LES BOURBONS DE FRANCE

HENRI IV, LOUIS XIII, LOUIS XIV, LOUIS XV, LOUIS XVI, LOUIS XVIII, CHARLES X, LOUIS-PHILIPPE Ier, LE COMTE DE PARIS

 

LOUIS XIV.

 

 

Les commencements de régence sont comme les commencements de règne, ils sont semblables. Ils se ressemblent surtout par la clémence.

Même avant la mort de Louis XIII, le cardinal Mazarin, que nous appellerons désormais par anticipation, le cardinal de Mazarin, bien que le Rhételois n'ait été érigé en duché-pairie, sous ce nom, que plus tard avait fait incliner l'autorité royale vers les actes de pardon. Des exilés étaient rentrés en France, des rebelles étaient sortis de prison, des disgraciés avaient repris leur ancienne situation officielle. La duchesse de Chevreuse, vieille intime amie de la régente, avait été exceptée de l'absolution générale des fautes et des insubordinations du passé. Cependant elle était soudainement revenue la première au Louvre.

Ici se place un singulier épisode privé, d'apparence politique en réalité, et, au moins par ses résultats, curieux à divers points de vue que nous devons signaler.

La conduite des affaires de l'Etat était restée aux mains du cardinal de Mazarin, assisté de collègues qui constituaient avec lui le ministère, collègues dont le plus important était un de ses amis et de ses protégés, Michel Le Tellier, chargé spécialement des questions militaires. Le fils de l'ancien secrétaire de Henri IV, Henri-Auguste de Loménie, comte de Brienne, eut la direction des questions extérieures. Les questions financières étaient particulièrement réservées à Nicolas le Bailleul, qui occupa, sans éclat, le poste de surintendant que le duc de Sully avait illustré.

C'était, avec le chancelier Pierre Séguier et l'évêque de Beauvais, qui avait le titre de ministre d'État, tout le conseil officiel. Mais auprès de ce conseil officiel, il y avait le conseil privé, il y avait l'intimité, il y avait la cour, il y avait surtout le duc de Beaufort qui se croyait appelé aux plus hautes destinées.

C'était un présomptueux et un audacieux comme le duc de Luynes, premier mari de la duchesse de Chevreuse, comme le marquis de Cinq-Mars, comme le marquis d'Ancre. Il rêva de renverser et de remplacer le cardinal de Mazarin. Il organisa une cabale.

François, sixième du nom, duc de Larochefoucauld, prince de Marsillac, auteur des Maximes et fils de François, cinquième du nom, dont Louis XIII avait érigé, en 1622, la terre en duché-pairie, refusa prudemment de s'allier à cette cabale. Jean-François-Paul de Gondy, célèbre sous le nom de cardinal de Retz, récemment nommé coadjuteur de son oncle Jean François de Gondy, archevêque de Paris, eut également la sagesse de se tenir à l'écart de cette intrigue.

Le duc François de Beaufort, d'après M. Bazin, historien aussi consciencieux qu'érudit, était l'amant déclaré de la duchesse de Rohan-Montbazon, jeune belle-mère de la duchesse de Chevreuse, fille de son mari.

Le duc de Beaufort, qui se disait un grand machinateur de complots en même temps qu'un grand conquérant de cœurs, projeta avec ses adhéreras et ses confidents de faire assassiner le cardinal de Mazarin. Maintenant nous laissons la parole à M. Bazin :

Comme l'exécution devait consister en un coup de main où il fallait que le duc de Beaufort fût présent, elle dépendait entièrement de l'occasion que les circonstances pouvaient faire plus ou moins favorables. On en avait déjà manqué plusieurs, quand un des incidents les plus minces qui puissent survenir dans le monde élégant, fournit au cardinal Mazarin un prétexte de surveillance et de rigueur.

La duchesse de Longueville, Anne-Geneviève de Bourbon, déjà nommée, sœur du grand Condé et du prince Armand de Conti, tenait le premier rang parmi les beautés de la cour.

Fille très remuante du prince Henri de Condé, elle appartenait par son père, par ses deux frères, par son mari, à ceux qui ne voulaient que continuer le règne précédent. Sa mère était en intelligence étroite avec la régente, et c'était elle surtout qui servait à tenir éloigné le marquis de Châteauneuf, pour la part qu'il avait eue dans la condamnation du duc de Montmorency son frère. Cet intérêt aurait suffi sans doute pour rendre la jeune duchesse odieuse aux deux dames de la cour qui gouvernaient le duc de Beaufort ; mais elle comptait à peine vingt-quatre ans ; la duchesse de Rohan Montbazon en avait plus de trente ; l'une était proclamée aujourd'hui ce que l'autre avait été longtemps : il y avait donc entre elles toutes les conditions d'une haine mortelle. Or il arriva que, dans la chambre de la duchesse de Rohan-Montbazon, se trouvèrent tombées par terre deux lettres passionnées, bien écrites, et d'un beau caractère de femme.

De cette chambre était sorti tout à l'heure le comte de Coligny, fils aîné du maréchal de Châtillon. On supposa que les deux lettres s'étaient échappées de sa poche, et on voulut y reconnaître la main de la duchesse de Longueville, en ce moment enceinte, et qui avait alors, après un an de mariage, une grande réputation de sagesse et de vertu. Ni l'un ni l'autre n'était vrai, ces lettres avaient été perdues par un autre amoureux, et elles compromettaient une autre dame.

Le prince de Marsillac, en qui la personne intéressée se confia, et qui ne la nomme pas, fit toutes les démarches convenables pour justifier la duchesse de Longueville, sans perdre celle dont il avait le secret ; les lettres furent montrées avec la discrétion qu'il fallait, et brûlées ensuite devant la Reine. Cependant des copies en avaient circulé, avec la même attribution que la Malignité leur conservait toujours ; les propos moqueurs de la duchesse de Rohan-Montbazon demeuraient sans rétractation et sans excuse. Il y avait des épées au côté des amis de la duchesse de Longueville ; il y en avait une surtout, celle de son frère, que l'ennemi de la France voyait maintenant briller, et qui bientôt peut-être demanderait réparation de l'affront fait à sa sœur.

La duchesse de Rohan-Montbazon avait aussi ses champions, et il se fit à l'hôtel de Chevreuse une assemblée de quatorze princes, que les maisons de Vendôme, de Savoie, de Lorraine, de Rohan et de la Rochefoucauld offraient d'armer pour sa cause. Les deux moitiés de la cour étaient ainsi en présence, et si cette attitude de défi pouvait couvrir d'un côté les projets d'assassinat contre le cardinal de Mazarin, il lui était possible aussi de s'en servir pour se protéger. On essaya d'abord une réconciliation entre les dames. A un jour fixé, devant des personnes choisies, des paroles concertées furent adressées par la duchesse de Rohan-Montbazon à la princesse de Condé, qui lui fit une réponse convenue. C'était là en effet une espèce d'accommodement.

Mais quelques jours après, la princesse et la duchesse se rencontrèrent par hasard en même lieu, le soir, dans un jardin public situé à l'extrémité des Tuileries, où la reine avait accepté de la duchesse de Chevreuse une collation. Comme cette fois rien n'était réglé pour leur approche, elles ne purent s'aborder même froidement. La princesse exigeait que la duchesse de Rohan-Montbazon se retirât, celle-ci n'en voulait rien faire ; il y eut un long débat entre les amis de l'une et de l'autre, après lequel la partie de plaisir fut rompue, et l'on se sépara sans avoir rien mangé.

La duchesse de Rohan-Montbazon reçut aussitôt l'injonction de se rendre dans une de ses maisons. Cette peine, infligée à une femme pour un manque de bienséance, ne semblait pas atteindre le duc de Beaufort. Il voulut qu'elle devint une affaire d'État : il affecta de se montrer à la régente avec la mine d'un homme irrité, de lui répondre brusquement, d'afficher en un mot, l'impertinente familiarité de la mauvaise humeur.

Les rendez-vous avec les affidés du complot n'en continuaient pas moins. Le projet d'assassinat commençait à s'ébruiter, soit par des confidences imprudemment placées, soit par les indiscrétions de ceux mêmes qui avaient le plus d'intérêt à se taire. Ce fut encore une collation qui amena le dénouement. La Reine en avait accepté une chez le comte de Chavigny, au bois de Vincennes.

Le duc de Beaufort voulut troubler ce divertissement en y portant son air chagrin ; la reine le reçut assez mal ; il revint à Paris, et trouvant le cardinal de Mazarin au Louvre, il lui fit ou des questions, ou des menaces, dont le résultat fut que le ministre ne crut pas pouvoir rentrer chez lui sans une grosse escorte.

Le soir du jour suivant, comme le duc de Beaufort s'était rendu seul au Louvre, sans s'inquiéter de la peur qu'il avait faite et pour témoigner qu'il n'en avait aucune, il fut arrêté par le capitaine des gardes de la Reine, et on le conduisit le lendemain au donjon de Vincennes.

L'arrestation et l'emprisonnement du duc de Beaufort consolidèrent la situation du cardinal de Mazarin comme l'arrestation et l'emprisonnement du duc de Vendôme avaient autrefois consolidé la situation du cardinal de Richelieu. Étrange analogie ! le fils après le père ! Lamartine a pourtant dit que l'histoire ne se répète pas. Non, elle ne se répète pas dans les faits et les détails matériels, mais elle se répète par leur similitude politique et leur portée morale.

Le duc d'Enghien reparut au Louvre presque le lendemain de ces événements intérieurs dont la mesquinerie contrastait d'ailleurs avec la grandeur des événements extérieurs que la brillante affaire de Rocroy avait replacés au premier rang des questions du jour et des affaires d'État.

Dès le 19 mai 1643, Louis de Bourbon, duc d'Enghien, plus tard prince de Condé, avait adressé au cardinal de Mazarin un billet autographe qui témoigne de sa grande modestie, billet autographe dans lequel il s'efface devant son lieutenant, M. de Gassion, et lui attribue presque le succès de la bataille de Rocroi. En voici le texte entier :

A Monsieur

Monsieur le cardinal de Mazarin.

Monsieur, j'ai envoyé M. de la Moussoye à la cour pour porter la nouvelle au Roy du gain de cette bataille. Je sais que vous prenez tant de part en ce qui me touche pour en être bien aise. Aussi je m'adresse à vous pour vous supplier de vouloir bien reconnaître les services que M. de Gassion a rendus en cette occasion, d'une charge de maréchal de France. Je vous puis assurer que le principal honneur de ce combat lui est dû. Vous m'obligerez sensiblement de le servir en cette rencontre, et me croire, monsieur, votre très humble serviteur.

LOUIS DE BOURBON.

La bataille, la victoire de Rocroy commence l'auréole de gloire du grand Condé. Elle donnait enfin un nouvel éclat au prestige militaire de la France. A ce double titre, elle mérite qu'on s'y arrête.

Louis XIII venait de descendre dans la tombe. Le roi d'Espagne compta sur les troubles que la mort du roi de France pouvait amener dans le royaume de saint Louis, sur les difficultés auxquelles la régence d'Anne d'Autriche pouvait se heurter. Il se décida subitement à tenter de nouveau d'envahir ce royaume que la prise de Corbie avait failli naguère lui livrer.

L'armée espagnole entra en Champagne et assiégea Rocroy. Le duc d'Enghien commandait l'armée de Flandre. Il reçut l'ordre de tenir tête à l'ennemi. Le cardinal de Retz qui ne l'aimait pas, a pourtant rendu justice à sa vaillance. C'eût été un blasphème, disait-il, que de prétendre qu'il y eût au monde un homme plus brave.

Le duc d'Enghien n'était pas beau, mais ses yeux étaient bleus et vifs, et son regard fier. Sa bouche trop grande et ses dents trop saillantes lui donnaient un aspect disgracieux. Mais il y avait dans toute sa physionomie quelque chose de grand rappelant la ressemblance de l'aigle. Tel est le portrait qu'en a tracé à la plume Françoise Bertaut de Motteville, qui était de l'intimité d'Anne d'Autriche.

Le duc d'Enghien était l'intrépidité incarnée, et c'est par là qu'il enlevait toute une armée. Il avait avec lui ou à côté de lui le maréchal de Lhopital et le général de Gassion, comme conseillers. Ce fut lui qui leur fit accepter son avis qu'il fallait combattre et attaquer l'armée espagnole qui occupait Rocroy. La victoire lui donna raison. Le nombre était contre lui et il avait affaire à un général habile, Francisco de Mello et au comte de Fuentès, d'une froide énergie, qui se faisait porter dans une chaise sur le champ de bataille.

L'infanterie espagnole était alors redoutable. Enfin le valeureux baron Jean de Berk était accouru sur ce même champ de bataille avec sa cavalerie toute fraîche. Rien ne put tenir contre la fougue du duc d'Enghien, rien, dit M. le duc d'Aumale dans sa remarquable histoire de la maison de Condé, ne peut rendre la surprise, l'émotion de tous, l'effet produit sur les soldats par l'apparition soudaine du duc d'Enghien sortant de cette mêlée furieuse, les cheveux épars, les yeux pleins d'éclairs, l'épée à la main. Ce n'est plus le jeune homme à l'aspect un peu délicat qui passait le veille devant le front des troupes ; il est transformé ; l'action l'a grandi, son visage irrégulier est devenu superbe, c'est le général obéi de tous, c'est le premier soldat de l'armée, c'est le dieu Mars.

On avait continué la guerre, en négociant pour la paix.

Du vivant de Louis XIII, des préliminaires de paix avaient été arrêtés en 1641, et ratifiés en 1642, à Hambourg, et il avait été arrêté qu'une double conférence s'ouvrirait à Munster et à Osnabrück. Mais, comme d'habitude, bien des incidents retardèrent ce double congrès où devait se préparer la pacification générale de l'Europe.

La guerre avait donc été poursuivie sur tous les points, et le duc d'Enghien avait ajouté à la victoire de Rocroy la prise de Thionville. C'est entre ces deux succès qu'il s'était montré à la cour d'Anne d'Autriche où il n'avait trouvé ni le duc de Beaufort, enfermé à Vincennes, ni la duchesse de Chevreuse, internée à Tours, ni le duc de Vendôme exilé à Anet. Dans l'intervalle, sa femme, Anne-Clémence de Maillé, nièce du cardinal de Richelieu, lui avait donné un fils.

L'année 1643 qui voyait l'aurore du grand règne de Louis XIV, avait été une année heureuse. Le duc d'Enghien avait vaincu à Rocroy, il avait pris Thionville et l'illustre Henri de la Tour-d'Auvergne, vicomte de Turenne, récemment nommé maréchal de France, entrait en scène avec éclat. Il recevait le commandement en chef de l'armée d'Allemagne.

Sans avoir le même rayonnement que l'étoile du cardinal de Richelieu, l'étoile du cardinal de Mazarin se levait radieuse à l'horizon politique. Il y eut bien quelques incidents de cour, au dedans, quelques mésaventures de guerre au dehors, mais l'ensemble de la situation était resté au beau fixe.

La Régente Anne d'Autriche s'était établie, on l'a déjà vu, au Palais-Cardinal ou Palais-Royal, avec ses deux fils, Louis et Philippe, et le cardinal de Mazarin, qui n'avait pas encore fait construire le palais qui a porté son nom et où est aujourd'hui installée la Bibliothèque nationale, y vint aussi demeurer auprès de sa souveraine.

La Cour, qui était revenue du château de Saint-Germain au Louvre, le lendemain de la mort de Louis XIII, ne devait plus s'y  montrer qu'accidentellement dans des circonstances exceptionnelles.

Le palais actuel du Louvre date de François Ier, qui le fit commencer par Pierre Lescot. Jean Goujon y travailla sous Henri II. André Ducerceau le continua sous Charles IX. Sa grande galerie fut achevée sous Henri IV et sous Louis XIII. Sa magnifique colonnade, œuvre de Claude Perrault, date seulement du règne de Louis XIV.

Aujourd'hui musée national où se trouvent réunies des galeries de tableaux, des collections spéciales et des salles de sculpture d'une valeur inappréciable et d'un prix inestimable, le palais du Louvre que Napoléon III avait relié au palais des Tuileries, perdit beaucoup de son importance officielle, dès le règne de Louis XIII.

Le château de Saint-Germain de Charles V, où naquit Henri II, où est mort Louis XIII, où naquit Louis XIV, et qui n'est plus qu'un musée d'antiquités gallo-romaines était devenu, dés le temps dû cardinal de Richelieu, la résidence habituelle et favorite de la Cour, qui ne résidait que momentanément au palais de Fontainebleau de François Ier et, plus rarement encore, au château de Compiègne de saint Louis.

L'année 1644 eut d'heureux débuts. En se rendant aux conférences de paix, les diplomates que le cardinal de Mazarin y avait envoyés renouvelèrent les traités d'alliance offensive et défensive de la France avec la Hollande.

On allait délibérer, et délibérer lentement, dans les conférences de paix, mais la France guerroyait sur les bords du Rhin, dans les pays qui forment aujourd'hui le grand-duché de Bade, et elle y guerroyait avec autant de bonheur que de vaillance et d'habileté.

Les Bavarois, ou les impériaux, ainsi qu'on désignait alternativement les corps d'armée qui combattaient pour la maison d'Autriche en Allemagne, occupaient Fribourg. Le maréchal de Turenne et le duc d'Enghien, ayant réuni les forces dont ils disposaient, leur livrèrent bataille, remportèrent une brillante victoire, s'emparèrent ensuite de Philisbourg et de Mayence et y mirent des garnisons françaises.

Ce fut pour le moment la fin des opérations militaires en Allemagne. Le duc d'Enghien revint à Paris et le maréchal de Turenne établit ses quartiers d'hiver à Spire.

Dans cette même année 1644, le duc Gaston d'Orléans voulut se réhabiliter dans l'opinion. Il avait pris le commandement de l'armée de Flandre, que le duc d'Enghien avait quitté, avait assiégé et pris Gravelines. C'était l'exécution de l'un des articles du traité d'alliance offensive et défensive récemment renouvelé entre la France et la Hollande.

Les armées françaises furent moins heureuses en Espagne où elles se battaient dans la Catalogne, ayant à porter le deuil de la femme de Philippe IV, Elisabeth de Bourbon, fille de Henri IV, qui mourut à cette époque. On guerroyait aussi, mais mollement, en Italie.

C'est également dans cette même année 1644 que la princesse Henriette de Bourbon, autre fille de Henri IV, reine d'Angleterre, et femme de l'infortuné Charles Ier, dont le martyre royal devait précéder le martyre royal de Louis XVI, fut obligée de chercher un refuge en France.

Les négociations pour la paix marchaient avec la lenteur que la diplomatie imprime habituellement à ses travaux. Le roi d'Espagne et l'empereur d'Allemagne, ne songeant qu'à enlever des alliés à la France, manœuvraient souterrainement pour lui faire perdre l'appui de la Hollande.

Le cardinal de Mazarin était instruit de toutes ces menées et, sans s'en émouvoir, préparait une nouvelle campagne, afin d'obliger l'empereur d'Allemagne et le roi d'Espagne à subir les conditions qu'il entendait insérer dans le traité de paix générale, en préparation, depuis deux ans. C'est dans le cours de cette campagne que le duc d'Enghien et le maréchal de Turenne remportèrent à Nordlingen, le 3 août 1645, une nouvelle et grande victoire sur les Bavarois, ou les Impériaux. Le duc Gaston d'Orléans eut, de son côté, de brillants succès à la tête de l'armée française de Flandre qu'il continuait à commander, et qu'il commanda en 1646, sous les yeux de Louis XIV, alors âgé de huit ans.

Le plan de la campagne de Flandre de 1646 avait été arrêté dans un conseil que le cardinal de Mazarin, le duc Gaston d'Orléans, le secrétaire d'État Michel Le Tellier et le maréchal de Gassion avaient tenu le 10 avril à Liancourt, à quelques lieues de Paris.

L'armée de Flandre compta bientôt trente-trois mille combattants, placés sous les ordres du duc Gaston d'Orléans, oncle de Louis XIV et lieutenant-général du royaume, en vertu de la déclaration de Louis XIII pour la constitution' de la Régence. Dans cette même armée, il y avait le duc d'Enghien, second prince du sang, et quatre maréchaux de France. Il s'agissait d'assiéger la place de Courtray, que vint défendre le duc de Lorraine, à la tête d'une armée espagnole.

La cour s'était établie à Amiens. La place de Courtray se rendit à l'armée française après quinze jours de résistance. Revenus à Paris, Louis XIV, Anne d'Autriche et le cardinal de Mazarin assistèrent, le 8 juillet 1646, à un Te Deum qui fut chanté à Notre-Dame pour célébrer ce succès que le duc d'Enghien compléta bientôt par la prise de Dunkerque dont il eut seul l'initiative et la gloire.

En cette même année 1646, on eut à enregistrer la mort du prince Henri de Condé et celle de deux autres personnages qui ont joué dans ce livre un rôle important : la mort du duc de Bellegarde et la mort du maréchal de Bassompierre.

Le premier, qui avait signé, on le sait, l'acte du 3 août 1589, avait vu la ville de Seurre érigée en duché-pairie, en 1620, sous son nouveau nom de duc de Bellegarde.

Le second laissait une grande réputation de galanterie, d'humour, de faste et de vaillance.

Devenu quatrième prince de Condé, en 1646, par la mort de son père, le vainqueur de Rocroy se rendit, en 1647, en Catalogne où il lui fallut abandonner le siège de Lérida. Mais, en 1648, il remporta sur les troupes espagnoles, à la tête de l'armée de Flandre dont il avait, sans partage, le commandement en chef, la magnifique victoire de Lens, qui allait amener enfin la signature du traité de Westphalie, traité avantageux pour la France et qui, sans aboutir encore à la pacification générale, terminait du moins la guerre de Trente ans.

Cette affaire de Lens, qui eut des résultats aussi importants qu'heureux, mérite d'être expliquée.

Le prince de Condé avait conduit devant Ypres le principal corps de son armée de Flandre, corps composé de troupes qu'il avait tirées de ses quartiers de Picardie et d'Artois.

Il y eut alors un mélange de succès et de levers. Le prince de Condé s'empara d'Ypres après seize jours de siège, mais les troupes espagnoles entrèrent sans combat dans Courtray où il n'y avait plus ni garnison, ni gouverneur, puis occupèrent successivement Furnes dans le voisinage de la mer, Estaires, sur la Lys, assiégèrent' et prirent Lens.

Le prince de Condé résolut alors de livrer bataille aux troupes espagnoles, déjà maîtresses de Lens, où elles occupaient des positions qui leur étaient favorables. Le 10 août 1648, pendant qu'il opérait un mouvement tournant du côté de Béthune pour y chercher un autre terrain de combat, le général baron de Beck lança ses cavaliers sur l'arrière-garde de l'armée française et la mit en déroute.

L'armée espagnole s'ébranla aussitôt pour profiter du désordre apparent de l'armée française.

Le prince de Condé n'avait plus la faculté de choisir ni son champ de bataille, ni son heure de combat. Il accepta une lutte inégale. La victoire récompensa son audace, sa bravoure et sa science. Il paya, comme toujours, de sa personne, mais là peut-être plus qu'ailleurs il se montra grand capitaine. Tout ce qu'il y avait à faire, dit le maréchal de Gramont, qui était sous ses ordres, se présentait à lui dans l'instant.

L'armée espagnole, qui reperdit immédiatement Furnes, laissa sur le champ de bataille un grand nombre de morts, cinq mille prisonniers, trente-huit canons et tous ses bagages.

En même temps, le maréchal de Turenne faisait des progrès en Bavière.

Pendant que l'épée de la France parcourait victorieuse la Flandre, l'Allemagne, même l'Italie, où elle se montrait à Crémone, même en Espagne, où elle se montrait à Tortose, l'esprit de rébellion s'était réveillé dans Paris, redevenu le théâtre de discordes civiles.

Mais avant d'esquisser rapidement le triste tableau de ces nouveaux troubles intérieurs, nous devons indiquer le caractère du traité de Westphalie dont Louis XIV, âgé de dix ans, apprenait aux Parisiens, en revenant au Palais-Royal, le 31 octobre 1648, l'heureuse conclusion.

Le roi d'Espagne avait réussi à détacher de la France la Hollande. Il l'avait amenée à conclure avec lui un traité particulier qui la désintéressait dans les négociations de paix de Munster.

Le comte Abel Servien était le seul plénipotentiaire français qui fût encore à son poste. Après la défection de la Hollande qui allait rendre le roi d'Espagne plus exigeant, il ne pouvait songer à reprendre les négociations engagées avec la cour de Madrid. Il résolut de terminer au moins les questions qui regardaient spécialement le royaume de France et l'empire d'Allemagne.

Il quitta Munster où rien ne s'achevait, où rien ne se faisait, et se rendit à Osnabrück où tout allait se décider en dehors du pays qu'il représentait. Il eut l'habileté de déjouer cette intrigue.

La France n'intervint qu'accessoirement dans les arrangements de la Suède avec les États d'Allemagne. Mais elle obtint que l'on retournerait d'Osnabrück à Munster pour y régler avec elle les deux questions qui la préoccupaient, celle du duché de Lorraine et celle de la comté de Bourgogne.

L'Espagne continua de rester à l'écart des négociations de paix ; elle voulut se maintenir en état de guerre avec la France qu'elle savait occupée de difficultés intérieures. Mais enfin, le 24 octobre 1648, le double traité connu sous le nom de traité de Westphalie et qui avait été délibéré pendant cinq années à Munster et à Osnabrück, reçut les signatures de tous les intéressés.

En voici les clauses principales :

Outre les attributions de territoire qui étaient faites à la France, elle avait encore, sur tous les objets compris dans le traité, ce droit incontestable de surveillance, de protection, qui appartenait nécessairement aux puissances contractantes pour l'exécution des choses convenues et moyennant lesquelles la paix avait été consentie. La première de ces conditions en ce qui concernait l'Empire, était une amnistie réelle et générale pour tous les princes et États engagés dans le conflit, avec restitution à chacun de ce qu'il possédait avant la guerre. Une amnistie moindre et limitée était accordée aux sujets des pays héréditaires de l'Empereur. La participation des États de l'Empire aux délibérations des affaires générales, et leur indépendance dans le gouvernement intérieur comme dans les alliances qu'ils voudraient contracter ; la convocation des diètes, l'admission des villes libres à ces assemblées, la formation des votes, la composition des députations ordinaires et extraordinaires ; la réformation de la chambre impériale de justice et du conseil aulique ; l'élection du roi des Romains, successeur désigné de l'empereur régnant ; la rédaction des capitulations impériales ; le rétablissement de chaque État dans le cercle auquel il appartenait ; le règlement des griefs religieux, c'est-à-dire le partage de l'empire allemand entre les religions catholique, luthérienne et réformée, suivant la possession existante à une époque fixée ; l'égalité des droits entre ces religions diverses là où elles étaient souveraines, et la tolérance qu'elles devaient aux dissidents ; toutes ces dispositions d'un intérêt purement germanique, et renfermées pour leur application dans les limites de l'Empire, n'en étaient

pas moins stipulées en présence, avec l'agrément et bien évidemment sous la garantie des puissances belligérantes.

La satisfaction accordée à celles-ci se trouvait ainsi fixée : à la Suède, une portion de la Poméranie, l'expectative de tout le duché à l'extinction des mâles de la maison de Brandebourg, l'île de Rugen, la seigneurie de Wismar, l'archevêché de Brême et l'évêché de Verden, comme fiefs perpétuels et immédiats de l'Empire avec séance et triple voix à la diète ; à la France, la cession des droits de l'Empire sur les trois évêchés de Metz, Toul et Verdun qu'elle possédait déjà depuis un siècle, et sur la ville de Pignerol qu'elle avait acquise en 1632 ; la ville de Brisach, la haute et basse Alsace avec le Sundgau, moyennant une indemnité de trois millions à l'archiduc du Tyrol qui en était héritier ; enfin la garde de Philisbourg, dont la propriété demeurait à l'évêque de Spire.

Les princes dépossédés pour former la part de la Suède recevaient d'amples dédommagements en biens ecclésiastiques. La maison de Hesse-Cassel, cette fidèle alliée des deux couronnes, gagnait aussi des terres et obtenait de l'argent pour ses soldats. Les cantons suisses étaient reconnus entièrement indépendants de la couronne impériale : l'Empereur et l'Empire promettaient de n'aider en aucune façon les ennemis avec lesquels le roi très chrétien restait en état de guerre, pas même pour ce qui regardait la comté de Bourgogne, qui rentrerait sous les lois du corps impérial, quand la querelle particulière de la France et de l'Espagne serait réglée.

Le différend de la France avec le duc de Lorraine était renvoyé, ou à des arbitres, ou au traité que cette puissance ferait un jour avec l'Espagne.

L'Empereur confirmait en faveur du duc de Savoie le traité de Chierasco fait en 1631, et laissait ce prince, ainsi que le duc de Modène, en toute liberté de continuer leur alliance avec la France contre les Espagnols du Milanais. De tout cela il résultait que la guerre allait cesser dans toute l'étendue du territoire impérial, sauf la comté de Bourgogne et la Lorraine ; que l'Empereur et les États de l'Empire n'avaient plus d'hostilités entre eux, ni avec personne ; que la Suède, comme avait déjà fait la Hollande, déposait les armes ; et qu'enfin la France seule, aidée des ducs de Savoie et de Modène et assistant les Portugais, allait donner suite à sa querelle contre la seule Espagne, servie par le duc de Lorraine.

Une confédération, appelée Ligue du Rhin, fut ensuite formée sous les auspices du cardinal de Mazarin ou plutôt de Louis XIV pour maintenir les conditions du traité de Westphalie contre les entreprises nouvelles de la maison d'Autriche.

Cette ligue, qui comprenait des électeurs ecclésiastiques et de petits princes, comptait aussi dans ses rangs le duc de Brunswick, le duc de Bavière et le duc de Wurtemberg. Elle promettait, dans le cas où de nouvelles guerres obligeraient Louis XIV à reparaître en Allemagne à la tête de ses armées, son concours et son aide à la France.

Ce n'était pas sans doute la pacification ou la paix générale, mais c'était, avec un accroissement de territoire, la paix avec l'Allemagne, c'était surtout la liberté d'action, la libre disposition des forces de la France contre le roi d'Espagne et le duc de Lorraine. Cependant Paris, où l'on avait fomenté de nouvelles cabales, de nouvelles intrigues, de nouvelles rébellions, accueillit presque avec indifférence la grande nouvelle du traité de Westphalie. Il était tout entier aux épisodes, aux agitations de la première Fronde, de la Fronde des magistrats.

La Fronde des magistrats ou la Fronde parlementaire avait commencé en 1644, à l'occasion d'un édit du Toisé, édit qui était l'interdiction de construire au delà des limites indiquées par l'administration.

Cet édit datait de Henri II. Tombé en désuétude, il était remis en vigueur.

Depuis très longtemps, ce que l'on appelle la zone militaire est acceptée de tous sans difficulté. Elle ressemble beaucoup à l'édit du

Toisé et le rappelle. Mais en 1644 le droit de l'autorité n'était pas beaucoup plus fixé sur ce point que sur beaucoup d'autres. Il fallut que Louis XIV brisât toutes les résistances opiniâtres contraires au bien général, au bien public, pour que ce droit fût réglé, obéi, respecté.

Victorieuse en Flandre et en Allemagne, la Régente dut plier devant l'opposition du Parlement de Paris, qui blâma la résurrection de l'édit du Toisé. Il fut retiré.

Cette concession, comme toutes les concessions que l'on arrache à la faiblesse du gouvernement, allait amener d'autres exigences.

En 1646, il y eut l'édit du Tarif qui créait ce que l'on appelle aujourd'hui les droits d'octroi.

La Cour des Aides enregistra cet édit de finances. Le Parlement de Paris s'insurgea contre ce qu'il qualifiait d'empiétement sur ses attributions. Ce n'était que le prélude de la première Fronde ou Fronde parlementaire à laquelle se mêlèrent bientôt la question du jansénisme et les personnalités du duc de Luynes et du cardinal de Retz.

Ce duc de Luynes, né du premier mariage de la duchesse de Chevreuse, n'avait certainement jamais lu l'indigeste livre de Jansénius l'Augustinus, ou étude développée de sa doctrine. Mais il avait fréquenté les solitaires et les religieux de Port-Royal-des-Champs et il était un partisan convaincu de cette doctrine. Il fit de la Fronde pour faire du jansénisme.

Le cardinal de Retz était un ambitieux, un turbulent et un corrompu, porté par son tempérament à l'intrigue, né pour être un meneur plus habile que consciencieux de rébellions plus ou moins franches et avouées, plus ou moins déguisées et secrètes.

Le Parlement de Paris que Henri IV avait renfermé dans ses attributions judiciaires, que Louis XIII avait habitué aux lits de justice où s'imposait la volonté royale, crut que sous la régence d'Anne d'Autriche et le ministère du cardinal de Mazarin il pourrait redevenir le véritable pilote de l'État.

La première Fronde ou fronde parlementaire s'était enfin tout à fait organisée en 1648, elle était prête à l'action à l'heure même où par un Te Deum solennel on célébrait à Notre-Dame la victoire de Lens. Elle fut ce que sont toutes ces agitations qui ont pour prétexte le bien public et pour motif l'intérêt particulier.

Il y eut des tumultes, il y eut même des barricades, il y eut des conciliabules, des négociations entre le Parlement de Paris que présidait alors Mathieu Molé dont l'attitude fut celle d'un opposant plutôt que celle d'un dévoué à la Régente.

Ce n'était plus la Ligue, comme sous Henri IV, ce n'était plus la féodalité princière et seigneuriale comme sous Louis XIII essayant de dominer la royauté, c'était un mélange de jansénisme, qui en était l'élément accessoire, et d'ambitions personnelles, coalisées avec des prétentions orgueilleuses, les unes voulant exploiter l'État à leur profit, les autres voulant le régenter de haut.

Ce nouvel et dernier effort contre la royauté devait échouer devant la volonté de Louis XIV, qui acheva, qui compléta l'œuvre de Henri IV et de Louis XIII, en personnifiant, dans sa personne, la Nation, ce qui lui permit de faire monter la France au plus haut degré de gloire et de grandeur que jamais peuple ait atteint.

La Fronde eut deux périodes : celle où le Parlement de Paris joua le principal rôle, celle où fut trop mêlé le grand nom de Condé.

Le prince de Condé, qui n'eut pas la sagesse et le patriotisme de persévérer dans sa première attitude, fut l'adversaire de la première Fronde ou Fronde parlementaire. Il défendit l'autorité royale, représentée par Anne d'Autriche et le cardinal de Mazarin.

Le cardinal de Mazarin avait décidé le prince de Condé à prendre le parti de la cour contre le Parlement de Paris et le cardinal de Retz, en s'engageant à le consulter sur toutes les mesures d'État importantes qu'il y aurait à prendre.

C'est ce que démontre une lettre que le cardinal de Mazarin écrivit au prince de Condé, lettre dont voici le texte :

La Reyne songeant incessamment à tout ce qui peut le plus contribuer au service du Roy pendant sa régence, et croyant pour beaucoup de raisons que rien n'y peut être plus propre que l'établissement d'une parfaite intelligence entre Monsieur le Prince et moi, sa dite Majesté a trouvé bon que je promette qu'il ne sera pourvu à aucuns gouvernements généraux ou particuliers, aux charges de la couronne, aux charges principales de la maison du Roy et de la guerre, ni aux ambassades, qu'on n'éloignera personne de la cour en qu'on ne prendra point de résolution sur aucune affaire importante de l'Etat, sans avoir, au préalable, l'avis de Monsieur le Prince, et outre, je lui promets entièrement mon amitié, et de le servir dans tous les intérêts de l'Etat, et les siens en particulier, envers tous et contre tous. Et pour commencer à lui en donner des marques, je promets à Monsieur le Prince de ne marier mon neveu, ni aucune de mes nièces qui sont ici, sans m'être, au préalable, concerté avec luy. En foi de quoi, j'ai signé la présente à Paris, le 20 octobre 1649.

Le Cardinal MAZARINI.

C'était l'ingérence du prince de Condé dans le gouvernement de l'État. On retrouve là l'éternelle prétention des princes et des seigneurs de soumettre la royauté à leur tutelle.

Le frère du prince de Condé, le prince Armand de Conti prit au contraire le parti du Parlement de Paris qui s'arrogea, de son autorité privée, tous les pouvoirs comme toutes les responsabilités. Il se constitua en une sorte de gouvernement illégal, irrégulier, disons le mot vrai, en gouvernement révolutionnaire. Il avait avec lui la populace qui prit les armes pour le soutenir et le défendre.

Échappé de la garnison de Vincennes, le duc de Beaufort, incapable, mais populaire, surtout dans le quartier des Halles, était accouru à Paris où il s'unit au cardinal de Retz, le vrai meneur de l'insurrection qui recruta bientôt dans ses rangs tous les mécontents de haute naissance ou de grande chevalerie. Nous avons le regret de constater que parmi ces mécontents, on comptait le maréchal de Turenne qui eut la coupable pensée de venir combattre à la tête de son corps d'armée d'Allemagne, le gouvernement de la Régente, moins en haine du cardinal de Mazarin que par amour pour la duchesse de Longueville qui fut des deux Frondes.

Plus sages que leur général en chef, les soldats du maréchal de Turenne refusèrent de le suivre. Il se retira précipitamment en Hollande. Le prince de Condé qui battit et dispersa les insurgés dans un combat qu'il leur livra prés de Paris dans cette même localité de Charenton, où existe aujourd'hui une célèbre maison d'aliénés, obtint sa grâce.

La défection inaccomplie, mais projetée du maréchal de Turenne et la fin tragique de Charles Ier, dont la tête venait de tomber sous la hache du bourreau devant son palais de White-Hall, firent incliner, par les réflexions qu'elles amenèrent, vers un accord, Anne d'Autriche et le cardinal de Mazarin.

Cet accord que l'on appela la paix de Rueil, fut conclu dans la résidence de campagne que le cardinal de Richelieu avait fait construire dans cette localité. Cet accord date du 1er avril 1649.

La première Fronde, la Fronde des magistrats était à peine dissipée que l'on vit renaître la guerre civile compliquée cette fois d'une menace d'invasion espagnole, avec la seconde Fronde, la Fronde des seigneurs.

Il est douloureux de constater ici que le prince de Condé fut l'âme de cette seconde Fronde. Ce serait un souvenir à rejeter dans l'ombre. Mais il a laissé trop de traces dans l'histoire pour qu'il soit possible de le passer entièrement sous silence.

Le 18 janvier 1650, en état de conspiration et de rébellion ouvertes, le prince de Condé fut arrêté au Palais-Royal, par surprise, comme son père l'avait été au Louvre, et comme lui conduit à Vincennes où son frère, le prince Armand de Conti, et son beau-frère, le duc Henri de Longueville, compromis dans la même intrigue, partagèrent d'ailleurs sa captivité.

Résidence royale sous Philippe-Auguste et sous saint Louis, sous Philippe VI qui éleva le donjon, sous Henri II qui éleva la chapelle, le château de Vincennes n'était plus guère qu'une prison d'État.

Il y eut alors le parti des princes, ou plutôt le parti de Condé, transféré de Vincennes à Marcoussis, de Marcoussis au Havre, toujours prisonnier, dont les adhérents s'allièrent à l'Espagne, toujours en état de guerre avec la France.

Il y eut la victoire de Rethel que le cardinal de Mazarin, secondé par un maréchal de France du nom de du Plessis, remporta sur les Espagnols, mais qui ne le maintint à la tête du gouvernement que jusqu'au 16 février 1651. Ce jour-là il céda volontairement la place au duc Gaston d'Orléans, lieutenant général du royaume, donna sa démission de membre du conseil de régence et se rendit au Havre, où il apporta un ordre de la Régente pour la mise en liberté du prince de Con-dé, puis il se retira à Bruel, petite localité voisine de Cologne.

Ce n'était qu'un entr'acte. La Fronde princière ou des seigneurs devait durer quelque temps encore. Elle était loin d'être terminée, lorsque arriva le 7 septembre 1651, jour où Louis XIV devenait majeur, où de droit cessait la Régence, où de droit commençait son règne. Il y eut à cette occasion un lit de justice du Parlement de Paris où le prince de Condé refusa de se rendre, et des réjouissances publiques.

La Fronde princière ou des seigneurs, persista encore avec des incidents divers, avec l'arrestation du cardinal de Retz, des épisodes de discordes civiles mêlés à des épisodes de guerres internationales, une nouvelle union du prince de Condé avec le roi d'Espagne contre le roi de France, le retour du cardinal de Mazarin avec sa rentrée dans les conseils de la Couronne.

L'année 1653 vit la défaite et la fin de cette nouvelle, de cette seconde Fronde, qui mit en face l'un de l'autre deux grands hommes de guerre : le maréchal de Turenne, redevenu fidèle sujet du roi, et le prince de Condé qui fut vaincu devant Étampes, puis écrasé au faubourg Saint-Antoine par son rival de vaillance et de gloire.

Louis XIV, roi de fait comme de droit, mais qui n'avait pas encore atteint sa quinzième année, tint avec beaucoup de résolution, en cette même année 1653, alors que la Fronde princière ou des seigneurs, était abattue, alors que son autorité était aussi incontestée qu'incontestable, un lit de justice, où, sur son ordre et par sa volonté, le Parlement de Paris jugea et condamna, par défaut, à mort, pour crime de félonie, à raison de son alliance avec l'Espagne, le prince de Condé, en ce moment-là réfugié en Belgique.

Il était certain que cette sentence ne serait pas exécutée. Mais elle était un avertissement salutaire pour tous ceux qui seraient tentés à l'avenir de s'insurger contre l'autorité du Roi et de s'allier avec l'étranger contre la France.

L'arrêt de mort qui atteignait le premier prince du sang, pour un crime de haute trahison, portait encore plus haut que celui qui avait frappé le duc de Biron sous Henri IV et le duc de Montmorency sous Louis XIII. Mais il était d'autant plus justifié par la raison d'Etat et l'intérêt de la France indissolublement lié à l'intérêt de la royauté, que la rébellion armée de ce premier prince du sang allait se prolonger encore cinq années dans les mêmes conditions d'alliance avec l'Espagne.

Le 7 juin de cette même année 1653, Louis XIV se fit sacrer à Reims, avec le cérémonial accoutumé, bien qu'il ne fût accompagné d'aucun prince et d'aucune princesse de sa famille. Il ne s'y trouvait que son frère Philippe, qui reçut le lendemain l'ordre du Saint-Esprit.

Dix jours après, Louis XIV quittait Reims pour se rapprocher de son armée de Flandre.

Ici, bien que le cardinal de Mazarin conserve la direction des affaires d'Etat, s'ouvre réellement, et s'ouvre avec éclat, le règne personnel de Louis XIV, dont on peut dire que la capacité gouvernementale n'attendit pas le nombre des années.

Le cardinal de Retz s'échappe de prison et se rend à Rome, début, non le terme de ses nombreuses pérégrinations à l'étranger. Archevêque de Corinthe in partibus, coadjuteur de son oncle, l'archevêque de Paris, on le sait, nommé cardinal en 1651, mais frondeur obstiné, il était enfermé au donjon de Vincennes en 1654, lorsque la mort du titulaire du siège archiépiscopal qu'il était appelé à occuper rendit ce siège vacant. Louis XIV exigea qu'il se démît de cette haute situation ecclésiastique, ce qu'il fit en 1662. Il reçut en dédommagement la riche abbaye de Saint-Denis.

Cromwell meurt. L'Angleterre, alors réconciliée avec la France, reste son alliée contre l'Espagne ; Christine, reine de Suède, vient en France ; Léopold Ier devient empereur d'Allemagne par la mort de Ferdinand III.

Tous ces incidents, d'autres petits événements de moindre importance encore, n'agissent qu'accessoirement sur la situation intérieure de la France. Louis XIV est victorieux sur tous les points où la guerre continue. Le 14 juin 1658, le maréchal de Turenne remporte, entre Dunkerque et Nieuport, sur les Espagnols, que commandait Don Juan d'Autriche, la victoire des Dunes, qui amena le traité des Pyrénées comme la victoire de Lens avait amené le traité de Westphalie.

La défaite militaire du roi d'Espagne fut aussi la défaite politique du prince de Condé dont la paix des Pyrénées décida la soumission cite, cette fois, fut complète et définitive.

Le traité des Pyrénées, c'était la pacification générale, la paix générale, c'était aussi le mariage de Louis XIV avec Marie-Thérèse d'Autriche, fille de Philippe IV, roi d'Espagne.

Il y eut de longs préliminaires avant que le cardinal de Mazarin, négociateur pour la France et Louis de Haro, négociateur pour l'Espagne, logés, l'un à Saint-Jean-de-Luz, l'autre à Saint-Sébastien, pussent se joindre dans l'île des Faisans, qui était une île de la Bidassoa. Enfin, le 7 novembre 1658, fut signé le traité des Pyrénées, dont la clause principale était le mariage de Louis XIV avec l'infante Marie-Thérèse.

Ce traité contenait cent vingt-quatre articles. Il était fait entre les deux rois, sans autre intervention ni médiation de qui que ce fût, par la seule entremise de leurs ministres.

La France gardait, de ses conquêtes, du côté des Pays-Bas, d'abord Arras, Hesdin, Bapaume, Béthune, Lilliers, Lens, le comté de Saint-Pol, Térouane, Pas, c'est-à-dire tout l'Artois, moins Aire et Saint-Orner ; en Flandre, Gravelines avec ses forts, Bourbourg et Saint-Venant ; en Hainault, Landrecies et le Quesnoy ; dans le Luxembourg, Thionville, Montmédy, Damvilliers, Yvoy, Chavancy et Manille. Pour Bergues et la Bassée, qui lui avaient été précédemment délaissés et qu'elle consentait à échanger, on lui donnait Mariembourg et Philippeville situés entre la Sambre et la Meuse. Dans le même pays et par d'autres considérations, elle acquérait Avesnes. Du côté de l'Espagne, on lui abandonnait le Roussillon, le Confions, et ce qui pourrait se trouver de la Cerdagne en deçà des Pyrénées, C'était là ce que le royaume très chrétien avait gagné par la guerre. Les restitutions auxquelles il s'obligeait pouvaient encore lui faire honneur. Il remettait au roi catholique : dans les Pays-Bas, Ypres Oudenarde, Dixmude, Fumes, Menine, Menin, Comines, Bergues et la Bassée ; en Italie, Valence et Mortara ; dans le comté de Bourgogne, Saint-Amour, Bleterans et Joux ; en Espagne, Roses, la Trinité, Cadagues, la Seu-d'Urgel, Toxen, la Bastide, Baga, Ripol et le comté de Cerdagne. Pour ce qu'on lui avait pris, il le recouvrait en entier, et fort heureusement l'énumération n'en était pas longue ; c'était Rocroy, le Catelet et Linchamp. Le Roi recevait ces places, non pas du prince qui les occupait, mais du roi d'Espagne.

Le roi très chrétien, à la prière du roi catholique, recevait en sa bonne grâce le duc de Lorraine et promettait de lui rendre son duché, après toutefois que les fortifications ;de Nancy auraient été démolies pour ne plus être refaites ; mais il gardait Moyenvic, tout le duché de Bar, le comté de Clermont, Stenay, Dun et Jamets, et il se réservait le passage par la Lorraine pour les troupes qu'il aurait occasion d'envoyer en Alsace, à Brisach et à Philisbourg. Le prince de Condé ayant témoigné sa douleur de la conduite qu'il avait tenue depuis quelques années et promis de réparer le passé par une entière obéissance à tous les commandements du roi, il était convenu entre les deux rois que ce prince désarmerait au plus tard dans huit semaines, en licenciant réellement ses troupes, sans pouvoir les céder à qui que ce fût ; qu'il enverrait au roi de France un acte signé de lui, portant sa soumission à tout ce qui était réglé pour ses intérêts et renonciation à toutes ligues, intelligences et traités qu'il avait pu faire ; ensuite de quoi, il pourrait rentrer en France et même à la cour, et y reprendre ses biens, honneurs, dignités et privilèges.

Louis de Bourbon, deuxième du nom, quatrième prince de Condé, recouvra donc alors, avec ses autres domaines, le duché de Bourbon que Louis XIV avait détaché, le 26 février 165r, du domaine de la Couronne pour le lui attribuer, en vertu d'un contrat d'échange, principalement avec le duché d'Albret, destiné au second duc de Bouillon, de la maison de la Tour-d'Auvergne, récemment réconcilié avec la Cour, et qui, né calviniste, en 1605, mourut catholique, en 1652, sans avoir eu le temps de jouir des bénéfices de cette réconciliation.

Louis XIV, stipulant pour le duc de Savoie, lui faisait restituer Verceil et Cencio. Le duché de Mantoue restait acquis à la maison de Gonzague et Pignerol restait acquis à la France.

Le 2 février 1659, ce traité des Pyrénées, si glorieux pour Louis XIV, si avantageux pour la France, était ratifié par les deux cours du Louvre et de l'Escurial. Le même jour, le duc Gaston d'Orléans mourait à Blois et laissait vacant son titre qui allait devenir celui de Monsieur, Philippe, alors duc d'Anjou, frère du roi et tige, on l'a dit, de la branche cadette de la dynastie des Bourbons.

Le 3 juin de cette même année, le mariage par procuration entre Louis XIV et Marie-Thérèse d'Autriche se fit dans l'église de Fontarabie. L'étiquette le voulait ainsi. Le lendemain, Anne d'Autriche, son frère Philippe IV, qu'elle n'avait pas revu depuis quarante-cinq ans et la jeun e reine de France, se rendirent dans l'île des Faisans, aussi appelée île de la Conférence.

Le traité des Pyrénées, le mariage de Louis XIV avec Marie-Thérèse d'Autriche, qui fut béni le 9 juin 1660, à Saint-Jean-de-Luz par l'évêque de Bayonne, ne sont pas les derniers actes politiques du cardinal de Mazarin. Il signa aussi avec le duc Charles de Lorraine, un accord qui ne devait pas être le dernier fait par ce remuant personnage avec le roi de France. Ce fut son testament d'homme d'État. Le 9 mars 1661, il disparaissait de la scène du monde, comme son prédécesseur, le cardinal de Richelieu, presque au même âge, comme lui, après dix-huit ans de pouvoir ministériel.

Le cardinal de Mazarin a eu le mérite de maintenir la politique monarchique et patriotique du cardinal de Richelieu, politique à laquelle la France a dû son unité territoriale, que l'affermissement de l'autorité royale pouvait seul lui donner.

L'Espagne abaissée, la prépondérance de l'Autriche en Allemagne amoindrie, la France au premier rang en Europe : telle était l'œuvre extérieure du cardinal de Mazarin.

Le cardinal de Mazarin laissait, comme son prédécesseur, une fortune immense qui pouvait, qui devait prêter à la critique. Mais il l'offrit tout entière à Louis XIV, dont il disait la tenir, et Louis XIV lui en rendit la libre disposition. C'est à ses libéralités que l'on doit la création du Collège des Quatre-Nations, aujourd'hui le Palais de l'Institut, et le commencement de la riche bibliothèque que ce palais renferme.

Il est difficile, il est même impossible de négliger les diverses discussions qu'a motivées la persistance opiniâtre de la protection, on peut dire de l'amitié, qu'Anne d'Autriche a constamment et énergiquement accordée au cardinal de Mazarin.

On sait que le cardinal de Mazarin n'était nullement prêtre, il était ce que l'on appelle cardinal laïque. Rien ne s'opposait donc à son mariage. Il pourrait avoir été le mari morganatique d'Anne d'Autriche, comme Mme de Maintenon devait être plus tard la femme morganatique de Louis XIV. C'est ce que prétendent les chroniques de l'époque.

Il y a ici deux explications. Dans les maisons royales, le mariage morganatique est religieusement très régulier, seulement il ne donne pas aux enfants qui en pourraient naître le droit d'hérédité à la Couronne. Mais il est très légitime et suffit parfaitement pour les consciences catholiques.

D'après ces mêmes chroniques, Louis XIV connaissait le secret du mariage morganatique de sa mère, Anne d'Autriche, avec le cardinal de Mazarin ; et c'est ainsi qu'elles expliquent l'attitude affectueuse qu'il a eue pendant la maladie et à la mort de son premier ministre, qu'il est allé visiter aux dernières heures au château de Vincennes, où il s'était fait transporter.

Cependant cette version est absolument inacceptable, inadmissible. A sa dernière heure, le cardinal de Mazarin faisait toujours partie du sacré collège, puisqu'il est mort avec la pourpre.

Or, la situation d'époux était incompatible avec celle de cardinal.

Lorsqu'un cardinal laïque ou diacre rentrait dans le monde et se mariait, avec l'autorisation préalable du Pape, il sortait d'abord du sacré collège et renonçait à la pourpre.

Le cardinal de Mazarin a pu posséder le cœur d'Anne d'Autriche, qui, peut-être, en lui aimait l'homme autant qu'elle appréciait le ministre, mais leur prétendu mariage morganatique secret doit être relégué au rang des fables.

Le nom de Richelieu a été continué avec quelque éclat par Louis-François-Armand du Plessis, qui était, par les femmes, arrière-petit-neveu du grand ministre de Louis XIII et qui fut, sous Louis XV, maréchal de France.

Il est difficile d'oublier que le cardinal de Mazarin a fait venir en France cinq nièces, célèbres à divers titres, filles de sa sœur, mariée à un patricien de Rome, du nom de Laurent Mancini.

L'aînée, Laure Mancini, épousa, en 1651, le duc de Mercœur, frère du duc de Beaufort et fils ainé du duc César de Vendôme, qui ne mourut qu'en 1665.

La quatrième, Hortense Mancini, la préférée de son oncle, avait épousé Charles de la Porte, marquis de la Meilleraye. Le cardinal de Mazarin leur légua, par son testament, le duché-pairie érigé sous son nom.

La seconde, Olympe Mancini, épousa Eugène-Maurice de Savoie, fils puiné du prince de Carignan et de Marie de Bourbon, qui était comte de Soissons, du chef de sa mère. Elle eut une existence vagabonde et agitée, et, devenue veuve, mourut à Bruxelles.

La troisième, Marie Mancini, dont Louis XIV s'était occupé, mariée au connétable Colonna qui l'emmena bientôt à Naples, n'eut également qu'une vie agitée, accidentée, et mourut tout à fait oubliée.

La cinquième, Anne Mancini, devint, après son mariage avec Godefroi, duc de Bouillon, la protectrice de La Fontaine. C'est son meilleur titre aux yeux de l'histoire et de la postérité.

Un neveu du cardinal de Mazarin, du nom de Mancini, devint duc de Nivernais, titre que sa descendance a conservé jusqu'en 1789, époque à laquelle cette famille en a été dépossédée.

Le jour où mourut le cardinal de Mazarin, Louis XIV n'avait pas encore accompli sa vingt-troisième année. Mais il avait la science du gouvernement à un degré rare.

Il pouvait être lui-même son premier ministre. Le lendemain, il assembla matinalement au Louvre un conseil où vinrent siéger le chancelier Séguier, le surintendant des finances Fouquet, Hugues de Lionne, que Mazarin avait formé et qui devait occuper plus tard, avec une grande distinction, la secrétairerie d'État des affaires étrangères, Le Tellier, du Plessis-Guénégaud, de Brienne et de la Vrillière.

Messieurs, leur dit-il, je vous ai fait assembler pour vous dire que, jusqu'à présent, j'ai bien voulu laisser gouverner nies affaires par feu M. le cardinal, mais que dorénavant j'entends les gouverner moi-même ; vous m'aiderez de vos conseils quand je vous les demanderai.

Ces fières paroles royales étaient un acte.

Le même jour, le président de l'assemblée du clergé, Harlay de Champvallon, archevêque de Rouen, se préoccupant de la distribution des faveurs et des grâces dont la feuille des bénéfices était la source, distribution que le cardinal de Mazarin avait faite, sans partage et sans contrôle, jusque-là, vint trouver Louis XIV et lui demanda à qui désormais il devait s'adresser pour les affaires de ce genre. A moi, monsieur l'archevêque, répondit sèchement le Roi. Il n'est pas exact pourtant qu'il ait jamais dit : L'État, c'est moi. Ce mot, qu'on lui a prêté à tort, est une fausse légende.

Mais sa réponse à l'archevêque de Rouen est vraie.

La feuille des bénéfices !

Il y a dans ces quatre mots tout un système politique, religieux et national qui s'adaptait admirablement à la doctrine de Louis XIV.

Ce système n'était pas nouveau. Il n'était nouveau ni dans ses causes, ni dans ses effets, car il remontait au règne de François Ier. Il était l'œuvre réfléchie de l'École de Toulouse, fille de l'Université et du Parlement de cette ville, école de légistes, autoritaire et centraliste, s'inspirant des tendances à la fois monarchiques et catholiques de la nation.

L'illustre chef de cette École avait été, à l'origine, Antoine Duprat, d'abord premier président du parlement de Paris, ensuite chancelier de France. Devenu veuf, il entra dans les ordres, fut nommé archevêque de Sens, puis promu au cardinalat.

Chef du ministère, comme on dirait à notre époque, Antoine Duprat négocia le concordat de 1516, qui fut conclu entre Léon X et François Ier, dans les circonstances suivantes, qu'il n'est pas inutile de rappeler, parce qu'elles expliquent pourquoi les événements religieux ont marché en France en sens inverse du cours qu'ils ont suivi en Allemagne, dans le nord de l'Europe et en Angleterre.

En 1438, sous Charles VII, une pragmatique sanction, publiée à Bourges, avait réglé les rapports du pouvoir spirituel ou pontifical et du pouvoir temporel ou royal, dans des conditions provisoires qui ne furent ni complètement acceptées au Vatican, ni rigoureusement exécutées en France.

Antoine Duprat abandonna la pragmatique sanction de 1438, lors de l'entrevue qu'eurent, à Bologne, Léon X et François Ier, entrevue d'oie sortit le concordat de 1516 entre la cour de Rome et la cour de France.

Les préoccupations qui ont présidé à ce concordat étaient moins d'ordre politique et religieux que d'ordre spécialement économique.

Avant, même après Charles VII, le souverain pontife tenait en France ce que l'on a depuis appelé la feuille des bénéfices.

Léon X remit, en fait, par le concordat de 1516, aux mains de François Ier cette feuille des bénéfices, en lui reconnaissant le droit qu'il abandonnait de choisir le bénéficiaire, évêque, abbé ou prieur, ce qui était lui concéder la libre et réelle disposition des biens ecclésiastiques.

La question économique se liait ici étroitement à la question politique. Dans ce que nous devons continuer d'appeler la feuille des bénéfices, la Royauté avait un puissant moyen d'influence sur la haute et moyenne noblesse, à laquelle étaient généralement réservés les biens ecclésiastiques, puisque le Roi nommait aux évêchés, aux abbayes et aux prieurés. C'est ce qu'Antoine Duprat avait compris et voulu.

Il n'y avait pas là, d'ailleurs, qu'un levier de gouvernement. La question économique se trouvant résolue à l'amiable par le concordat de 1516, ni l'Église, ni l'État n'eurent aucun intérêt de verser dans le protestantisme et la France resta catholique à l'heure où la Suisse, où l'Allemagne, où l'Angleterre, où la Suède passaient, en grande partie, à la Réforme naissante, dont le gouvernement de François Ier fut l'adversaire déterminé.

Ce n'est pas seulement le Roi qui voulait cette politique. C'était la France qui l'imposait, la France qui, toute imprégnée du sentiment le plus élevé de l'unité nationale, demandait, avec la même énergie, la même opiniâtreté que la Royauté dominât tout les pouvoirs et que le catholicisme régnât sur toutes les consciences.

On retrouve à la même époque le germe de la politique extérieure qui devait, de Henri IV à Louis XIV, poursuivre avec ténacité l'abaissement de la maison d'Autriche dont Charles-Quint tenait alors la puissante épée.

Ainsi, à tous les points de vue, c'était l'âme de la France qui était passée tout entière dans l'âme des Bourbons.

Des indices du caractère de Louis XIV, qui eut de très bonne heure le sentiment élevé de sa dignité et de son droit, s'étaient déjà produits à diverses époques. Le jour de son baptême officiel, Louis XIII mourant lui ayant demandé, au retour de cette cérémonie religieuse, comment il s'appelait : Louis XIV, répondit-il. — Pas encore, reprit en souriant Louis XIII.

On connaît l'acte historique par lequel Louis XIV, qui était majeur mais qui n'avait pas encore seize ans, annonça que lorsqu'il avait pris une résolution et donné un ordre, il entendait être obéi.

C'était au milieu des agitations de la Fronde. Il fallait de l'argent pour l'armée. On porta des édits fiscaux au parlement de Paris qui voulut, avant de les enregistrer, en délibérer en assemblée générale.

Averti de ce commencement de résistance à sa volonté, Louis XIV se rendit du château de Vincennes, où il avait alors sa résidence, au parlement de Paris, en habit de chasse, des éperons à ses bottes, un fouet à la main, s'assit au fauteuil du premier président et s'exprima en ces termes :

Messieurs, chacun sait les Malheurs qu'ont produits les assemblées du parlement ; je veux les prévenir et j'ordonne que l'on cesse celles qui sont commencées sur les édits que j'ai apportés, lesquels je veux être exécutés. Monsieur le président, je vous défends de souffrir aucune assemblée, et à aucun de vous de les demander.

D'après le père Paulin, c'est Louis XIV, à peine majeur, qui, en 1652, avait personnellement dirigé l'arrestation du cardinal de Retz, avec autant d'énergie que d'habileté. Il fallait cette précocité d'intelligence et de fermeté pour détruire au dedans ce qui restait encore d'esprit de faction, dernier obstacle à l'établissement de l'ordre et de l'unité.

Le cardinal de Mazarin rendit à Louis XIV le même service que le cardinal de Richelieu avait rendu, en le lui recommandant, à Louis XIII ; il appela son attention sur Jean-Baptiste Colbert, qui fut créé marquis de Seignelay et qui exerça dans le gouvernement une heureuse influence, une action utile. Mais il ne fut que l'un des ressorts de l'administration et n'eut pas à décharger le Roi du fardeau des affaires.

Louis XIV apporta dans l'étude des questions pratiques la même ténacité que dans le règlement des questions politiques. On lui a reproché d'être fastueux. II fut encore plus laborieux que fastueux. Il voyait, il appréciait, il décidait tout par lui-même. Au conseil, il prêtait une attention soutenue au langage des hommes compétents. On en cite une preuve manifeste.

Le premier président du parlement de Paris étant mort, sa situation était vacante. Il s'agissait de choisir pour l'occuper, le plus digne, le plus honnête, le plus capable.

Le choix de Louis XIV s'arrêta sur Guillaume de Lamoignon qui n'était que maître des requêtes, et il justifia ce choix en disant : Je ne comprends que les affaires qu'il rapporte.

C'est une grande qualité que de savoir reconnaître la valeur des hommes. Louis XIV avait cette qualité au suprême degré. Il aimait le faste, la représentation. Cela prouve qu'il était dans le mouvement de la civilisation et du progrès ; cela prouve aussi qu'il avait la passion des grandes et belles choses, dans les arts, les lettres et les sciences ; cela prouve encore qu'il avait ce que nous appelons l'orgueil du patriotisme et qu'il voulait pour son pays toutes les grandeurs et toutes les gloires, celles du génie aussi bien que celles des armes. Aussi son règne, s'il fut l'apogée de la royauté, fut aussi l'apogée de la France.

D'ailleurs Louis XIV s'est peint lui-même dans ses Mémoires et dans ses Notes. Nous ne saurions mieux faire que d'y chercher son portrait moral et royal.

D'après ces Mémoires et ces Notes, Louis XIV avait médité de très bonne heure sur les conditions de la royauté, dont il reconnaissait les devoirs en même temps qu'il en maintenait les droits. S'il rapporte tout à lui, c'est qu'il doit pourvoir à tout.

Voici, d'après M. Casimir Gaillardin, historien dont l'Académie française a couronné le travail, les traits principaux de la théorie du pouvoir telle que Louis XIV l'avait comprise.

Il ne faut qu'un maitre dans l'État, parce que la multiplicité des pouvoirs produit toujours de grands malheurs. Dans ce partage de l'autorité, un gouverneur s'attribue des droits injustes ; les troupes vivent dans la dissolution ; le gentilhomme tyrannise le paysan ; tout receveur, tout élu, tout sergent, exerce une insolence d'autant plus criminelle qu'elle s'appuie sur l'autorité du roi. Ces crimes divers ont une seule victime, le peuple.

Ainsi pensait Louis XIV en 1661. Depuis, plus de deux siècles se sont écoulés, et nous ne voyons pas ce que la sagesse et l'expérience humaines y ont ajouté.

Fidèle à ces maximes, Louis XIV distribua ses heures de travail, ses heures de récréation ou de repos, ses heures d'audience : sa vie officielle était réglée comme une montre. Il recevait tous les visiteurs, tous les placets, il écoutait toutes les plaintes avec une patience admirable. Voici, du reste, comment il s'exprime sur ce point :

C'est par le travail, dit-il, que l'on règne, c'est pour cela qu'on règne ; il y a de l'ingratitude à l'égard de Dieu, de l'injustice et de la tyrannie à l'égard des hommes, de vouloir l'un sans l'autre. Je ne puis vous dire quel fruit je recueillis aussitôt après cette résolution. Je me sentis comme élever l'esprit et le courage, je me trouvai tout autre, je découvris en moi ce que je n'y connaissais pas, et je nie reprochai avec joie de l'avoir si longtemps ignoré. Cette première timidité que le jugement donne, et qui me faisait peine, surtout quand il fallait parler un peu longtemps et en public, se dissipa en moins de rien. Il me sembla alors que j'étais roi et né pour l'être.

A la surprise générale, Louis XIV persévéra dans ce système et dans ce labeur. Il s'instruisit de toutes les affaires du dehors et du dedans, il pourvut et répondit à tout, afin de concentrer en lui-même toute l'autorité royale. Il gouverna donc par lui-même, il fut le maître, et le seul maître, secondé par des capacités dévouées, mais d'une situation personnelle secondaire. Il ne pouvait, avec ces résolutions, admettre ni les princes du sang, ni les grands du royaume pour collaborateurs, convaincu qu'ils auraient bientôt aspiré à lui imposer leur volonté au lieu de servir la sienne. Il n'admit même pas Monsieur, Philippe, duc d'Orléans, son frère, à l'égalité d'honneur avec lui. C'est dans les questions de politique extérieure surtout qu'il se réserva le premier rôle. Ses ministres des affaires étrangères n'étaient en réalité que ses secrétaires. Il eut toujours la direction absolue de la diplomatie, comme l'avait eue, du reste, Henri IV.

Ce fut un bonheur pour la France, car deux pensées ont dominé et illustré son règne par les merveilleux résultats qu'elles ont produits : l'organiser au dedans sous l'autorité royale ; lui donner au dehors le premier rang. Ce double but, il devait l'atteindre.

Aussi Boileau put-il publier, dans sa première œuvre sérieuse, ces vers qui étaient plus d'un enthousiaste que d'un courtisan :

Jeune et vaillant héros, dont la haute sagesse

N'est pas le fruit tardif d'une lente vieillesse,

Et qui seul, sans ministre, à l'exemple des dieux,

Soutiens tout par toi-même et vois bout par tes yeux.

Louis XIV eut, comme Henri IV, de passagers attachements de cœur, dont le plus sincère et le plus profond est celui que lui inspira Louise de La Baume Le Blanc, qu'il créa duchesse de La Vallière, qui resta, quoique aimée d'un roi dont la puissance égalait la séduction, simple et modeste, et qui mourut avec le voile de carmélite, sous le nom de sœur Louise de la Miséricorde.

La duchesse de La Vallière vivait tout à fait retirée du inonde depuis déjà trente-trois ans, dans le couvent des Carmélites du faubourg Saint-Jacques, lorsque, dans l'intérêt de ses compagnes en religion, elle écrivit au contrôleur général des finances, une lettre dont voici le texte :

Comme vous avez la bonté, monsieur, que l'on s'adresse directement à vous pour ce qui regarde les bancs et lanternes, nous vous supplions d'ordonner que l'on reçoive au bureau, en paiement de ce qui reste dû, partie en argent, partie en billets.

L'on est, je vous assure, monsieur, dans une telle peine pour trouver de l'argent, que l'on ne sait que faire pour avoir ce qui est absolument nécessaire pour vivre, y ayant bien des choses pour lesquelles il en faut et dont on ne peut se passer.

Nous attendons cette grâce de vous, et que vous nous ferez l'honneur de nous croire très véritablement votre très humble et très obéissante servante,

Sœur LOUISE de la Miséricorde.

Bien que l'assimilation serait ici contraire à l'histoire et à la vérité, après la duchesse de La Vallière, il est nécessaire de faire intervenir le nom de Françoise d'Aubigné, marquise de Maintenon, veuve du grotesque poète Scarron, avant de devenir la gouvernante des enfants, plus tard légitimés, que Louis XIV avait eus de Françoise-Athénaïs de Rochechouart de Mortemart, marquise de Montespan, seconde favorite, et, comme Gabrielle d'Estrées, plus ambitieuse qu'aimante, mais sans relief d'aucun genre.

Mme de Maintenon, d'après les témoignages les plus irrécusables de ses contemporains, eut toujours une vie digne, une attitude réservée. Mariée morganatiquement avec Louis XIV, traitée en Reine par la famille royale, elle montra dans cette situation, qui n'était un secret que pour le public, infiniment de tact ; elle n'eut pas maison dans le palais de Versailles où elle n'afficha ni luxe, ni domination et où elle garda toutes les apparences d'une modeste sujette.

Il devint donc évident pour tous qu'en faisant consacrer religieusement et secrètement ses relations intimes avec Louis XIV dont elle fut la compagne dévouée, pendant les dernières années du Règne, la marquise de Maintenon n'avait voulu que rassurer sa conscience de chrétienne. Elle eut surtout à la Cour une influence de réformatrice austère, et s'occupa beaucoup moins que ses détracteurs l'ont prétendu des affaires de l'État. Elle se consacra presque uniquement à sa belle création de la maison royale de Saint-Cyr, création qu'autorisa un édit du roi du 30 juin 1686.

Le but de Mme de Maintenon était louable. Elle avait voulu soustraire les jeunes filles pauvres de la noblesse au danger des tentations du luxe et des conseils de la misère. C'est pour atteindre ce but, dans la mesure du possible, qu'elle établit dans le village de Saint-Cyr, non loin du palais de Versailles, une communauté de dames professes et converses qui reçut la mission d'élever, chacune en vertu d'un brevet personnel, signé du Roi, deux cent cinquante jeunes filles.

Nous avons donné une lettre de sollicitation adressée par la duchesse de La Vallière au contrôleur général des finances.

Voici le pendant de ce billet. C'est une courte lettre de recommandation d'un style très simple, d'un ton très modeste, que la marquise de Maintenon adresse à M. Desmaretz, alors élevé à ce poste. Il est supposé avoir été écrit de Versailles vers le 8 octobre 1714.

A Monsieur,

Monsieur Desmaretz,

Oserais-je, Monsieur, vous prier d'être favorable à M. l'évêque de Poitiers, dans la demande qu'il fait d'une somme de deux mille livres de la coupe de quelques balivaux pour mettre sa maison en sûreté. Je sais que les règles sont contre lui, mais je sais aussi que le Roy en sort quelquefois et que cet évêque ne le demande que par le besoin qu'il en a. Je me sers avec plaisir de cette occasion pour vous assurer, monsieur, que je suis bien véritablement votre très humble et très obéissante servante.

Les entraînements de cœur de Louis XIV ne furent pas ceux d'un corrompu, d'un dépravé, d'un vicieux, car lui-même condamna sévèrement, en principe, les relâchements de mœurs dans des réflexions morales qu'il destina à l'éducation de son fils. Ces réflexions prouvent que ses attachements illégitimes n'ont jamais étouffé ses sentiments chrétiens.

Voici, d'après les mémoires mêmes de Louis XIV, sa pensée intime sur la question des mœurs d'un roi :

Je vous dirai premièrement que, comme le prince devrait être un parfait modèle de vertu, il serait bon qu'il se garantît des faiblesses communes au reste des hommes, d'autant qu'il est assuré qu'elles ne sauraient demeurer cachées. Et néanmoins s'il arrive que nous tombions malgré nous dans quelqu'un de ces égarements, il faut du moins, pour en diminuer la conséquence, observer deux précautions que j'ai toujours pratiquées : la première, que le temps que nous donnons à notre amour ne soit jamais au préjudice de nos affaires : la seconde, qui est la plus délicate et la plus difficile à pratiquer, c'est qu'en abandonnant notre cœur il faut demeurer maître absolu de notre esprit, que la beauté qui fait nos plaisirs n'ait jamais la liberté de nous parler de nos affaires ni des gens qui nous y servent. Ces précautions satisferont en quelque façon à votre état comme prince, mais pour rendre à Dieu ce que vous lui devez comme chrétien, il est bon de s'abstenir de tous ces commerces illicites qui ne sont presque jamais innocents. Et dans ce dernier moment où nous arriverons peut-être plus tôt que nous ne pensons, Dieu ne nous demandera pas si nous avons vécu en honnête homme, mais si nous avons gardé ses commandements.

Louis XIV, bien que les apparences aient pu quelquefois faire supposer le contraire, a toujours parlé de sa femme, Marie-Thérèse d'Autriche, avec beaucoup d'affection, ainsi que le prouve la lettre autographe suivante, écrite au roi d'Espagne Charles II, à l'occasion de la mort de cette princesse, décédée à Versailles le 30 juillet 1683, ayant auprès d'elle son mari, son beau-frère, Philippe, duc d'Orléans, et son fils le Dauphin.

Saint-Cloud, 1er août 1683.

Au roi d'Espagne.

Monsieur mon frère, beau-frère et neveu, c'est avec une extrême douleur que je donne part à Votre Majesté de la perte que j'ai faite de la Reyne, nia très chère épouse. Vous étiez si proches qu'on ne peut douter, que ce funeste coup ne vous soit sensible aussi bien qu'à moi. Dieu nous veuille consoler par sa sainte grâce, et, au surplus, conserver Votre Majesté comme je désire.

On a de Marie-Thérèse d'Autriche une lettre autographe en espagnol écrite à sa belle-mère, Marie-Anne d'Autriche, alors régente d'Espagne, pendant la minorité de Charles II.

Chérie de mon âme et de ma vie, le duc de Mazarin m'a demandé d'écrire à V. M. parce qu'il envoie aujourd'hui une personne pour acheter douze chevaux. V. M. me fera la grâce d'accorder permission pour qu'il puisse les acheter. Dieu me garde à V. M. señora de mon cœur comme je le désire.

De Saint-Germain, ce 19 de février 1661.

La bonne fille de V. M. qui plus la chérit et l'estime

MARIE-THÉRÈSE.

Si Louis XIV avait le tort de trop aimer les plaisirs, il avait le mérite de haïr beaucoup les dilapidateurs des deniers publics, pour dire le vrai mot enfin, les pillards de l'administration des finances. Il établit une chambre de justice qui jugea et condamna un assez grand nombre de personnes accusées de malversations. Le plus célèbre des procès de ce genre fut celui de Nicolas Fouquet, qui mérita son sort, et dont l'arrestation et la détention n'eurent d'autre cause que les monstrueuses concussions à l'aide desquelles il affichait le faste insolent d'un parvenu.

Ce procès fut préparé, avec dissimulation, par Louis XIV, avec la collaboration de Colbert qui l'avait éclairé sur cet orgueilleux et cupide surintendant des finances, mettant le trésor public au pillage à son profit personnel, éblouissant le tout Paris de son temps par son luxe et qui crut fasciner la Cour en donnant à son souverain, le 17 août 1661, dans sa terre et sa résidence de Vaux une fête qui fut une merveille de magnificence.

Cette résidence, bâtie sur les bords de la Seine, à quelques lieues de Paris, avait coûté huit millions, ce qui équivaut à quarante millions d'aujourd'hui. Scudéry en avait décrit l'année précédente les splendeurs dans sa Clélic, et Louis XIV put constater que cette description était exacte. C'était partout, dans les décorations, dans les allégories, Fouquet gouvernant le monde par son génie et sa munificence.

Sur un théâtre dressé dans un jardin, dont les décors étaient au naturel, on joua les Fâcheux, comédie que Molière avait faite sur commande du maître de la maison. On servit le festin sur des tables où l'on vit trente-six douzaines d'assiettes en or massif. Enfin, on tira sur la grande pelouse un feu d'artifice dont le bouquet éclaira la marche de Louis XIV rentrant dans le château avec sa mère Anne d'Autriche.

Louis XIV se rendit à Nantes, où Fouquet eut ordre de le suivre. C'est là que, sortant de travailler dans la matinée avec son souverain, il fut jeté, par le capitaine des mousquetaires, dans une voiture. Étonné, il s'écria : Est-ce que vous m'arrêtez ?Oui, monsieur, répondit d'Artagnan, par ordre du Roi.

Fouquet, dont le procès fut long, dont les juges siégeaient à l'Arsenal, sous la présidence de Pierre Séguier, fut sauvé de la peine de mort, mais il fut condamné à une détention perpétuelle qu'il subit pendant quinze ans dans la forteresse de Pignerol, ce qui a donné naissance à la légende du Masque de fer, frère jumeau supposé de Louis XIV, fable aussi fausse qu'invraisemblable.

Le procès des financiers devant la chambre de justice fut suivi des Grands Jours qui furent le procès des puissants et des riches appartenant au corps de la noblesse et qu'une longue impunité avait enhardis et encouragés dans leur tyrannie, souvent accompagnée de violences, de spoliations et de crimes à l'égard du peuple et même de la bourgeoisie.

Louis XIV entendait que la justice royale atteignît les nobles aussi bien que les financiers. Il décréta la tenue des Grands Jours à Clermont, au centre de l'Auvergne. La terreur fut générale dans l'aristocratie de province ; la joie fut immense dans le peuple des campagnes. Les coupables furent jugés, condamnés et punis.

L'égalité devant la loi ou devant le Roi était entrée dans le domaine de la justice.

L'heure des grandes guerres du glorieux règne de Louis XIV allait venir, mais n'était pas encore venue. Après l'arrestation, la condamnation et la réclusion de Fouquet, il y eut à s'occuper de la réorganisation des finances. Ici Colbert fut le Sully de Louis XIV, bien qu'avec moins d'initiative personnelle. Il ne resta étranger qu'à la diplomatie et à la guerre. Il administra le commerce, l'industrie, l'agriculture, les lettres, les arts, les sciences, comme la police, les fortifications des ports et les voies de communication. Il fut le grand administrateur du règne.

Spécialement contrôleur général des finances, diminutif officiel du titre de surintendant, qui était supprimé, Jean-Baptiste Colbert, marquis de Seignelay, eut sous sa direction les bâtiments et les manufactures.

François-Michel Le Tellier, qui devint marquis de Louvois, qui était le fils d'un collègue obscur de Colbert, et qui fut avec lui l'un des principaux collaborateurs de Louis XIV dans le gouvernement, administra le département de la guerre.

Louvois était jaloux de Colbert ; mais il a su distinguer Vauban et Catinat sans s'offusquer de leur renommée. Il a organisé la victoire dans les jours prospères et organisé la défense dans les jours défavorables. C'était un Carnot monarchique, autrement capable, autrement fort que le Carnot' républicain qui n'eut que la peine d'utiliser les ressources militaires admirables que le gouvernement de Louis XVI lui avait léguées.

La soumission des parlements, la résurrection de la marine alors amoindrie, la réorganisation de l'armée, déjà forte, la réforme des finances et d'autres améliorations, d'autres progrès à l'intérieur, remplirent principalement les cinq premières années du règne de Louis XIV, après la mort du cardinal de Mazarin. Les ports de Toulon, de Rochefort et de Brest, datent de cette époque. Il fallut rivaliser avec la Hollande et l'Angleterre qui avaient de nombreuses et puissantes flottes, protectrices de leur commerce. On y travailla avec ardeur, avec activité.

Un incident subit démontra la nécessité de songer sérieusement à fortifier la marine. Voici le récit curieux de cet incident, qui n'est pas sans analogie avec l'expédition d'Alger, faite aux derniers jours du règne de Charles X.

Les provocations des Barbaresques réclamaient, de la part de toutes les nations commerçantes, des représailles et des mesures préventives contre ces corsaires avides d'esclaves chrétiens et de richesses européennes. Cette nécessité avait inspiré tout d'abord à Louis XIV la pensée de fonder un établissement en Afrique : Ce que je désirerais le plus, écrivait-il au duc de Beaufort, le 19 mars 1662, ce serait que vous pussiez prendre quelque poste fixe en Afrique, soit qu'il fût fortifié, soit qu'il fût dans une assiette à le pouvoir être facilement.

Le duc de Beaufort n'avait pas obtenu du premier coup, et avec les ressources du début, des avantages assez marqués pour satisfaire l'ardeur de Colbert. Mais, en 1663, il eut le bonheur de contenir la flotte d'Alger et de la refouler dans ses ports. Afin de continuer cette première victoire, le Roi décida une expédition composée de vaisseaux, de galères et de six mille hommes d'infanterie.

Le duc de Beaufort, devenu soumis, commandant en chef, Louis-Victor de Rochechouart qui devint duc de Mortemart, qui était duc de Vivonne, frère de Mme de Montespan, capitaine-général des galères, Gadagne, chef des troupes de débarquement, étaient chargés d'accomplir enfin la conquête désirée.

Sur d'autres points, les menaces des Turcs tenaient la chrétienté en grand péril. L'alarme en retentissait jusque dans la chaire par la voix de Bossuet. Les Infidèles diminuaient tous les jours la chrétienté par des armes fortunées.

En 1663, un général ottoman, du nom d'Achmet Kuprugli, s'emparait de Neuhausel, ville de la Hongrie.

L'hiver seul arrêta le vainqueur et sauva Vienne. Devant une telle évidence, l'empereur d'Allemagne, réduit à accepter la lutte, demanda des secours à la diète germanique ; il en obtint, mais à la condition humiliante que les troupes des Cercles auraient leur général particulier. Il s'engageait en outre à faire des levées dans ses États héréditaires ; mais, craignant de n'y pouvoir suffire, il recourut au roi de France, qui lui accorda sans hésiter, six mille auxiliaires. Louis XIV entrait ainsi en Allemagne pour le salut de l'Empire, à la sollicitation de son chef.

L'expédition de Barbarie et la guerre de Hongrie, sont simultanées et connexes. Commencées dans le même mois, elles atteignent leur but principal à huit jours de distance l'une de l'autre. Le roi de France en suit tous les mouvements avec une égale vigilance, semaine par semaine, recueille avec empressement les rapports favorables, et les communique de ceux-ci à ceux-là, comme autant d'encouragements. Des deux côtés, il s'occupe d'aguerrir ses troupes, et de révéler par elles son importance à ses amis et à ses ennemis ; en même temps il expérimente sur les officiers et les soldats ses principes de rigoureuse discipline et d'organisation militaire. Ce sont, en un mot, deux applications de sa politique au dehors et au dedans.

L'expédition de Barbarie a quelques jours de priorité. Louis XIV commença par montrer qu'il en était le véritable chef. Ne pouvant ôter le commandement au duc de Beaufort, qui avait conservé, par les dernières transactions de la Fronde, le titre d'amiral, il le mit du moins sous la garde de Vivonne et de Gadagne. Enfin la flotte sortit de Toulon le 2 juillet, et quelques jours après l'armée débarquait à Gigeri, près d'Alger.

Malgré la résistance des Barbares, Gigeri fut prise le 23 juillet.

Louis XIV en éprouva d'autant plus de joie, que cette victoire dissipait le préjugé de terreur qui protégeait encore les Turcs. Immédiatement il s'occupa d'en assurer les conséquences. Il commanda des travaux de fortifications, et la création d'un bon port à Gigeri.

La guerre de Hongrie, avec plus de difficultés, rapporta presque le même jour une gloire bien plus retentissante. Ici encore Louis XIV avait fait comprendre par le choix du commandant qu'il n'entendait pas se mettre à la merci des grandes illustrations. Il n'appela ni Turenne, ni Condé à la tête de ses troupes. Il y plaça Jean de Coligny, comte de Saligny, en lui adjoignant Lafeuillade et Podwitz, qui eurent le titre de maréchaux de camp.

L'armée française, partie de Metz, et arrivée au Rhin le 31 mai, s'avançait à travers les États de Bade et de Wurtemberg. Malgré les ménagements dont elle usait envers eux, les princes allemands trouvèrent son passage onéreux, et insistèrent pour qu'elle s'embarquât sur le Danube et payât 60.000 livres pour ce transport : Je m'étonne, écrivait Louis XIV, de la répugnance qu'on a de souffrir leur passage, puisqu'elles payent partout ; mais, quoique le prix lui parût excessif, il envoya les 60.000 livres.

Ce qui entretenait la persévérance de Louis XIV, c'était surtout, comme on le voit par ses mémoires, la pensée des services qu'il allait rendre à la chrétienté. L'événement lui donna raison. Ce fut l'armée française, sous les ordres de Coligny, qui amena la déroute complète des Turcs à la bataille de Saint-Gothard que, sans elle, le Margrave de Bade, général en chef de l'armée dite des Cercles et le comte de Montecuculli, général en chef des troupes dites impériales, auraient certainement perdue.

Louis XIV avait atteint son but. Il avait sauvé la chrétienté.

Il en avait encore atteint un autre. Il était sûr de l'héroïsme de ses soldats. Il avait une armée sur laquelle il pouvait compter et avec laquelle l'Europe aurait à compter.

Un échec, promptement réparé, du côté des États barbaresques, fournit à Louis XIV l'occasion de témoigner de son intelligente et vive sollicitude pour les marins et les soldats. Il préludait à la fondation de l'Hôtel des Invalides. Secondé par Colbert, il donna, on va le voir, un grand essor à la marine marchande et à la puissance coloniale de la France, ainsi qu'à la facilité des communications intérieures. On construisit le canal du Midi ou du Languedoc, entreprise dont François Ier avait eu l'idée, que Henri IV avait voulu réaliser ; que le cardinal de Richelieu n'avait pu accomplir et dont l'exécution fut confiée à Pierre-Paul Riquet, baron de Bon-Repos, simplement homme de gabelles, tige de la famille de Caraman, devenue ducale sous la Restauration, et héritière de la principauté belge de Chimay.

Le canal du Languedoc, ou du Midi, devait joindre la Méditerranée à l'Océan. Telle était du moins la pensée de Colbert que l'on vient de reprendre avec plus de largeur et d'étendue, dans le projet d'établissement d'un canal de jonction de ces deux mers.

En 1663, on rétablit les haras, afin de remonter la cavalerie française sans être dans la nécessité de faire au dehors des achats de chevaux considérables.

Dès 1662, on s'était occupé du commerce pour le rendre prospère, de l'industrie pour la rendre florissante. Il y eut bientôt des manufactures, des fabriques, des usines, des exploitations de toutes sortes, et, le Roi donnant l'exemple, il fut ordonné aux riches habitants des villes de ne porter que des étoffes françaises, de n'acheter que des produits français.

C'est alors que Louis XIV acquit de la famille de Jehan Gobelin l'établissement, déjà célèbre, qui devint la merveilleuse manufacture de tapis qu'on appelle encore les Gobelins. L'illustre peintre Lebrun en eut la direction.

Les Gobelins absorbèrent bientôt la Savonnerie, autre manufacture de tapis dont il a été parlé dans ce livre, créée sous Henri IV, et d'abord installée au Louvre. Enfin, en 1664, on établissait à Beauvais, où elle existe toujours, une manufacture spéciale de tapisseries dont on sait le rare mérite et la grande réputation.

Dans le même temps, on ouvrait à Alençon une fabrique de dentelles qui rivalisèrent bientôt de perfection et de beauté avec les dentelles de Bruxelles et de Venise.

Sous l'empire d'une législation énergiquement protectrice, l'industrie française prit très vite un développement considérable. Cependant on concluait à la même époque des traités de commerce et d'échange avec la Suède, le Danemark et la Hollande.

Il n'y avait pas là de contradiction. Le système de la protection doit être pratiqué là où il est utile. Le système de l'échange doit être adopté là où il est nécessaire. C'est l'absurdité de l'absurdité que de vouloir régir ces matières d'après des principes absolus invariables, au lieu de les réglementer selon les temps et les circonstances.

On a vu que, sous Henri IV, Sully avait enrichi les campagnes en autorisant l'exportation des produits agricoles ; en 1662, il y eut en France une famine qui faisait beaucoup de victimes. Colbert acheta alors, par ordre de Louis XIV, des blés étrangers.

Louis XIV et Colbert avaient raison, comme avaient eu raison Henri IV et Sully. Lorsqu'il y a surabondance de produits agricoles, c'est l'heure de las libre exportation. Lorsqu'il y a, au contraire, insuffisance de céréales ou de bestiaux, c'est l'heure de la libre importation.

La seule loi dans cet ordre de faits et d'idées, c'est, selon le mot de Louis XIV, le salut du peuple.

C'est dans cette même période que Louis XIV développa ou plutôt créa la France coloniale. En 1664, on reconstitua la Compagnie des Indes occidentales et on fonda la Compagnie des Indes orientales. On attribua à la première le commerce exclusif de l'Atlantique entre les côtes d'Afrique et les côtes d'Amérique, ce qui lui assignait le Canada, les Antilles, la Guyane. On accorda à la seconde de grands avantages, et on lui assigna l'île de Madagascar, destinée à devenir le point de départ des établissements qu'on devait fonder dans l'Inde.

Enfin on donna une puissante impulsion à l'architecture. On restaura le château de Fontainebleau, on modifia le château de Saint-Germain, on éleva la magnifique colonnade de Perrault du côté de la façade du Louvre qui fait face à l'église de Saint-Germain-l'Auxerrois, on commença à s'occuper du palais de Versailles.

En 1662, à l'occasion de la naissance du Dauphin, qui reçut le prénom de Louis, qui fut ensuite appelé le grand Dauphin et qui devait mourir avant son père, il y eut, devant le palais des Tuileries, un splendide carrousel, qui servit de baptême à cette place que depuis on désigna sous ce nom.

Enfin, au mois de mars 1664, Louis XIV donnait, au palais de Versailles, la fête qui est restée historique sous le nom, approprié à la circonstance : Plaisirs de l'île enchantée.

La cour de Louis XIV surpassa la cour de Bourgogne qui s'était signalée au XVe siècle par la richesse et l'éclat d'une fête également restée historique.

La fête du XVIIe siècle dura huit jours. Voici un fragment de la description officielle.

Tout y parut merveille, dés la première entrée. Aux trompettes des habits de satin et des soleils d'or à leurs banderoles, aux chevaliers des habits de toile d'argent, et des broderies d'or et de jais, au roi une cuirasse de lames d'argent et des broderies d'or et de diamants. Au défilé qui précéda la course de bagues, un char de dix-huit pieds de haut, de vingt-quatre de long, de quinze de large, éclatant d'or et de diverses couleurs ; Apollon assis au plus haut du char avec les quatre Ages à ses pieds, sur les côtés les douze Heures et les douze Signes du Zodiaque. Au ballet du soir, le Printemps sur un cheval d'Espagne, l'Été sur un éléphant, l'Automne sur un chameau, l'Hiver sur un ours ; derrière eux quatre groupes de jardiniers, de moissonneurs, de vendangeurs, de vieillards gelés sous leurs fourrures, représentant par ses attributs chaque saison ; enfin Pan et Diane sur une montagne ombragée d'arbres qui se soutenait en l'air et s'avançait toute seule. Au banquet des dames, un nombre infini de chandeliers, peints d'argent et de vert, de vingt-quatre bougies chacun, et deux cents autres flambeaux de cire blanche tenus par autant de personnes vêtues en masques, pendant que les chevaliers, avec leurs casques couverts de plumes de différentes couleurs et leurs habits de la course, étaient appuyés sur la barrière. Le ravissement était général. Le roi, pour sa part, en ressentait le plaisir cherché de proclamer et de faire reconnaître par tous le rétablissement de l'autorité souveraine. Sa propre devise : un soleil en pierreries avec les mots Nec cesso, nec erro, signifiait que sa vigilance ne se lassait pas, que sa sagesse ne s'égarait jamais.

Louis XIV raisonnait tous ses actes. Il avait sa théorie des divertissements comme celle des devoirs de la royauté. Ils sont, disait-il, utiles à tous les hommes pour délasser du travail, fournir de nouvelles forces, servir à la santé, calmer les troubles de l'âme et l'inquiétude des passions, inspirer l'humanité, polir l'esprit, ôter à la vertu une trempe trop aigre qui la rend quelquefois moins sociable et moins utile.

Cette explication du goût de Louis XIV pour les divertissements est d'autant plus admissible que ce goût a été de tous les temps et dans toutes les cours. Au surplus, il en eut d'autres plus graves, surtout celui des longues guerres qui allaient remplir la plus grande part de sa vie et de son règne.

De toutes les questions intérieures qui ont laissé une trace profonde dans le siècle, dans le règne de Louis XIV, la plus intéressante est peut-être la question religieuse.

Avant d'entrer en plein, pour n'en plus sortir, dans le vaste domaine militaire et diplomatique de ce siècle et de ce règne dont le rayonnement radieux des arts, des lettres et des sciences, de la poésie et de l'éloquence, des mœurs, des salons et des élégances sera le couronnement, nous allons résumer dans un tableau d'ensemble cette question religieuse, la plus haute à toutes les époques, puisqu'elle touche aux fibres les plus délicates de l'âme.

La question religieuse qui embrasse, dans ses diverses phases, une grande partie du règne de Louis XIV, comprend quatre affaires principales distinctes : le quiétisme, le jansénisme, la déclaration du clergé de 1682, charte gallicane de l'église de France, la révocation de l'édit de Nantes, qui était le palladium du protestantisme.

Le quiétisme, venu tardivement, ne fit qu'une courte apparition en France, et si nous en parlons, c'est qu'il mit en conflit religieux deux hautes célébrités chrétiennes de l'époque, Bossuet et Fénelon.

François de Salignac de la Mothe Fénelon, qui mourut archevêque de Cambrai, fut chargé de faire l'éducation du duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV, et publia, pour l'instruction de son élève, son Télémaque qui le fit entrer, en 1696, à l'Académie française.

Jacques-Bénigne Bossuet, qui fut successivement évêque de Condom et évêque de Meaux, et qui joua un grand rôle dans le monde religieux, sous Louis XIV, avait été chargé de faire l'éducation du Dauphin, père du duc de Bourgogne, et publia son Discours sur l'histoire universelle, qui le fit entrer, en 1671, à l'Académie française. Bossuet a donc historiquement devancé Fénelon.

Le quiétisme était une doctrine mystique inventée par un prêtre espagnol du nom de Molinos. Elle fut introduite en France par Jeanne-Marie Bouvier de la Mothe, mariée à Jacques Guyon, fils de l'entrepreneur du canal de Briare.

Fénelon protégea cette doctrine que combattit Bossuet. Innocent XI l'avait condamnée en 1685. Innocent XII censura, en 1699, l'archevêque de Cambrai qui se soumit. Ce fut la fin du quiétisme.

L'histoire du jansénisme, c'est l'histoire de Port-Royal-des-Champs.

Quelque admiration littéraire que l'on ait pour les Provinciales de Blaise Pascal, plus ennemi encore de la Société de Jésus qu'ami de la doctrine de Jansénius, Port-Royal-des-Champs, c'était la ligue à rebours, c'était l'une des citadelles de l'opposition à la royauté, opposition qui sait revêtir tant de formes diverses, c'était une place de guerre de la rébellion de l'époque.

Louis XIV ne s'y trompa pas. Il brisa Port-Royal-des-Champs, ou plutôt la fronde janséniste, comme il avait brisé la fronde parlementaire, comme il avait brisé la fronde princière, et il fit bien, car un État où il y a plusieurs volontés d'égale puissance qui se heurtent est un État perdu.

Les agitations du jansénisme se prolongèrent jusqu'à la fin du règne de Louis XIV. C'est en 1709 seulement que Port-Royal-des-Champs fut rasé, et ce n'est qu'en 1713 que Clément XI, intervenu avec son autorité de souverain-pontife dans ces débats religieux, publia la bulle Unigenitus qui était la condamnation d'un livre de l'oratorien Quesnel, paru en 1671, et favorable aux doctrines de Jansénius qu'Antoine Arnault, dont il reçut le dernier soupir à Bruxelles, en 1694, avait embrassées avec enthousiasme et défendues avec passion.

La déclaration de l'assemblée du clergé de 1682 est généralement attribuée à l'initiative, à l'influence et à l'autorité du grand orateur chrétien de l'époque, à Bossuet, qui s'était déjà immortalisé, à cette date, par sa magnifique oraison funèbre de la première femme de Monsieur, Henriette d'Angleterre, morte presque subitement à Saint-Cloud, oraison dont chacun sait de mémoire l'émouvant début : Madame se meurt, Madame est morte !

Eh bien ! c'est de l'histoire, mais de l'histoire falsifiée, c'est de la légende ; Bossuet n'a pas été l'âme, encore moins le dominateur de cette assemblée du clergé, assemblée dont la convocation lui parut même dangereuse, et dont il a été plutôt le modérateur que l'inspirateur. Il paraît très démontré que la fameuse déclaration dont on lui a fait souvent un mérite n'est pas son œuvre personnelle.

Une affaire d'argent, et non de foi, avait soulevé un conflit entre le roi Louis XIV et le pape Innocent XI. Ce fut là l'origine de la convocation de l'assemblée du clergé, convocation qui est de 1681.

Louis XIV ne souffrait guère la contradiction. Innocent XI lui avait donné tort dans l'affaire de ce que l'on appelait la Régale, prélèvement royal sur le temporel épiscopal.

Le Roi chercha un point d'appui contre le pape dans le clergé de France. Il fit intimer à l'assemblée qu'il avait provoquée d'examiner l'étendue de la puissance des successeurs de saint Pierre et d'en fixer les limites.

Telle a été l'origine, tel a été le but de la déclaration de 1682, adoptée le 19 mars avec les quatre articles établissant que le pape n'a aucune autorité sur le temporel des rois, que la plénitude de puissance du siège apostolique sur les choses spirituelles devait être réglée d'après les canons du concile de Constance, que l'exercice de l'autorité pontificale doit être conforme à ces canons, que les décisions du pape en matière de foi ne sont irréformables qu'après avoir été confirmées par le consentement de l'Église.

Aujourd'hui que l'infaillibilité du pape dans le domaine spirituel est incontestée, proclamée, reconnue, ces quatre articles ne sont plus que de l'histoire. Ils ne furent d'ailleurs qu'une satisfaction platonique donnée à Louis XIV dans son différend avec Innocent XI, car bien qu'il se soit empressé d'en rendre, par un édit royal, l'enseignement obligatoire, à la demande de l'archevêque de Cambrai, l'assemblée du clergé qui les avait votés admit qu'ils n'étaient que la constatation d'une opinion et non un article de foi.

Louis XIV eut de longs démêlés avec le Saint-Siège. Il y eut comme conséquence de la déclaration du clergé de 1682, le refus du souverain pontife de consacrer par des bulles, selon l'usage, les nominations à des évêchés de France des prélats qui avaient participé à cette déclaration.

Il v eut entre le pape et le Roi d'autres difficultés et d'autres froissements de différente nature et d'importance secondaire, puis, sous le pontificat d'Innocent XII, en 1693, il y eut une heureuse réconciliation entre Louis XIV, redevenu sincèrement le fils aîné de l'Église, et le Saint-Siège.

Le passé fut oublié, effacé. La soumission du Roi très chrétien au chef spirituel de la catholicité fut complète.

La révocation de l'édit de Nantes, qui est du 15 octobre 1685, et qui a été signée au palais de Fontainebleau, a eu de regrettables résultats dans le domaine industriel et commercial. Mais pour apprécier cet acte, il faut se reporter à l'époque où cette mesure fut prise. Dans toute l'Europe protestante, l'intolérance était à l'ordre du jour contre les catholiques. Ils y étaient persécutés à outrance ; ils y étaient exclus de tous les emplois civils. Louis XIV, dans cette circonstance, usa de représailles que des incidents imprévus rendirent parfois sanglantes, mais qui ne tardèrent pas à se transformer en une lutte surtout politique. Le sentiment public était d'ailleurs, en France, à ce moment-là, pour l'uniformité de croyance, pour l'unité de la foi.

En révoquant l'édit de Nantes, Louis XIV obéissait donc au sentiment public. Un fait le prouve. Le sculpteur Girardon envoyait à Troyes, sa ville natale, un médaillon du Roi consacré au pieux triomphateur qui avait éteint l'hérésie. Il fut reçu avec acclamation par les habitants. Le peuple, la bourgeoisie, la noblesse, toute la France applaudissait.

Innocent XI seul resta silencieux. Il voulait la conversion des hérétiques, mais il ne la voulait que par la persuasion. Louis XIV qui trouvait en eux des rebelles à son autorité royale, autant que des révoltés contre le Saint-Siège, se vit contraint d'user de la force. Chacun d'eux était dans son rôle.

Le protestantisme, en lutte avec la royauté, expira en 1674 dans les Cévennes où il avait son dernier refuge et sa dernière armée.

Les protestants des Cévennes étaient appelés les Camisards parce qu'ils mettaient sur leurs vêtements des chemises de toile blanche. Leur chef le plus célèbre se nommait Jean Cavalier. Il se soumit le premier.

C'est à cette époque qu'apparaissent dans les Cévennes les dragons du maréchal de France Charles-Louis-Hector, duc de Villars, qui triompha de cette rébellion autant par la douceur que par la force.

Mme de Sévigné a raillé les dragons de Villars transformés en missionnaires. Elle oubliait que Cromwell avait promené la dévastation, la ruine et la mort, par le fer et par le feu, dans l'Irlande catholique, qui était encore religieusement asservie et persécutée par l'Angleterre protestante au commencement de ce siècle.

Nous ne saurions mieux terminer cette échappée sur la question religieuse que par un fait de conversion qui eut, en 1668, un retentissement considérable et qui se produisit avec un éclat extraordinaire.

Né protestant, Turenne eut le bonheur et la gloire de se convertir, à la parole éloquente de Bossuet, au catholicisme. C'est ce qu'avait déjà fait Lesdiguières.

Ainsi les deux plus grands hommes de guerre, après le grand Condé, qui était né catholique par la conversion de son père, imitèrent Henri IV et, abjurant le protestantisme, se rangèrent spontanément, librement, sous les lois de l'Église.

Deux ans après Turenne, Henri-Charles de la Trémoille, duc de Thouars, prince de Tarente, abjurait aussi le protestantisme.

La terre de Thouars avait été érigée en duché pairie, en 1595, en faveur de son aïeul, Claude de la Trémoille.

Nous allons entrer dans une longue période glorieuse, bien que des revers momentanés en aient parfois obscurci l'éclat, comme des éclipses passagères cachent momentanément les clartés, les rayons du soleil à la terre.

Mais, pour éclairer cette période, qui comprend des négociations, des guerres et des traités et dans laquelle se trouve comprise la grosse affaire du testament de Charles II en faveur du duc d'Anjou, second fils du Dauphin et l'un des trois petits-fils de Louis XIV, il est nécessaire de constater que le traité des Pyrénées n'avait pas entièrement effacé les sentiments de rivalité qui avaient longtemps existé entre la cour de France et la cour d'Espagne.

Philippe IV paraît s'être plaint à Louis XIV de machinations souterraines qu'il accusait la France de fomenter en Portugal contre la couronne d'Espagne.

C'est ce que démontre la lettre suivante de Louis XIV à Philippe IV.

Paris, 30 juillet 1663.

Monsieur mon frère, oncle et beau-père, j'ai chargé l'archevêque d'Embrun, mon ambassadeur, de présenter à Votre Majesté la réponse à tous les articles du mémoire que le marquis de la Fuente remit, il y a quelques jours, par votre ordre, entre les mains de la Reyne, madame nia mère.

J'avoue franchement à Votre Majesté que rien ne m'a jamais plus surpris que tout le contenu en cet écrit, et je désire si fort qu'il n'en reste aucune impression dans l'esprit de Votre Majesté que le mien n'en sera point satisfait que je n'aie appris par elle-même qu'elle n'y ajoute plus aucune foi.

Peut-être pourrais-je prétendre avec justice quelque chose au-delà, et qu'elle voudrait bien donner des marques de son indignation à ceux qui travaillent de cette sorte, par tant d'artifices et de calomnies, à partager des cœurs que le sang unit si étroitement. Mais je m'en remets à ce qu'elle estimera plus à propos, et malgré eux ne cesserai point d'être bon frère, neveu et gendre de Votre Majesté.

LOUIS.

Les rapports de la cour de France et de la cour d'Espagne se détendirent ensuite, comme l'indique cette autre lettre autographe de Louis XIV, écrite huit ans après à Marie-Anne d'Autriche, mère de Charles II, encore mineur :

Saint-Germain-en-Laye, 23 décembre 1671.

À la Reine régente d'Espagne, madame ma sœur et cousine,

Madame ma sœur et cousine, la lettre ordinaire de créance que le marquis de Villars, mon ambassadeur, porte à Votre Majesté, ne remplissant pas le désir que j'ai de la rendre bien persuadée de mes tendres sentiments pour la personne du Roi son fils, et de l'estime singulière et de la parfaite amitié que j'ai pour elle-même, je n'ai pas voulu qu'il partît sans l'accompagner encore de cette lettre de ma main pour autoriser d'autant plus ses expressions sur ces points là. Elle me fera justice d'y ajouter foi pleine et entière, comme à des vérités certaines, sur lesquelles me remettant plus particulièrement à la vive voix du même ambassadeur, je prie Dieu de conserver Votre Majesté comme je souhaite.

LOUIS.

Dans l'intervalle de ces deux lettres, Louis XIV avait adressé à cette même princesse une lettre d'un caractère privé, également autographe, lettre dont voici intégralement l'imprimé.

Saint-Germain-en-Laye, 19 septembre 1668.

Louis XIV ci Marie-Anne d'Autriche, régente d'Espagne,

Madame ma sœur et cousine, l'occasion du baptême de mon fils, le duc d'Anjou, est trop avantageuse au désir que j'ai de serrer de plus en plus les nœuds de notre amitié pour ne m'en prévaloir pas. Je demande à Votre Majesté de vouloir bien le présenter à ce premier sacrement en qualité de sa marraine et de le recevoir pour filleul conjointement avec l'empereur. Sans parler des autres actes qui m'engagent à ce choix, la vertu de Votre Majesté lui est un gage infaillible des bénédictions qu'il doit attendre de cette nouvelle alliance, attendant laquelle je prie Dieu de la conserver comme je désire.

Bon frère et cousin de Votre Majesté,

Louis.

Le duc d'Anjou reçut le nom de Philippe. Il fut baptisé le 24 mars 1669 dans la chapelle des Tuileries par l'archevêque de Reims. Il eut pour parrain Léopold Ier, empereur d'Allemagne. Il était le second fils du Dauphin.

Louis XIV avait un double orgueil très légitime et très élevé, il voulait que la royauté fût maîtresse à l'intérieur, afin que la France fût prépondérante à l'extérieur. On ne peut qu'applaudir à ce double orgueil, d'un caractère patriotique et d'un personnalisme intelligent, auquel on doit de si grandes choses.

Nous avons esquissé le tableau de la politique intérieure dont on a vu les résultats heureux dans la question religieuse et dans la question administrative, dans la réforme des finances et des parlements, dans les améliorations d'ordre matériel, comme d'ordre militaire et maritime.

Il est temps de peindre à traits larges et rapides le tableau de la politique extérieure.

A cette occasion, nous ferons la même réflexion que pour ce qu'on décore du nom d'économie politique. C'est l'absurdité des absurdités que de baser uniquement et uniformément son système d'alliances internationales sur la similitude des institutions et des croyances, au lieu de l'asseoir sur la concordance des intérêts du jour.

Le 2 novembre 1655, un traité d'alliance offensive et défensive avait été conclu à Westminster entre la France et l'Angleterre, l'une catholique et monarchique, l'autre protestante et républicaine. D'un côté Louis XIV, petit-fils de Henri IV, descendant de saint Louis ; de l'autre, Olivier Cromwell, le régicide.

Le cardinal de Mazarin fit bien de signer ce traité au nom du roi de France, puisqu'il s'agissait de s'assurer l'appui de l'Angleterre contre la maison d'Autriche, contre la cour d'Espagne.

Louis XIV eut d'abord à se préoccuper, dans des circonstances différentes et meilleures, de la situation de l'Angleterre, qui pouvait être un auxiliaire ou un obstacle. Le 5 août 1661, il écrivait à son ambassadeur à Londres : Je suis bien aise d'apprendre que le roi d'Angleterre, Charles II, n'est pas en si bon état qu'on le croit, qu'il sera toujours en arrière de deux millions tous les ans, ce qui lui fera considérer davantage ses amis et lui ôtera le moyen d'entreprendre de grandes choses comme il pourrait en être tenté par la possession d'une flotte de cent-soixante vaisseaux qu'il doit à ses malheurs, puisqu'elle est l'œuvre de Cromwell.

On reconnaît dans ces quelques lignes la hauteur de vues de tous les véritables hommes d'État, qui n'ont jamais vu, dans la diplomatie, qu'un instrument de ce que l'on appelle la politique des intérêts nationaux, indépendants des doctrines religieuses et des instituions gouvernementales. Mais cette politique exige une grande suite dans les idées. Elle n'est possible qu'avec une royauté héréditaire.

Depuis le traité de Westphalie, depuis la constitution de la Ligue du Rhin, l'empereur d'Allemagne était sans prestige comme sans autorité. Il était menacé par les Turcs, alors en possession de Bude depuis un siècle, futurs assiégeants de Vienne.

Depuis le traité des Pyrénées, le roi d'Espagne avait gardé une attitude fière, mais il était sans force.

C'était autant d'excitations qui poussaient Louis XIV à des guerres de conquêtes d'où devaient sortir la gloire de son règne et la grandeur de la France.

La Hollande, la plus importante des sept Provinces-Unies, était Jans une situation meilleure : sa marine était puissante, son commerce extérieur très étendu, sa prospérité immense. Ses mœurs étaient simples, mais elles étaient d'une excessive intolérance à l'égard des catholiques.

Depuis l'abolition du stathoudérat, qui datait de 1650, la Hollande était divisée. Les républicains, maîtres du gouvernement, avaient placé à sa tête Jean de Witt, avec la qualification de grand Pensionnaire. Les orangistes soutenaient Guillaume de Nassau, troisième du nom, comme prince d'Orange, de la famille des anciens stathouders, et qui avait l'appui du roi d'Angleterre, Charles II, dont il était le neveu. Son père avait épousé une fille de Charles Ier. Lui-même épousa sa cousine Marie, fille de Jacques Stuart, d'abord duc d'Yorck, plus tard roi d'Angleterre sous le nom de Jacques II. Le trône des Stuarts était relevé depuis 1660.

Guillaume de Nassau devait, à son tour, échanger son titre de prince d'Orange contre celui de roi d'Angleterre.

Le roi d'Angleterre, Charles II, sollicita le concours de Louis XIV, roi de France, pour que le stathoudérat de la Hollande fût rendu à la maison d'Orange, dans la personne de Guillaume de Nassau.

Louis XIV ne jugea pas opportun d'entrer dans les vues de Charles II. Il projetait la conquête des Pays-Bas espagnols et il comptait que la Hollande le seconderait dans cette entreprise. Or, Jean de Witt exerçait alors une action considérable dans l'assemblée des états généraux de la Hollande.

On disait la Hollande, bien qu'elle ne fût qu'une des sept Provinces-Unies. Mais c'est chez elle que se tenaient les états généraux de la confédération ; c'est à La Haye que résidaient les ambassadeurs étrangers ; c'était là que se traitaient les affaires intérieures de l'Union, et que se faisaient les négociations avec les puissances extérieures.

Enfin, la Hollande contribuait à elle seule aux dépenses communes plus que la moitié des six autres provinces.

L'espoir de compter la Hollande parmi ses alliés fut une courte illusion de Louis XIV. Il avait fait d'abord de la tolérance religieuse pour attirer à lui les États et les princes protestants. Il reconnut bientôt qu'ils ne voulaient de liberté que pour eux et qu'ils seraient ses plus dangereux ennemis. C'est ce qui le décida plus tard à n'être pas plus tolérant que ces faux partisans de la tolérance.

Louis XIV pourtant poursuivit avec opiniâtreté un nouvel amoindrissement de la couronne d'Espagne, contre laquelle il soutenait secrètement la maison de Bragance en Portugal et l'isolement de l'empereur d'Allemagne au delà du Rhin. Déjà, pour rapprocher la France des Pays-Bas espagnols, il avait acquis, à prix d'argent, de Charles II, le 12 octobre 1662, la ville de Dunkerque.

Mais si Louis XIV avait eu raison de la pauvreté de Charles II, il échoua devant l'incorruptibilité de Jean de Witt et en arriva à cette conclusion logique : en 1648, à l'époque des négociations de Munster, les Hollandais, se séparant de la France, ont jugé utile de ne songer qu'à eux. Désormais la France ne songera qu'à elle et se séparera des Hollandais dans les débats qu'ils pourraient avoir avec d'autres puissances.

C'est de ce froissement que devait sortir la guerre de 1672.

En 1664, il y eut une rupture éclatante entre l'Angleterre et la Hollande, deux nations maritimes rivales qui aspiraient, chacune, à l'empire exclusif des mers.

Ce ne fut qu'un intermède, dans lequel la France ne joua guère que le rôle d'arbitre et qui se termina par la paix de Breda.

La paix de Breda fut conclue en trois actes séparés, à la date du 31 juillet 1667 : l'un concernant la France et l'Angleterre, l'autre concernant l'Angleterre et la Hollande, le dernier concernant le Danemark et l'Angleterre.

La paix de Breda n'avait qu'une importance secondaire pour la France. Il en fut tout autrement du traité d'Aix-la-Chapelle, dénouement de la question de dévolution.

Le roi d'Espagne, Philippe IV, était mort. Il laissait un enfant débile, né de son second mariage avec Marie-Anne, sœur de Léopold Ier, empereur d'Allemagne. Cet événement soulevait la question de dévolution. La théorie des peuples géographiques ou des frontières naturelles, qui était celle de Henri IV et de Richelieu, bien supérieure à celle des nationalités, qui n'a ni commencement ni fin, était en vigueur.

Une coutume civile du Brabant, appelée le droit de dévolution, disait que lorsqu'un veuf se remariait, la propriété de ses biens était dévolue à ses enfants du premier lit.

Or, la reine de France, Marie-Thérèse d'Autriche, issue du premier mariage de Philippe IV, avait été investie de la souveraineté du Brabant par le seul fait du second mariage de son père avec Marie-Anne d'Autriche. Louis XIV réclama cette province comme étant dévolue à la France.

Louis XIV agit dans cette circonstance avec l'habileté d'un diplomate consommé. Le 8 mai 1667, il fit publier un traité des droits de la Reine très chrétienne sur divers États de la monarchie d'Espagne, traité qui était, sous forme de manifeste, une déclaration de guerre.

Ce traité des droits fut expédié à toutes les cours d'Europe : à la cour d'Espagne, à la cour d'Allemagne, à tous les princes et États souverains, comme s'ils avaient été pris pour arbitres.

Ce qui était une préparation plus sérieuse à la guerre, c'est que le maréchal de Turenne reçut l'ordre de tout disposer, de tout préparer pour une expédition sur le Rhin. Ce grand homme de guerre fit trois parts de ses troupes : lui, au milieu, entre la Lys et la Meuse ; Aumont, à gauche, entre la mer et la Lys ; Créqui, à droite, dans les Trois-Évêchés, pour surveiller les Allemands.

Enfin, Louis XIV alla joindre l'armée du maréchal de Turenne, afin d'apprendre, sous cet illustre maitre, l'art militaire. Cette détermination produisit en France une explosion d'enthousiasme et d'admiration.

Il y eut d'abord le siège de Lille, qui capitula le 27 août 1667, et dont Louis XIV partagea personnellement tous les dangers et toutes les fatigues.

Le maréchal de Turenne mena cette campagne avec une rapidité foudroyante, avec un succès merveilleux. Louis XIV était rentré à Paris, d'où il dirigeait une autre campagne non moins difficile et non moins admirable, la campagne diplomatique. Ici nous devons citer le nom de Jacques Bretel de Grémonville qui fit des miracles d'habileté pour forcer l'empereur d'Allemagne, Léopold Ier, à l'inaction, à la neutralité.

La diplomatie française, qui était au fond la diplomatie royale, était alors la première diplomatie de l'Europe.

Il y eut des incidents qui compliquèrent la situation et qui déterminèrent Louis XIV à s'emparer de la Franche-Comté. A cette détermination se rattache un fait intéressant. Depuis plusieurs années, le vainqueur de Rocroy et de Lens, le grand Condé, presque tombé en disgrâce, était tenu à l'écart des affaires.

Tout à coup, Louis XIV rappelle de Chantilly l'émule du maréchal de Turenne, qui ne pouvait guerroyer partout à la fois, et lui confié le commandement d'une armée d'Alsace de vingt-cinq mille hommes. Le 3 février 1668, il déclara la guerre aux populations franc-comtoises au nom du Roi de France.

Louis XIV, là aussi, se rendit, de sa personne, sur le théâtre de la guerre. Elle fut rapide. L'irrésistible prince de Condé en abrégea la durée par l'impétuosité de ses attaques, par l'importance de ses succès.

La guerre de dévolution se dénoua le 2 mai 1668 par le traité de paix d'Aix-la-Chapelle, dans lequel, quoique partout victorieux, sur le Rhin et en Alsace, Louis XIV fit preuve d'une rare modération.

Louis XIV explique lui-même les motifs de cette modération dans ses Mémoires qui s'arrêtent à cette date. Voici son langage :

Il s'agissait de savoir lequel m'était le plus avantageux et le plus honnête ou de consentir à la paix aux conditions que j'avais moi-même réglées, ou de continuer la guerre contre les Espagnols et contre ceux qui prendraient leur parti. Dans les grands accroissements que ma fortune pouvait recevoir, rien ne me semblait plus nécessaire que de m'établir, chez mes plus petits voisins, dans une estime de modération et de probité qui pût adoucir en eux ces mouvements de frayeur que chacun conçoit naturellement à l'aspect d'une trop grande puissance. Et je considérais que je ne pouvais faire paraître ces vertus avec plus d'éclat qu'en me faisant voir, les armes à la main, céder pourtant à l'intercession de mes alliés, et me contenter d'un dédommagement médiocre... Ce dédommagement était néanmoins plus important qu'il ne semblait, parce que m'étant cédé par un traité volontaire, il portait un certain abandonnement des renonciations pour lesquelles seules les Espagnols prétendaient exclure la reine de toutes les successions de sa race... Si je m'opiniâtrais maintenant à la guerre, la ligue qui s'allait former pour la soutenir demeurerait ensuite pour toujours comme une barrière opposée à mes plus légitimes prétentions... en m'accommodant promptement, je la dissipais dès sa naissance... Je ne manquerais pas d'occasions de rompre, quand je voudrais, avec l'Espagne... La Franche-Comté que je rendais se pouvait réduire en tel état que j'en serais le maître à toute heure, et mes nouvelles conquêtes bien affermies m'ouvriraient une entrée plus sûre dans le reste des Pays-Bas ; la paix me donnerait le loisir de me fortifier chaque jour de finances, de vaisseaux et d'intelligences, et de tout ce que peuvent ménager les soins d'un prince appliqué dans un État puissant et riche...

Le traité d'Aix-la-Chapelle fut donc signé par Louis XIV, que le prince de Condé, le maréchal de Turenne et le marquis de Louvois excitaient à continuer la guerre, et il le signa par les considérations qu'on vient de lire. En vertu de ce traité, la France rendit la Franche-Comté et garda Charleroi, Binche, Ath, Douai, le fort de Scarpe, Tournai, Oudenarde, Lille, Armentières, Courtray, Bergues, Furnes, et toute l'étendue de leurs bailliages, châtellenies, territoires, gouvernances, prévôtés, appartenances, dépendances et annexes de quelque nom qu'elles pussent être appelées. Le traité des Pyrénées était confirmé.

Il y avait restitution de conquêtes récentes. Mais il y avait aussi agrandissement du territoire. Quelques mois après le traité d'Aix-la-Chapelle, on célébrait dans le palais de Versailles la fin de la guerre et le retour de la paix par une fête dont la magnificence dépassa celle qui l'avait précédée.

Après la paix et le traité d'Aix-la-Chapelle, de l'avis unanime, dans toute l'Europe, il fut reconnu que Louis XIV avait placé la France au premier rang, au-dessus de toutes les autres nations de la chrétienté.

La puissance de la France, disait le grand Pensionnaire de Hollande, Jean de Witt à Simon Arnaud, marquis de Pomponne, ambassadeur de Louis XIV, est telle qu'elle n'a jamais eu de semblable en Europe. L'ambassadeur de l'Angleterre à La Haye, sir William Temple, écrivait, le 25 janvier 1669, à son gouvernement, une lettre caractéristique dont voici le texte :

Je crois que les Français en viendront, avec le temps, à l'imitation de cet ambassadeur romain, à décrire un cercle autour des princes avec lesquels ils auront à traiter, et à leur commander de répondre positivement avant que d'en sortir. Ce sont de grands desseins pour les entreprendre tout d'un coup, que d'avoir cent vaisseaux de guerre avec tous les canons de fonte, d'établir le commerce dans les Indes, de faire valoir ses manufactures en interdisant toutes les autres, de reprendre tous les domaines qui ont autrefois appartenu à la couronne, de supprimer tous les privilèges de ceux de la religion, d'entreprendre la conquête de la Flandre, et de vouloir être le seul arbitre de tous les différends qui arrivent entre ses voisins. Pour venir à bout de tous ces desseins, il faut bien du temps et bien du bonheur, et que les autres princes et États aient bien de la négligence et de l'imprudence.

Ce tableau de la situation militaire, maritime et diplomatique de la France, était le plus flatteur éloge que l'on pût faire du règne de Louis XIV, puisqu'il était tracé par une plume hostile et jalouse. C'était de l'admiration, c'était aussi de la crainte. Cette crainte, la Hollande et la Suède la partageaient avec l'Angleterre. Ces trois puissances avaient formé entre elles une sorte de ligue défensive qui avait précédé la paix et le traité d'Aix-la-Chapelle, et avait survécu à cette paix et à ce traité.

Louis XIV connaissait cette triple alliance, qui pouvait devenir pour lui un danger, qui lui était déjà un obstacle, et il travailla à la rompre. Le marquis de Pomponne lui en avait exactement défini le caractère dans la dépêche suivante du mois de mars 1669 : Je ne vois ici qu'une application continuelle à faire un tel ralliement dans l'Europe qu'il serve de barrière à Votre Majesté, toutes les fois qu'elle pourrait entreprendre quelque chose dans les Pays-Bas.

Les Pays-Bas, restés espagnols, étaient, en effet, un sujet de préoccupation générale à cette époque. Louis XIV voulait y conquérir les frontières géographiques ou naturelles de la France, de ce côté-là. L'Espagne voulait les conserver. La Hollande y redoutait le voisinage de la France.

C'est la Hollande surtout qui s'agitait, tour à tour sourdement ou ouvertement, pour que rien ne fût changé dans la situation extérieure et intérieure des Pays-Bas espagnols. Elle avait été, dans ce but tout personnel, l'âme de la triple alliance qu'elle s'efforçait de maintenir et d'étendre.

La diplomatie de Louis XIV fut plus habile. Elle détacha successivement la Suède et l'Angleterre de la triple alliance. Dès ce moment, on put s'attendre à une grande guerre entre la France et la Hollande.

Après une expédition sans résultat que Louis XIV fit à la demande du Saint-Siège et de la république vénitienne pour secourir l'île de Candie ou de Crète, menacée par les Turcs, qui la conquirent en 1669, et qui la possèdent encore en 1886, et au milieu de longues querelles de tarifs commerciaux, il déclara officiellement, le 6 avril 1672, la guerre à la Hollande.

Cette guerre peut s'appeler la guerre de sept ans. Elle ne fut terminée définitivement qu'à la paix de Nimègue, ville des Provinces-Unies ou de la Hollande, où la France signa, on va le voir, quatre traités avec les diverses puissances intéressées dans cette longue, dans cette formidable et sanglante lutte dont voici les faits principaux.

L'armée française, la première des armées européennes, comptait cent vingt mille hommes, bien armés, bien équipés, très instruits, très disciplinés. Vingt mille Suisses et douze mille étrangers de tous pays, des régiments anglais, officiellement fournis par Charles II, les troupes des électorats de Cologne et de Munster complétaient les effectifs de cette nombreuse armée qui avait pour chefs : le prince de Condé, dont on savait la fougue, le vicomte de Turenne, dont on connaissait la science et alors honoré du titre de maréchal général, substitué à celui de connétable ; François-Henri de Montmorency-Bouteville, duc de Luxembourg, du chef de sa mère, qui s'illustra dans cette campagne.

Louis XIV s'était réservé le commandement en chef, et, pour éviter que des conflits de vanité surgissent entre tous ces grands hommes de guerre, il avait décidé qu'il donnerait le mot à Monsieur, présent à l'armée, que Monsieur le donnerait au prince de Condé, premier prince du sang, qui le donnerait au vicomte de Turenne. Le maréchal général devait le communiquer à tous les autres maréchaux de France qui étaient placés sous ses ordres.

Monsieur, c'était Philippe, duc d'Orléans, qui était doué d'un grand courage. Il le montra surtout à Cassel où il devait battre Guillaume de Nassau, prince d'Orange, qu'il avait pour adversaire.

Il y eut d'abord à résoudre une double difficulté militaire et diplomatique. La Hollande ne confinait par aucune province au territoire français et on ne pouvait entrer chez elle par les Pays-Bas espagnols qui devaient, au début de la campagne, rester étrangers à cette guerre.

Cette double difficulté fut habilement tranchée. On décida que l'on entrerait en Hollande par la Meuse, dans l'évêché de Liège, qui n'appartenait pas à l'Espagne, et par le Rhin, dans l'électorat de Cologne, qui ne touchait pas à la France.

L'électeur de Cologne ouvrit à l'armée française ces deux routes qui la conduisirent dans le duché de Clèves jusqu'aux villes occupées par des garnisons hollandaises.

Louis XIV avait caché ses projets et ses plans à ses sujets pour les cacher à ses ennemis. Le secret le plus impénétrable fut gardé sur les opérations militaires. Les premiers succès furent rapides.

On domina le cours de la Meuse, on manœuvra sur les deux rives du Rhin, on prit, sous les veux de Louis XIV, quatre villes en quatre jours. Le prince d'Orange, que les États généraux de Hollande avaient fait généralissime de leurs forces de terre, avec le titre de capitaine général, fut battu presque sans combattre.

Enfin, l'armée française, commandée par Louis XIV, franchit le Rhin à Tolhuys avec une hardiesse et un éclat qui firent l'admiration même de l'étranger.

Le passage du Rhin est un épisode que l'histoire a consacré, que Paris a célébré par des réjouissances du peuple, par les arcs de triomphe des portes Saint-Denis et Saint-Martin, dont la construction ne s'acheva qu'après la conquête de la Franche-Comté, par les fêtes de la cour, et qui dans toute l'Europe fit comparer Louis XIV à César, en même temps qu'il inspirait à Boileau l'une de ses plus belles pièces de vers.

Le prince de Condé avait été blessé au passage du Rhin. Louis XIV confia le commandement de son armée au maréchal de Turenne.

La guerre continua entre la Hollande et la France avec des incidents comme il s'en produit dans toute lutte sérieuse qui se prolonge.

Ruyter, amiral-général hollandais, fut plus heureux sur mer que le capitaine-général, prince d'Orange, sur terre. Il remporta à Southwold Bay un avantage important sur les flottes réunies de France et d'Angleterre.

L'armée française rendait cet avantage inutile. Elle s'emparait de trois des Provinces-Unies, de celles d'Utrecht, d'Over-Yssel et de Gueldre. La province de Hollande était elle-même menacée.

On rompit les écluses et on inonda les environs d'Amsterdam, ainsi que toute la contrée hollandaise. Puis il y eut une révolution en Hollande.

Jean de Witt était assassiné. Le prince d'Orange, ennemi acharné de Louis XIV, devenait maître de la situation. Il était nommé stathouder de toutes les Provinces-Unies. Protestant d'une intolérance calculée contre les catholiques, par l'ambition qu'il nourrissait déjà de devenir roi d'Angleterre, froissé doublement dans son orgueil et son ambition de n'être pas, en Europe, l'égal de Louis XIV, arrière-petit-fils de Guillaume le Taciturne, il n'avait qu'une qualité, il était brave, bien qu'on ait pu dire de lui, sans hyperbole, que jamais général n'a levé tant de sièges ni perdu tant de batailles.

En 1674, il y eut en Europe une première coalition contre Louis XIV, dont les succès croissants effrayèrent le monde chrétien, qui se voyait déjà soumis à sa domination, comme le monde romain à celle d'Auguste.

L'empereur d'Allemagne, le roi d'Espagne, plus tard le roi d'Angleterre, le roi de Danemark, les princes et les États de l'Empire entrèrent dans cette coalition dont Louis XIV triompha sur terre et sur mer avec le concours du prince de Condé, du vicomte de Turenne, du duc de Luxembourg et du célèbre marin Abraham Duquesne, qui acheva devant Palerme la ruine des flottes espagnoles et hollandaises.

Un épisode militaire à citer, c'est celui de la délivrance de l'Alsace par le vicomte de Turenne.

Les troupes allemandes avaient réussi à prendre leurs quartiers d'hiver de 1674 en Alsace.

Turenne arrêta son plan d'attaque pour chasser l'ennemi de cette province en disant à un de ses lieutenants : Il ne faut pas qu'il v ait un homme de guerre en repos en France tant qu'il y aura un Allemand en deçà du Rhin en Alsace.

Patriotiques et fières paroles, qui, malheureusement, ne seraient plus en situation à l'époque douloureuse et troublée où nous sommes.

L'Alsace fut délivrée. Turenne parut ensuite à la cour de Versailles, et repartit pour l'armée d'Allemagne où il fut tué, en 1675, d'un boulet de canon, à Salzbach.

Turenne avait été inhumé à Saint-Denis, par ordre de Louis XIV. En 1800, son tombeau a été transporté dans les caveaux de l'église Saint-Louis des Invalides, où il est encore.

Louis XIV, qui pleurait Turenne, déclara que dans son royaume un seul homme de guerre pouvait le remplacer. C'était le prince de Condé, qui fut appelé au commandement en chef de l'armée d'Allemagne.

La guerre de la France contre la Hollande, devenue la lutte de Louis XIV contre l'Europe, se continua jusqu'à la paix de Nimègue, à travers des péripéties et des complications diverses dont le détail n'entre pas dans le plan de ce livre, où on s'attache surtout aux grands résultats et aux grandes lignes.

Après des négociations souvent interrompues et toujours reprises, dans la nuit du 10 au II août 1678, la paix fut signée entre la France et la Hollande, puis elle fut signée entre la France et le roi d'Espagne, enfin entre la France et l'empereur d'Allemagne, entre la France et l'électeur de Brandebourg, l'un des intéressés.

Les différents traités de Nimègue assurèrent à la France la Franche-Comté et sa frontière du Nord, et firent une impression d'autant plus profonde sur l'Europe que Louis XIV, qui rendait Gand au roi d'Espagne et Nancy au duc de Lorraine, y avait montré dans la victoire une modération dont les vaincus devaient lui savoir gré.

Louis XIV avait encore réussi à étendre les bornes du royaume de France aux dépens des ennemis de sa puissance. C'est alors que la ville de Paris lui décerna la qualification de Grand, qui avait déjà été donnée à Henri IV.

C'était la seconde fois qu'un successeur de Hugues Capet obtenait cet honneur, réservé à des rois de la dynastie des Bourbons.

Louis XIV était monté à un tel sommet de gloire et de grandeur qu'il en eut comme un vertige et que, convaincu qu'il n'en pouvait plus descendre, qu'il s'élèverait plus haut encore, il exagéra son autorité. C'est dans cette nouvelle période qu'il eut avec le Saint-Siège les différends que nous avons indiqués et sur lesquels nous n'avons pas à revenir, différends qui se terminèrent par sa soumission au chef spirituel de la catholicité.

Louis XIV eut sur l'interprétation des traités de Nimègue des prétentions d'une nature toute temporelle avec ses cosignataires, difficultés qui allaient amener la rupture de la paix et la ligue d'Augsbourg.

Le dauphin, qui est mort avant Louis XIV et qui n'a pas laissé de trace dans l'histoire de France, épousa, en 1679, la princesse Marie-Christine, fille de l'électeur de Bavière, le seul prince allemand qui ne fût pas entré dans la coalition européenne fomentée par la Hollande contre la France. A peu près vers la même époque, Charles II, le dernier roi d'Espagne de la maison d'Autriche, épousa, en premières noces, la princesse Louise de Bourbon, fille du duc Philippe d'Orléans et de sa première femme, Henriette d'Angleterre.

Ce double mariage fut, à Madrid et à Paris, l'occasion de fêtes qui furent de simples intermèdes de paix entre deux grandes guerres. Louis XIV, qui imposait ses volontés à la princesse Jeanne, régente du duché de Savoie, pendant la minorité de son fils Victor-Amédée, deuxième du nom, eut également des projets dans la haute Italie où il voulait rétablir la suprématie de la France, avec l'appui du duc de Mantoue, voisin de Milan, qui appartenait au roi d'Espagne.

Enfin, il y eut avec l'Espagne des différends sérieux sur l'interprétation des traités de Westphalie et de Nimègue dans leur application territoriale aux Pays-Bas espagnols.

C'est à ce débat que se rapporte la création de ce que l'on appelle diplomatiquement les Chambres de réunion, qui eurent à trancher ces différends.

Ces chambres de réunion, au nombre de trois, siégèrent à Metz, à Besançon et à Brisach. Louis XIV gagna à ce procès la possession de Strasbourg, de Montbéliard et de plusieurs autres villes de moindre importance. Il eut au même moment la pensée, d'une réalisation difficile, mais d'un patriotisme intelligent, celle de faire de la Méditerranée un lac français.

La fortune de la France et de Louis XIV continuait à monter. Tant de prospérité allait exciter la jalousie, la crainte, la défiance de l'Europe. La ligue d'Augsbourg était proche.

La ligue d'Augsbourg, c'était le prélude d'une seconde coalition de toute l'Europe contre la France, plus formidable, plus étendue que la première qui avait amené les traités et la paix de Nimègue.

Le 1er septembre 1683, Louis XIV fit irruption dans les territoires des Pays-Bas espagnols que l'arrêt des chambres de réunion lui avait attribués, et prit soudainement possession de ces territoires avant que le roi d'Espagne eût reconnu la validité de cet arrêt.

Le dernier jour de ce même mois, l'armée française occupait d'autorité Strasbourg, capitale de la province d'Alsace, et Casai, ville du duché de Mantoue, ce qui fit dire au duc Louis-François de Boufflers, dans une lettre qu'il écrivait à Louvois : Quel jour pour toute l'Europe que le 30 septembre, et quel jour de gloire dans l'éternité pour le Roi et pour vous !

La double occupation de Strasbourg et de Casai était dirigée contre l'Espagne, menacée par la France à la fois sur le Rhin et sur le Pô.

Le roi d'Espagne, pour Strasbourg, et le duc de Mantoue, pour Casai, protestèrent, mais sans résultat.

La Hollande et l'Espagne s'unirent pour résister aux volontés de Louis XIV qui prit la formidable place de Luxembourg. C'est alors qu'on vit apparaître le nom resté célèbre de Sébastien Le Prestre de Vauban qui entoura la France entière de fortifications longtemps réputées inexpugnables. Il fut maréchal de France.

A la même heure, Duquesne bombardait Gênes dont le doge avait fourni des secours aux Barbaresques, coupables d'avoir attaqué et capturé un vaisseau français sur les côtes de Provence, et qui furent vaincus par l'amiral Anne-Hilarion de Contentin, comte de Tourville. Ces deux incidents amenèrent une trêve de courte durée, bientôt suivie d'une longue et nouvelle guerre qui dura dix ans et qui ne devait se terminer que par la paix et le traité de Ryswick.

Dans le cours de cette période, Louis XIV, qui avait déjà perdu Turenne, perdit Colbert en 1684, et vit l'avènement au trône d'Angleterre de son ennemi le plus irréconciliable, du prince d'Orange, que la Révolution de 1688 fit monter sur le trône de son beau-père, Jacques II, obligé d'abandonner sa couronne et son royaume pour les laisser à son gendre.

C'est vers la même époque que Nicolas de Catinat de la Fauconnerie se révéla comme grand homme de guerre, et sans faire oublier Turenne, mérita du moins, par sa science militaire, de recevoir le bâton de maréchal de France.

La ligue d'Augsbourg était déjà formée. Elle datait du 16 juillet 1686 et comprenait l'empereur d'Allemagne, le roi d'Espagne pour le cercle de Bourgogne : la Suède pour les États allemands ; l'électeur de Bavière, le cercle de Franconie, toute la maison de Saxe, des princes et des États voisins de l'une et de l'autre rive du Rhin.

Quelques semaines plus tard, deux autres princes allemands adhéraient à cette ligue dont Louis XIV avait surpris le secret, pendant que François d'Aubusson, duc de La Feuillade, faisait construire, d'après les plans de Mansart, sur l'emplacement de son hôtel la place des Victoires.

C'est sur cette place que s'éleva la statue équestre de Louis XIV, statue qui fut inaugurée le 28 mars 1686 et.que remplace aujourd'hui une autre statue, également équestre, qui est l'œuvre de François-Joseph Bosio.

La ligue d'Augsbourg n'eut d'abord qu'un caractère et qu'un but défensifs. Mais elle ne pouvait tarder à devenir le point de départ d'une vaste coalition européenne contre Louis XIV, coalition qui cette fois ne devait pas tarder à compter dans ses rangs avec la Hollande, l'Angleterre, où le prince d'Orange n'avait été accepté comme roi, sous le nom de Guillaume III, que nous lui donnerons désormais, que parce qu'il consentait à servir les intérêts protestants contre les intérêts catholiques que Jacques II avait protégés.

Deux incidents précipitèrent la crise. Louis XIV réclama, au nom de la seconde femme de son frère, Charlotte-Elisabeth de Bavière, la remise du Palatinat du haut Rhin. Il voulut aussi imposer son choix pour l'électorat ecclésiastique vacant de Cologne, dont une bulle d'Innocent XI investit un prince de Bavière qui n'entrait pas dans les vues de la France.

Le 24 septembre 1688, le roi de France déclara la guerre à l'empereur d'Allemagne. Toutes les grandes guerres du règne de Louis XIV se ressemblent par le commencement et la fin. Ce sont toujours au début des marches soudaines, impétueuses, rapides, de l'armée française sur le territoire ennemi où elle fait des sièges de villes et des conquêtes de territoires qui plus tard, après des alternatives diverses, après de longues luttes, se changent en traités de paix avantageux.

En 1671, Louis XIV avait envahi avec impétuosité, avec succès, la Hollande où il s'était ensuite heurté à Guillaume, élu stathouder. En 168S, il envahit, avec la tub-ne fougue et le même succès, le Palatinat, où il se heurta à ce même Guillaume, devenu roi.

Dans le Palatinat, le dauphin montra incidemment de véritables aptitudes d'homme de guerre. Secondé par Vauban, il prit Philipsbourg, affrontant le danger avec l'aplomb d'un vieux soldat et se signalant par une bravoure, par une témérité qui servait d'exemple à toute l'armée. Les soldats le surnommèrent le Hardi. Il avait pris Heidelberg avant, il prit Freguental après, et retourna en France.

Un gros nuage, signe d'une grande tempête, se formait à l'horizon extérieur.

A l'instigation et sur l'insistance de Guillaume III, l'Angleterre devenait l'âme des jalousies et des haines de l'Europe contre la France. Louis XIV allait être forcé d'abandonner le Palatinat. C'est la phase des désastres qu'effaceront bientôt de nouveaux triomphes. Dans cette phase, Louis XIV donna un grand exemple. Il fallait de l'argent pour soutenir contre l'Europe presque entière une lutte qui devenait gigantesque. Il fut le premier à faire de très larges sacrifices pour subvenir aux frais de cette lutte. Il envoya à la Monnaie, pour les convertir en espèces, des meubles qui étaient une merveille d'art et de richesse, et dont l'énumération se trouve dans un inventaire des meubles de la couronne.

C'étaient des cabinets, tables, guéridons, fauteuils, bancelles dossier, balustrades d'alcôve, torchères, girandoles, chandeliers, cuvettes, salières, pots à fleurs, caisses d'orangers, brancards, sceaux, cages, crachoirs, des centaines d'objets en filigranes d'argent du poids total de 2.167 marcs, des figurines et bas-reliefs ciselés, entre lesquels une image de Louis XIV à cheval.

Cette patriotique abnégation eut de nombreux admirateurs dans tous les rangs de la noblesse, du clergé, de la bourgeoisie.

Il y eut surtout à rétablir les forces militaires. L'insuffisance des généraux en chef du moment avait été démontrée à Mayence, que l'armée française avait abandonnée. Le grand Condé n'était plus. Il avait suivi Turenne et Colbert dans la tombe.

Du reste, la campagne d'Alsace avait été la dernière campagne du grand Condé. Il s'était ensuite retiré dans sa magnifique résidence de Chantilly où il avait donné à Louis XIV, en avril 1671, une fête royale, un moment troublée par le suicide de Vatel, désespéré du retard de la marée. II était sorti depuis environ dix ans de la vie active, lorsqu'il mourut dans le palais de Fontainebleau, couronnant une carrière héroïque par une fin chrétienne.

A cette heure grave, il restait cependant Luxembourg, Tourville, Catinat. On leur partagea la tâche sur terre et sur mer.

La campagne de 1690 allait s'ouvrir. La France opposait à la coalition européenne cinq armées : Luxembourg en Flandre ; sur la Moselle, Louis-François, duc de Boufflers, maréchal de France, qui avait eu pour maître dans l'art de la guerre François de Créqui, aussi maréchal de France ; le maréchal Alphonse de Durfort de Duras, duc de Lorges, du côté de l'Allemagne ; Catinat en Dauphiné ; en Catalogne, le maréchal Anne-Jules, duc de Noailles, d'une ancienne, d'une illustre famille du Limousin qui possédait, avec la terre de ce nom, le comté d'Ayen érigé en duché-pairie en 1663.

Le 1er juillet, Luxembourg gagna une grande bataille entre Charleroi et Namur, à quelque distance de Fleurus.

L'ennemi laissait sur le champ de bataille sept mille huit cents prisonniers, huit mille morts, cent six drapeaux, quarante-neuf canons, cinq pontons et deux cents caissons d'artillerie.

Il y avait dans l'armée vaincue, que commandait le prince de Waldeck, et qui était la plus forte des armées de la coalition, des Hollandais, des Espagnols, des Liégeois, des Anglais, des Suédois, des Hessois, des Hanovriens, des contingents de Brunswick et de Brandebourg.

Cette victoire .sur terre, dont l'effet moral fut immense, était bientôt suivie d'une victoire sur mer non moins importante. Le 10 juillet, Tourville battait devant Beachy-Head, sur la Manche, les flottes combinées de l'Angleterre et de la Hollande. Il y eut en France une explosion d'enthousiasme et de joie. On fut consterné à Londres.

Enfin, le 18 août, Catinat battait à Staffarde, village voisin de Saluces et du Pô, une armée composée de Piémontais, d'Espagnols et d'Impériaux, commandée par le célèbre homme de guerre communément et simplement appelé le prince Eugène que le duc de Savoie, Victor-Amédée II, lui avait opposée, en se séparant de la France, son ancienne alliée, sa vieille protectrice, qu'il avait cru perdue.

Le prince François-Eugène de Savoie était fils du comte de Soissons qui avait épousé Olympe Mancini. Entré au service de l'empereur d'Allemagne, Léopold Ier, qu'il représentait à Staffarde, il couvrit la retraite de Victor-Amédée II, qui laissait sur le champ de bataille quatre mille morts, quinze cents prisonniers, onze canons, cinq drapeaux, ses bagages et ses munitions. Sa défection ne lui avait pas porté bonheur.

Louis XIV avait fait une expédition en Angleterre pour y soutenir Jacques II contre Guillaume III, les catholiques irlandais contre les protestants anglais. Ses armes y avaient été moins heureuses. Le prestige du drapeau de la France s'y était pourtant maintenu.

Une diversion favorisait Louis XIV du côté de l'Allemagne, où les Turcs contenaient l'Autriche. Mais le 1er janvier 1691, Guillaume III provoqua et présida à la Haye, où il n'avait pas reparu depuis deux ans, un congrès qui était une nouvelle menace pour la France. Elle y répondit par la conquête du comté de Nice en Italie, et de la ville de Mons, dans le Hainaut.

La conquête du comté de Nice par Catinat, surtout la prise de Mons, où Louis XIV se rendit à la fin du siège, et qui était aux portes de la Haye où siégeait le congrès des coalisés, y semèrent l'étonnement et la confusion.

La préparation du siège de Mons est peut-être le chef-d'œuvre d'organisation militaire de Louvois, dont ce fut le testament ministériel, puisqu'il devait, avant la fin de l'année, aller rejoindre dans l'éternité Turenne, Colbert et Condé. Il avait médité ce siège depuis longtemps. II y voyait l'occasion de frapper un grand coup sur les esprits en Europe. Il avait entassé des approvisionnements immenses dans les magasins de Flandre et d'Artois. A la fin de l'hiver, il avait distribué les troupes dans leurs cantonnements, disposés pour faciliter le groupement des différents corps d'une puissante armée dans le voisinage des Pays-Bas espagnols.

D'après l'Histoire de Louis XIV, de M. Casimir Gaillardin, à la fin de février toutes les compagnies d'infanterie étaient au complet, toutes les instructions à donner aux généraux appelés à. agir dans cette circonstance étaient parties.

Le 13 mars Louvois quitta Versailles sans dire le but extérieur de son voyage. Le 15 mars Mons était investi. Le 21 mars Louis XIV arrivait à l'armée assiégeante. Quoique souffrant de la goutte, il était à la tranchée comme un simple soldat, couvert de terre par les boulets qui tuaient ses voisins, s'exposant, dit le duc du Maine dans une lettre à Mme de Maintenon, comme un jeune fou qui aurait sa réputation à établir.

Après avoir assez résisté pour sauver l'honneur militaire, Mons capitula le S avril. Le siège n'avait pas duré un mois. Luxembourg et Vauban contribuèrent à amener sa reddition.

Mme de Maintenon avait regretté le départ de Louis XIV. Elle avait confié ses doléances à son confesseur, son seul confident intime, l'abbé Gobelin. Le 18 mars, pendant le siège, il écrivait à son illustre pénitente en ces termes :

Qu'est-ce que cette absence que vous pleurez, sinon la plus haute entreprise et la plus glorieuse expédition, que jamais monarque ait formée, qui épouvante toute l'Europe, et ne fait pas pâlir seulement le prince d'Orange, le marquis de Brandebourg, le duc de Bavière, mais jusqu'au roi d'Espagne, jusqu'à l'empereur. Le soleil a-t-il jamais vu quelque chose de plus fier et de plus hardi que ce siège de Mons, tandis que tant de puissants ennemis, assemblés à La Haye, conspirent par une vaine jalousie contre une domination vraiment chrétienne, qui ne tend qu'à leur paix et à leur repos.

Un roi de France, écrivait à son tour Mme de Sévigné, victorieux partout, aimé du ciel, confond et dissipe d'une manière charmante tous ces grands politiques assemblés à La Haye autour de ce faux roi d'Angleterre. C'était pour saper, pour détruire cette grande puissance qu'ils étaient tous ensemble, et par l'événement ç'a été pour voir prendre de plus près la belle et importante ville de Mons.

L'histoire métallique, dans la médaille consacrée à cette conquête, ne disait cette fois que la vérité sans exagération par cette légende : Tota Enropa spectante et adversante.

La guerre continuait partout en Italie, en Catalogne, en Hollande. Tout à coup survint une nouvelle lugubre. Louvois, sortant de travailler avec Louis XIV à Versailles, avait traversé la grande galerie, était rentré chez lui et quelques instants après était frappé de mort subite.

En ce temps-là on ne croyait pas aux morts subites naturelles des hauts personnages ; celle de Louvois parut mystérieuse. On fit beaucoup de suppositions plus fausses et plus invraisemblables les unes que les autres. Il n'était plus. Il n'y eut que cela de vrai, et Louis XIV dut se condamner à être lui-même son ministre unique.

La tâche était lourde. Il n'y avait pas seulement la guerre contre l'Europe, il y avait de grandes difficultés et il y eut de grandes misères au dedans. Il fallait de l'argent pour combattre, et le trésor était devenu pauvre. Pour surcroît d'embarras, de 1692 à 1693, il y eut une seconde famine.

C'est alors que Louis XIV montra combien est forte, combien est puissante l'idée de la royauté. Il comprit tout ce que ses droits lui imposaient de devoirs et il se dit que seul maître, il était responsable devant la France, devant l'histoire, devant Dieu. Il s'éleva aussitôt à la hauteur de son rôle. Il prit toute la conduite de la guerre et de la diplomatie, sans négliger aucune affaire d'administration intérieure.

L'année 1691 finit heureusement pour les armes de la France. Catinat, le 21 décembre, entra victorieux dans le château de Montmélian. La conquête de la Savoie était complète.

La campagne de 1692 fut marquée au début par un revers. Tourville eut la flotte qu'il commandait, flotte qui menaçait l'Angleterre, détruite le 29 mai dans la Manche, au fort de la Hogue. Il avait attaqué, par ordre, au large de Barfleur, quarante-quatre contre quatre-vingt-dix. Il fit des prodiges de courage et d'habileté. Il mérita l'admiration de l'ennemi, mais il devait succomber à la force du nombre.

La tristesse de ce désastre s'évanouit bientôt dans la joie de la prise de Namur, capitale de la province de ce nom, située au confluent de la Sambre et de la Meuse, qui ouvrait aux armées françaises le chemin du pays de Liège, des Provinces-Unies et de la basse Allemagne. Cette place se rendit le 30 juin. Louis XIV avait assisté au siège.

Après le siège de Namur, vint la bataille de Steinkerke, sur la Senne, que Luxembourg gagna, le 4 août, contre Guillaume III. C'est à l'occasion de cette bataille que l'on reconnut en France la supériorité du fusil sur le mousquet.

Une irruption passagère de Victor-Amédée dans la province du Dauphiné, termina, sans que la situation respective de la France et de la coalition fût sérieusement modifiée, la campagne et l'année 1692.

La campagne de 1693 allait s'ouvrir. On fit de 'grandes levées en France, où l'on organisa, à l'imitation de l'Autriche, des régiments de hussards, et où l'on créa l'ordre de Saint-Louis, réservé au seul mérite militaire. Le nombre des chevaliers était indéterminé, mais il ne comptait que huit grand'croix et vingt-quatre commandeurs. Le Roi en était naturellement le grand maître.

On forma six armées : celle de Flandre sous les ordres du duc de Luxembourg, celle de la Moselle sous les ordres du maréchal de Boufflers ; celle d'Allemagne sous les ordres du maréchal de Lorges ; celle d'Italie sous les ordres de Catinat ; celle de Roussillon sous les ordres du duc de Noailles ; celle des côtes sous les ordres du duc Philippe d'Orléans. Cette sixième armée était répartie de Dunkerque à Bayonne.

On redoutait une descente de Guillaume III sur les côtes de France. Je ne doute pas, dit Louis XIV à son frère, que s'il tente quelque entreprise, vous ne le battiez comme vous avez fait à Cassel.

On a de ce prince une lettre datée de Vitré, 11 juin 1693, qu'il écrivit à cette occasion à M. de Pontchartrain, ministre de la marine, en même temps que contrôleur général des finances. En voici le texte :

Je suis fort content de mon voyage et de la situation où j'ai trouvé tout le monde de ce pays-là, qui ne craignent point les ennemis. Il faut pourtant convenir qu'on ne pouvait pas les empêcher de venir bombarder la ville de Saint-Malo, s'ils l'avaient bien entrepris. Mais le profit qu'ils en tireraient n'approche pas de la dépense nécessaire à une pareille entreprise, ni des inconvénients qu'ils auraient à essuyer. Je n'ai eu ces jours-ci aucune de leurs nouvelles ; continuez à me donner des vôtres et me croyez votre meilleur ami.

Il y avait à cette lettre un postscriptum qui est seul, avec la signature, de sa main.

Nous publions, comme autographe d'un ancêtre direct du prince de Joinville qui, lui aussi, devait occuper une haute situation dans la marine française, un fac-similé de la signature et du postscriptum.

Louis XIV allait entreprendre sa dernière campagne. Il annonça qu'il commanderait lui-même son armée du côté du nord, où l'on avait réuni cent cinquante mille hommes. Il y eut des retards forcés dans la marche de cette armée. Il dut renoncer au siège de Liège qu'il avait projeté. Guillaume III l'avait devancé. Il en avait renforcé la garnison. D'autres dispositions furent prises. On décida de porter l'effort décisif en Allemagne où le maréchal de Lorges avait repris Heidelberg.

Louis XIV quitta l'armée où on ne le revit plus et retourna à Versailles, où il ne tarda pas à recevoir d'heureuses nouvelles.

L'armée française de Catalogne s'empara de Rosas. Tourville dispersa, le 27 juin, la fameuse flotte appelée flotte de Smyrne, qui devait escorter le grand convoi d'Orient, semi-anglais, semi-hollandais, de quatre cents vaisseaux chargés de marchandises. Enfin le 29 juillet Luxembourg remporta, dans la province de Liège, contre Guillaume III, la victoire de Neerwinden qui, du reste, fut vivement disputée. Le 1er octobre, il faisait capituler Charleroi dans la province du Hainaut.

Depuis quelques jours déjà Catinat avait rencontré l'armée de Victor-Amédée II à Marseille, et y avait remporté sur cette armée où il y avait, comme d'habitude, des Piémontais, des Espagnols et des Impériaux, une victoire décisive.

Les Anglais avaient imaginé de faire sauter Saint-Malo avec une machine infernale d'une puissance extraordinaire ; elle éclata au milieu de leurs vaisseaux, et leur tentative avorta. Ils en furent pour la honte de l'invention de cet odieux moyen de destruction.

C'est dans cette année 1693 que mourut obscurément, dans le palais du Luxembourg, Anne-Marie d'Orléans qui avait eu tant de célébrité, soit sous son titre de duchesse de Montpensier, soit sous son surnom de la Grande Mademoiselle.

Deux autres célébrités féminines de même 'caractère avaient depuis quelque temps déjà disparu de la scène politique : la duchesse de Longueville et la duchesse de Chevreuse.

En 1672, la duchesse de Longueville avait perdu un fils adoré. Depuis elle vécut dans la solitude et la prière.

Deux fois veuve, la fille du duc Hercule de Rohan ne laissait pour héritier des deux duchés-pairies de Luynes et de Chevreuse que le fils qu'elle avait eu de son premier mari, Louis-Charles d'Albert.

Depuis, on porte alternativement dans la descendance du puissant favori de Louis XIII, les deux titres de duc de Luynes et de duc de Chevreuse.

Devenu chef de la famille, Charles-Honoré d'Albert, épousa, par ordre, la fille aînée du grand Colbert.

La campagne et l'année 1694 eurent moins d'éclat. La France, qui avait toujours pris partout l'offensive, se tenait alors partout sur la défensive.

Le duc de Noailles remporta quelques avantages en Espagne. Mais Guillaume III allait reprendre Namur. Auparavant les Anglais avaient eu la tentation de renouveler leur vaine entreprise de Saint-Malo et de pénétrer sur le territoire de la France, en opérant sur ses côtes une descente favorisée par un bombardement d'un caractère sauvage, par la destruction barbare de ses ports. Cette fois encore, ils échouèrent dans leur odieux dessein.

L'argent était toujours rare, mais Louis XIV allait du moins préserver ses sujets des horreurs de la famine. Il fit acheter en Pologne des quantités considérables de blés. Ces blés devaient arriver en France sur des vaisseaux danois et suédois chargés dans la Baltique.

Ces vaisseaux de commerce furent capturés par trois navires de guerre qui les conduisaient avec leur cargaison en Hollande. Sorti du port de Dunkerque pour aller à leur rencontre afin de les protéger, l'illustre corsaire et marin français Jean Bart, dont nous prononçons pour la première fois le nom très connu, attaque avec son intrépidité accoutumée la flotte ennemie, essuie son feu sans y répondre, monte à l'abordage et s'en rend maitre après une lutte furieuse et meurtrière.

Son héroïsme donna aux populations françaises le pain que Louis XIV, dans sa sollicitude, leur avait procuré et que la coalition avait projeté de leur enlever.

La coalition aspirait enfin au désarmement. La France, elle aussi, aspirait à la paix. En 1695, elle reperdait Casal, elle reperdait Namur. Mais à la tête de l'armée des Pays-Bas espagnols dont il avait le véritable commandement, le duc de Luxembourg, par sa merveilleuse énergie, par sa grande activité, par sa bravoure personnelle neutralisa les forces supérieures de Guillaume III, le plus implacable ennemi de Louis XIV, de la France et du catholicisme, et dont le cœur était rempli de fiel, d'orgueil, de haine et d'ambition.

Ce fut la dernière campagne du duc de Luxembourg ; lui aussi allait descendre dans la tombe. Il mourut dans cette même année 1695. Ainsi disparaissaient les uns après les autres tous les grands hommes d'État et tous les grands hommes de guerre qui avaient contribué à la grandeur, à l'éclat, à la gloire du règne de Louis XIV.

Toute la chrétienté demandait la paix générale afin d'être libre de tourner tout l'effort de ses armes contre les Turcs qui redevenaient inquiétants et menaçants pour elle. Alexandre VIII, qui succéda à Innocent XI et qui précéda Innocent XII sur le trône de Saint-Pierre, exhortait par ses conseils officieux les princes et les États engagés dans la guerre à se réconcilier. C'était son rôle.

Quoique victorieux, Louis XIV avait d'ailleurs fait le premier des propositions d'arrangements pacifiques par l'intermédiaire du roi de Suède. Il avait reçu de Fénelon, sous le voile de l'anonyme, une lettre où se trouvait surtout la pensée de la pacification générale. C'était aller au devant de son vœu secret. Mme de Maintenon affirme dans sa correspondance qu'il la désirait avec sincérité.

Victor-Amédée II facilita le dénouement pacifique d'une guerre qui avait troublé, ensanglanté, ruiné toute l'Europe ; il se détacha de la coalition et traita séparément avec Louis XIV, qui lui rendit Pignerol par un traité signé dans cette ville, et s'en fit un allié.

Ce traité reposait surtout sur la neutralité de l'Italie et sur un projet d'alliance de famille. En effet, le duc de Bourgogne, fils aîné du Dauphin, épousa une fille du duc de Savoie, la princesse Marie-Adélaïde.

La défection du duc de Savoie déconcerta la coalition. Après de nouveaux débats, de nouveaux retards, à la veille même du jour où le grand duc de Vendôme, petit-fils du duc César, fils du duc Louis et de Laure Mancini, prenait possession de Barcelone, le 4 février 1697, les ennemis acharnés de Louis XIV, l'Espagne, l'Allemagne, la Hollande et l'Angleterre acceptèrent enfin la médiation du roi de Suède, qui leur avait offert sans succès ses services depuis plusieurs années.

C'était la préparation à la paix, ce n'en était pas la conclusion. On arrêta que le congrès qui devait la décider se tiendrait dans le château de Ryswick, propriété de la maison d'Orange. Les plénipotentiaires, le roi d'Espagne et l'empereur d'Allemagne élevèrent des exigences immodérées, dans ce congrès où les conférences ne furent régulièrement ouvertes que le 22 juin 1697.

La même année, le 1er septembre, lorsque les coalisés savaient déjà que la France avait pris Barcelone et qu'elle était maîtresse de toute la Catalogne, Louis XIV déclara son ultimatum. Il avait indiqué ses propositions ; on n'y avait pas encore répondu. Il donnait à ses ennemis jusqu'au 22 septembre pour les accepter ou les refuser. L'acceptation c'était la paix, le refus c'était la guerre.

On ne s'embrassa qu'à la dernière heure. Le 20 septembre, l'Espagne, la Hollande et l'Angleterre signèrent leur paix particulière. L'Allemagne ne signa la sienne que le 30. Elle mit sa vanité à être la dernière.

Le traité de Ryswick fut moins brillant que les traités de Westphalie, des Pyrénées et de Nimègue. Louis XIV restitua tous les territoires conquis, toutes les villes prises depuis la dernière paix. Il ne conserva que Strasbourg et dut abandonner la cause du catholique Jacques II. Il reconnut le protestant Guillaume III. La maison d'Orange dépossédait définitivement la famille des Stuart, destinée à s'éteindre obscurément dans la personne du cardinal d'Yorck, qui mourut à Rome, seulement en 1807.

La France occupait, depuis 1632, en fait, tout le duché de Lorraine. Mais le fait n'avait jamais été accepté par les possesseurs de ce duché. Le traité de Ryswick le leur rendait dans la personne de Léopold Ier, petit-fils de Charles III que Louis XIII en avait dépossédé, à titre provisoire. En revanche, par les termes de ce traité, l'Alsace restait tout entière province française.

Le traité de Ryswick était à peine signé, à peine exécuté, qu'une nouvelle préoccupation domina en France, en Angleterre, en Allemagne, en Hollande, dans toute l'Europe, celle de l'éventualité de la succession d'Espagne. Charles II n'avait pas eu d'enfant de sa première femme, la princesse Louise, fille du duc Philippe d'Orléans et de Henriette d'Angleterre.

La reine Louise d'Orléans, princesse de la dynastie de Bourbon, était morte brusquement en 1669, comme sa mère, probablement par le même mal.

On prétendit, comme on l'avait prétendu pour la mère, que la reine Louise avait été empoisonnée. Ces deux versions étaient également fausses.

Toutefois, devenu veuf, Charles II dont toute l'Europe escompta la mort pendant un quart de siècle, se remaria avec Marie de Neubourg, belle-sœur de Léopold Ier. Elle ne lui donna pas d'héritier. Il fit alors en faveur du duc Philippe d'Anjou son testament que Louis XIV accepta et qui fit naître une nouvelle et dernière lutte, celle que l'on a appelée la guerre de succession.

Entre le traité de Ryswick et la guerre de succession, il y eut quelques années de repos. Pendant quatre années, Louis XIV ne s'occupa que de réparations et de réformes intérieures. L'état de guerre, lorsqu'il se prolonge, a toujours été ruineux. Il exige le recours à des expédients qui froissent les intérêts privés subordonnés à l'intérêt public ou général.

Le premier souci de Louis XIV, après la paix et le traité de Ryswick, fut de remettre de l'ordre dans les finances, tout en allégeant les charges de ses sujets. C'est le moment de retracer le tableau sommaire des splendeurs morales et des améliorations matérielles de son règne, dans les autres domaines que ceux de la politique, de la guerre et de la diplomatie.

Nous avons déjà résumé la question religieuse qui ne fut complètement réglée et terminée dans tous ses détails que dans cette dernière période. Nous n'avons plus à y revenir, si ce n'est pour constater que, vers cette époque, Bossuet s'était déjà retiré de la scène du monde catholique ; sa dernière oraison funèbre est celle du grand Condé, qui fut prononcée à Notre-Darne de Paris. Après, il ne sortit plus de son diocèse de Meaux, où il donna, selon ses propres expressions, à ses ouailles, le reste d'une voix qui tombait et d'une ardeur qui s'éteignait. Mais alors apparaissait, sur cette même scène du monde catholique, celui que l'on appela le Cygne de Cambrai, le doux et charitable Fénelon. Tous deux contribuèrent également à l'éclat du grand règne de Louis XIV. Comme écrivains et comme prédicateurs célèbres, ils eurent, à côté d'eux, Bourdaloue, Massillon et surtout Fléchier, évêque de Nîmes, qui fut aussi membre de l'Académie française et qui avait prononcé, en 1678, une oraison funèbre de Turenne, considérée comme un chef-d'œuvre d'éloquence chrétienne.

Dans les jardins de Versailles, sur cet immense tapis de gazon qu'on nomme encore le tapis vert, entre des bosquets, des parterres, des bassins merveilleux, des allées somptueuses, des statues et des décorations variées, en face des splendides lignes architecturales du Palais, se figure-t-on, par un naturel effort d'imagination, Bossuet et Fénelon, se mêlant, à tour de rôle, à des groupes d'hommes de guerre comme Turenne, Condé, Luxembourg, Catinat, Vendôme, Vauban, Berwick ; s'entretenant avec des marins illustres comme Duguay-Trouin, Duquesne, Tourville, Château-Renaud ; discourant de poésie, de théâtre et d'art avec Racine, Molière, Boileau, La Fontaine, La Bruyère, Lulli, Perrault, Mansart, Puget, Girardon, le Poussin, Lesueur, Lebrun, Le Nôtre ; se renseignant sur les secrets de la haute administration avec Colbert, Louvois, Lionne et Torcy ; parlant des règles de la justice avec Seguier, d'Aguesseau et Lamoignon.

Quel éblouissant cortège, où Corneille seul manquait, de génies resplendissants, qui étaient comme les rayons éclatants de ce soleil que l'on appelait la France, et qu'il était bien nommé ce Louis XIV dont on disait qu'il était le Roi-soleil !

Y a-t-il eu jamais dans le monde moderne deux Versailles, deux Louis XIV et deux assemblages de pareilles supériorités dans tous les genres. Le règne d'Auguste était dépassé, surpassé.

Le palais de Versailles a coûté sans doute, pour le temps où il a été construit, des sommes considérables, mais combien a-t-il rapporté à la France par les visites productives qu'il a reçues des voyageurs des deux mondes, surtout depuis que Louis-Philippe a eu l'heureuse idée de l'approprier à nos mœurs actuelles.

On dira tout ce qu'on voudra. Mais il fallait aux mains du Roi la concentration de tous les pouvoirs pour que la France fit oublier à ce point Athènes et Rome, Athènes qui n'a été Athènes que parce que Périclès y dominait la démocratie ; Rome qui n'a été Rome que parce qu'Auguste y gouvernait la plèbe.

Du reste, Louis XIV usa de son autorité pour le bien du peuple et dans l'intérêt de Paris où l'on régularisa, par la création d'une lieutenance générale de police, le service de la sûreté publique, où le prévôt des marchands, qui recevait alors l'investiture du Roi, améliora considérablement la voirie et l'hygiène.

On brisa la ceinture de murailles, devenue trop étroite, qui embastillonnait, qui emprisonnait Paris et on commença, on activa la création de la magnifique ligne des boulevards, dits les grands boulevards, qui vont de la place de la Bastille à la Madeleine. C'est sur leur tracé que l'on construisit, en forme d'arcs de triomphe, les deux belles portes de Saint-Denis et de Saint-Martin, déjà citées.

En 1665, la cour et le Roi avaient définitivement renoncé au séjour de Paris comme séjour fixe. Louis XIV s'était d'abord établi au château de Saint-Germain qu'il abandonna ensuite pour le palais de Versailles. Il faisait des voyages à Fontainebleau et dans d'autres résidences royales, Compiègne, Chambord, et surtout à celles de Meudon et de Marly dont on lui doit la création. Mais il n'en fit pas moins achever le palais des Tuileries, en même temps qu'il faisait travailler au palais du Louvre, où, sous la direction de l'architecte Levrault, nous l'avons dit, Claude Perrault éleva la colonnade qui porte son nom.

Puisque nous parlons du palais des Tuileries, il nous paraît opportun de rappeler que la construction de ce palais témoin de tant de vicissitudes royales, théâtre de tant de drames révolutionnaires, et aujourd'hui disparu, fut commencée par Catherine de Médicis, avec le concours de Philibert Delorme, l'architecte du pavillon central dit de l'Horloge.

Nous avons dit que Napoléon III avait réuni le palais des Tuileries au palais du Louvre. C'est exact. C'est seulement sous son règne que ces deux palais n'en formèrent pour ainsi dire plus qu'un, au moyen de communications intérieures et de constructions extérieures nouvelles.

Mais, comme nous l'avons dit également, c'est à Henri IV que l'on doit attribuer la continuation de la grande galerie du Louvre rejoignant, du côté de la Seine, le palais des Tuileries, bien que sous Louis XIII, cité à cette occasion, on y ait encore travaillé.

De même, bien qu'à diverses époques postérieures, il ait été fait au palais des Tuileries différents travaux d'aménagement et d'appropriation, il n'en est pas moins juste d'en attribuer l'achèvement à Louis XIV.

C'est donc le palais de Louis XIV que les pétroleurs de 1871 ont détruit. Le reconstruira-t-on ? Redeviendra-t-il la demeure des Rois ? Qui sait. On n'ose rien élever sur son emplacement vide. Serait-ce par une intuition secrète de l'avenir ?

On porta le nombre des Académies à quatre par la création de celle des sciences, de celle des inscriptions et belles-lettres, et de deux sections de peinture et de sculpture, qui réunies à celle de musique forment l'Académie des beaux-arts. En 1672, on créa l'Académie de musique et de danse. C'est l'Opéra. En 1680, le Théâtre-Français existait, à son tour, avec son caractère d'institution royale, sous son appellation première de Comédie française.

La charité et la piété, qui toutes deux sont filles de la religion, eurent une grande part dans ce mouvement ascensionnel. Les Missions étrangères de la rue du Bac furent créées vers cette époque. La malheureuse reine Henriette d'Angleterre institua la maison des Visitandines de Chaillot. On doit à la reine Anne d'Autriche le monastère de l'Adoration perpétuelle. Nous arrêtons là cette énumération qui relève plutôt d'une histoire spéciale de Paris. En 1698, il y eut échange d'ambassadeurs entre toutes les nations de l'Europe et la France, et tous ces ambassadeurs firent assaut de magnificence. Il s'agissait déjà de la succession d'Espagne.

Il y eut successivement deux traités prématurés de partage qui ne furent l'un et l'autre que des préliminaires trop hâtifs d'un héritage que Charles II donna définitivement, on vient de le voir, au duc Philippe d'Anjou, second fils du grand dauphin et petit-fils de Louis XIV, que son testament fit son légataire universel.

Charles II voulait que rien ne fût changé à la situation de la monarchie espagnole. Il entendait que toutes les possessions de cette monarchie, où qu'elles fussent situées, restassent réunies sous une seule et même main. Cette pensée lui inspira son testament qui allait tomber sur l'Europe comme un nouveau brandon de discorde et de guerre.

La question cependant était claire, même avant le testament de Charles II en faveur du duc Philippe d'Anjou, testament que Louis XIV accepta, sans hésiter, très résolu à le défendre par des négociations et par les armes. On va en juger.

Deux fois, dans le siècle, une double alliance matrimoniale avait été conclue entre l'Espagne d'une part, la France et l'empereur d'Allemagne de l'autre. Anne d'Autriche, fille aînée de Philippe III, avait épousé Louis XIII ; Marie-Anne, fille cadette de Philippe III, avait épousé l'empereur Ferdinand III. Plus tard, Marie-Thérèse, fille aînée de Philippe IV, avait épousé Louis XIV ; Marguerite-Marie, fille cadette de Philippe IV, avait épousé l'empereur Léopold Ier. Louis XIV et Léopold Ier étaient donc fils de deux sœurs, maris de deux sœurs, cousins-germains et beaux-frères. Dans les deux cas, la fille aînée du roi d'Espagne ayant épousé le roi de France, les princes français issus de ces mariages semblaient exclure par la primogéniture les princes autrichiens.

En second lieu, le mariage de Léopold Ier avec la seconde fille de Philippe IV n'avait donné qu'une fille, seule héritière des droits de sa mère. Cette fille, mariée à l'électeur de Bavière, était morte, laissant un fils ; mais ce fils prenait à son tour la place de son aïeule et excluait les princes autrichiens. Léopold Ier, marié en secondes noces à une princesse palatine, et ses deux fils, Joseph et Charles, nés de ce second mariage, étaient exclus par le petit-fils de l'espagnole Marguerite-Marie.

Léopold Ier n'hésita pas cependant à nier tous les droits de ses deux compétiteurs et à réclamer, du chef de sa mère, tout l'héritage qu'il défendait au prince de Bavière de recueillir du chef de la sienne.

Louis XIV était plus modéré, plus sage. Il comprit que s'il réclamait toute la monarchie d'Espagne pour le Dauphin, appelé à monter un jour sur le trône de France, toute l'Europe, où l'équilibre serait rompu, se soulèverait contre une pareille éventualité. Il voulait un partage à trois.

Mais le système qui prévalut fut l'acceptation de l'héritage royal de Charles II par le duc Philippe d'Anjou renonçant à tous ses droits dans la succession de Henri IV, ce qui écartait pour l'Europe le danger de la réunion dans une même main de deux grands États aussi puissants, aussi vastes, que l'Espagne et la France. L'idée de cet arrangement vint de Madrid.

Les Espagnols influents redoutaient le partage de la monarchie de Charles-Quint et de Philippe II, et ils préféraient la France à l'Autriche. Ils agirent dans les conseils de la Couronne, où la reine Marie de Neubourg intriguait contre le duc Philippe d'Anjou, avec tant de fermeté qu'ils déterminèrent Charles II à faire son testament en faveur d'un petit-fils de Louis XIV.

Ce testament qui allait devenir l'occasion d'une nouvelle, d'une longue, d'une sanglante guerre dont l'heureux dénouement devait faire dire ce mot célèbre : Il n'y a plus de Pyrénées, fut signé le 2 octobre 1700.

Charles II mourut le 1er novembre. Le 16 novembre Louis XIV était dans son cabinet de travail et d'audience avec son petit-fils. Il fit entrer l'ambassadeur d'Espagne et lui montrant le jeune prince : Vous pouvez, dit-il, le saluer comme votre Roi.

C'était l'acceptation officielle du testament de Charles II.

Ce testament, ouvert par le Conseil d'État, devant les grands d'Espagne de présence à Madrid, apprit aux Espagnols que leur monarchie ne devait pas être démembrée, à la France que toute cette monarchie passait à l'un de ses princes. L'article 14 répétait que les actes faits au contraire du testament, ne pouvaient prévaloir contre l'élévation du duc d'Anjou au trône de Castille, d'Aragon, de Navarre et de tous les pays que le testateur possédait dedans et dehors l'Espagne.

Si le duc d'Anjou mourait sans enfants, la succession espagnole passerait à son frère cadet, le duc de Berry, et à sa postérité. Si à son tour le duc de Berry mourait sans enfants ou était appelé au trône de France, l'Autriche venant à son rang de seconde ligne collatérale par les femmes, l'archiduc Charles, second fils de l'empereur, serait alors roi d'Espagne ; le second était choisi parce que l'aîné devait hériter de la succession autrichienne en Allemagne, et qu'il ne convenait pas de réunir sur la même tête deux royautés. Enfin à défaut de cet archiduc, le duc de Savoie recueillerait l'héritage auquel l'appelait en troisième ligne sa descendance à la troisième génération d'une fille de Philippe II.

On voit que tout était prévu dans le testament de Charles II que Louis XIV n'hésita pas un seul jour à accepter et qui reposait sur cette idée, qui devait se traduire par le traité d'Utrecht, que les deux couronnes de France et d'Espagne devaient rester séparées, toujours distinctes l'une de l'autre et ne pourraient jamais être réunies sur la même tête.

Mais quel chemin à parcourir avant d'arriver à ce traité d'Utrecht ! L'Europe entière reconnut d'abord le second petit-fils de Louis XIV comme roi d'Espagne, sous le nom de Philippe V. Toute l'Europe !

Non. L'empereur d'Allemagne, Léopold Ier, se préparait à la guerre contre la France et, en 1702, avant de mourir, le roi d'Angleterre, Guillaume III, jetait les bases de la Grande Ligue.

La grande Ligue, c'était le clairon sonnant l'heure des batailles, c'était aussi la foudre annonçant la période des désastres. Avant que cette période s'ouvrît, la cour de Versailles, toute à la joie, toute à l'espérance, avait vu partir le duc Philippe d'Anjou qui allait prendre possession de son trône en se rendant en Espagne où l'attendait partout une réception enthousiaste. Il était à peine arrivé à Madrid, à peine installé à l'Escurial, qu'il y recevait du Roi son aïeul des instructions admirables dont voici le texte officiel, d'après les œuvres de Louis XIV :

Ne manquez à aucun de vos devoirs, surtout envers Dieu.

Déclarez-vous en toute occasion pour la vertu contre le vice.

N'ayez jamais d'attachement pour personne.

Aimez votre femme, vivez bien avec elle. Aimez les Espagnols et tous vos sujets. Ne préférez pas ceux qui vous flatteront le plus estimez ceux qui pour le bien hasarderont de vous déplaire ; ce sont là vos véritables amis.

Vivez dans une grande union avec la France, rien n'étant si bon pour nos deux puissances que cette union à laquelle rien ne pourra résister.

Si vous êtes contraint de faire la guerre, mettez-vous à la tête de vos armées.

Ne quittez jamais vos affaires pour le plaisir, mais faites-vous une règle qui vous donne des temps de liberté et de divertissement. Il n'y en a guère de plus innocent que la chasse, et le goût de quelque maison de campagne, pourvu que vous n'y fassiez pas trop de dépense.

Donnez une grande attention aux affaires ; quand on vous parle, écoutez beaucoup dans les commencements, sans rien décider.

Quand vous aurez plus de connaissance, souvenez-vous que c'est à vous à décider.

Tenez tous les Français dans l'ordre. Traitez bien vos domestiques. Servez-vous d'eux tant qu'ils seront sages, renvoyez-les à la moindre faute qu'ils feront, et ne les soutenez jamais contre les Espagnols.

Ne paraissez pas choqué des figures extraordinaires que vous trouverez, ne vous en moquez pas. Chaque pays a ses manières particulières, et vous serez bientôt accoutumé à ce qui vous paraîtra d'abord le plus surprenant.

Ayez une cassette pour mettre ce que vous aurez de particulier, dont vous aurez seul la clef.

Je finis par un des plus importants avis que je puisse vous donner : ne vous laissez pas gouverner, n'ayez jamais de favori ni de premier ministre. Écoutez, consultez votre conseil, mais décidez. Dieu, qui vous a fait roi, vous donnera toutes les lumières nécessaires, tant que vous aurez de bonnes intentions.

Les sommets trop élevés donnent le vertige. Une trop haute fortune donne des éblouissements. Louis XIV éprouva cet effet inévitable de la grande situation qu'il occupait en Europe, gouvernant à la fois, de son cabinet du palais de Versailles, comme la France, en véritable maitre, de son autorité de fait, sinon de droit, l'Espagne, et pouvant dire comme Philippe II, en modifiant la phrase, que le soleil ne se couchait jamais dans les États soumis à son influence ou sa volonté.

A ce moment-là, l'Espagne s'étendait de la Sicile aux Alpes, des Pays-Bas en Amérique. Louis XIV eut l'idée d'un coup, hardi qui allait amener la guerre générale. Il donna au maréchal de Boufflers, qui était alors à Lille, l'ordre d'occuper les Pays-Bas espagnols, pour les soustraire à la tutelle de la Hollande.

La Hollande et l'Angleterre se montrèrent sincèrement ou hypocritement affligées de cette occupation. L'empereur d'Allemagne, qui était resté dans l'expectative, envoya des troupes en Italie. C'était son Rubicon. Il le passait. Louis XIV dut se préparer à la guerre.

Le duc Philippe d'Orléans mourut au commencement de cette période, en 1701, laissant de sa seconde femme, Charlotte-Élisabeth de Bavière, un fils unique, qui devait être le Régent du royaume pendant la minorité de Louis XV.

Guillaume III meurt l'année suivante, en 1702, après avoir groupé les éléments de ce qui allait être la grande Ligue ou la troisième coalition. Il n'avait pas d'enfant de sa femme déjà décédée. Il laissait le trône d'Angleterre à la seconde fille de Jacques II, sa belle-sœur, Anne Stuart, qui s'était faite protestante.

Guillaume III léguait son implacable haine contre la France au prince Eugène, à lord Churchill, duc de Malborough, chef du parti de la guerre, sous la reine Anne, et à Heinsius, grand pensionnaire de Hollande.

La France allait être éprouvée par une série de revers, qui fut la série noire, succédant à de nombreuses séries blanches où les victoires avaient succédé, presque sans relâche, aux victoires.

Il y eut les défaites de Hochstedt, de Ramillies, de Turin, d'Oudenarde. Il y eut au dedans un hiver rigoureux, des souffrances et des misères. C'était à briser les plus indomptables courages, à faire plier les plus fermes caractères, à abattre les plus fermes volontés.

Louis XIV était de la race des Bourbons. Il était le petit-fils de Henri IV. La longue durée de son règne lui faisait enfin connaître le malheur, mais il se montra à la hauteur des circonstances douloureuses qui atteignaient sa situation, sans affaiblir son courage. Plus fier encore dans l'adversité que dans la prospérité, son caractère lui mérita le respect du monde, lui valut l'éloge de l'histoire, enfin l'admiration de la France. Peut-être sa grandeur morale n'a-t-elle jamais autant éclaté que dans ces terribles épreuves.

Un fils naturel de Jacques II et d'Arabelle Churchill, sœur du duc de Malborough, Charles de Fitz-James, créé duc de Berwick,

passé au service de la France, après la chute définitive des Stuarts, et qui eut le bâton de maréchal de France, obtint de sérieux succès militaires contre les ennemis de Louis XIV et de Philippe V. La série noire allait bientôt faire place à une nouvelle série blanche.

Cette série noire, qui avait duré plusieurs années et plusieurs campagnes, cessa tout à coup. Le duc de Vendôme avait remporté, le 10 décembre 1710, une brillante victoire sur les ennemis du roi de France et du roi d'Espagne, à Villaviciosa, en Catalogne.

L'année suivante, Duguay-Trouin forçait, à la tête d'une escadre dont il avait le commandement, l'entrée du port de Rio-Janeiro et relevait en Amérique le prestige de notre marine.

Villars, de son côté, aidait i rétablir le prestige de nos armées.

Le 18 février 1712 avait été un jour de deuil pour le royaume et le Roi de France. Ce jour-là, le duc de Bourgogne suivait dans la tombe la duchesse de Bourgogne, qui ne l'y avait précédé que de six jours, dans la tombe où son fils aîné, le duc de Bretagne, devait le rejoindre quelques jours après, succombant au même mal. C'était une grande tristesse jetée au milieu des négociations entamées pour la paix générale, déjà avancées, quoique la guerre continuât toujours avec la Hollande et avec l'Allemagne.

Il fallait cependant arrêter d'urgence un plan de campagne. Le 12 avril 1712, Louis XIV fit appeler le duc de Villars à Marly.

Voici, d'après les mémoires de cet homme de guerre, le langage du Roi.

Vous voyez mon état, il y a peu d'exemples de ce qui m'arrive, et que l'on perde dans la même semaine son petit-fils, sa petite-belle-fille et leur fils, tous de très grande espérance et très tendrement aimés. Dieu me punit, je l'ai bien mérité ; j'en souffrirai moins dans l'autre monde. Mais voyons ce qui peut se faire pour prévenir les malheurs du royaume. Ma confiance en vous est bien marquée, puisque je vous remets les forces et le salut de l'État ; je connais votre zèle et la valeur de mes troupes ; mais enfin la fortune peut vous être contraire. S'il arrivait ce malheur à l'armée que vous commandez, quel serait votre sentiment sur le parti que j'aurais à prendre pour ma personne ?

Villars, effrayé de la responsabilité qu'il pouvait encourir, n'osait exprimer un avis.

Eh bien ! reprit le Roi, je vais vous dire toute ma pensée. Les courtisans veulent presque tous que je me retire à Blois, et que je n'attende pas que l'ennemi s'approche de Paris, ce qui lui serait possible si mon armée était battue. Pour moi, je sais que des armées aussi considérables ne sont jamais assez défaites pour qu'aucune partie de la mienne ne pût se retirer sur la Somme. Je connais cette rivière, elle est très difficile à passer ; il y a des places qu'on peut rendre bonnes. Je compterais aller à Péronne ou à Saint-Quentin, y ramasser tout ce que j'aurais de troupes, faire un dernier effort avec vous, et périr ensemble ou sauver l'État.

Le duc de Villars avait approuvé cette résolution héroïque, espérant la rendre inutile. En effet, le 24 juillet 1712, il livre et gagne, sur les Hollandais, qui avaient avec eux le prince Eugène, la célèbre bataille de Denain, puis il complète cette grande victoire en se jetant sur la Flandre dont il fait rapidement la conquête.

Vers cette époque, mourait à Vinaroz, Louis-Joseph, d'abord duc de Penthièvre, puis troisième et dernier duc de Vendôme, qui avait combattu, on l'a vu, avec tant d'éclat et de succès, en Espagne, les ennemis de Philippe V.

Depuis quelque temps déjà, il y avait eu des espérances de pacification générale. Léopold Ier était mort, laissant la couronne impériale d'Allemagne à son fils aîné, Joseph Ier, qui ne vécut que jusqu'en 1711.

Cette couronne passa alors au second fils de Léopold Ier, à Charles VI, celui-là même qui s'était considéré comme injustement dépossédé par le testament de Charles II des droits qu'il prétendait avoir à la couronne d'Espagne. Le duc de Malborough avait perdu la confiance de la reine Anne, qui avait appelé à la tête du ministère, à l'instigation de Henri John, vicomte de Bolingbrok, Robert Harley, comte d'Oxford, chef du parti de la paix dans le parlement de Londres. L'Angleterre se détacha la première de la grande Ligue.

Un neveu de Colbert, Jean-Baptiste Colbert, marquis de Torcy, était depuis quelque temps mêlé aux affaires diplomatiques les plus importantes. Il était pour quelque chose dans le testament de Charles II en faveur du duc Philippe d'Anjou. Il fut pour beaucoup dans la préparation des traités d'Utrecht et de Rastadt.

Le 21 avril 1712, on avait signé à Fontainebleau une suspension d'armes, négociée en France entre Bolingbrok et Torcy, suspension d'armes qui fut le prélude du traité d'Utrecht, bientôt suivi du traité de Rastadt.

La Hollande avait refusé de traiter, avait refusé de suivre l'exemple de l'Angleterre et de désarmer comme elle, même après sa défaite de Denain. Après la belle et victorieuse campagne de Villars dans la Flandre, elle aussi se résigna enfin à accepter les conditions que

Louis XIV et Philippe V offraient à l'Europe, avide de repos, lasse de la guerre.

Abandonné par l'Angleterre et par la Hollande, bientôt par tous les autres États, tous les autres princes qui avaient adhéré à la Grande Ligue, l'empereur d'Allemagne, resté seul avec son intraitable prétention de s'imposer à l'Espagne, allait bientôt subir à son tour les lois de la guerre et signer le traité de Rastadt qui devait compléter le traité d'Utrecht.

On parle beaucoup de ce traité d'Utrecht qui réglait les conditions de la paix entre plusieurs puissances européennes, grandes ou petites. En voici l'analyse qui montrera quelle y fut la part des alliés, sans que la France eût rien à y perdre.

Angleterre. — Louis XIV reconnaît la royauté de la reine Anne, l'ordre de succession établi en Angleterre en faveur de la maison de Hanovre, et s'engage à ne plus donner asile au prétendant. L'Angleterre reconnaît Philippe V pour roi d'Espagne et des Indes, à la condition que les renonciations des princes français au trône d'Espagne, de Philippe V au trône de France, demeurent une loi inviolable et toujours observée. Le roi de France consent à démolir les fortifications de Dunkerque, à en combler le port et ruiner les écluses, mais il garde la ville et son territoire. Il cède à l'Angleterre, sur la baie et le détroit d'Hudson, les terres occupées par la Compagnie française de Québec, la moitié française de l'île de Saint-Christophe, l'Acadie entière et l'île de Terre-Neuve. Il se réserve le droit d'aborder à Terre-Neuve pour la pêche et d'y sécher le poisson sur une ligne de côtes déterminées. Il garde la propriété de l'île du Cap-Breton et de toutes les autres situées dans l'embouchure et le golfe du Saint-Laurent, avec la faculté d'y fortifier des places. L'Espagne abandonne à l'Angleterre, qui le garde encore, Gibraltar, dont l'amiral Rooke s'était emparé en 1704 par surprise, et l'île de Minorque, à la condition que la religion catholique y soit libre et qu'il soit interdit aux juifs et aux maures d'y habiter ou de s'y réfugier. Pour le commerce, la France consent à la liberté réciproque, à l'égalité de traitement dans les deux pays, pour les marchands de l'un et de l'autre. Les sujets de part et d'autre paieront les douanes, impôts et droits d'entrée et de sortie accoutumés dans tous les États et provinces de part et d'autre. Ils jouiront respectivement dans les deux pays des mêmes privilèges, libertés et immunités sans aucune exception. L'Espagne transporte, de la Compagnie française de Guinée à l'Angleterre, l'assiento, ou le privilège d'introduire les esclaves nègres dans les colonies espagnoles. La Compagnie française n'avait obtenu ce droit que pour dix années. L'Angleterre se le fait adjuger pour trente ans.

Hollande. — Les États généraux se font remettre les Pays-Bas espagnols pour les restituer à la maison d'Autriche ; mais pour dédommager l'Électeur de Bavière à qui Philippe V avait cédé ces provinces, ils accordent que cet électeur garde provisoirement la souveraineté et les revenus du Luxembourg, du comté de Namur et de la ville de Charleroi, jusqu'à ce qu'il ait été rétabli dans ses États et investi du royaume de Sardaigne. Ils conservent de la haute Gueldre, province espagnole, ce que le roi de Prusse n'y occupe pas, c'est-à-dire Venloo et Ruremonde. C'est aussi comme propriété de la maison d'Autriche qu'ils reçoivent Ypres, Menin, Tournay et les autres villes qui doivent former leur barrière. Ils auront le droit d'y mettre garnison, et des gouverneurs et des commandants, mais sans préjudice des droits et privilèges ecclésiastiques et politiques de l'Empereur. Ils rendent à la France Lille avec toute sa châtellenie, Aire, Béthune et Saint-Venant, reformant ainsi la chaîne de fer qu'ils croyaient avoir brisée. La liberté de commerce est rétablie entre la France et la Hollande. Ils ne peuvent obtenir de Philippe V aucun avantage du côté des colonies espagnoles.

Portugal. — Ici les intérêts ne sont pas longs à démêler. Tout se borne pour le roi de Portugal à la souveraineté des deux bords du fleuve des Amazones, et à un règlement de commerce qui interdit aux Français d'aller négocier dans la rivière des Amazones, aux Portugais d'aller négocier à Cayenne.

Prusse. — Le roi de Prusse n'obtient de l'Espagne qu'une partie de la haute Gueldre, c'est-à-dire la ville de Gueldre et ses dépendances, le pays de Kessel et le bailliage de Krickenbeck, qui renforcent son duché de Clèves. Il s'établit hors de France, avec le consentement de Louis XIV, dans la principauté de Neuchâtel et de Valengin. Il n'obtient rien au détriment de la France. C'est lui, au contraire, qui abandonne à Louis XIV l'héritage patrimonial de Guillaume III, la principauté d'Orange et les seigneuries de Chalon et de Châtelbelin en Franche-Comté. Son plus grand avantage est dans l'article séparé par lequel Louis XIV et Philippe V s'engagent à lui accorder tous les honneurs attachés à la dignité royale, à lui donner le titre de Majesté, à rendre à ses ministres du premier et du second ordre les honneurs anciens ou nouveaux qu'on rend aux ministres des têtes couronnées. Les Hohenzollern sont enfin sûrs d'être rois.

Duc de Savoie. — Favori particulier de l'Angleterre, le duc de Savoie est évidemment le mieux traité. Il recouvre la Savoie et le comté de Nice dans toute leur intégrité. Il renonce à Briançon et au fort Barraux qu'il convoitait si fort, m ais il obtient pour limites, du côté de la France, les sommités des Alpes. A ce titre, il garde axes les forts d'Exilles et de Fenestrelles, la va liée de Pragelas, les vallées d'Oulx, de Sezanne, de Bardonache, et tout ce qui est à l'eau pendante des Alpes du côté du Piémont ; mais, par le même principe, il est obligé de céder à la France la vallée de Barcelonnette avec ses douze communautés. Il se fait donner par la France contre l'Empereur la garantie des cessions de territoire que joseph Ier lui avait accordées dans le Montferrat et le Milanais, et la liberté d'élever telles fortifications que bon lui semblera dans tous les lieux qui lui c nt été cédés par les traités. En cas d'extinction de la dynastie de Philippe V, sa famille est appelée à la succession d'Espagne en vertu de sa descendance d'une fille de Philippe II. Il est lui-même immédiatement investi de la royauté de Sicile.

La maison de Savoie devient, comme la maison de Hohenzollern, maison royale. Le roi de France et l'empereur d'Allemagne restèrent seuls engagés dans cette guerre de succession qui avait tenu l'Europe en armes pendant douze années. Mais Charles VI ne tarda pas à reconnaître que, seul, il n'était -pas de force à lutter contre Louis XIV

Le prince Eugène prit le commandement de la dernière armée impériale. Il allait se mesurer de nouveau avec Villars qui s'empara de Fribourg-en-Brisgau. L'honneur du dernier succès de la guerre de succession lui resta.

Le prince Eugène et le duc de Villars qui avaient été les derniers combattants, furent aussi les premiers négociateurs de la paix de

Rastadt où, le 26 novembre 1713, ils eurent une première entrevue. Le traité qui porte le nom de cette ville ne fut cependant signé que le 6 mars 1714. En voici les clauses principales.

L'empereur d'Allemagne se contente des provinces de la domination espagnole qu'il a entre les mains : le royaume de Naples, les présides de Toscane, le duché de Milan, les Pays-Bas.

L'affaire des électeurs de Bavière et de Cologne est terminée à leur avantage et à l'honneur de Louis XIV. Les deux électeurs sont rétablis dans tous leurs États, biens, honneurs et dignités, ainsi que tous leurs officiers et domestiques. L'électeur de Bavière reprend son rang et garde le haut Palatinat.

La Sardaigne est abandonnée à l'empereur d'Allemagne. Du côté du Rhin, rien n'est changé à la paix de Ryswick.

Louis XIV, conformément à sa promesse, rend Kehl à l'Empire, le Vieux-Brisach et Fribourg i la maison d'Autriche, il démolit les fortifications françaises établies sur la rive droite du fleuve et reconnaît les nouveaux titres princiers de quelques maisons allemandes ; mais il garde toute l'Alsace, y compris Strasbourg, au sens de Ryswick et non au sens de Munster, et Landau, sa récente conquête, avec ses fortifications. Pour la seconde fois, l'Allemagne reconnaît l'Alsace pour une province française.

Villars devint, comme Turenne, maréchal général.

Les députés de l'Empire ratifièrent le traité d'Utrecht, pour la forme, comme parties intéressées à ce traité, à Bade, en Argonne, où ils se réunirent sur une convocation spéciale.

La capitulation de Barcelone qui ouvrit ses portes au duc de Berwick, le 13 septembre 1714, et la soumission de l'île de Majorque que le chevalier d'Asfeld força de reconnaître la royauté de Philippe V, furent les dernières scènes de ce vaste et long drame.

Le 4 mai de cette même année, à duc de Berry était mort sans postérité. L'héritier présomptif de la couronne de France était un enfant, le seul fils survivant du duc de Bourgogne, qui s'appelait Louis, comme son bisaïeul, son aïeul et son père, et qui avait le titre de Dauphin.

Le dimanche 1er septembre 1715, Louis XIV, qui avait survécu à son fils, mort, en 1711, au château de Meudon, où il vivait dans l'isolement, et à deux de ses petits-fils, entrait aussi dans le sommeil de l'éternité. Voici quelques détails intéressants empruntés aux chroniqueurs contemporains de sa mort et de ses derniers jours.

Le 10 août 1715, Louis XIV rentrant de Marly à Versailles était si abattu et si faible, qu'il eut peine à aller de son cabinet à son prie-Dieu. Deux jours après, Dangeau, assistant à son coucher, crut, dit-il, voir un homme mort, tant ce corps vigoureux avait dépéri et maigri en si peu de temps. Il se résigna à prendre quelques précautions, à garder le lit chaque jour pendant quelques heures, à se faire porter chez Mme de Maintenon pour entendre la musique et jouer avec les dames. Mais les affaires n'en souffrirent pas ; il tenait dans son lit, à leurs jour et heure, le conseil des finances ou le conseil d'État, ou travaillait avec chaque ministre en particulier. On n'avait encore aucune inquiétude de mort prochaine, quand, le 24, les médecins jugèrent, à des taches noires, que la gangrène pourrait bien être à sa jambe. Lui-même, frappé d'une grande faiblesse qui lui prit après le souper, fit venir son confesseur. Mais ayant un peu dormi, et le lendemain étant la Saint-Louis, jour de sa fête, il crut pouvoir ne rien changer aux usages de cette solennité. Il laissa les tambours lui donner les aubades accoutumées, et, pour les mieux entendre, il les fit avancer jusque sous son balcon. Il voulut encore permettre au public d'entrer à son dîner, pendant lequel les vingt-quatre violons et les hautbois ne cessèrent de jouer dans son antichambre. Mais dans la seconde partie de la journée il survint une crise décisive. Après un court sommeil, il se réveilla avec une absence d'esprit qui effraya les médecins. Ils déclarèrent qu'il était temps de lui administrer le viatique ; lui-même, revenu à la raison, le demanda dans la persuasion qu'il ne lui restait que peu d'heures à vivre.

La gravité, la majesté, avaient toujours, dit Saint-Simon, accompagné tous les actes de sa vie. Il avait toujours paru grand dans le malheur comme dans la gloire. Il lui fut donné de le paraître encor : davantage dans la mort, et d'une grandeur plus solide que celle que les hommes envient. A partir de l'heure où il reçut les derniers sacrements, on vit constamment en lui la fermeté du chrétien, l'élévation des sentiments du Roi et de l'homme, un détachement sans regret des biens qu'il fallait quitter, une noble fidélité à ses attachements. La mort n'avait pas d'effroi pour lui ; il disait que ce passage si redouté ne lui paraissait pas difficile, maintenant qu'il v touchait. Deux garçons de sa chambre pleuraient au pied de son lit, il les en reprit par ces paroles : Pourquoi pleurez-vous, est-ce que vous m'ayez cru immortel ? Il donna l'ordre de porter son cœur à la maison professe des jésuites de Paris, avec la même tranquillité qu'il ordonnait, en santé, une fontaine pour Versailles ou pour Marly. Son point fixe était l'éternité ; son confesseur lui demandant s'il souffrait beaucoup, il répondit : Non, et c'est ce qui me fâche ; je voudrais souffrir davantage pour l'expiation de mes péchés.

Dès le premier jour, Louis XIV avait fait entrer dans sa chambre, outre les ministres, son neveu, le duc d'Orléans, le duc du Maine, le comte de Toulouse, le duc de Bourbon avec le comte de Charolais son frère et le prince de Conti, tous trois de la maison de Condé, pour leur adresser ses adieux.

Le lendemain, 26 août, Louis XIV se fit apporter le petit Dauphin, le prit sur son lit, l'embrassa et lui dit : Mignon, vous allez être un grand roi, mais tout votre bonheur dépendra d'être soumis à Dieu et du soin que vous aurez de soulager vos peuples. Il faut pour cela que vous évitiez autant que vous le pourrez de faire la guerre ; c'est la ruine des peuples. Ne suivez pas le mauvais exemple que je vous ai donné sur cela ; j'ai souvent entrepris la guerre trop légèrement, et je l'ai soutenue par vanité. Ne m'imitez pas, mais soyez un prince pacifique, et que votre principale occupation soit de soulager vos sujets. On avait retiré l'enfant de dessus le lit, le Roi le redemanda, l'embrassa de nouveau, et, levant les veux au ciel, lui donna sa bénédiction. Ce spectacle fut extrêmement touchant, dit Saint-Simon ; celui qui succéda fut empreint d'une solennité qui provoqua à la fois l'admiration et les larmes. Il fit approcher de son lit et de son balustre tout ce qu'il y avait de ses officiers dans sa chambre ; il leur dit :

Messieurs, je suis content de vos services, vous m'avez fidèlement servi et avec envie de me plaire. Je suis fâché de ne vous avoir pas mieux récompensés que j'ai fait ; les derniers temps ne l'ont pas permis. Je vous quitte avec regret. Servez le Dauphin avec la même affection que vous m'avez servi ; c'est un enfant de cinq ans qui peut essuyer bien des traverses ; car je me souviens d'en avoir beaucoup essuyé pendant mon jeune âge. Je m'en vais, mais l'État demeurera toujours. Soyez-y fidèlement attachés, et que votre exemple en soit un pour tous mes sujets. Soyez tous unis et d'accord ; c'est l'union et la force d'un État. Suivez les ordres que mon neveu vous donnera. Il va gouverner le royaume, j'espère qu'il le fera bien. J'espère aussi que vous ferez votre devoir et que vous vous souviendrez quelquefois de moi.

A ces dernières paroles, dit un témoin oculaire, nous sommes tous fondus en larmes, et rien ne peut exprimer les sanglots, l'affliction et le désespoir de tous.

Le mal avait été rapide et foudroyant, incurable. Il venait d'une gangrène intérieure qu'on n'avait pu combattre, parce qu'on ne l'avait pas devinée.

Il est faux que Mme de Maintenon ait quitté Louis XIV quatre jours avant sa mort. Le 28, elle partit dans la soirée pour Saint-Cyr, afin d'y faire ses dévotions ; le lendemain matin, le 29, elle était revenue d'elle-même et de très bonne heure. Le 30, l'intelligence et le sentiment n'apparaissaient plus qu'à de rares intervalles.

Toute la journée du 3i se passa dans l'attente de la mort certaine. On commença le soir, à dix heures, les prières des agonisants. Le lendemain, à huit heures du matin, Louis XIV s'était éteint sans souffrance, comme une lampe où l'huile manque. C'était la fin d'un grand chrétien et d'un grand Roi, la fin d'un grand règne.

Aujourd'hui encore, on dit après Voltaire, le siècle de Louis XIV, tant le XVIIe siècle, incarné dans sa personne, a laissé des traces profondes dans l'histoire de France, dans l'histoire de l'Europe.

Un fait particulier qui prouve ce que Louis XIV occupait de place dans le monde, c'est que Charles VI, instruit le premier dans Vienne de sa mort, entrant tout à coup dans la salle où étaient déjà réunis ses ministres, leur dit simplement ces mots : Messieurs, le Roi est mort.

Il ne vint à l'esprit d'aucun d'eux de demander quel roi était mort. Tous comprirent que c'était Louis XIV.

Le moraliste peut et doit reprocher à Louis XIV ses attachements de cœur illégitimes, mais l'histoire qui voit et juge de plus haut, sait qu'il n'a eu qu'une seule et véritable maîtresse qu'il n'a jamais trahie, jamais abandonnée, qu'il a constamment et passionnément aimée, c'est la France.

Il y avait un testament. Louis XIV l'avait remis lui-même au premier président et au procureur général. Un édit en confiait la garde au parlement de Paris. Il fut déposé dans une muraille d'une tour du palais où l'on creusa une niche et sous une porte et une grille de fer dont le greffier en chef eut une clef.

Deux autres clefs étaient aux mains, l'une du premier président, l'autre du procureur général. Que contenait ce testament ? En voici la substance.

Louis XIV établit un conseil de régence, dont le duc d'Orléans, son neveu, est le chef, et composé de quatre princes du sang, de cinq maréchaux, des quatre secrétaires d'État et du contrôleur général des finances.

Toutes les grandes affaires qui doivent être décidées par l'autorité du Roi, toutes les nominations, ecclésiastiques, civiles, judiciaires, militaires, seront délibérées en conseil de régence, sans que le duc d'Orléans, chef du conseil, puisse seul et par son autorité particulière, rien déterminer, statuer et faire expédier ; en cas de partage des voix, son avis prévaudra. Il ne peut être fait de changement dans le conseil que par la mort, ni être pourvu aux vacances que par le choix du conseil.

Je suis encore plus Français que Roi, avait dit Louis XIV à Villars, après la victoire de Friedlingen. Toute sa vie justifie ce mot. Ce qu'il poursuivait par la guerre, c'était moins l'agrandissement de sa puissance que l'agrandissement de la France qui lui doit cinq provinces : la Flandre, l'Artois, la Franche-Comté, le Roussillon et l'Alsace. L'Alsace aujourd'hui reperdue ! Qui nous la rendra ?

Militairement, nous l'avons constaté, c'est Louis XIII qui a fait la conquête du Roussillon. Mais, diplomatiquement, c'est Louis XIV qui a obligé l'Espagne de signer la cession définitive de cette province à la France.

A l'heure où s'ouvrait le règne de Louis XV, avec la régence du duc d'Orléans, la situation générale de l'Europe n'était plus ce qu'elle était à l'heure où s'ouvrait le règne de Louis XIII, avec la régence de Marie de Médicis. De 16ro à 1715, cette situation s'était profondément modifiée.

La France s'était considérablement agrandie. L'Espagne, au contraire, s'était beaucoup amoindrie. Mais la maison de Bourbon v avait remplacé la maison d'Autriche. Un petit-fils de Louis XIV occupait le trône de Philippe II, l'éternel ennemi de Henri IV, et régnait à Madrid.

Devenu, le 14 janvier 1714, veuf de la princesse Gabrielle de Savoie, fille de Victor-Amédée II, Philippe V s'était remarié, la même année, avec la princesse Élisabeth, nièce de François Farnèse, duc de Parme.

D'un caractère ambitieux et remuant, la reine Élisabeth que conseillait le cardinal Jules Alberoni, son compatriote, devait exercer une action, souvent décisive, dans le gouvernement de l'Espagne : action, plus fréquemment défavorable que favorable à la France.

En cette même année 1714, à la mort de la reine Anne, décédée, comme Guillaume III, sans laisser d'héritier, la couronne d'Angleterre était entrée dans la maison de Hanovre, qui la possède encore, par l'avènement au trône des Tudors et des Stuarts, de Georges Ier, arrière-petit-fils, par sa mère, de Jacques Ier.

Enfin, pendant la guerre de succession, s'étaient produits deux faits qui devaient avoir un jour de graves conséquences.

En 1700, l'empereur Léopold Ier avait accordé le titre de roi de Prusse à l'électeur de Brandebourg, Frédéric de Hohenzollern, premier du nom, sous ce titre que le traité d'Utrech avait définitivement reconnu à son fils, Frédéric-Guillaume Ier.

Qui pouvait prévoir, à ce moment-là, qu'un descendant de ce Frédéric-Guillaume serait couronné empereur d'Allemagne dans le palais de Versailles, et reprendrait à la France, avec Strasbourg, conquête de Louis XIV, Metz, acquisition de Henri II ?

Dans la même période, Victor-Amédée II, duc de Savoie, devenait roi de Sicile, titre qu'il .devait échanger plus tard- contre celui de roi de Sardaigne.

Qui pouvait également supposer alors qu'un descendant de ce Victor-Amédée deviendrait roi d'Italie et transférerait sa capitale de Turin à Rome, où le Quirinal se dresse, menaçant, en face du Vatican ?