines européennes pourront-elles, en vertu de conventions spéciales, l'exercer réciproquement les unes à l'égard des autres ? Compris dans ce dernier sens, le droit de visite annulait en fait l'application du principe de la liberté des mers que l'Angleterre ne contestait pas ouvertement, mais qu'elle n'admettait qu'à regret et qu'elle violait volontiers là où elle pouvait dire impunément que la force prime le droit. Cependant le duc de Broglie, lorsqu'il était ministre des affaires étrangères, avait admis le droit de visite général et réciproque. Il n'avait vu là qu'une question d'humanité. Mais quelques incidents avaient ensuite démontré que l'Angleterre pratiquait ce droit de visite général et réciproque avec le projet de s'approprier la police exclusive des mers. Le cabinet de Londres demanda que les premières conventions spéciales dans lesquelles le cabinet de Paris avait admis le droit de visite général et réciproque fussent étendues et complétées pour qu'il devînt plus efficace. C'est alors que l'opinion publique s'alarma en France et que la chambre des députés demanda à M. Guizot, alors ministre des affaires étrangères, par un paragraphe inséré dans l'adresse de 1845, non seulement de refuser l'extension du droit de visite général et réciproque, mais encore de négocier l'abolition des traités qui l'avaient établi entre la France et l'Angleterre. Dans l'opinion publique, cette abolition était la revanche du traité du 15 juillet 1840 qui l'avait mise en défiance à l'égard de l'Angleterre. La négociation que ce vote de la chambre imposait à M. Guizot était épineuse. Avec lord Palmerston, elle eût peut-être échoué. Elle réussit avec lord Aberdeen, qui l'avait remplacé. Le 29 mai 1845, les cabinets de Paris et de Londres signaient un traité qui maintenait la répression de la traite des nègres, mais qui supprimait le droit de visite général et réciproque. C'était une double victoire, victoire au dehors, victoire au dedans, pour le cabinet du 29 octobre, que l'opposition parlementaire espérait faire tomber sur cette question. M. Guizot triomphait donc à Paris comme à Londres. Une autre difficulté était également pendante entre les cabinets de Paris et de Londres, car il est à remarquer que pendant le long ministère du 29 octobre, la politique extérieure s'est presque exclusivement circonscrite dans un antagonisme universel entre la France et l'Angleterre. On le voit, la monarchie de 1830 était loin de sacrifier les intérêts de la France à l'alliance anglaise. Elle étendait nos relations commerciales dans de lointaines contrées, sans s'inquiéter de ce qu'on pouvait en penser à Londres ; et si elle ne courait pas imprudemment les aventures de la guerre, elle savait, tout en conservant les avantages et les bénéfices de la paix, accroître dans le monde notre influence, notre prestige et notre autorité. La monarchie de 1830 chercha constamment à développer notre commerce extérieur et notre marine marchande. Dans ce but, elle fondait des comptoirs, faisait des traités, prenait des positions dans de lointaines contrées. Elle avait spécialement établi le protectorat de la France sur les îles de la Société et l'archipel de Taïti, protectorat qui ne réveille plus que le souvenir humoristique de la reine Pomaré, mais que l'Angleterre vit avec déplaisir, avec jalousie. Un nommé Pritchard, qui cumulait les fonctions de consul avec la profession de mouchard et le rôle de missionnaire, ameuta contre le protectorat de la France, d'abord la milice indigène, ensuite la presse anglaise. Avec de l'argent on l'apaisa. Mieux valait une indemnité pécuniaire qu'une rupture diplomatique. M. Guizot dénoua également cette difficulté sans que l'alliance cordiale de la France et de l'Angleterre fût altérée. Il est vrai que, dans le cours de ces dissentiments diplomatiques, et à l'heure même où ils étaient dans leur phase la plus vive et la plus grave, il y avait eu, entre la Reine d'Angleterre et le Roi des Français, un double et réciproque échange de visites amicales. La reine Victoria avait pris l'initiative de ce courtois échange de visites. Le 27 septembre 1843, elle avait débarqué au Tréport et, conduite au château d'Eu, selon son désir, elle y était restée quelques jours. Cette démarche de la Reine d'Angleterre produisit un effet considérable sur l'opinion publique en France et en Europe. Elle était la preuve manifeste de la haute situation morale que la monarchie de 1830 avait conquise dans le monde. Cette haute situation, on la devait au Roi, on la devait à la prudence et à l'habileté qu'il avait su déployer sur le trône où l'avait porté la volonté nationale se manifestant par l'organe des représentants officiels du pays, les députés de Paris et les députés des départements. Le S octobre 1844, le Roi des Français avait rendu à la Reine d'Angleterre, au château de Windsor, la visite qu'elle lui avait faite au château d'Eu. Ces deux actes de cordiale et réciproque amitié avaient dû faciliter la tâche de M. Guizot, à Londres d'abord, ensuite à Paris. Le cabinet de Paris et le cabinet de Londres étaient également en conflit depuis longtemps en Grèce, où M. Jean Kolettis, que soutenait M. Guizot, s'efforçait d'établir, d'accord avec le Roi, qui était Othon ler, une monarchie constitutionnelle, parlementaire et libérale. En 1846, le cabinet de Londres, que présidait Robert Peel, tombait, lord Aberdeen sortait du ministère des affaires étrangères, lord Palmerston y rentrait et aussitôt le conflit arrivait à l'état aigu. Mais en 1847, M. Kolettis, qui devait mourir cette même année, le 12 septembre, avait pu déjouer toutes les intrigues souterraines de lord Palmerston qui voulait faire d'Othon Ier un docile instrument du cabinet de Londres. Sa politique l'emportait, et avec elle l'influence française. L'influence anglaise était vaincue. Il allait en être de même en Espagne. Là encore M. Guizot lutta contre lord Palmerston. La question des mariages espagnols est connue. Aujourd'hui c'est de l'histoire rétrospective qui a perdu son intérêt avec son actualité. Sur quel terrain était placé le débat ? Sur celui de l'antagonisme déjà ancien de l'intérêt français et de l'intérêt anglais à la cour de Madrid. Le Portugal était devenu, par l'effet de diverses circonstances de vieille date, l'allié, presque le protégé, de l'Angleterre. On sait qu'un prince de Saxe-Cobourg-Gotha avait épousé la reine dona Maria II. Le prince Albert, mari de la Reine d'Angleterre, était aussi un Saxe-Cobourg-Gotha. Le cabinet de Londres rêva d'asseoir l'influence prédominante de l'Angleterre en Espagne par le mariage de la reine Isabelle avec un autre prince de la maison de Saxe-Coboug-Gotha, avec cette arrière-pensée d'amener une sorte de subordination future de la cour de Madrid à la cour de Portugal. Toute cette machination était dirigée contre la France. Ce que l'on appelle les mariages espagnols, où l'on n'a voulu voir qu'une ambition de famille, était donc une contre-mine tout à fait nationale. Dans cette circonstance, Louis-Philippe reprenait dans d'autres conditions et par d'autres moyens, la politique de Louis XIV. Les 10 et II octobre 1846, l'archevêque de Grenade célébrait, selon le cérémonial espagnol, dans l'église de Notre-Dame d'Atocha, le mariage de la reine Isabelle II avec le duc de Cadix, don François d'Assises, et celui d'Antoine-Marie-Philippe-Louis d'Orléans, duc de Montpensier, né le 31 janvier 1824, avec l'infante Marie-Louise-Ferdinande de Bourbon. Le duc de Montpensier n'a eu en France, sous la monarchie de 1830, qu'un rôle secondaire. Il est capitaine général dans l'armée espagnole. Il a depuis longtemps établi sa résidence habituelle à Séville, en Espagne. Sœur de la reine Isabelle II, la duchesse de Montpensier, qui est née en 1832, a donné plusieurs enfants au duc de Montpensier ; il ne leur reste qu'un fils et une fille. Le fils, qui a les prénoms d'Antoine-Marie-Louis-Philippe-Jean-Florence, et qui est né le 23 février 1866, est infant d'Espagne. La fille, qui a les prénoms de Marie-Isabelle-Françoise-d'Assise, et qui est née le 21 septembre 1848, a épousé, le 30 mai 1864, son cousin-germain, le comte de Paris. La preuve est-elle faite pour démontrer la fausseté de cette accusation de la prétendue subordination du cabinet de Paris au cabinet de Londres sous le règne de Louis-Philippe. L'action diplomatique du ministère du 29 octobre a été constamment libérale, conservatrice, pacifique, laborieuse et victorieuse. Ainsi la Suisse, que sa faiblesse protégeait plus encore que sa neutralité, était livrée, dans les derniers temps de la monarchie de 1830, à une agitation radicale. Là encore M. Guizot rencontrait lord Palmerston. Là aussi, comme en Grèce, il y avait divergence d'opinion et rivalité d'influence entre les cabinets de Paris et de Londres. Mais toutes les cours du Nord, celles de Vienne, de Pétersbourg et de Berlin, s'inclinaient devant la haute sagesse de Louis-Philippe, et, à la veille de la catastrophe du 24 février 1848, elles reconnaissaient dans la monarchie de 1830 la modératrice éclairée de l'Europe et s'apprêtaient à traiter des affaires de Suisse avec la France, à l'exclusion de l'Angleterre. Mais déjà la campagne des banquets était organisée, déjà la mine qui devait faire sauter la monarchie de 1830 était chargée. Elle allait éclater. Tout renseignement rétrospectif devient superflu devant le fait brutal, le fait accompli. On a dit que si Louis-Philippe avait imposé à M. Guizot l'adjonction des capacités aux censitaires à deux cents francs qui élisaient la chambre des députés, la question de la réforme électorale et parlementaire se serait immédiatement éteinte. Nous croyons que dans les villes, et surtout dans les campagnes, les classes industrielles, agricoles et commerciales voulaient davantage. Si Louis-Philippe s'était brusquement et spontanément décidé à abaisser à cinquante francs le cens électoral, il aurait créé dans les campagnes, alors très conservatrices, un million d'électeurs qui se seraient voués, corps et âme, à la défense de la monarchie de 1830. Inutiles et tardives réflexions. La réforme électorale et parlementaire était pour les uns, sans doute, un but ; pour le grand nombre, cette question n'était qu'une arme de guerre. Elle était née en 1847, année de la mort de la princesse Adélaïde, sœur du Roi, dont elle était l'Égérie et qui, ne s'étant pas mariée, a pu instituer le duc de Montpensier son principal légataire. Elle est née enfin dans une série noire où de grandes inondations avaient succédé à de mauvaises récoltes, de sorte que les éléments conspiraient avec la démagogie pour disposer les esprits aux agitations et aux soulèvements. Le gouvernement du Roi était innocent des malheurs et des souffrances que le peuple ne devait qu'à l'inclémence du ciel. Mais ce n'en était pas moins un ferment de trouble et de désordre qui venait s'ajouter aux excitations de la presse et de la tribune. Les dynastiques du Siècle et les républicains du National faisaient alliance, conduits à l'assaut de la monarchie de 1830 par M. Thiers que suivait le centre gauche, qui était la Gironde à la Législative, qui était la Plaine à la Convention, et qui sera éternellement le complice inconscient de toutes les insurrections, le précurseur aveugle de toutes les révolutions. C'est dans l'une de ses boutades de l'époque que Lamartine a dit que la France s'ennuyait. Oui, elle s'ennuyait de son bonheur. Bientôt après elle ne s'ennuyait plus. Elle n'en avait plus le loisir. Elle vivait entre l'épouvante de la veille et la terreur du lendemain. Le premier banquet de la réforme électorale et parlementaire ouvrant cette campagne qui devait aboutir à l'effondrement d'une constitution et conduire la société au bord d'un abîme, est du 9 juillet 1847. Le Château-Rouge servit de salle de banquet. Le lieu était bien choisi. L'orgie politique s'asseyait aux mêmes tables que les immondes orgies des viveurs et des viveuses de bas étage de l'époque. Il y eut ensuite des banquets semblables dans quelques grandes villes de province. Dans ces banquets, où le nombre des convives était d'ailleurs restreint, ou prophétisait la République, on prêchait le socialisme. C'était un avertissement. Dans le discours de la couronne de la session de 1848, que l'émeute allait clore brusquement, se trouvait cette phrase significative : Au milieu de l'agitation que fomentent des passions ennemies ou aveugles, une conviction m'anime et me soutient : c'est que nous possédons dans la monarchie constitutionnelle, dans l'union des grands pouvoirs de l'État, des moyens assurés de surmonter tous les obstacles et de satisfaire à tous les intérêts moraux et matériels de notre chère Patrie. La discussion de l'Adresse de la chambre des députés fut ardente et passionnée. M. Thiers parla par les fenêtres du Palais-Bourbon aux passions ennemies, aux passions aveugles, pour leur donner de l'audace. Il avait dit avec une véhémence étrange : Oui, je suis du parti de la révolution en Europe ! C'était jeter de l'huile sur le feu, c'était attiser le foyer de l'incendie. L'attaque de la rue n'était pas encore venue. Mais déjà la démagogie fourbissait ses armes. L'opposition parlementaire le savait. M. Hébert, alors ministre de la justice, ayant répondu à un défi de M. Odilon Barrot qui lui disait que la campagne des banquets continuerait, quoique le ministère annonçât son intention de les interdire : le cabinet fera son devoir, toute la gauche s'était levée en s'écriant : Nous acceptons la menace. C'était une scène de la Convention. L'attaque était trop audacieusement annoncée pour que le gouvernement du Roi ne prît pas toutes les mesures de défense qu'exigeait la situation. Malheureusement on n'alla pas jusqu'au bout. Le maréchal Bugeaud commandait tous les corps d'armée. Le général vicomte Jean-François Jacqueminot, pair de France, était commandant en chef de la garde nationale de la Seine. Mais, sans passer à la République, dont elle ne voulait pas, elle passait à l'insurrection ; elle était ou croyait être pour la réforme contre le ministère. Les trois journées de février que Victor Hugo, qui a tout chanté, a chantées, sont plus près de ce temps-ci que les trois journées de juillet, que rappelle la colonne de la place de la Bastille ; elles ont été souvent racontées. Il n'y a pas d'utilité à en refaire l'histoire aussi attristante que lamentable, car il nous faudrait enregistrer toute une série de concessions malheureuses, d'aveuglements inouïs et de défaillances qui ressemblent à des trahisons, comme celle du général Marie-Alphonse Bedeau, qui a laissé pénétrer une bande d'énergumènes dans le Palais-Bourbon dont il lui était facile de défendre l'entrée, sachant que la duchesse d'Orléans se trouvait avec ses deux fils, le comte de Paris et le duc de Chartres, clins la salle des séances de la chambre des députés. On ne comprend que l'hésitation du Roi à faire tirer sur ce que l'on appelle le peuple, bien que souvent ce ne soit qu'un ramassis de vagabonds et de pillards que l'émeute attire, comme l'odeur de la chair fraîche attire les fauves. La garde nationale, était dans son opinion, la nation elle-même, et comme il entendait crier sur la place du Carrousel : Vive la réforme ! il crut qu'il avait le devoir d'accorder à la milice parisienne ce qu'il avait refusé à l'opposition parlementaire. D'ailleurs il avait horreur du sang. Une fois entré dans la voie des concessions, Louis-Philippe ne devait plus s'arrêter qu'au terme du chemin de l'exil. Ce que l'on ne comprend pas, c'est la faiblesse, c'est la présomption de M. Thiers qui croit que son nom va calmer la tempête qu'il a soulevée, c'est que celui qui avait vaincu les républicains en 1834, dans les journées d'avril, par l'épée du maréchal Bugeaud, ait brisé cette épée. Le 23, M. Duchâtel remit au maréchal Bugeaud l'ordre de faire avancer les troupes. Le 24, M. Thiers lui apporte l'ordre de faire retirer les troupes. Ce fut une grande faute, dont M. Thiers a toute la responsabilité, car c'est lui qui en a donné le conseil, au moment même où le Roi l'appelait à la tête d'un ministère de réforme. Le maréchal Bugeaud avait déclaré que si on le laissait faire, que si on le laissait agir, il rétablirait la situation et vaincrait l'insurrection. Mais M. Thiers ne l'a pas laissé faire, ne l'a pas laissé agir. Il n'a traversé le pouvoir, pendant quelques heures, que pour empêcher le sauvetage de la monarchie de 1830 qu'il avait jetée à la mer dans la séance du 12 février, que pour compromettre l'avenir de la France. M. Thiers était le seul qui crût encore au prestige de son nom. Sa popularité avait sombré dans cette redoutable crise. Dans cette séance du 12 février, son langage avait enflammé les esprits, enfiévré les imaginations. A l'appel du National, on avait remplacé le banquet projeté par une manifestation populaire. Les masses étaient descendues dans la rue. Il fallait vaincre ou périr ; mais, pour vaincre, il fallait combattre. Ministre d'un jour, il ne le voulut pas. Dieu peut lui pardonner, la France, jamais ! Du reste, un incident de la soirée du 23 vint prouver que dans les conciliabules des députés et des journaux de l'extrême gauche, que dans tout le parti radical, la résolution était prise de périr ou de vaincre. On croyait à la fin de l'insurrection désarmée par les premières concessions du gouvernement du Roi. Tout à coup une bande de démagogues armés apparaît, munie de torches, un drapeau rouge en tête, sur le boulevard des Capucines ; elle avait avec elle un tombereau. Donc cet incident était préparé, prémédité à l'avance. Le poste de garde du ministère des affaires étrangères sort, se montre à la porte. Un coup de feu part de la colonne des insurgés. Un soldat tombe mort. Le poste riposte. Il y a des blessés, il y a des tués. On place leurs cadavres sur le tombereau, on les promène à travers les quartiers populeux, au son du tocsin, à la lueur des torches, en agitant le drapeau rouge et en criant : Vengeance ! Aux armes ! Vengeance ! Le lendemain, dés l'aube, Paris était couvert de barricades. La bataille était inévitable. C'est alors que M. Thiers, que le Roi fait appeler pour lui confier le pouvoir, désarme. Ce n'était à ce moment-là ni folie, ni trahison. Était-ce peur ou infatuation Lorsqu'on a mis le feu à un baril de poudre, rien ne peut l'empêcher de sauter. M. Thiers ne fit pas rentrer l'insurrection dans ses cavernes. C'est elle qui bientôt s'installait à l'Hôtel de Ville, où se formait un gouvernement provisoire qui proclama la République. La personne qui, dans cette journée de défaillance générale, a eu de l'héroïsme, c'est la duchesse d'Orléans. Le Roi, étant encore dans le palais des Tuileries, dont il s'apprêtait à sortir et qui allait être envahi et saccagé, abdiqua en faveur du comte de Paris, son petit-fils aîné. On remarque dans cet acte d'abdication, écrit et signé en entier de la main de Louis-Philippe, une faute de français qu'expliquent trop naturellement les poignantes émotions et les graves préoccupations du moment. Le Roi l'avait remis au général de Lamoricière qui le portait à l'Hôtel de Ville, en l'agitant et en le montrant sur sa route, lorsque Charles Lagrange survenant tout à coup le lui arracha des mains. I1 l'a gardé jusqu'à sa mort. Cependant il ne se considérait que comme le dépositaire de ce document historique. Il le légua à un pasteur protestant, du nom de Martin Pascaud, pour le rendre à la famille d'Orléans. Le pasteur Martin Pascaud mit, en effet, l'acte d'abdication du 24 février 1848 à la disposition du comte de Paris, qui déclara ne pas réclamer un document qui appartenait à l'histoire. C'est alors que Jules Simon, ministre de l'instruction publique sous M. Thiers, après avoir fait constater par son collègue des affaires étrangères, Charles de Rémusat, l'authenticité de l'écriture et de la signature, le fit déposer aux Archives nationales. La famille royale quitte le palais des Tuileries pour se réfugier au château de Neuilly et y laisse la duchesse d'Orléans avec ses deux fils, le comte de Paris et le duc de Chartres. Elle n'a pas l'idée de fuir. Elle se place devant un portrait du duc d'Orléans. C'est ici qu'il faut mourir, dit-elle avec calme. La duchesse d'Orléans se rend au Palais-Bourbon, où le duc de Nemours va la rejoindre. Sur sa route, on crie : Vive le comte de Paris, roi des Français ! Vive Mme la duchesse d'Orléans, régente ! Au Palais-Bourbon, à la vue de la duchesse d'Orléans et du comte de Paris, les députés se lèvent et les acclament. M. Dupin monte à la tribune et annonce l'acte d'abdication de Louis-Philippe en faveur de son petit-fils. La duchesse d'Orléans veut parler. Sa voix se perd au milieu du tumulte. Des étudiants et des ouvriers en armes pénètrent alors dans la salle des séances. Ils arrivent jusqu'à l'hémicycle en criant : La déchéance ! la déchéance ! C'est une confusion générale. Celui-ci veut faire porter le comte de Paris par le peuple. Celui-là demande la proclamation de la République. Lamartine se prononce pour la République. Une nouvelle bande armée de fusils, de couteaux et de piques se montre dans une tribune publique en criant : A bas la chambre ! Il en est qui visent la duchesse d'Orléans, le comte de Paris et le duc de Chartres. Une femme et deux enfants ! Les députés quittent la salle des séances en masse. Entraînée dans cette fuite générale, la duchesse d'Orléans se réfugie avec ses deux enfants à l'Hôtel des Invalides. Pendant que des hordes de mégères et d'ivrognes commençaient dans le palais des Tuileries une orgie, une saturnale qui dura douze heures, la duchesse d'Orléans délibérait, dans l'asile où elle s'était réfugiée, avec quelques fidèles amis. Elle voulait rester, et à ceux qui lui conseillaient de partir, en lui montrant la force irrésistible de l'ouragan révolutionnaire, elle répondait : Je tiens à la vie de mon fils plus qu'à sa couronne, mais si sa vie est nécessaire à la France, il faut qu'un Roi, même un Roi de neuf ans, sache mourir. Enfin, vers six heures du soir, les nouvelles qu'elle reçut de l'Hôtel de Ville où les meneurs de l'émeute populaire et les meneurs de l'émeute parlementaire s'entendaient pour se constituer en gouvernement provisoire, la décidèrent à quitter Paris avec ses enfants. Elle gagna la frontière, se retira d'abord en Allemagne, et ne revit que l'année suivante, comme on va le dire, la famille royale, alors réunie en Angleterre, au château de Claremont, propriété du roi des Belges où Louis-Philippe est mort, en 1850, où est morte la reine Marie-Amélie en 1866. Le 24 février, le duc de Chartres n'avait que huit ans. Il partit pour l'exil et, comme son frère le comte de Paris, il suivit la duchesse d'Orléans dans les différentes stations, dans les divers séjours qu'elle fit, soit en Allemagne, soit en Angleterre. Mais après la mort de sa mère, le 23 novembre 1858, à l'âge de dix-huit ans, il quitta le château de Claremont et alla se faire recevoir élève à l'école spéciale de Turin, modelée sur l'école de Saint-Cyr, qui lui était fermée. En 1859, à l'époque de l'alliance franco-italienne contre l'Autriche, le duc de Chartres venait d'être nommé sous-lieutenant au régiment de Nice-Cavalerie. Ici se place un épisode intéressant de ses débuts dans la carrière des armes. Un colonel du nom de Chabron, que le duc d'Orléans avait miellé au feu en Algérie était à l'armée d'Italie. Un jour, le duc de Chartres vient remplir auprès de lui une mission délicate. Le colonel Chabron ne connaissait pas le duc de Chartres. Il s'étonna, le croyant italien, qu'il parlât aussi bien le français. - Mais je suis Français, mon colonel. - Ah ! Français ! Tiens ! Et vous servez l'Italie ! Quel est donc votre nom ? - De Chartres. Le colonel Chabron est remué, à ce nom qui lui rappelle le père, jusqu'au plus profond de son cœur. - Buvons à votre père, dit-il, en tendant un verre au fils. - Buvons à la France ! mon colonel, reprend le duc de Chartres, les yeux pleins de larmes. Après avoir fait dans l'armée italienne, en 1859, ses premières armes qu'il aurait voulu faire dans une armée française, le duc de Chartres accompagne, en 1862, le comte de Paris aux États-Unis où, pendant quelques mois, attaché à l'état-major de Mac-Clellan, l'un des généraux fédérés, il combat brillamment dans les rangs de l'armée du Potomac. Vint l'année de malheur, l'année 1870, l'année de l'invasion allemande. Les désastres de la France où les ruines s'amoncellent, grandissent, d'heure en heure. Le duc de Chartres traverse la Manche et, sous le nom de Robert le Fort, il entre dans l'état-major de M. Estancelin, son seul confident, comme capitaine de garde nationale ; puis il s'engage, comme simple soldat, dans un bataillon de mobiles de la Seine-Inférieure. Divers incidents l'amènent à prendre le commandement d'une compagnie de trente cavaliers qui bat le pays. Bientôt le duc de Chartres, resté Robert le Fort, fut nommé chef d'escadron par Gambetta qui ne se doutait pas qu'il donnait de l'avancement à un fils de France, et fut attaché, avec ce nouveau grade, à l'état-major du général de division d'Argent, état-major qui fut licencié après que l'Assemblée nationale eut voté les préliminaires de paix. Le général Chanzy avait demandé la croix pour le chef d'escadron Robert le Fort. Le duc de Chartres apprit qu'il était nommé chevalier de la légion d'honneur, pour actions d'éclat, le jour où, librement, il rentrait dans sa patrie. Le général Le Flo, alors ministre de la guerre, savait que sous ce nom d'emprunt de Robert le Fort s'était caché le duc de Chartres. Il lui écrivit, en lui adressant son brevet, qu'il n'en avait encore signé aucun avec autant de joie que celui-là. L'ancien volontaire des deux armées de Normandie et de la Loire, en 1870, avait vu s'ouvrir devant lui les cadres officiels de l'armée active. En 1878, il était promu colonel et bientôt appelé au commandement du 12e régiment de chasseurs, en garnison à Rouen. Il y était adoré pour ses qualités militaires et ses qualités privées. Il en était l'orgueil et la joie. Mais, en février 1883, il fut, on le sait, brutalement et brusquement arraché à une carrière qu'il parcourait avec autant d'éclat que d'amour. A l'époque du choléra de Toulon et de Marseille, qui a sévi si cruellement dans ces deux villes pendant l'hiver de 1883 à 1884, le duc de Chartres s'est rappelé l'admirable conduite de son père, le duc d'Orléans, pendant le choléra de Paris, de l'hiver de 1832. Il s'est rendu, de sa personne, dans les deux cités contaminées pour y distribuer lui-même aux cholériques une somme de dix mille francs, au nom de sa famille. Bravoure et charité sont sœurs dans cette famille. Le duc de Chartres, on le sait déjà, a épousé l'unique fille du prince de Joinville. Il en a eu plusieurs enfants. Il lui reste deux fils : Henri d'Orléans, né le 16 octobre 1867 ; Jean d'Orléans, né le 4 septembre 1874 ; ainsi que deux filles : la princesse Marie-Amélie-Françoise-Hélène, née le 13 janvier 1865, et mariée, le 21 octobre 1885, à un fils du roi de Danemark, le prince Waldemar, lieutenant de marine, né le 27 octobre 1858 ; la princesse Marguerite, née le 25 janvier 1869. |