LETTRES SUR L'ÎLE DE CAPRI

ET APERÇU DE LA VIE DE TIBÈRE

 

PAR E. DELLA CERDA.

NAPLES - 1876

 

LETTRES

DÉVELOPPEMENTS AUX LETTRES SUR L'ÎLE DE CAPRI

 

 

 

 

 

I.

Arrivée à Capri ; aspect de l'île ; caractère du peuple ; débarquement à la Grande Marina ; les jeunes filles ; les ânes à Capri ; la Piaffa ; la fête de Santa Anna ; l'église ; le Café. L'eau, les légumes et les fleurs à Capri. Les peintres et les studii à Capri ; température de Capri pendant l'été. Nouvelles de Castellaniare ; Castellamare pendant l'été ; ses bains de mer, ses eaux minérales potables, ses bains minéraux. Un mot sur Sorrento.

 

MADAME

Je vais vous écrire plutôt pour vous donner quelques nouvelles de Castellamare et de Sorrento que d'ici. En effet, je viens à peine d'arriver dans cette île, dont l'aspect est assez étrange. Le sol, garni d'une végétation très-spéciale, est souvent taillé à pic ; et au milieu d'une verdure quelquefois rare, quelquefois épaisse, se détachent des blocs de pierre qui coupent et embellissent beaucoup le paysage.

Quant aux gens, ils ont l'air d'être bons et sont très-agréables, d'après ce que j'ai déjà pu observer, lorsqu'on leur donne quelque chose, quoique la mendicité ici n'existe pas.

Dans la cartolina postale, que je vous ai envoyée hier au soir, je vous ai brièvement raconté mon terrible voyage de mer, mon débarquement à la Grande Marina sur les épaules d'un robuste Caprese, la mer étant si furieuse qu'il n'y avait pas moyen d'approcher en barque de la plage, et l'accident de ma chute en voulant faire la montée sur le dos d'un âne. Ainsi je ne vous dirai plus rien de cela.

Je vous ai aussi parlé de trois femmes qui ont partagé entre elles le transport de mon modeste bagage à peine composé de mon sac, de mon macfarlane et de mon parapluie Mais j'ai oublié de vous dire, qu'ayant acheté des pêches dans une masseria pendant que je faisais la montée calcante pede, comme disaient les vieux Romains, je me suis arrêté sur la route pour les manger, lorsque est venue à ma rencontre une pléiade de sept ragazze, les unes plus belles que les autres, qui m'ont entouré et cajolé comme si j'étais un bébé de 18 mois, quoique j'aie déjà dépassé la 75e, et ont fini pour me demander una lira pour se la partager entre elles.

Je ne l'ai pas refusée, car j'ai considéré ce cadeau comme un capital placé sur le gage de leur tendresse.

Le désastre de ma chute de l'âne, ayant eu lieu sur la plage, a eu pour témoin une grande partie des habitants de l'île. Ils ont beaucoup ri à mes dépens, car la chute a été une des plus comiques que l'on puisse imaginer : l' âne et moi sommes restés couchés sur le sable, nez contre nez et en nous regardant comme deux poupons placés sur un lit de coton ; mais cela n'à duré qu'un instant, chacun de son côté ayant tâché, et sans aide de personne, de se relever très-vite. Cependant ce qui est une grande consolation pour moi, c'est que j'ai acquis une très-grande notoriété dans l'île, où l'on m'assure que depuis 30 ans pas un seul âne a fait un tel faux pas et joué de la sorte un pareil tour à un forastiere.

La padrona de la bête a perdu lira 1,2.5, prix du tarif pour venir de la plage à l'hôtel, car je n'ai rien payé, puisque après avoir fait seulement deux pas, l'animal fait le troisième en faux, et roule avec moi par terre !

Je suis allé déjà ce matin alla Piazza, puisque Capri, comme toutes les petites villes de l'Italie, a aussi une Piazza : j'ai été aussi chez un coiffeur pour me faire raser, car je suis trop nerveux pour le faire moi-même après tous ces accidents, qui ont tourmenté mon voyage et mon arrivée ici.

Nous aurons ce soir grande fête en honneur de Santa Anna ; il y aura alla Piazza spari et fuochi artificiali. J'ai déjà été à l'Eglise pour observer la population, mais il y avait alors peu de monde : le temple m'à semblé assez bien. Le buste de Santa Anna était placé sur un brancard très orné comme celui de Sainte Félicité à Trinita di Cava le jour de sa fête.

J'ai été aussi hier au soir, sur la Piazza, au Café, et c'est de là que je vous ai écrit la Cartolina postale : les gens que j'ai vu m'ont assez plu : j'ai remarqué que toutes les consommations étaient excellentes, à l'exception de l'eau, qui joue ici le rôle qu'elle joue partout en Italie. C'est quelque chose d'incroyable pour un habitant des Tropiques, qui ne peut pas se passer de cette boisson.

Figurez-vous qu'à l'hôtel, où on me nourrit très-bien et où le vin est excellent, on ne me donne que de l'eau de citerne ; j'ai voulu déjà faire venir de l'eau de source par une ragazza, car ici ce sont les femmes qui travaillent ; les hommes, étant tous des pécheurs ou des matelots, lorsqu'ils retournent à la maison, c'est pour se reposer.

Mais la cameriera m'a assuré qu'elle se chargerait de cela, à condition qu'à mon retour je donnerais quelque chose au guaglione. Mais elle me trompe, car j'ai bu ce matin de l'eau de citerne. J'ai crié, j'ai fait du tapage ; mais en m'informant, j'ai vérifié qu'il y a très peu de sources dans l'île, et toutes ces sources sont très-loin de l'hôtel. Cela fait, que l'île manque tellement d'eau que l'on ne cultive que très-peu de légumes et très-peu de fleurs ; tout cela vient de Naples dans des barques, qui font un service journalier et très-régulier.

Maintenant la température ici est assez élevée : il fait très-chaud pendant le jour : on ne sort que vers 5 heures, car on ne peut guère supporter le soleil. On m'a dit, que le mois dernier il a fait extrêmement chaud, mais que les nuits étaient alors, comme maintenant, très-fraîches.

Je compte faire plusieurs excursions et visiter, outre les ruines des villas de Tibère, les ateliers des peintres qui sont ici assez nombreux, puisqu'on compte plus de vingt studii, dont quelques-uns sont très-remarquables. Ce renseignement vient de m'être donné par un artiste allemand, qui m'a semblé fort intelligent. Il m'a dit que les peintres trouvent souvent ailleurs de beaux modèles, des rochers pittoresques et une belle mer comme on en trouve ici ; mais, a-t-il ajouté, ce qui les attire à Capri c'est surtout la lumière qui est toute spéciale, car elle a une couleur d'une transparence et d'une douceur, qu'on ne trouve guère nulle part.

De Castellamare, dont vous désiriez avoir des nouvelles, je ne puis dire que très-peu de chose ; ainsi j'ai vu Miss Baker, sa sœur et Madame Richard à la nouvelle salle à manger qui est en bas.

J'ai vu Mr. Kl. et un autre gentleman que j'avais rencontré déjà dans ma dernière visite et qui m'avait beaucoup entretenu des affaires de l'Espagne. Je me suis arrêté seulement pour me mettre à table et manger de la viande froide et prendre du café. De suite je suis reparti pour Sorrento dans la voiture du bon Niccolo, ayant renvoyé celle qui m'avait conduit de la Cava. Dans cette Pension Anglaise à Castellamare, où j'ai passé avec vous le dernier été, tout était changé pour moi, hors le bon accueil des maîtresses de la maison et le service parfait et toujours confortable.

En effet, les H. ne sont pas là ; ils sont en Suisse ; les A. sont en Angleterre ; la comtesse de M. est à Paris, et quelques autres sont allés, soit en Allemagne soit en Amérique. Ainsi je me suis trouvé un peu dépaysé ; mais quelle foule il y avait à table même au déjeuner ! Tout le mouvement de cette maison s'explique non seulement par l'agrément qu'on y trouve, mais aussi parce que, à partir du mois de juin, Castellamare offre au touriste [note 1] un séjour des plus animés, des plus pittoresques, des plus ravissants que l'on puisse imaginer.

Les malades ou les gens qui aiment à prendre des bains, y sont attirés par des eaux minérales potables, par des bains minéraux les plus efficaces contre certaines infirmités ; ils trouvent aussi des bains de mer simples ou mêlés de sources sulfureuses, qui jaillissent près de la plage au milieu de la mer, mais en telle abondance que la couleur des eaux en est changée.

Il n'y a rien de comparable à l'activité et à la gaîté, qui s'empare de tout le monde, qui passe la belle saison à Castellamare.

La situation des lieux y contribue beaucoup.

En effet, on a devant soi le splendide golfe de Naples, peuplé de ses belles îles ; on a la vue la plus agréable et la plus complète que puisse offrir le Vésuve ; on a des promenades admirables et assez lointaines comme Vico et Sorrento d'un côté, Nocera et Cava de l'autre. On peut facilement faire des excursions à Salerno, Maiori, Minori, Amalfi.

Mais ce qui est charmant, c'est ce Corso, que les baigneurs improvisent à la marina de Castellamare, où les équipages splendides sont remplacés par des carrozzelle à deux places, tirées par un âne mené à la bride par un ciucciaro qui, au grand trot, rivalise de vélocité et de ténacité avec la bête. Ce Corso, comme le véritable Corso de Rome ou de Naples, a ses jours préférés : à Castellamare, c'est le jeudi et le dimanche.

Outre toute cette gaîté de la ville, on jouit beaucoup du parc royal de Quisisana, un des plus beaux et des plus richement boisés de l'Europe.

A Sorrento tout était plein, mais pas d'étrangers, ou plus exactement, très peu : ce sont presque tous des Napolitains ; mais c'est une véritable invasion de princesses, de marquises et de tout le beau monde de la société Napolitaine.

J'ai trouvé à peine place à la Villa Nardi, dépendance de l'hôtel Tramontano, où j'ai passé la journée et la nuit. J'ai été très-bien accueilli par la représentante de Madame Tramontano, personne très-vive et très éveillée, et qui remplit fort bien sa place.

J'ai vu quelques connaissances à Sorrento, mais je nommerai seulement entre toutes Don Silvestro, le vieillard septuagénaire qui gagne son pain avec sa guitare. Il m'a accompagné à l'hôtel ; à son départ je lui ai fait un petit cadeau qui lui a fait le plus grand plaisir.

Ce bon vieillard dans une longue villeggiatura, que j'avais faite autrefois à Sorrento, m'avait tellement amusé en jouant lors des pèches aux flambeaux, que j'ai éprouvé la plus vive satisfaction à le revoir. Je vais fermer cette lettre, car je dois la mettre à la poste ce. soir, puisque le bateau-poste, qui fait ce service, part d'ici tous les matins à six heures et demi, afin que les lettres puissent rejoindre le courrier, qui part de Sorrento pour Naples à midi. Adieu donc, Madame, faites bien vos malles, n'oubliez rien, car à Castellamare il paraît que l'on fait des frais de toilette, au moins d'après ce que j'ai vu au déjeuner, et quoique de matin.

 

II.

Excursion à Ana Cari ; description de la nouvelle route qui y conduit : beauté du paysage et vue splendide vers toutes les villes et montagnes du golfe de Naples et de Salerno. Le vin à Ana Capri ; la Piazza, la cathédrale et ses belles mosaïques : propreté du village et des habitants ; beauté des femmes d'Ana Capri et de Capri ; leurs mariages avec des étrangers et leurs ménages heureux. Le prix des hôtels à Capri : la végétation, les oliviers, les myrtes, les aloès et les cactus gigantesques.

 

MADAME

La journée est splendide et l'air très-limpide et très-transparent. J'écris sur le balcon, qui est devant la salle à manger. Il a une vue assez large sur la mer, et par moments je m'imagine apercevoir dans le lointain les côtes bru-lentes de l'Afrique, qui se trouve dans la direction de l'horizon. Je profite, comme hier, de la matinée pour vous écrire, parce que pendant le reste de la journée il fait beaucoup plus chaud, et que la soirée, je la passe au café ou à faire des excursions.

Hier je fus à Ana Capri, par la magnifique et hardie route qui vient à peine d'être terminée ; on a en effet creusé le rocher, et établi ainsi le lit de la route, que quelquefois cela vous donne le vertige, soit que vous regardiez en haut, soit que vous regardiez en bas. En haut vous voyez des rochers immenses et de gros blocs, qui menacent se précipiter sur vous ; en bas c'est un précipice de plusieurs centaines de mètres qui en ligne perpendiculaire se perd dans l'abîme de la mer.

Cette route, qui est un travail du gouvernement actuel, est très-bien établie ; la pente en est à peine sensible, car le chemin tourne à droite et à gauche, et, comme un serpent, s'entortille en grimpant sur les rochers. On y va en carrozzelle, et très-commodément. La course jusqu'à Ana Capri m'a couté cinq Lires, le temps d'arrêt compris.

Il y a un point de la route qui est fort beau : c'est lorsque l'île se resserre tellement, que l'on se trouve sur un isthme, d'où l'on a la vue de la mer à droite et à gauche. Cette route est une des plus belles promenades de l'île, et c'est le point vers où se dirigent tous les flâneurs. En effet, depuis quelques pas de la piazza, jusqu'à un peu plus loin que il Castello de Barbarossa, l'on ne perd jamais la vue du golfe de Naples et de la Punta di Massa. Mais après avoir parcouru la moitié de la route, on aperçoit aussi le golfe de Salerno, les îles des Sirènes et la vue s'étend même vers Pestum et les plaines d'Eboli.

La voiture s'arrêta devant la Trattoria Piemontese où j'ai pris du vin blanc de Capri vero, car il était encore trés-nouveau, de sorte que je n'ai fait que le goûter, la bouteille ayant été bue par le cocher et le guaglione qui m'a accompagné. J'ai continué mon chemin à pied et j'ai ainsi parcouru tout le village d'Ana Capri [note 2] : j'ai été à la Piazza, chez le marchand de tabac et à la Cathédrale, dont le pavé est en mosaïques très-bien faites, mais d'un dessin détestable.

Les maisons ont l'aspect d'être bien tenues ; les rues sont très-propres, comme aussi les habitants, quoiqu' il n'y ait pas une seule source dans le village, toute l'eau dont on se sert provenant des pluies recueillies dans des citernes.

A Ana Capri j'ai vu, aussi bien qu'à Capri, des femmes, qui maintiennent la célébrité de beauté du sexe féminin de cette charmante île ; mais quoique ces beautés soient peu nombreuses, la vérité est que les femmes sont en général très-gracieuses et ont dans la physionomie une expression de bonté et de vertu qui plait, tout en les faisant respecter.

Autrefois quand elles portaient des costumes, elles devaient être extrêmement bien, et devaient étaler de grands charmes. Mais ces costumes ont depuis longtemps disparu de Capri, comme presque de toute l'Europe, et cependant la contadina Caprese n'est pas du tout faite pour la toilette de ville, car par suite des conditions de son existence, elle doit aller pieds-nus, pour pouvoir grimper à travers les rochers, et marcher sur des pierres, tout en portant sur la tête un fardeau, qui arrive souvent à peser cinquante Kil. Mais le costume, qui les rendait gracieuses et légères, ayant été remplacé par la robe collante, les formes ont beaucoup perdu, car le buste ne se dessine plus. Aussi les gens du pays disent-ils que les femmes avaient autrefois beaucoup plus d'attraits ; qu'elles étalaient d'immenses charmes et étaient l'objet d'une admiration, qui maintenant devient plus rare.

Malgré cela, des gens très-haut placés et fort riches se sont mariés avec des contadine Capresi, des artistes fort-capables les ont épousées et tous se sont fixés dans l'île, où contents ils ont fondé des ménages très heureux. Et ces faits sont si communs, que dans le pays toute fille de pêcheur et de matelot n'a dans la tête que le beau rêve d'épouser un Signore forastiere.

Les prix dans les hôtels à Capri sont maintenant plus élevés qu'autrefois, et cela se comprend ; mais ils sont encore très-modérés, car l'hôtel Pagano prend 6 Lires par jour, l'hôtel de France prend 5 Lires, et on y est très-bien ; c'est ce que je paye : mais ce n'est pas une exception, puisque ce prix est écrit en gros caractères dans une affiche, qui se trouve placardée sur l'arc que l'on traverse pour venir de la Piazza à l'hôtel. Mais la cameriera de la maison m'a fait la douce violence de me faire acheter, comme souvenir, une canote faite à Capri avec de la soie et du crin pour cinq Lires (!), de sorte que ma pension s'est beaucoup élevée ; aussi je peux bien dire maintenant On m'a passée la cahote ! en répétant le proverbe français.

Dans l'hôtel, il n'y a que moi : figurez-vous quelle solitude ! mais dans la dépendance, qui est une très jolie maison entourée d'oliviers, il y a deux familles anglaises, qui occupent deux appartements.

Je commence à aimer Capri ; la nature est très-sauvage, mais la couleur des rochers, de la terre et de la végétation est enchanteresse.

Les yeux se reposent en regardant cette verdure, qui n'étale pas de formes gigantesques, mais qui est d'une grande douceur et d'une grande variété : l'olivier, la vigne, le myrte, se mariant avec l'aloès et le splendide cactus, poussent partout avec vigueur et décorent le paysage.

Cependant, Madame, je vous avoue que c'est le palmier de l'hôtel Pagano qui m'intéresse le plus.

Lorsque j'y passe, je m'arrête toujours pour l'admirer. Il me fait rappeler le tropique, sous le quel je suis né. Il me fait souvenir des forêts vierges de la zone équatoriale où j'ai vu le jour et dont il est dans l'île l'unique représentant.

Aussi je le contemple avec affection et, par sa douce expression de mélancolie, il semble me comprendre, car tous les deux nous avons besoin de nous consoler de notre isolement et de l'absence de notre si lointaine terre natale.

 

III.

Excursion à Matromania : beauté de ce site et admirable coup d'œil dont on y jouit. Descente pénible à l'ancien temple du Dieu Mithras, ruines qu'on y voit : bas-relief qu'on y a trouvé : conjectures à ce sujet. Matromania, emplacement d'une des douze villas de Tibère et d'un cimetière païen. Excursion à la grotte bleue ; la villa de Tibère, connue sous le nom de Palazzo : description de la grotte.

 

MADAME

Capri !....

Mais c' est très amusant et très intéressant !....

Quoique seul à l'hôtel et tout en faisant seul des excursions je m'amuse énormément et je m'y plais beaucoup.

Hier au soir je suis allé à la Punta della Matromania. On y jouit d'un splendide coup d'œil et d'une vue si magnifique que je vous en envoie le diagrama dessiné par moi sur place.

Un moment, je me suis cru à La Cava, mon asile préféré, car par une douce illusion d'optique j'ai reconnu le sommet du Liberatore et les deux pics que vous voyez dessinés : j'ai aussi vu de la même manière Salerno, où, un instant, je vous ai aperçue au Café, prenant une glace....

Mais tout cela n'est qu'imagination, car la seule chose parfaitement visible, c'est un morceau de la belle route de Vietri à Amalfi ; les autres pays qu'on voit se trouvent encore loin d'Amalfi. Cependant j'ai bien reconnu Agerola ; et l'horizon vers Paestum et Eboli est immense.

La punta della Matromania dont je vais vous entretenir, est composée d' un- tas immense de blocs énormes et de formes les plus hardies et les plus capricieuses.

On y distingue deux ou trois arcs formés par des rochers, et si bien dessinés que l'on nomme aussi cet endroit : l'Arco Naturale. On y voit des colonnes, des pyramides et des champignons gigantesques... formés par des pierres.

Dans le bas, il y a une grotte, ou plutôt une caverne, où l'on voit beaucoup de ruines romaines d'un temple consacré à un Dieu persan, qui fut adopté par le sénat, comme le pratiquaient souvent les Romains envers les peuples conquis. Ce dieu s'appelait Mithras et le temple Mithras antrum magnum ; trois mots latins, dont les habitants de Capri ont fait Matromania ; il y en a même qui prononcent Matrimonio.

Ce sujet, Madame, m'a tellement intéressé que je me suis donné beaucoup de peine à l'étudier, et connaissant vos goûts et votre amour pour les recherches de ce genre, je vais vous rendre compte de tout ce que je suis arrivé à en savoir. Mithras (qui en persan veut dire soleil) était le dieu du soleil, du feu et de l'amour. Strabon qui vécut avant J.-C. rapporte que, de son temps le culte de Mithras était très-répandu, et que de la Perse il avait passé en Cappadoce et de là dans la Grèce romaine. Mais il ne commença en Italie que vers l'an 687 de Rome, ou 65 ans avant J.-C. Il y fit beaucoup de prosélytes, ce qui est prouvé par le grand nombre de statues et de bas-reliefs qui, tout en étant des copies, sont cependant toujours l'œuvre d'artistes romains.

Le dieu dans les bas-reliefs est représenté sous la forme d'un beau jeune homme, portant le bonnet phrygien et ayant un genou appuyé sur un taureau terrassé, dans le cou duquel il enfonce un poignard.

On trouve aussi, mais plus rarement, Mithras représenté par une statue, sous la forme d'un homme mur, debout, la tête aux traits du lion, — un des signes du zodiaque parcouru par le soleil, — portant des ailes aux épaules et la foudre sculptée sur le cœur : il porte dans chaque main une clef, destinée, d'après les croyances persanes, à ouvrir les sept portes par où devaient passer les âmes des mortels : à coté l'on voit un caducée et un corbeau, et autour du corps un serpent qui s'y entortille.

Dans quelques statues de Mithras on voit sculptés sur son sein tous les signes du zodiaque.

On prétend qu'il présidait à l'équinoxe, et de là tout l'attirail du chien, du corbeau, du serpent, du taureau et d'autres objets qui, représentant les signes du zodiaque ou les constellations, s'accumulent dans les bas-reliefs.

Mais le taureau est toujours en quelque sorte la figure proéminente et le principal personnage.

Cela a fait croire à quelques interprètes que, dans le temps de l'adoration de cette divinité, ou du moins de l'exécution de ces dessins, l'équinoxe du printemps s'effectuait dans le signe zodiacal du Taureau.

Ces mêmes interprètes ont observé que maintenant cet équinoxe s'effectuant dans le signe du Bélier, l'antiquité de ces bas-reliefs, ou au moins de ces dessins, devait remonter à quelques milliers d'années.

En effet pour entamer et parcourir l'espace qu'occupe dans la voûte céleste un signe zodiacal et se transporter dans le signe immédiat, il faut au soleil à peu près 2.100 ans. De là on a conclu que ces bas-reliefs devaient être très antiques.

Cette antiquité devient extraordinaire lorsqu'on établit le même raisonnement pour les statues du dieu. En effet, si on admet que les traits de lion, qui en distinguent la figure, lui ont été donnés, parce que à l'époque de la sculpture de ces statues, l'équinoxe du printemps avait lieu dans le signe du Lion, on trouvera de suite que les statues ou plutôt leurs dessins ont au moins 6.300 ans ; puisque entre le lion et le bélier il y a trois signes zodiacaux.

Voilà, Madame, tout ce que j'ai pu obtenir de mes recherches sur Mithras, sur lequel je vous demande pardon de vous avoir si longtemps entretenue.

De Matromania, pour arriver au temple de Mithras, on descend un escalier d'environ deux cents marches ; mais à la fin on se trouve bien payé de la peine, par la magnificence de la caverne, et par les beaux restes de constructions romaines que l'on y rencontre, et qui sont du genre de celles du palais des Césars à Rome et de toutes les ruines romaines du temps des empereurs.

Dans cette caverne, on a trouvé à la fin du siècle passé, un bas-relief en marbre, représentant un Mithras avec le taureau. L'abbé Romanelli dans son Isola di Capri, Napoli 1816 dit qu'on l'a transporté au Musée de Portici : or tout ce qui était à Portici fut transféré au musée de Naples.

Maintenant, M. Dominique Monaco dans son excellent Guide Général du Musée de Naples, indique un Mithras sous le N. 301 des bas-reliefs en marbre, comme provenant de Pompéi. Où se trouve donc le bas-relief de Capri ?

Il est extrêmement remarquable d'après le dessin, qui se trouve dans le livre de l'abbé Romanelli et d'après la description qu'il en fait.

Il n'est pas étonnant qu'on ait trouvé à Capri un temple de Mithras, car le culte de cette divinité a duré si longtemps en Italie qu'il avait encore des sectaires fervents vers la fin de l'empire romain.

En outre Tibère croyait beaucoup à l'astrologie et avait amené à Capri un certain Thrasyle, qui était très-instruit dans cette science et surtout qui était très-rusé, ce qui le fit échapper à la mort.

Car, lorsque le prince se trouvait à Rhodes, il lui demanda un jour, au bord d'un rocher escarpé, ce qu'il pensait dans le moment.

Thrasyle, qui connaissait son homme, en regardant un vigoureux et méchant affranchi, qui accompagnait toujours-Tibère, se mit à trembler, et lui répondit qu'il lisait dans les astres que dans le moment il courait le plus grand danger d'être précipité dans un abîme.

Depuis lors Tibère, qui avait en effet l'idée de le faire périr par ce moyen et dans le moment, le prit en amitié, l'estima beaucoup et l'amena partout jusqu'à Capri.

Le culte d'un dieu tel quel Mithras, se trouvait donc dans les idées de Tibère, qui consultait souvent les astres et s'amusait à tirer des horoscopes.

Aussi l'abbé Romanelli pense que la caverne, tout en étant un temple, servait aussi pour observer les mouvements du soleil, qui devait y pénétrer à peu près comme il pénètre à Rome dans l'église de Santa Maria degli Angioli, établie sous la direction de Michel-Ange dans les Thermes de Dioclétien.

A Matromania Tibère avait placé une de ses douze fameuses Villas, tout près de laquelle il existait un sepolcreto, c'est-a-dire, un campo santo païen, ou plus exactement un cimetière.

La couleur des rochers, leur beauté et tout l'ensemble du site de Matromania est tellement pittoresque que pas un seul artiste, qui va à Capri, laisse d'y travailler un peu, et d'en dessiner quelques esquisses, quoique l'on puisse en faire plus d'une vingtaine, l'une plus belle que les autres.

Ce matin j'ai descendu à âne jusqu'à la Grande Marina, où j'ai pris une petite barque pour aller voir la Grotta azzurra, sur la direction de laquelle se trouvent les ruines d'une des villas de Tibère. Cette villa était consacrée à Cybèle, mais bien qu'elle fût une villa urbaine, elle est maintenant connue sous le nom de Palazzo ou Bagni di Tiberio.

Pour arriver à la grotte j'ai mis une demi-heure, et à peine j'y fus entré, qu'une autre petite barque vint me rejoindre.

La grotta azzurra est une immense caverne, de forme circulaire, mais avec une seule ouverture, tellement basse et étroite que l'on peut à peine entrer dans une toute petite barque, et par une mer calme. On y voit des ruines de constructions qui, prétend-on, servaient à faire communiquer quelque villa d'Ana Capri avec la mer, par un corridor et un escalier souterrains.

Je ne puis vous expliquer la beauté de la grotte ; car il faudrait écrire plusieurs pages, en supposant même que je pusse trouver des expressions pour peindre une chose si merveilleuse de couleur, de beauté et de finesse que pas une langue au monde, pas une plume, pas un pinceau ne peuvent, je ne veux pas dire, reproduire, mais seulement ébaucher de façon à en donner une idée exacte ou même approximative.

Un matelot de la barque, qui était arrivée après moi, a sauté dans l'eau et a assez nagé et plongé. Mon marinaio, après que je fus seul, répéta l'opération. Mais au moment, où j'allais partir, arrive une autre barque qui amenait une dame, son petit frère et son amoroso.

C'est une admirable jeune fille de l'Italie méridionale, que j'avais déjà remarquée au Café, et toujours avec son amoroso. De cette barque le matelot saute aussi dans l'eau ; nage, plonge et passe même dessous la barque. De sorte que j'ai eu la chance d'assister trois fois au magnifique phénomène produit par l'eau sur la peau et le corps humain.

En effet, pendant que sous la voûte d'azur tous les objets sont agréablement teints de cette belle couleur, le corps de l'homme, plongé dans l'eau, acquiert l'éclat de l'argent le plus pur, et les boules d'air, qui s'en détachent, semblent tantôt des opales, tantôt des perles, tantôt des diamants.

Je suis arrivé à la grotte un peu après onze heures, moment de la journée, où le soleil donne maintenant en plein : aussi ai-je pu observer et jouir du phénomène dans toute sa splendeur.

La mer était délicieuse et la journée très-belle, et ma barque, en retournant, d'après un mot que j'avais soufflé à mon marinaio, a suivi de très-près celle qui portait la jeune fille et toujours du côté vers où l'amoroso tournait le dos ; de sorte que je pouvais bien regarder le beau visage de la jeune fille qui, je le pense, comprenant ma malice, souriait quelquefois sous cape, pour me montrer qu'elle n'était pas si bête pour ne pas s'apercevoir que sa beauté avait trouvé un admirateur de plus.

Comme, d'après un télégramme, je n'aurai pas de sitôt une chambre à Castellamare, où tout est pris, je resterai encore ici, puisque j'y suis et que je me trouve très-bien. Je vais donc continuer mes excursions, et comme j'ai trouvé un âne à mon goût ; petit, doux, sans aucune blessure, propre, et d'un poil très-lisse, je ne reculerai devant aucune entreprise.

Pour m'accompagner, outre le guaglione de l'hôtel, j'aurai toujours la fille du padrone de la bête, le même qui tient aussi la carrozzella. C'est un brave homme, et la fille, qui accompagne tous les touristes, est un beauté sauvage, grande, forte et infatigable. Toutefois pour être tout à fait exact, je dois vous dire que mon âne n'est pas un âne, car ici on ne les tient pas de ce sexe, mais une ânesse, et se nomme Mariuccia, que je vous présente comme une excellente bête, que l'on peut recommander en toute confiance.

 

IV.

Excursion à Monte Tiberio, emplacement de la villa Giove : le rocher par où Tibère faisait précipiter ses victimes : la piscine, l'aquarium et l'amphithéâtre ; corridor en mosaïque et descente cachée vers la mer. La tour du phare (torre del Faro) bien conservée : tremblement de terre à Capri. Emplacement des douze villas de Tibère ; fouilles faites à Capri au siècle dernier. L'église de San Constanzo, ancien temple païen. Le télégraphe à Capri.

 

MADAME

J'ai été hier au soir à Monte Tiberio ; c'est sur cette hauteur que Tibère avait fait bâtir la villa Giove, à laquelle il avait mis tant de goût, et qu'il avait embellie avec tant d'opulence.

J'ai plongé mon regard vers le précipice que l'on nomme maintenant il Salto di Tiberio.

C'était de là que le tyran faisait précipiter ses victimes.

J'y ai fait jeter des pierres, et la montre à la main, j'ai vérifié, qu'elles mettaient vingt-huit secondes pour arriver à la mer, en parcourant l'abîme pendant 20 secondes, pour taper ensuite contre le rocher et en bondissant plonger dans l'eau, Quelques écrivains modernes ont voulu voir dans ce raffinement de cruauté une fable ; mais le méfait est affirmé par Suétone qui dit : Carnificinæ ejus ostenditur locus Capreis, unde damnatos, post longa et exquisita tormente, prœcipitari coram se in mare jubebat.

Les mots coram se sont effrayants, car ils veulent dire que Tibère assistait en spectateur au supplice.

Mais, Madame, ce n'est pas fini : sur la mer des matelots attendaient les victimes et les assommaient avec des crocs et des avirons jusqu'à ce qu'il ne leur restât plus un souffle de vie. En vérité l'écrivain cité ajoute : excipiente classiorum manu, et contis atque remis elidente cadavera, ne cui residui spiritus quidquam inesset.

Et Suétone est considéré comme un écrivain digne de foi, comme un narrateur exact et juge impartial, d'après l'avis des gens qui sont compétents. Montesquieu l'appréciait beaucoup et nommait chef d'œuvre la narration qu'il fait de la mort de Néron.

Outre cela il faut considérer qu'il était presque un contemporain de Tibère, puisque celui-ci est mort l'an 790 de Rome et que Suétone était déjà né, d'après les suppositions des meilleurs interprètes, l'an 815.

Et quand tout cela ne serait pas suffisant, il y aurait encore, pour constater la véracité de la narration de Suétone, la tradition locale. Car dans le pays pas un vieillard, pas une femme, pas un enfant n'ignore la destination horrible du rocher nommé il Salto di Tiberio.

Dans la villa Giove, Tibère, déjà vieux, se donnait aux plus exquises et incroyables cruautés, pour après sacrifier, en les précipitant dans le Salto, les victimes, dont ses instincts féroces et ses violences sanguinaires avaient abusé.

Mais il unissait à la soif du sang la passion de la débauche.

Les orgies de Tibère à Capri ont tellement dépassé toutes les bornes, qu'elles ont fait employer à Suétone l'expression : Secessu vero Caprensi.

A Rome le peuple, pour se venger de son absence et de la vie voluptueuse qu'il menait à Capri, l'appelait : Caprineus. Et de ses orgies on a perpétué la mémoire, car elles se trouvent reproduites dans des camées qu'on a trouvées autrefois à Capri, et qui sont connues par les numismates sous la dénomination de Spintriœ. Dans plusieurs de ces camées, on reconnaît le portrait du tyran, mêlé à la foule la plus impure qu'on puisse imaginer.

La villa Giove, ainsi nommée parce qu'elle était consacrée à Jupiter, avait une extension immense. Outre la Piscine, où on recueillait les eaux pluviales, on remarque encore un très-vaste Aquarium, que l'on entretenait avec de l'eau de mer pour y conserver du poisson. On y voit également encore les restes d'un Amphithéâtre.

Il existe à découvert un corridor, dont le pavé est en mosaïque en partie très-bien conservée ; c'est par ce corridor que l'empereur descendait vers la mer, à l'insu de tout son entourage. Dans ce corridor on remarque les vestiges d'une double ornière, par où, sans doute au moyen d'un engin, le tyran assis probablement dans une espèce de voiture se faisait transporter.

Toutefois, malgré son immense grandeur, c'est à peine si une très petite partie de la villa Giove est visible, car les macerie et les terres transportées pour la culture en occupent maintenant presque la totalité.

La Torre del Faro est tout près de cette Villa. Elle avait aussi été construite par Tibère. Elle est assez bien conservée, quoique peu de jours avant la mort du tyran, elle ait été détruite par un tremblement de terre survenu dans l'île : Tacite dit : Et ante paucos, quam obiret, dies, turris Phari terrœmotu Capreis concidit. Après la mort de Tibère on la restaura de suite, car au temps de l'empereur Domitien on l'admirait encore.

Il paraît bien avéré que la villa Giove avait été commencée par Auguste, quia aussi séjourné quelque temps à Capri ; de sorte que Tibère n'aurait fait que l'agrandir. Mais outre celle-ci, il en a fait bâtir d'autres, de sorte qu'il en avait douze, dédiée chacune à un des douze Dieux Supérieurs : Diis Majoribus.

Outre la villa Giove, la villa Cybèle et Matromania, dont je vous ai déjà parlé hier, il a fait bâtir la villa Giunone, qui se trouvait dans l'endroit nommé maintenant Moneta ; car de Junon ad monendum, c'est-à-dire, Junon qui avertit, on a fait à Capri, de même qu'à Rome, Junon Moneta [note 3].

A Neptune était dédiée une villa placée à l'endroit nommé maintenant Castiglione. C'est là que Tibère avait fait construire un Nymphée.

Pour ne pas vous fatiguer je nommerai seulement les places des autres villas, qui sont : San Michele, Tragara, Camerelle, Certosa, Sopra-Fontana, Campo di Pisco et Aiano.

Vous trouverez toutes ces villas marquées dans le croquis de l'île que je vous envoie, et que je me suis amusé à copier d'une vieille carte.

Vers la fin du dernier siècle on a beaucoup fouillé à Capri, mais sans grand profit pour l'Italie [note 4], car en Angleterre, en Allemagne et même en Russie se trouvent des objets assez précieux qu'on y a découverts. Mais je pense que l'on pourrait encore trouver des choses d'une grande valeur si on faisait de nouvelles fouilles à la villa Giove.

On avait tant de facilité pour les transports à la villa Cybèle, baignée en partie, comme elle était, par la mer, qu'on l'a peut-être épuisée. C'est de là qu'au temps de Ferdinand IV on a retiré deux splendides colonnes en marbre Cipollino qui, partagées en deux, ont servi de piédestal, dans un jardin de Naples, à quatre vases en imitation de porphyre.

On a trouvé dans cette villa l'ara (pierre) cylindrique de Cybèle [note 5], et c'est à cause de cela que l'on a reconnu la divinité à laquelle elle était consacrée. Il semble, soit par l'extension, soit par les travaux d'art, qui ont beaucoup empiété sur la mer, que cette villa ne le cédait en rien à la villa Giove. Tibère préférait habiter celle-ci à cause de sa position presque inaccessible par terre, étant placée sur une grande hauteur, et entièrement inabordable du côté de la mer, les rochers s'élevant à fil d'aplomb. Le tyran avait peur, la seule vertu des méchants.

Il est assez facile de retrouver l'emplacement de toutes les villas que j'ai nommées, car les noms que j'ai mentionnés sont ceux qu'ont maintenant les endroits : ainsi il n'y a qu'à prendre pour guide quelque habitant du pays, car de Cicerone, vous n'en trouverez pas à Capri.

Puisque je vous parle de choses antiques, permettez-moi de vous dire encore un mot sur l'Église de San Costanzo.

Cette église se trouve sur la grande route, qui mène à Capri, lorsqu'on monte de la Grande Marina.

C'est la plus ancienne église de l'île, et quoique assez petite, elle est remarquable par son architecture très exotique et qui fait croire qu'elle a été d'abord un temple païen.

On y remarque huit colonnes en marbre plus ou moins précieux, et d'autres fragments de marbre, qui probablement ont appartenu à quelque villa de Tibère.

Avant-hier je n'ai pas perdu la journée, car j'ai fait à pied l'ascension du Tuoro grande, montagne où est maintenant le télégraphe, ou plutôt Sémaphore. L'employé m'a très-poliment accueilli, et a mis à ma disposition ses lunettes, qui, hélas ! ne sont pas fameuses. On y jouit d'une magnifique vue, soit sur la mer, soit sur différentes contrées du golfe de Salerno et du golfe de Naples.

 

V.

Les ruines du Palazzo ou villa Cybèle. Description de l'ancienne route d'Ana Capri. Il Gastello di Barbarossa. Excursion au &4lolino et splendide coup d'œil. L'Ille de Capri divisée en deux communes : différence de climat et autres différences entre Capri et Ana Capri : les hôtels à Ana Capri : la chasse aux cailles, aux malvizzi et aux tordi. Excursion à la Punta della Carena, beauté du chemin et admirable panorama. Le miel et les abeilles dans l'île.

 

MADAME

Je viens de faire une très-jolie promenade ; je suis parti de l'hôtel à quatre heures du soir et j'ai pris la route d'Ana Capri, dont je vous ai déjà parlé.

L'heure, où j'ai commencé ma promenade, permet de jouir déjà de la fraîcheur, car à quelques pas de la Piazza on commence de suite à être abrité par l'ombrage, que de bonne heure procurent les rochers autour des quels s'entortillent les courbes de la route.

Je me suis arrêté souvent en chemin, et sans descendre de ma monture j'ai pu, armé de mon magnifique binocle, contempler toute la côte de Sorrento, depuis la Punta della Campanella jusqu'au Vésuve, ainsi que Naples, Posilipo, Ischia et autres parties du golfe.

La mer était tranquille comme la surface d'un étang ; pas de vent ; toutes les embarcations qui la peuplaient employaient alors des rames, et laissaient derrière elles un long sillon argenté, qui s'effaçait seulement au loin. J'ai pu, par dessus le parapet qui garnit la route, plonger mon regard sur les ruines du Palazzo de Tibère, que j'avais déjà observé en allant à la grotta azzurra et dont je vous ai déjà parlé. Cette villa est située précisément au-dessous de l'affreux escalier taillé dans le rocher et qui fait partie de l'ancienne route entre Capri et Ana Capri. On en voit sous l'eau, lorsque la mer est tranquille, comme elle l'était alors, les fondements qui sont d'une immense épaisseur ; deux colonnes qui restent encore debout en marquent bien l'emplacement. Vous m'aviez dit, Madame, que dans votre visite à Capri vous aviez été à Ana Capri. Mais je ne sais comment vous avez pu y arriver, puisque à l'époque de votre excursion la nouvelle route n'existait pas encore, et l'ancienne est si horrible qu'elle semble faite pour donner une idée des travaux d'Annibal pour traverser les Alpes. En effet dans une assez grande extension on était obligé de franchir sans interruption une grande quantité de marches, ayant toujours l'abîme sous les yeux et un abîme qui atteint au moins 800 pieds

Mais le morceau le plus effrayant et où le rocher est à pic se compose de 538 marches et ces marches, qui sont encore là, quoique la nouvelle route ait fait abandonner l'ancienne, sont raides, inégales et affreuses. C'est là cependant le chemin que faisaient chaque jour les belles ragazze Capresi avec des poids immenses sur la tête et c'était par là que passaient des chevaux et des ânes chargés.

Les anciens, qui aimaient la chaise à porteur, s'en servaient même sur cette route effrayante, et son usage s'est tellement enraciné qu'on trouve encore dans le pays des lettighe pour le besoin des infirmes ou des malades. C'est vers la fin de l'ancienne route, et sur une hauteur à gauche qu'on voit les ruines d'un ancien château, que l'on connaît ici sous la dénomination de Castello di Barbarossa. Mais il ne faut pas croire que cela veuille dire que ce soit ce pirate qui l'ait construit, ou qu'il y ait habité. Car il ne fit que le détruire dans un assaut qu'il donna à l'île. Il remplit alors celle-ci de ravages, et emporta, outre des captifs nombreux, tout ce qu' il trouva en fait d'argent ou de valeurs.

Ce Barbarossa était le frère du très-célèbre Barbarossa, auquel il succéda dans la souveraineté d'Alger. Il vécut au temps de François Ier de France. Ce monarque ayant fait une alliance avec le Sultan Soliman contre Charles V, vers 1542, le Sultan lui envoya le contingent d'une flotte composée de cent quatre-vingts galères, équipées par dix mille hommes, et commandées par le jeune Barbarossa.

Ce fut en retournant à Constantinople, deux ans après, qu'il mit à sac toute la côte Napolitaine, et notamment les îles d'Ischia, Procida et Capri, et en amena, outre de grandes richesses, tant de captifs (plus de 12.000), qu'une horrible épidémie se déclara à bord des galères, d'où les malades encore vivants étaient jetés à la mer.

Après avoir fini la pente de la route, on se trouve devant une plaine très-étendue que j'ai parcourue dans toute sa longueur, puisque après avoir traversé le village et beaucoup marché je suis arrivé à un endroit appelé il Molino, quoique du moulin il ne reste plus de vestiges. J'ai grimpé l'escalier du Molino et j'ai joui d'un admirable coup d'œil sur les collines et les vallées peuplées d'oliviers. Ils sont ici la richesse du pays, qui produit de l'huile excellente.

L'île de Capri qui, selon Strabon, écrivain antérieur à l'ère chrétienne, avait déjà alors deux villes, est aussi maintenant divisée en deux communes, chacune avec sa ville : Capri et Ana Capri, mais Ana Capri est plus fertile, disposé de beaucoup plus de terres de culture, et est plus agricole que Capri. Aussi l'air y est beaucoup plus léger et m'a-t-on dit, même plus sain, car le pays est beaucoup plus élevé ; la dénomination d'Ana Capri l'indiquant bien, car Ana Capri veut dire Capri Supérieure, ou plutôt plus élevée. Cependant il faut dire aussi que Ana Capri est un village beaucoup plus propre que Capri, où les rues et les chemins de la commune sont souvent remplis de matières sordides, au grand préjudice de la bonne hygiène et de la fertilité du sol, où ces matières légèrement enfouies, d' après le conseil de Moïse aux Juifs, feraient le plus grand bien. Mais de villages si propres qu'Ana Capri, je me rappelle n'en avoir vu qu'en Hollande.

Il n'y a presque pas d'hôtels à Ana Capri : cependant outre la Trattoria Piemontese dont je vous ai déjà parlé, je mentionnerai le restaurant nommé il Paradiso qui, bien qu'il ne compte que trois chambres, outre le salon, est d'une propreté et d'une fraîcheur très-grandes. On y jouit d'une magnifique ombrage et l'on a à sa disposition una masseria bien tenue et dont les produits sont remarquables ; le raisin surtout est quelque chose de merveilleux. On trouve à Ana Capri du bon vin, et au Paradiso j'en ai bu d'excellent, mais en général le terrain de Capri produit une meilleure qualité, surtout à l'en droit nommé : la Moneta.

Pour la chasse des Cailles, que l'on fait ici au mois de mai et de septembre, Ana Capri offre plus d'attrait et des moyens de tirer plus facilement le gibier, tellement que les gens de Capri y préfèrent chasser, tout en faisant un assez grand chemin.

Cette chasse se fait au filet et au fusil. Au mois de Décembre et Janvier on chasse le Malvizzi ; au mois de Février le Tordi ; ainsi le pays offre assez de charmes aux chasseurs.

D'Ana Capri on va à la Punta della Carena, que les gens du pays nomment Lanterna, à cause du phare qui s'y trouve.

Le chemin, qui y conduit, est assez bon ; je l' ai fait dans une demi-heure sans effort ni fatigue ; il est très-pitt6resque et passe à travers un pays fort soigneusement cultivé.

De la hauteur de la Carena on jouit d'un beau coup d'œil sur la Tragara et la partie méridionale de l'île, de même que vers Pœstum.

En retournant, mon guaglione m'a conduit chez son père, un bon paysan, chef d'une famille de huit enfants, parmi lesquels plusieurs en bas âge.

Il m'a très-hospitalièrement accueilli et m'a fait présenter un plateau très-propre, garni de pain de granone (maïs), des figues et d'un beau gâteau de miel.

Ici on est réellement très-hospitalier, mais les convenances exigent aussi qu'on ne profite pas de la bonne volonté, et qu'on fasse toujours, en prenant congé, un petit cadeau.

Comme j'ai l'habitude d'agir de la sorte, je ne me suis pas gêné, et, ayant dévoré les figues d'abord, j'ai passé ensuite au miel, que j'ai trouvé excellent.

Mais si j'ai goûté le miel, je n'ai pas encore pu apercevoir l'ombre d'une ruche, quoique j'aie parcouru presque toute l'île. Je pense donc qu'elles sont très-rares.

Je m'intéresse beaucoup, comme vous le savez, Madame, à la culture des abeilles, non seulement parce que je trouve très-curieux le régime sous lequel vivent ces industrieux insectes, mais aussi parce que je suis très-gourmand de miel, lorsqu'il est bon et proprement servi à table. Cependant ce n' est pas seulement l'agrément qui me porte à aimer l'apiculture, c'est que le développement de cette industrie dans un pays fait un grand bien aux classes moins favorisées des campagnes, en leur fournissant un aliment sain et une substance, qui remplace fort bien le sucre, dont le prix est assez élevé. Outre cela la cire a dans le marché une valeur, dont la petite culture doit tenir compte.

A Capri, où la flore est assez riche et où les cactus abondent, les abeilles trouveraient une copieuse pâture.

Mais pour bien réussir il faudrait employer la ruche Fumagalia dont toute la haute Italie se trouve fournie, ce qui est dû à l'Institut d'Apiculture de Milan qui a fait dans les dernières années une très-vigoureuse et très-intelligente propagande en faveur de la culture des abeilles.

L'emploi de la ruche Fumagalia rend possible la récolte du miel, sans faire périr et même sans effaroucher une seule abeille, et l'on peut faire la récolte plusieurs fois pendant la saison, et lorsqu'on veut.

Cela est dû à un système de châssis que l'on introduit l'un après l'autre dans la ruche, dont l'un des côtés est fermé par une porte à clef, que l'on ouvre pour les besoins du service de la colonie.

J'ai visité dans la haute Italie près de Venise, à Mestre, l'établissement de Monsieur Crusca, un des plus remarquables que je connaisse.

Cet intelligent apiculteur se charge spécialement de la fourniture des reines, et il les expédie, par toute l'Europe et en Amérique, dans des boîtes très ingénieusement fabriquées.

C'est dans son établissement qu'on peut voir, par la quantité des commandes, l'attention que mérite partout maintenant la culture des abeilles, et la supériorité de l'abeille italienne.

En vérité, l'Italie possède une race privilégiée sous tous les rapports, soit de la domesticité, soit du produit, soit de la beauté, et cette race se trouve maintenant introduite et acclimatée presque partout en Europe et en Amérique.

Mais, Madame, lorsque je vois Capri, un pays qui n'est pas riche, mépriser les ressources, que lui fournirait une industrie qui n'exige presque pas de soins, et dont la nature se charge toute seule, j'éprouve un sentiment de regret.

Ces réflexions je les faisais tout seul, après avoir pris congé de mon Amphitryon, et en parcourant silencieusement la Toute. La lune éclairait de ses rayons argentés, l'air était tranquille, la mer calme ; autour de moi la nature semblait plongée dans le sommeil.

Au loin, vers les confins indécis de l'horizon, le Vésuve, comme un sphinx aux dimensions titaniques se tenant debout, se montrait coiffé d'un immense nuage de fumée noire qui, en jaillissant du cratère en d'épais tourbillons, se répandait dans le ciel en des fleuves de ténèbres.

Plus près, la vie, la joie, la gaîté se dessinaient. Depuis Torre dell' Annunziata jusqu'à Posilipo toute la côte était illuminée par un éclairage prodigue, qui souvent pâlissait devant des météores qui, en sillonnant l'espace, éclataient en versant une lumière éblouissante.

C'était des fuochi artificiali pour qui toute la population du golfe a une passion décidée, et dont elle brûle, pendant la belle saison, pour des sommes considérables.

 

VI.

Promenade à la Tragara, emplacement d'une des douze villas de Tibère ; les Faraglioni ; Ferdinand IV et la regina Giovanna : la Certosa : les moines et les soldats. Excursion à la Piccola Marina ; sa nature sauvage et extraordinaire ; l'îlot de la Sirèna. Des dames ; des jolies coquilles et des ossements de bêtes sauvages. Promenade sur mer à la grotta verde et à la grotta rossa : beauté de ces grottes. Pèche à la ligne et aux filets ; pèche aux flambeaux. Une tarantella à Capri.

 

MADAME

L'hôtel où je me trouve est une position très centrale pour plusieurs excursions. Ainsi j'ai pu faire ce matin une promenade à pied très-agréable à travers les vignes et les oliviers, qui bordent le chemin conduisant à la Punta della Tragara.

La Tragara a dû autrefois offrir quelque abri, puisque c'est là que stationnait l'escadre des galères, que Tibère maintenait dans les eaux de l'île.

Le tremblement de terre, survenu à Capri vers la fin de ses jours, a très-probablement bouleversé cette partie de l'île.

La Punta della Tragara est terminée par les Faraglioni, énormes blocs d'une forme assez bizarre, mais d'une grande beauté. Ils sont comme debout sur la mer, qui les heurte-avec fureur lorsque le Scirocco souffle fort. Il y a alors de grosses vagues, d'énormes tas d'écume et un horrible fracas, ce qui rend très-émouvant le spectacle, que l'observateur a devant lui.

C'est dans ces conditions que j'ai visité la Tragara, et qu'on devrait toujours la visiter. On y jouit d'un splendide coup d'œil, qui embrasse la plus grande partie de la ville, les Castiglioni, la Certosa, la Piccola Marina, et qui ne s'arrête que devant le Monte-Solaro.

Dans l'été on doit choisir la matinée, c'est du moins ce que j'ai fait, pour cette excursion, parce que, le soleil se levant de l'autre côté de île il y a beaucoup d'ombre sur le chemin.

Outre des vestiges d'une villa de Tibère, on y remarque une espèce de Belvédère, d'une construction qui n'est pas moderne. Peut-être c'est un des ouvrages de deux souverains qui ont beaucoup aimé Capri : Ferdinand IV, qui chaque année s'y rendait pour la chasse des cailles, ou de la Regina Giovanna, qui sur la place d'une villa de Tibère a fait bâtir la Certosa, où l'on voit encore des mosaïques et d'autres ornements de cette villa. A présent, comme les moines ont fait leur temps, les soldats sont venus les remplacer ; le couvent est devenu une caserne où loge la garnison, à laquelle est confiée la garde de l'île.

J'ai fait ce soir Madame, l'excursion de la Piccola Marina. Le chemin est passablement mauvais ; mais lorsqu'on arrive au bord de la mer, l'on jouit d'une plage extraordinairement accidentée, et d'une très-jolie vue sur les Faraglioni, et d'autres points également beaux. C'est avec raison que la Piccola Marina est pour les artistes, qui viennent à Capri, l'occasion des grandes études ; les rochers, la plage et la mer, essayant, chacun de son côté, de rendre plus animés les tableaux dessinés par la nature, la plus extraordinaire, et la plus sauvage que l'on puisse imaginer.

Lorsque la mer n'est pas agitée, on peut atteindre à pied sec un îlot formé par de grosses pierres, sur les quelles on s'aperçoit de l'existence de constructions assez antiques, mais qui ne m'ont pas semblé de l'époque romaine.

Cet îlot garde toujours le nom de Sirena, être fantastique dont le paganisme a peuplé les golfes de Naples et de Salerne, où l'on trouve souvent répété ce souvenir de la fertilité de l'imagination des anciens.

Sur la plage j'ai fait la connaissance de deux dames, qui venaient d'acheter à un enfant une grande quantité de très-jolies coquilles. Les coquilles abondent partout à Capri ; on les trouve à Monte Tiberio, et à Matromania ; je les ai trouvées à la Punta della Carena. Cela a fait penser à quelques savants, que l'île de Capri était autrefois couverte par la mer, et que le cataclysme de la rupture du détroit de Gibraltar ayant fait écouler les eaux de la Méditerranée vers l'Océan, elle aurait été mise à sec, de même que toute la péninsule italienne, où même sur les Apennins on trouve aussi de grandes masses de coquilles.

Ce qui me semble extrêmement curieux, c'est que Suétone dit que de son temps on voyait encore à Capri des ossements énormes de bêtes sauvages, mais qu' on les prenait pour des os des géants et des armes des héros.

Les dames désiraient beaucoup voir les grottes rossa et verde ; mais il n'y avait alors sur la plage que la barque de Peppino, un très-brave homme et un excellent pêcheur. J'avais dès le matin commandé cette barque, car il faut toujours le faire d'avance, et outre Peppino j'avais à ma disposition deux fameux matelots et tout un attirail de lignes et d'hameçons pour la pêche.

Les dames étaient très-contrariées de n'avoir pas trouvé de barque ; elles ont même cherché à ébranler la fidélité de Peppino ; mais à Capri l'honnêteté est un culte, dont on n' a pas encore pu briser les autels. En voyant le désespoir de ces dames, d'ailleurs-extrêmement gentilles, je me suis adressé à elles, et leur ai offert très-cavalièrement de partager ma barque, ce qu'elles ont accepté après quelques moments d' hésitation et, en insulaires habituées à la mer, elles ont très-lestement sauté dans la barque, et pris de suite les meilleures places. L'une était blonde et l'autre brune, et toutes deux, ravies de se trouver sur la mer, qui était, comme presque toujours en cette saison, très-belle.

Nous avons navigué vers la droite, chemin à suivre pour se rendre aux deux grottes, que nous allions visiter, et où nous sommes arrivés au bout d'un quart d'heure, car nous avions trois bons rameurs.

La grotta verde m'a beaucoup intéressé, et je la trouve très-digne d'être visitée, quoique elle soit bien loin d'offrir le charme de la grotta azzurra.

Elle a un fond très-bas, et les eaux y sont si transparentes que l'on peut distinguer la végétation sous-marine, et voir nager les poissons. En outre elle est bien éclairée, l'entrée en étant très-large, et même si large, qu'elle forme une espèce de petit golfe, au fond duquel, sous la voûte, il y a une plage couverte de cailloux blancs, où nous avons rencontré encore les débris d'un pic-nic que quelques touristes, qui habitent l'hôtel Quisisana, y avaient fait la veille.

De la grotta verde, la barque a passé à la grotta rossa, où de même qu'à la verde, le phénomène de la coloration de la voûte s'opère par le reflet des eaux, éclairées par le soleil, sur une mousse, qui, comme un duvet, tapisse les parois des rochers.

Au retour de la dernière grotte nous nous sommes arrêtés au golfe de la grotta verde, où nous avions vu de nombreux poissons. — Peppino, qui avait préparé les hameçons, les a distribués, et tout le monde s'est mis à la pêche, l'équipage compris. Dans quelques minutes nous avions déjà pris divers poissons ; mais comme il fallait maintenir la barque sur place, le roulis, comme dirait un marin, a produit un terrible accident. Une des dames, ayant commencé à pâlir, son nez s'est allongé, son regard devint plein de tendresse, et quelques instants après, à ses soupirs ayant succédé les plus terribles angoisses, elle a payé à la mer un abondant tribut !

L'autre dame, qui se tenait ferme sur ses talons, en cherchant toujours à rire, l'a beaucoup taquinée, et comme les poissons, attirés par les épaves gastronomiques du naufrage d'un bon dîner, s'étaient précipités en masse sur les hameçons, la spirituelle dame s'écriait ; qu'au mal de mer de son amie on pouvait bien reconnaître la justice du proverbe : à quelque chose malheur est bon.

En effet, nous avons fait une si admirable pêche que dans peu de temps nous en avions assez, et nous sommes retournés à la Piccola Marina, où nous avons laissé à terre la dame malade, et de suite nous avons repris la mer dans une autre barque, dans laquelle se trouvait entassé un immense filet. Nous avons pris un peu le large, et nous avons fait de petites bordées, jusqu'à ce que l'on a aperçu la première étoile briller au ciel ; c'était le moment de jeter les filets.

Ce filet était long de deux cent mètres, et après l'avoir étendu en demi cercle, nous avons navigué autour, en faisant beaucoup de bruit avec les rames et en jetant dans l'eau beaucoup de pierres, qui se trouvaient entassées exprès dans le fond de la barque.

Malgré toute notre activité et tous nos stratagèmes, en retirant le filet nous n'avons trouvé qu'un seul, et tout petit poisson ! Notre déception a été grande, et nous ne l' avons pas cachée ; mais Peppino nous a un peu consolé en disant que, si les pécheurs attrapaient beaucoup de poissons chaque fois qu'ils jetaient leurs filets ils seraient tous des millionnaires.

Notre retour de la Piccola Marina s'est fait à la nuit, et en regardant en arrière nous voyions dans le lointain briller plus de cent fanaux sur la mer qui semblait incendiée.

C'étaient des barques qui faisaient la pêche aux flambeaux pour prendre le Calamajo (encrier) poisson ainsi nommé, parce que il a dans son corps un petit sac, qui contient une substance liquide très-noire, et une arête qui a tout-a-fait la forme et la couleur d'une plume d'oie.

C'est le poisson connu en France sous le nom de seiche, et dont la femelle fournit la sepia, matière colorante employée dans la peinture. Ce mollusque est dans cette saison extrêmement abondant sur la côte occidentale de l'île et on me le sert souvent à table : lorsque on le prépare avec soin, je le trouve excellent.

Ma fatigue en retournant à l'hôtel était grande, mais je me suis séparé des deux dames à la Piazza en les laissant très-bien disposées, la malade s'étant complètement remise.

En rentrant à l'hôtel, j'ai fait remettre au padrone le poisson que j'avais pris, et on me l'a servi au souper. C'est un des agréments de Capri que le bon poisson [note 6].

Malheureusement les huitres manquent ici, et celles qu'on y mange viennent de Naples, qui, à son tour les reçoit de Taranto, où elles abondent, et sont d'une excellente qualité. Mais à Capri on a des langoustes magnifiques, et l'espèce qu'on nomme ici elefante est très-riche de nourriture et très-parfumée.

Après le souper sont arrivées à l'hôtel les danseuses de tarantella que j'avais demandées le matin.

Vous savez, Madame, que chaque pays a une danse nationale ; ainsi les français ont le cancan, qui fait et fera toujours les délices de ce peuple qui, tout en travaillant, sait si bien s'amuser : les espagnols ont la cachucha, les italiens ont la tarantella que les Napolitains dansent avec beaucoup de grâce.

Mais la tarantella varie un peu suivant les localités : ainsi, celle de Naples diffère de celle de Castellamare, à Sorrento on la danse d'une autre manière qu'à Capri.

Les deux ragazze, qui maintenant tiennent ici le sceptre parmi les danseuses de tarantella, sont la Michela et la Carmela ; deux types différents. La Michela est une jeune fille, fine, élancée, la tête petite, la figure mignonne, le teint clair. En la voyant, en lui parlant, en l'examinant, on pense avoir devant soi une descendante des grecs, qui, au dire de Tacite, ont autrefois occupé l'île. La Carmela a une belle figure et est tout-à-fait une belle fille ; mais elle ne se prête pas à une classification comme type : en Amérique nous la nommerions : sang mêlé.

Vous savez, Madame, que les instruments obligatoires de la tarantella sont : le tambourin et les castagnettes, auxquels quelquefois, pour compléter l'orchestre, on ajoute à Capri la tromba ; c'est tout simplement un morceau de fer, que l'on tient contre les dents, et que l'on fait vibrer.

J'avais exprimé le désir que la tarantella eût lieu dans le vestibule de l'hôtel ; ce qui fut fait.

On a d'abord servi à tout le monde présent, du vin du pays de trente centimes la bouteille, du pain et du fromage : mais, pour boire ou manger, il fallait danser ; c' est la règle consacrée par l'usage.

Vous comprenez, que les danseurs et les danseuses n'ont pas manqué.

On danse la tarantella à deux ou à quatre personnes ; chaque partner s'occupant de son vis-à-vis.

Les deux ragazze ont ouvert le bal et ont dansé avec une élégance admirable : leurs mouvements étaient très-légers, très-élastiques et accompagnés quelquefois d'un sourire, quelquefois d'une gravité étudiée. Elles avançaient et reculaient avec mesure, elles se croisaient souvent, tantôt en passant à côté-, tantôt de front, tantôt dos à dos et en se donnant ce léger coup de hanche, qui fait les délices des amateurs et qui est toujours l'occasion d'une explosion d'applaudissements.

L'immense légèreté, qui distingue les danseuses de tarantella de Capri, provient de leur toilette, où prédomine encore le corsage de l'ancien costume, mais surtout de leurs pieds nus, ce qui rend les mouvements très-élastiques et plus fidèle l'expression qu'on veut leur donner.

Une des ragazze a été remplacée par une autre danseuse, une jeune fille de Sorrento, qui se trouvait depuis un mois en visite chez la famille de l'hôtel dont elle était une connaissance intime.

J'ai donné, Madame, une grande attention à sa tarantella ; c'était un autre genre, c'était une autre école.

Cette jeune fille, qui à cause du lieu de sa naissance, était connue à l'hôtel sous le nom de Sorrentina, a commencé à danser avec nonchalance, mais ensuite elle s'anima, ses yeux prirent une expression tantôt languissante, tantôt enflammée, et ses mouvements, toujours empreints de beaucoup de grâce peu à peu devinrent vifs, précipités.

Bientôt l'autre ragazza fatiguée déjà, fut remplacée par la maîtresse da la maison, une magnifique beauté de l'âge mûr, femme forte, possédant un visage et une tête admirables. Elle a dansé aussi pieds nus, et l'a fait d'une manière si agréable et a si bien réussi, qu'elle à arraché beaucoup d'applaudissements.

La maîtresse de la maison a été remplacée par une belle Caprese, une splendide veuve de vingt ans qui, tout en tenant son nourrisson dans les bras, est accourue, comme beaucoup d'autres ragazze du voisinage, au son du tambourin pour prendre part à la tarantella.

Malgré sa ténacité pour faire retirer la Sorrentina, elle a dû s'avouer vaincue. La Sorrentina était très excitée ; sa physionomie avait une expression sauvage, ses yeux jetaient des éclairs, la sueur lui coulait du front et roulait à grosses gouttes sur son sein ; son corsage, ses manches, étaient trempés, et cependant elle dansait toujours.

Dans ce moment arrive le petit homme de la poste ; c'est un individu très-actif et très-intelligent, qui fait à Capri plusieurs espèces de métiers depuis celui de professeur d'instruction primaire jusqu'à celui de facteur, en portant dans les hôtels les lettres et les journaux pour les étrangers.

A son arrivée la Sorrentina lui saute dessus, et l'entraîne vers le milieu de la salle ; il résiste et cherche à se dégager ; mais elle l'empoigne au milieu des applaudissements, et il se voit forcé à danser.

Figurez-vous, Madame, que cet individu est gobbo ; son corps est disproportionné ; les jambes sont fines et frêles ; sa poitrine très-forte. Mais je m'empresse de vous dire qu'il est fort sympathique et qu'il est d'ailleurs très-utile dans le pays.

Il s'est fort bien tiré d'affaire et a dansé, comme peut danser le premier Caprese, qui vous tomberait sous la main.

Dès lors une espèce de frénésie s'est emparée de tout le monde ; un gentleman, qui venait d'arriver directement de Liverpool, a, aussi dansé avec la Seraphina, la sœur de la padrona.

Il était enthousiasmé, et a fait une imitation parfaite de tous les pas, qu'on venait de faire, le coup de hanche compris. C'était à mourir de rire, et je vous assure que je n'en pouvais plus. Il va sans dire qu'il s'est retiré de la danse, en étant l'objet d'une ovation.

Aussi a-t-il fait ouvrir une douzaine de bouteilles de vin du pays, et a-t-il concouru ainsi aux libations abondantes avec lesquelles j'ai arrosé ma tarantella.

Une fois en train, cette danse devient contagieuse, et de la contagion on passe bientôt au vertige. Ce fut alors que les dames, qui habitaient la dépendance de l'hôtel, se sont présentées, et avec elles leurs connaissances, parmi lesquelles il n'y avait pas un seul homme, c'étaient tout des dames.

Pour plaisanter, moi, qui étais resté blotti dans un coin, je me lève et je m'adresse à une des dames, en l'invitant pour une tarantella. La dame en baissant les yeux, refuse ; ce refus m'encourage, j'insiste ; mais elle résiste ; je lui fais alors une invitation en règle, et... la dame accepte.

Me voilà donc, au milieu du vestibule de l'hôtel de France, en face d'une jolie personne :

blanche comme la neige ;

blonde comme de l'or ;

et aux yeux bleus comme le ciel !

Et comme elle a dansé !

C'était de l'air, ce n'était pas une femme !

Elle a répété tous les pas de la tarantella avec une précision, avec une grâce et une modestie, qui lui valurent les plus frénétiques applaudissements.

Comme elle a dansé longtemps, j'ai souffert un vrai supplice, car au commencement ça allait ; mais bientôt je me sentis fatigué, et malgré cela, pour me maintenir dans la position que je m'étais crée, j'ai été obligé de continuer et de rester sur la scène, en répétant toujours, et avec une vélocité frénétique, le seul et même pas que je connais de la tarantella !

Beaucoup de ragazze ont encore dansé ; des enfants, de vieilles femmes et presque des vieillards y ont pris part, car la tarantella est ici un amusement, une distraction de tout âge et de tout sexe.

Outre la danse on a eu aussi le chant, dans lequel la Seraphina a eu un grand succès ; car sa voix est un soprano, mais si remarquable que, quoique elle n'ait pas étudié la musique, elle pourrait faire la fortune d'un Café chantant dans une ville de province en F rance.

Après-minuit toute la société s'est dispersée, mais la Michela, la Carmela et leurs mères ont resté encore quelque temps avec moi et avec les personnes de la maison, et ont accepté un goûter succulent, que je leur avais fait préparer.

Après toutes les excursions que j'ai fait, et l'activité que j'ai développé à Capri, je me sens, Madame, vraiment fatigué, mais cela n'empêche pas que j'ai toujours le plus grand plaisir à vous écrire.

Cependant, je resterai tranquille à l'hôtel et, armé de mon Tacite et mon Suétone, je vais les étudier encore une fois pour pouvoir bien me rendre compte de tout ce que Tibère a fait à Capri et de quels événements ce modeste îlot a été le théâtre.

Quant aux excursions, je n'en ferai plus, je me contente de ce que j'ai vu.

Je regrette cependant de ne pas faire en barque le tour de l'île, car c'est une très-agréable promenade, lorsqu'on choisit une belle journée et une mer calme. J'en aurais profité pour vérifier l'existence d'une galerie souterraine, qui se trouve creusée dans un des rochers voisins de la Tragara, et que l'on nomme il Monacone. On prétend qu'au fond de la galerie, où à peine on peut entrer à quatre pattes, se trouve une vaste salle, au milieu de laquelle est placé un ancien tombeau romain. Il y aurait aussi à visiter, entre les Faraglioni et le Salto di Tiberio, une grotte assez vaste, où l'on débarque pour se reposer et pour faire des pic-nic ; elle est garnie de stalactites représentant des candélabres, des colonnes et des statues.

Je désirais aussi faire l'ascension du Monte Solaro. Le chemin oblige, d'après ce que m'a dit ma ciucciara, à descendre de l'âne et à marcher une vingtaine de minutes à pied.

Mais une fois qu'on arrive au sommet, 6x8 mètres au-dessus du niveau de la mer, on a devant soi un des panoramas les plus beaux que puisse offrir le Vésuve, le golfe de Naples et le golfe de Salerne. Aussi le Monte Solaro est souvent attaqué par les amateurs d'ascension, et comme on la fait très-commodément à âne, des dames et même des enfants font souvent part de la caravane.

 

VII.

Débarquement de l'empereur Auguste à Capri. Il l'échange avec la République de Naples pour Ischia. Séjour que fit Auguste à Capri. Souvenirs de la résidence de Tibère à Capri. Filiation de Tibère et son adoption par Auguste. Tibère épouse Julie et adopte Germanicus. Glorieuse carrière militaire de Tibère. Ses chagrins, son départ pour Rhodes et temps qu'il y reste. Son retour à Rome. Il est envoyé en Illyrie ; son retour à Rome. Son départ pour la Germanie ; son retour à Rome. Son triomphe.

 

MADAME

Je vous ai déjà assez entretenue de Capri ; cependant sur son compte on pourrait dire encore beaucoup plus, le sujet étant très-fertile, et demandant même des développements plus grands qu'un touriste ne pourrait donner.

Ainsi la renommée qu'a acquise pour jamais cette île modeste est si grande qu'il me semble très-intéressant de rechercher les causes lointaines qui l'ont établie.

L'origine de la célébrité de Capri tient à la croyance que l'empereur Auguste, superstitieux comme tous les Romains, professait pour certains auspices et certains présages, qu'il considérait comme infaillibles.

C'est ainsi que, au retour d'une expédition Sicile, ayant débarqué à Capri, pour des besoins de la navigation, il fut frappé de ce Lie les branches d'un vieux chêne, languissantes et courbées vers la terre, se relevèrent tout-à-coup à son arrivée. Il en ressentit une grande joie qu'il échangea avec la république de Naples l'île de Capri pour celle d'Énarie [note 7].

Nous voilà donc, Madame, avec la clef de la renommée de Capri.

Il est probable qu'Auguste soit retourné quelquefois à Capri, car il était un grand enthousiaste du golfe de Naples : il est certain du moins que, pendant sa dernière maladie, en parcourant la côte de la Campanie et les îles voisines, il passa quatre jours à Capri.

Il s'y amusa alors à faire servir en sa présence un repas aux adolescents, qui en grand nombre se trouvaient dans l'île, et pendant le festin il permit, et même exigea qu'ils se livrassent à la gaîté et qu'ils s'arrachassent de force les fruits, les mets et les gourmandises qu'il leur envoyait. Il leur fit aussi distribuer des toges et des manteaux. Enfin il s'y livra à toute sorte d'amusements.

Dans ses épanchements il appela Apragopolis (ville de l'oisiveté) une île voisine de Capri, à cause de la fainéantise de ceux de sa suite qui s'y étaient retirés.

Quelle est cette île ?

C'est une question, Madame, qui est très-controversée parmi les interprètes du texte de Suétone. Mais s'il est permis à chacun d'avoir une opinion, je dirai la mienne, en la soumettant très-humblement à la correction des plus experts.

Je pense que l'île en question est une des Sirènes sur le golfe de Salerno, et voici pour quoi : la maison, qu'Auguste occupait, se trouvant à Matromania, il ne pouvait de là voir en fait d'îles que les Sirènes.

Je pense que la maison d'Auguste était à Matromania, parce que de sa salle à manger il voyait, comme nous le remarquerons plus bas, un tombeau.

Or c'est là qu'on a trouvé un Sepolcreto ou Campo santo païen, ou bien si l'expression est trop hérétique, un Cimetière païen.

Voilà pourquoi j'ai placé à Matromania la résidence d'Auguste et que je pense que Apragopolis c'est une des îles Sirènes.

Suétone rapporte aussi que cet empereur avait l'habitude d'appeler fondateur de l'île Masgaba, l'un de ses favoris, et que voyant de sa salle à manger une foule immense se porter avec des flambeaux vers la tombe de Masgaba, mort depuis un an, il dit à haute voix ce vers qu'il improvisait en grec :

Je vois du fondateur toute la tombe en feu.

Et se tournant vers Thrasyle [note 8], attaché au service de Tibère et son voisin de table, qui ne savait pas de quoi il s'agissait, Auguste lui demanda s'il ne connaissait pas l'auteur de ce vers. Tandis que Thrasyle hésitait, il fit encore celui-ci :

Voyez-vous Masgaba de flambeaux honoré ?

Puis il réitéra la question à son voisin, qui répondit que, quelque fût l'auteur, ces vers étaient excellents. Auguste alors éclata de rire et s'abandonna à mille plaisanteries.

De cette narration que je transcris fidèlement de Suétone il résulte que ce Masgaba [note 9], appelé par Auguste fondateur de l'île, devait être un architecte habile et un administrateur capable, auquel Auguste aurait confié l'île et qu'il l'avait soigneusement tenue.

Si Auguste s'est épris de Capri et s'il l'a possédée et soignée, Tibère que nous venons de voir déjà dans cette île, quoique à peine en compagnie d'Auguste, l'a beaucoup aimée et embellie, sans compter que par un séjour prolongé et presque non interrompu, tandis qu'il était empereur, il l'a rendue célèbre.

Les constructions multipliées, dont il a peuplé les montagnes et les vallées, malgré les siècles, ont en partie résisté au ravage du temps et à la destruction opérée par la main de l'homme. Et chaque rocher, chaque grotte, chaque pierre, semble retentir encore de ses pas et de sa voix. Son nom se trouve, quoique estropié (Timberio), tellement gravé dans le souvenir du peuple qu'à chaque instant on l'entend prononcer.

Aussi, Madame, me trouvant à Capri je ne puis pas résister à l'idée de m'occuper de l'homme qui a tant fait à Capri et pour Capri.

Ce que je viens de vous dire, Madame, vous fera bien comprendre que je n'ai pas la prétention de vous écrire la vie de Tibère.

Il est vrai que, encouragé par vos lettres si aimables et si indulgentes, je suis amené à vous entretenir de ce personnage extraordinaire, qui m'avait toujours intéressé, mais qui a fixé mon attention après mon séjour dans cette île.

Ainsi, Madame, n'ayez pas la moindre idée que tout ce que je vais vous dire sur son compte, soit autre chose que le résultat de mes recherches faites sur place, et que je vous présente comme des renseignements coordonnés, qui peuvent vous porter au désir d'en avoir de plus complètes, en consultant les historiens.

Cependant je vous garantis que mes renseignements sont puisés dans Tacite et Suétone, deux autorités compétentes. Ainsi tout ce que je vous dirai de Tibère sera parfaitement authentique, car je vous respecte beaucoup pour oser vous raconter des fables, ou vous entretenir de ce qui ne puisse être tout à fait vrai et exact.

***

La filiation de Tibère est assez extraordinaire, car sa mère, Livie [notes 10 et 11], femme de Tibère Néron, avait été cédée par celui-ci à Auguste, lorsqu'elle lui avait déjà donné le jour, et se trouvait enceinte de Drusus qui n'est né qu'après qu'Auguste l'épousa. Cela est dans notre temps très-difficile à comprendre, mais les anciens romains faisaient fort amicalement des choses, qui nous semblent crânement horribles.

Drusus mourut encore jeune dans la guerre de Germanie, et comme Livie n'eut pas d'enfants après ses noces avec Auguste, la position de Tibère devint très-avantageuse, tous les regards se portant vers lui.

Mais Auguste avait eu de sa première femme, Scribonia [note 12], une fille, Julie, qu'il maria d' abord à Marcellus, fils d'Octavie nièce de César [notes 13 et 14], et ensuite à M. Agrippa, dont elle eut, entr'autres enfants, Lucius et Caius qu'Auguste adopta [note 15].

M. Agrippa mourut de même que Lucius et Caius, et Auguste adopta alors Agrippa [note 16], leur frère et, en obligeant Tibère à répudier sa femme et à adopter Germanicus, fils de son frère Drusus [note 17] et d'Antonia la jeune, il le maria avec Julie et l'adopta.

Auguste n'aimait pas le caractère de Tibère, mais il appréciait beaucoup les talents qu'il montra comme général ; car ce fut par la carrière des armes que Tibère se recommanda à l'estime publique et conquit l'admiration de ses contemporains.

***

Tibère en effet fit ses débuts dans l'expédition contre les Cantabres, en qualité de tribun militaire, et s'y conduisit d'une façon si digne qu'à son retour on lui confia de suite le commandement d'une armée qu'il conduisit en Orient. Il en revint couvert de gloire, ayant rendu à Tigrane le royaume d'Arménie, et arraché aux Parthes les aigles qu'ils avaient enlevé jadis à Crassus.

Il fut envoyé après dans la Gaule, alors tourmentée par des querelles des chefs et par des incursions des barbares ; il y mit de l'ordre. Il alla ensuite faire les guerres de Rethie, Pannonie et Vendilicie. Pendant ces guerres il soumit les peuples des Alpes, les Breuces et les Dalmates, et transplanta dans les Gaules, et leur assigna des demeures sur les bords du Rhin, quarante mille hommes qui s'étaient rendus à discrétion.

Ces exploits furent accompagnés de tant de bravoure et de tant d'éclat, qu'ils valurent à Tibère de grandes distinctions, de sorte qu'il fut le premier qui entra à Rome porté sur un char avec les ornements du triomphe. Honneur nouveau [note 18], dit Suétone, et qui n'avait plus été accordé à personne.

Malgré tant de lauriers et tant de gloire, Tibère était loin de se trouver heureux : il avait déjà convolé à de secondes noces et le bonheur ne lui avait pas souri.

En effet il avait épousé Agrippine [note 19] qu'il répudia, contraint par Auguste, pour épouser Julie sa fille. Mais la conduite de Julie à son égard était non seulement déshonorante, mais encore outrageante. Par ordre d'Auguste il l'avait épousé, et renvoyé Agrippine, qu'il aimait beaucoup. Cependant Julie était extrêmement cruelle envers lui, car elle lui reprochait sans cesse sa naissance, qu'elle considérait comme très-inférieure à la sienne, et se laissait aller à des infidélités ne prenant aucune précaution pour les lui cacher.

Il est vrai que, depuis le mariage de Julie avec M. Agrippa, la légèreté de sa conduite avait déjà éclaté en de véritables scandales. Notamment elle s'était éprise d'une passion violente pour Sempronius Gracchus, individu qui à un grand nom réunissait les qualités d'un orateur éloquent quoique pervers.

Cette liaison opiniâtre déshonorant encore Tibère, Auguste pour écarter Gracchus, le relégua dans l'île de Cercine, maintenant Kerkeni, sur les côtes d'Afrique, où il resta quatorze ans, jusqu'à l'avènement de Tibère, qui le fit égorger par un centurion.

Ce fut donc Julie qui, en blessant de la sorte son amour propre, le fit, au milieu de tant de prospérités, dans la force de l'âge et avec une santé florissante, prendre tout à coup le parti de se retirer et de s'éloigner.

Il persista dans ce dessein avec une tel le énergie, que, malgré la vive opposition de Livie et d'Auguste, il fut inébranlable.

Lorsqu'il se vit contrarié, il voulut se laisser mourir, en s'abstenant de prendre des aliments ; mais ayant passé quatre jours sans vouloir toucher à aucune nourriture, on craignit pour sa vie, et on lui permit de partir.

Il profita de suite de la permission et se dirigea directement vers l'île de Rhodes, où il resta huit ans, sans jamais en sortir ; quoiqu'à la fin ce fut le refus de l'autorisation d'en partir, qui le força à y rester.

***

De retour à Rome, on lui accorda de nouveau la puissance tribunitienne, et il fut chargé de pacifier l'Illyrie.

Il prit pendant trois ans sur soi les soins de cette guerre difficile, qui fut la plus terrible des guerres extérieures que Rome eût à soutenir, après celle de Carthage.

Il lutta avec des difficultés énormes ; entre autres avec une disette de grains qui vint assaillir l'armée romaine au milieu d'un pays ennemi. Mais il se tira si bien d'affaire qu'il soumit non seulement toute l'Illyrie, mais en outre ajouta à l'empire la Norique, la Thrace et la Macédoine depuis le Danube jusqu'au golfe de l'Adriatique.

L'effet de ces brillants exploits s'agrandissait d'autant plus que, précisément vers ce temps, Rome portait le deuil du massacre des légions de Varus par Arminius. On lui ordonna donc de partir pour la Germanie où le danger était très-grand. Il obéit et y resta deux longues années.

Il agit en Germanie avec beaucoup de tact et de circonspection.

D'abord il ne prit aucune décision sans l'avis d'un conseil où il admit Varus, dont il n'attribuait la défaite qu'à la négligence et à l'imprudence.

Aussi, n'ayant jusque là consulté personne, il communiqua pour la première fois ses plans à plusieurs, et redoubla de vigilance pour tout ce qui tenait à la discipline, qu'il maintint avec une grande rigueur.

Mais surtout il ne s'épargnait pas, car il donnait toujours ses ordres par écrit, et ordonna qu'on eût recours à lui, à quelle heure que ce fût du jour ou de la nuit. Il se créa l'habitude, au milieu des rigueurs d'un climat très-inhospitalier, à ne jamais manger que sur le gazon [note 20], et d'y coucher souvent sans faire usage de sa tente.

Son retour fut éclatant, car il entra à Rome pour célébrer son triomphe différé par le deuil public.

Voilà, Madame, une carrière militaire très-bien remplie, mais aussi une existence péniblement menée.

Ces dures épreuves et cette immense capacité décidèrent le choix d'Auguste lorsqu'il eut à nommer un successeur. Il pesa, dit Suétone, les défauts et les qualités de Tibère, et reconnut que celles-ci l'emportaient.

Les plus habile et le plus politique des princes reconnaissait que, pour maintenir l'immense colosse de l'empire romain, il fallait une intelligence vaste et une épée forte, capables d'étouffer les séditions intérieures ; de contenir sous le joug les peuples vaincus et de repousser au besoin les barbares, dont un épais nuage de poussière, levé sur l'horizon, annonçait déjà l'agitation.

 

VIII.

Portrait de Tibère, sa foi dans l'astrologie. Son administration avant et après l'élévation de Séjan ; portrait de celui-ci. Tibère poursuit sa propre famille et ses amis. Mort de Séjan : massacre de ses enfants. Tibère s'établit à Capri, et par quels motifs : ses violences en arrivant à Capri : sa conduite sanguinaire après sa retraite à Capri. Les supplices à Rome et il Salto di Timberio à Capri. Scènes ensanglantées à Rome. Récompenses accordées aux délateurs et aux témoins. Tibère élargit l'application de la torture et de la loi de la lèse-majesté. Rôle du poison. Avarice de Tibère ; ses seules largesses. Sa rapace cruauté, ses confiscations. Arrivée du christianisme.

 

MADAME

Je vous ai décrit les glorieux exploits, qui illustrèrent Tibère comme général ; je vais tâcher maintenant de vous le faire connaître comme empereur et comme souverain, car ce ne fût qu'alors que son caractère se révéla. Aussi je ne m'écarterai pas de mon sujet, puisque tout en m'occupant de lui j'aurai très-souvent l'occasion de parler de Capri.

***

Tibère était fort instruit dans l'art de la guerre et dans l'administration ; il connaissait parfaitement la littérature grecque et latine ; il parlait couramment le grec.

Il était gros, robuste et d'une taille au-dessus de la moyenne : large des épaules et de la poitrine, il avait de la tête aux pieds tous les membres bien proportionnés. Cependant sa main gauche était plus habile que la droite, et les articulations en étaient si solides qu'il perçait du doigt une pomme verte et blessait d'une chiquenaude à la tête un enfant et même un homme.

Il avait le teint blanc, les cheveux un peu longs et tombant vers le cou. Sa figure était belle, mais souvent parsemée des boutons.

Il marchait le cou raide et penché, la mine sévère, habituellement silencieux.

Il jouit d'une santé inaltérable pendant presque tout son règne, quoique depuis l' âge de trente ans il n'eût jamais recours aux remèdes.

***

Quoiqu'il fût sceptique, il interdit les cérémonies des cultes étrangers, exila les juifs et chercha tous les moyens de les exterminer.

Il cultiva l'astrologie avec amour, et le fait est qu'il prédit à Galba son avènement à l'empire et à Caligula le meurtre de son frère commis par lui et sa mort violente.

Pendant la vie d'Auguste, comme il convoitait l'empire, il vécut avec une grande réserve.

Mais à la mort de cet empereur cette réserve se transforma en dissimulation, qualité que dans l'avenir il poussa jusqu'à l'hypocrisie, que forma le fond de son caractère.

Aussi pendant les neuf premières années de son administration Tibère sut cacher sa méchanceté, et tout ce temps s'écoula avec tranquillité pour la république et bonheur pour sa famille, car il comptait au nombre de ses prospérités la mort de Germanicus, son fils adoptif, avenue pendant ce temps, du quel à cause de sa popularité il avait pris ombrage.

La popularité de Germanicus venait de ce qu'il réunissait, à un degré que n'atteignit jamais personne, tous les avantages du corps et les qualités de l'esprit, une beauté et une valeur singulières, une profonde érudition et une haute éloquence dans les lettres grecques et les lettres latines, une bonté d'âme admirable, le plus grand désir de se concilier et de mériter l'affection de ses semblables, et le plus merveilleux talent pour y réussir.

Mais ce calme de l'administration de Tibère ne fut pas durable ; il fut bientôt suivi d' un violent orage, où ses instincts féroces éclatèrent. On attribue ce changement à l'influence de Séjan, qui sut captiver Tibère par des artifices invincibles, au point de rendre indiscret et imprévoyant pour lui seul ce prince, qui fut, dit Tacite, impénétrable à tout autre.

Séjan était fils d'un simple chevalier [note 21] ; mais il avait des qualités et des vices qui intéressaient Tibère : ainsi il était flatteur et insolent à la fois : il avait un corps infatigable, un esprit audacieux, habile à se voiler et à Calomnier les autres : cachant sous les dehors d'une modération étudiée la plus forte passion de dominer, prodigue au besoin et toujours rusé et vigilant.

Ce fut un tel homme que Tibère fit préfet de Rome, et à qui il accorda dès lors toute sa confiance.

Il ne lui refusait rien, et il avait pour lui une telle sympathie, un tel penchant que non seulement dans sa conversation, mais encore au sénat, devant le peuple, il l'appelait le compagnon de ses travaux, et sa condescendance alla même si loin qu'il permit que l'image de son favori fût révérée au théâtre, au forum et à la tête des légions.

Je ne m'occuperai, Madame, que très-rarement de Séjan. Il est vrai que dans nos gouvernements constitutionnels représentatifs les ministres sont responsables des actes du gouvernement et de tout ce que se passe en général dans le pays sous le rapport de l'administration. L'intervention du chef de l'état est définie par la constitution : il aura rempli son devoir comme Suprême Magistrat, lorsqu'il choisira les ministres parmi les chefs proéminents de la majorité des chambres qui, représentant le corps électoral, sont l'expression de l'opinion publique.

Sous le gouvernement absolu, le prince n'est pas guidé ni embarrassé dans le choix de ses ministres par des majorités ; il nomme ministre qui il veut et le renvoie lorsqu'il pense devoir le faire.

Par conséquence la responsabilité de tout le sang versé à Rome et de tous les crimes qui ont rempli de deuil et de désolation l'empire romain pendant le règne de Tibère retombe sur lui.

La responsabilité de Tibère est d'autant plus établie qu'après que son favori affectionné, Séjan, ayant conspiré contre le maître, paya de la vie son ingratitude, Tibère vécut encore six longues années, pendant lesquelles sa cruauté déborda d'une façon inouïe, et fut continué son séjour à Capri qu'on prétendait être conseillé par Séjan, qui, en isolant le prince de Rome et le plaçant sur un rocher, l'aurait fait dans l'intention de le mettre hors des sollicitations, des confidences et des intrigues de ses rivaux et de ses ennemis.

***

Les cruautés de Tibère débutèrent d'une façon étrange, horrible. En effet ce fut d'abord contre sa famille qu'il déchaîna une férocité inouïe ; ce qui frappa les contemporains d'étonnement et de stupeur.

Il commença par Julie, sa femme, qui à cause de ses désordres et de ses adultères avait été condamnée à l'exil par Auguste [note 22]. Ce dernier de sa propre autorité avait prononcé le divorce pendant le séjour de Tibère à Rhodes.

Une fois maître du pouvoir, loin d'oublier ou d'adoucir le sort de sa femme, il lui défendit de sortir de la maison, quand Auguste lui avait désigné une ville pour prison, et de communiquer avec personne : de plus il la priva du pécule, qui lui avait été laissé par son père, et de ses revenus. De sorte que Julie est morte à Reggio, sur le détroit de Messina, de faim et de misère.

Livie, sa mère, devint aussi l'objet de la pâture de sa perversité, Il fit tout ce qui lui était possible pour la chagriner et la tourmenter ; il s'opposa à ce qu'on lui accordât les honneurs proposés dans le sénat, et la traita avec une infamante moquerie pendant la discussion. A la fin, lorsqu'elle mourut, Tibère, qui ne l'avait pas visitée pendant toute sa maladie, se fit tellement attendre pour les funérailles, que le cadavre était déjà infect et corrompu lorsqu'on le mit sur le bûcher. Après la mort il annula son testament, s'opposa à son apothéose et acheva en peu de temps la ruine de ses amis et de toutes ses créatures, même de ceux qu'elle avait chargés, en mourant, du soin de ses funérailles.

Lorsqu'Auguste adopta Tibère, il adopta au même temps Agrippa, le survivant des enfants de Julie. Tibère le fit tuer par un centurion immédiatement après la mort d'Auguste et avant de la rendre publique [note 23].

Germanicus, son neveu et son fils adoptif fut empoisonné par son ordre. Mais sa fureur ne s'apaisa pas avec le sang de Germanicus [note 24], il en poursuivit la veuve, Agrippine, et les enfants dont quelques-uns subirent un terrible supplice, la mort par la faim : Néron fut condamné à cette peine dans l'île Pontia (Ponta) sur le golfe de Gaeta et Drusus la subit au bas du : mont Palatin ; celui-ci, au dire de Tacite, ayant pu prolonger pendant neuf jours la vie, en dévorant la bourre de son matelas.

Agrippine, leur mère [note 25], après avoir été souffletée et si brutalement battue qu'on lui arracha un œil, se décida à périr volontairement par le même supplice de ses enfants. Mais on s'en aperçut et Tibère ordonna qu'on lui fît avaler de la nourriture par force : mais elle s'obstina dans son dessein et mourut en effet.

La belle statue d'Agrippine, assise et résignée que l'on admire au musée de Naples est sans doute une œuvre postérieure à sa mort, reproduisant l'attitude qu'elle aurait dû prendre pendant son martyre.

***

Après le massacre de sa famille, Tibère s'adressa à ceux qu'il avait appelés ses amis, et à l'exception de trois ou quatre il les fit tous périr, sous différents prétextes.

Ce ne fut pas sans fondement, Madame, que son maître de rhétorique, lorsqu'il était encore très-jeune, lui dit un jour qu'il avait une âme pétrie avec du sang et de la boue.

Parmi ses amis se trouvait Séjan, qui, s'étant mis à la tête d'une conspiration que Tibère étouffa dans des flots de sang, fut arrêté et le même jour égorgé. Mais ce qui est révoltant, et l'a été même parmi les contemporains, c'est que tous ses enfants aient été condamnés à périr, jusqu'à une petite fille en bas âge, qui, lorsqu'on là conduisait à la mort, criait qu'elle n'était pas méchante, qu'elle ne le ferait plus, qu'on pouvait bien lui donner le fouet. Malgré ses cris le bourreau lui mit la main dessus, et la massacra.

***

Le caractère de Tibère était en apparence dissimulé, mais il faut vous dire aussi qu'il était essentiellement cruel et sanguinaire. Sa manière de vivre a toujours été d'accord avec ses instincts pervers : il craignait, il avait peur ; et dès lors il voulait à son tour inspirer de la crainte, faire peur et produire en quelque sorte de la terreur. De là la multiplication des supplices qui ont ensanglanté son règne, et le système presque cellulaire qu'il s'est imposé sous le rapport de son séjour.

En effet pendant les deux premières années, qui suivirent son avènement à l'empire, Tibère ne mit pas le pied hors de Rome ; et dans la suite il n'alla que dans les villes voisines, mais il ne s'absentait que très-rarement et pour peu de jours.

Cependant la mort de Germanicus et de Drusus [note 26], ses fils, fut accompagnée de telles circonstances (tous les deux ont été empoisonnés), que le séjour de Rome devint insupportable ou dangereux à Tibère.

Il quitta donc cette ville pour ne plus y revenir, et cela eut lieu sous le consulat de Calvisius et Licinius (l'an. 26 d. J.-C.).

***

D'abord il se dirigea vers la Campanie, où il s'arrêta jusqu'à ce qu'il eût dédié le temple d'Auguste à Nola et celui du Capitole de Capoue, devoirs sacrés, qu'il avait pris pour prétexte de son voyage.

En effet son plan était de fuir Rome et de s'établir à Capri, où il vint l'année suivante. Il s' y est fixé et durant les dix dernières années de sa vie il y habita.

Pendant tout ce temps il n'essaya que deux fois de retourner à Rome ; la première fois (en l'an 32) il alla sur une trirème jusqu'aux jardins de César, et rebroussa chemin, sans avoir débarqué ; la seconde fois (en l'an 37) il s'avança jusqu'au septième milliaire de la voie Appienne, vit les murs de Rome sans y entrer et repartit.

On ne connaît pas les motifs qui conseillèrent son premier retour, mais on sait que pour le second ce fut le spectacle d'un serpent, qu'il s'amusa à apprivoiser, et qu'il trouva un matin mort et dévoré par des fourmis, qui lui fit peur : il crut y voir un présage et un avertissement qu'il devait craindre la populace de Rome.

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Lorsque Tibère se retira à Capri, il était déjà assez âgé : il avait soixante-huit ans. Aussi, parmi les motifs de cette retraite mentionne-t-on les difformités de sa vieillesse, son grand corps grêle et voûté, sa tête chauve, son visage couvert d'ulcères et souvent d'emplâtres, qui lui faisaient honte.

C'est peut-être, à cause de cela que son caractère devint tellement aigri qu'à son arrivée dans cette île il débuta par plusieurs actes d'une extrême violence.

Ainsi, effrayé par l'apparition subite d'un pêcheur, qui s'était glissé jusqu'à lui en gravissant les rochers escarpés, qui se trouvent derrière la Villa Giove, pour lui offrir un surmulet (una triglia) d'une grandeur extraordinaire, il lui fit fouetter le visage avec ce poisson. Et comme pendant son supplice le pêcheur se louait de n'avoir pas offert à l'empereur une langouste très-grosse, qu'il avait cachée, Tibère la fit chercher et ordonna qu'on lui déchirât le visage en le frottant avec le crustacé. Il condamna à mort un soldat prétorien pour avoir volé un paon dans un verger ; et pendant une promenade, sa litière s'étant embarrassée dans des buissons, il en sortit pour terrasser le centurion chargé de reconnaître le chemin, et peu s'en fallut qu'il ne le fît expirer sous ses coups.

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Ce fut à Capri que Tibère, qui jusqu'alors s'était livré aux affaires avec une activité infatigable, s'abandonna à une oisiveté dissolue et très-malfaisante. En vérité il laissa l'Espagne et la Syrie longtemps sans lieutenants consulaires, ne compléta jamais les cadres des décuries des chevaliers, ne fit aucun changement parmi les tribuns des soldats. Et, ce qui est incroyable, il laissa les Daces et les Sarmathes ravager la Mésie ; les Germains, les Gaules, et souffrit que les Parthes envahissent l'Arménie.

C'est que la politique intérieure lui prenait tout le temps.

Non seulement il conserva le caractère crédule et soupçonneux, qu'il avait à Rome, mais devint à Capri plus méfiant et cruel.

Il agit même avec une espèce de frénésie, en poursuivant amis et ennemis et en pratiquant toute sorte de cruautés, pour lesquelles les prétextes ne lui manquaient pas.

Il persécuta d'abord les amis de sa mère, puis ceux de ses petits-fils et de sa belle-fille, enfin ceux de Séjan et même leurs simples connaissances.

Il multiplia les tourments et les supplices, auxquels en personne il assistait ici, où l'on montre encore le lieu des exécutions : c'est celui même que Suétone connaissait et que maintenant on appelle le Salto di Timberio [note 27].

A Rome sa perversité et la peur qu'il voulait inspirer à son tour, faisaient chaque jour des victimes : Tacite dit que le sang y coulait sans interruption. Les femmes même étaient enveloppées dans les supplices et périssaient volontairement ou par la main du bourreau, d'autant plus qu'on punissait jusqu'aux larmes. Et de fait, Vitia mère de Tufius, malgré son âge avancé, fut mise à mort pour avoir pleuré son fils. Plancine, accusée de différents crimes, se tua elle même. Labéon, qui avait gouverné la Mésie, s'étant fait ouvrir les veines, fut imité par sa femme, Paxea.

On renouvela les anciens supplices, et un Espagnol très-riche, accusé d'inceste, fut précipité de la roche Tarpéienne : Tibère confisqua pour son propre profit ses mines d' or et tous ses immenses trésors.

Sa cruauté raffinée s'abreuva du supplice des rois en y ajoutant la dérision. C'est ainsi qu'il fit périr par le supplice des plébéiens Tigrane, que par des lettres très-amicales il avait attiré à Rome.

Tacite, en parlant d'un citoyen très-haut placé et qui arriva à l'âge de quatre-vingts ans, dit : sa mort fut naturelle et puis ajoute : chose alors rare dans un tel rang.

***

Enfin les supplices multipliés irritant sa cruauté il enveloppa, dans un mouvement de mauvaise humeur, dans le même arrêt, tous les prisonniers détenus pour la conspiration de Séjan, et les fit tous égorger : rien n'égala, dit Tacite, l'horreur de cette accumulation de victimes de tout âge et de tout sexe.

Ce fut alors que le jurisconsulte Nerva, frappé des maux de la république, refusa obstinément toute nourriture et malgré les supplications et les consolations de Tibère, dont il était l'ami et le compagnon à Capri, se laissa mourir de faim.

***

Pour arriver à cette multiplication des supplices Tibère par une politique fallacieuse avait corrompu les caractères et avili les âmes.

Il fut en effet le premier qui encouragea et protégea les dénonciateurs [note 28].

Le grave historien Tacite raconte que lorsqu'au sénat on voulut leur retirer les récompenses en usage après la condamnation des accusés, ce fut Tibère qui s'y opposa : ce même écrivain ajoute que lorsque les dénonciateurs étaient effrontés et ne reculaient devant aucune considération personnelle, leur personne devenait comme sacrée, tellement on les respectait.

L'espionnage et la trahison entre parents et amis n'étaient pas flétris dans cette triste période.

Tacite raconte qu'au sénat eut lieu alors un spectacle horrible : un fils accusant un père enchaîné et couvert de haillons ; le fils si richement paré qu'il semblait vouloir insulter à la misère du père. Tibère prit le parti du fils.

Le même historien rapporte que, Titius Sabinus, chevalier romain du premier rang, fut victime de la plus honteuse trahison de la part de quatre de ses amis intimes.

L'un se chargea du rôle de dénonciateur et les trois autres de celui de témoin. Dès lors celui-là provoque des confidences de Sabinus et, pour pouvoir écouter ce qu'il dit à propos de Tibère, trois des conjurés s'introduisent dans sa maison et, en glissant comme des voleurs, vont se fourrer entre la voûte et le plafond de la chambre, d'où ils entendent tout.

Et voulez-vous savoir, Madame, à quelle classe de la société appartenaient ces gens ?

C'étaient tous les trois des Sénateurs.

Il va sans dire que Sabinus fut condamné ; car Tibère se prononça contre lui.

On le traîna au supplice, la tête enveloppée et la gorge étroitement serrée, mais partout où il passait on s'épouvantait, on fuyait, les rues, les places devenaient désertes.

Tacite dit en effet : les parents se redoutaient ; on ne s'abordait plus, on ne se parlait plus ; amis et inconnus, tout, jusqu'aux murs, jusqu'aux voûtes muettes et inanimées, inspirait une morne circonspection.

La crainte, la terreur s'était emparée de tout le monde [note 29] et on avait raison, puisque par l'extension de l'application de la torture [note 30], les moyens de conviction s'étaient multipliés, en même temps que par le rétablissement de la loi de lèse-majesté [note 31] la criminalité s'était énormément élargie.

Ainsi on punissait de mort, comme criminels de lèse-majesté, ceux qui se déshabillaient devant une statue d'Auguste et de Tibère, ou qui, en portant une bague ou une pièce de monnaie avec leur effigie, auraient satisfait un besoin de la nature : enfin, c'était un crime, d'avoir osé blâmer une seule de leurs actions.

Les vers entraînèrent souvent la peine de mort à leurs auteurs.

Un écrivain remarquable fut poursuivi et obligé de se tuer de sa propre main, pour avoir dans un traité historique appelé Cassius le dernier des Romains.

Au milieu de toutes ces horreurs pratiquées publiquement et du spectacle des supplices, plusieurs victimes périssaient aussi dans l'ombre du secret, et au milieu quelque fois de la joie et des consolations de l'intimité. Car le poison, qui joue un grand rôle dans cette lugubre période, était un moyen souvent employé pour faire disparaître ceux contre lesquels un intérêt quelconque se manifestait.

La préparation des toxiques était alors arrivée à une grande perfection ; on les commandait lents ou violents d'après les besoins, et je pense même que Locuste, que la mort de Claude [note 32] a rendue célèbre, vivait déjà sous Tibère. Mais en tout cas il est bien sûr que vivait alors une autre empoisonneuse, Martine qui, au dire de Tacite, jouissait d'une grande renommée dans l'exercice de son exécrable profession : ce fut elle qui prépara le toxique qui tua Germanicus.

***

Voilà, Madame, un horrible tableau ; voilà une tyrannie sans égale, voulant se faire craindre sans chercher à se faire aimer et se nourrissant d'avarice, rapacité, violence, meurtre.

Ne croyez pas, Madame, que ce sont des mots vagues que j'emploie.

L'avarice de Tibère est décriée par Tacite et Suétone qui la qualifient de sordide : jamais, dit ce dernier écrivain, il ne paya ceux qui l'accompagnaient soit dans les voyages, soit dans les expéditions ; il se bornait à leur donner à manger : ce que lui coûtait très-peu, car il faisait servir chez lui le lendemain les plats de la veille et pratiquait d'autres économies, qui ne sont guère tolérables parmi des gens qui, ayant des moyens, sont habitués à ne pas regarder de si près les frais de ménage.

Il fit deux seules largesses pendant toute la durée de son règne si long : l'une lorsqu' il indemnisa les propriétaires à l'occasion d'un incendie, qui détruisit plusieurs quartiers sur le mont Célius. Mais aussi il voulut que le nom en fut changé et que le mont fut appelé Mont Auguste.

L'autre largesse fut accordée aux villes d'Asie mineure, détruites par un tremblement de terre. Cette libéralité lui valut un temple [note 33].

Son règne ne fut signalé par aucun grand monument.

Il ne donna jamais de spectacles.

Son avarice et la soif de l'or qui le dévorait le firent devenir rapace, et cette rapacité. fut souvent le motif et le but de sa cruauté, qui lui devint de la sorte une source abondante de richesses.

C'est ainsi qu'il fit mourir de frayeur et de chagrin un certain Lentulus, plusieurs fois millionnaire, après l'avoir obligé à l'instituer son seul héritier.

Pour plaire à un mari fort riche et sans enfants, Quirinus, il condamna à la mort sa femme, Lepida, accusée d'avoir voulu une fois l'empoisonner, il y avait de cela vingt ans.

Les confiscations de Tibère furent aussi nombreuses que scandaleuses ; elles embrassèrent les principaux habitants des Gaules, de l'Espagne, de la Syrie et de la Grèce, et eurent pour prétexte les calomnies les plus impudentes. Il se rendit aussi maître des riches trésors du roi Vonon qui, en se plaçant sous la protection du peuple romain, tomba victime de sa perfidie.

J'abandonne, Madame, ces sujets si répugnants et je n'y reviendrai plus, mais je réserve pour une autre lettre, qui sera la dernière, je vous le promets, le récit des crimes exécrables qui dans une autre 'genre souillèrent l'âme de Tibère pendant son séjour à Capri, quoique chaque jour il y signât l'arrêt de mort de quelqu'un ou assistât à un supplice.

***

Mais, je vous prie, Madame, ne désespérez pas de l'humanité ; car les temps prédits par les prophètes se sont accomplis, et l'enfant pauvre, né dans la crèche de Bethléem, est arrivé à l'âge mûr.

Il enseigne devant une société polythéiste l'existence d'un Dieu unique.

Au milieu de ces hommes, qui se haïssent et s'entre-égorgent, il prêche la paix et l'amour.

En face de la volubilité outrageante des ma-. ris, il réhabilite la femme, en enseignant l'indissolubilité du mariage.

Et, entouré de milliers de maîtres qui oppriment des millions d'esclaves, il proclame le dogme sublime de l'égalité humaine.

Enfin, Madame, le christianisme est arrivé, et il en était temps.

Ce fut sous le règne de Tibère que le Christ grandit, prêcha, a souffert et fut crucifié [note 34].

 

IX.

Pourquoi Tibère a-t-il choisi Capri pour séjour ? Opinion de Suétone et de Tacite à ce sujet. Description de l'ile par Tacite. Mœurs de Tibère ; il crée une nouvelle charge, l'intendance des plaisirs. Tibère craint une révolution : sa lettre au Sénat. Se sentant souffrant, il part de Capri pour changer d'air et arrive jusqu'au voisinage de Rome : motif de son retour précipité. Des tempêtes le retiennent au cap Misène. Sa maladie et sa mort. Jugement de l'histoire sur Tibère.

 

MADAME

Le choix dont Tibère a honoré l'île de Capri pour s'y établir et en faire sa résidence est expliqué par les écrivains romains.

Suétone dit qu'il aimait cette île parce qu'on n'y pouvait aborder que d'un côté, où l'accès était encore difficile : partout ailleurs, dit-. il, l'île est entourée des rochers escarpés d'une immense hauteur et d'une mer profonde.

Tacite parle de Capri assez longuement et en ces termes : Cette île est séparé du Promontoire de Sorrento par un bras de mer de trois mille pas : elle n'a point de port, à peine de légers bâtiments y trouveraient-ils quelques mouillages et personne ne pouvait y aborder qu'à la vue des gardes du prince. Cette raison, continue Tacite, influa beaucoup sur le choix de Tibère : d'ailleurs la température de l'île est douce ; l'hiver, une montagne la défend des vents du nord, et l'été, -l'aspect du couchant, la vue d'une mer immense et de cette côte si belle avant que l'éruption du Vésuve n'en eut changé la face, faisaient de Capri un séjour délicieux.

En réfléchissant bien sur ce qui a été dit par ces écrivains on trouve que Tibère, suivant eux, a choisi Capri comme une forteresse, où il était à l'abri d'un coup de main.

***

Toutefois la légèreté de ses mœurs sut transformer l'île en une espèce de Paphos, où les plaisirs trouvèrent un culte de chaque jour et étaient l'objet d'une attention spéciale. Dans ce dessein il créa une nouvelle charge, l'intendance des plaisirs, et parmi les douze villas par lui construites, chacune de structure et de nom différents, il en réserva une pour se repaître des sensualités les plus effrénées.

C'était au milieu de tant de cruauté, dit Tacite, qu'il se livrait dans sa retraite à des extravagances incroyables : ce fut alors, continue-t-il, qu'on inventa les mots de Sellarii, de Spintriœ, pour exprimer des réduits ignobles et la recherche de plaisirs méprisables.

Le même sujet occupe aussi Suétone qui rapporte que Tibère avait établi dans sa retraite de Capri des appartements secrets ornés de peintures et d' images inconvenantes ; qu'il y avait aussi placé les livres d'Elephantis, afin de réveiller son imagination affaiblie.

Les bois et les forets de l'île étaient tous des asiles consacrés à Vénus, et dans les creux des rochers et dans les grottes la jeunesse, en costumes de Nymphes et de Sylvains, donnait des représentations tirées des sujets mythologiques.

Des appartements décorés dont parle Suétone, on peut encore voir ici les vestiges, le peuple nommant la place qu'ils occupaient : les Camerelle.

Quant à la dénomination de Spintriæ elle ne fut pas oubliée, car il y eut un empereur romain, qui en subit toute sa vie la honte, Vitellius, qui avait passé sa première jeunesse à Capri au milieu des désordres de la cour de Tibère.

***

Il est facile de concevoir qu'au milieu de tant d'horreurs et d' une existence si avilie l'empereur dût inspirer de la haine et qu'il fût l'objet de l'exécration générale. Aussi était-il en proie aux plus grandes agitations : plus que jamais plein de défiance et craignant à chaque moment une révolution, il tenait des vaisseaux tout prêts pour se refugier auprès de quelqu'une de ses armées, et de temps en temps du haut de son rocher escarpé de Capri il observait les signaux qu'il avait fait élever au loin, sur le continent, afin de savoir promptement tout ce qui se passait ; et lors que la conjuration de Séjan fût étouffée d'une manière si sanguinaire il prit une telle peur que pendant neuf mois il ne mit le pied hors de la villa Giove.

Son esprit devint si troublé que s'adressant au sénat il commençait ainsi une de ses lettres : Que vous écrivais-je, pères conscrits ? Comment vous écrirais-je ? Ou plutôt dans la situation actuelle que ne vous écrirais-je pas ? Si je le sais que les dieux et les déesses me fassent périr encore plus cruellement que je ne me sens périr tous les jours. Ce fût alors qu'il demanda au sénat que l'on renforçât sa garde, qu'un Consul fût placé à côté de lui pour sa sureté.

On lui accorda tout.

Et ce que lui auraient refusé les sénateurs ?

Les sénateurs qui se levaient à l'envie pour approuver ou émettre les plus lâches et les plus honteuses propositions et dont la conduite en les rendant méprisables à Tibère lui faisait s'écrier : Ô hommes nés pour la servitude !

***

Vers ce temps Tibère se sentit assez souffrant et partit de Capri pour changer d'air et, en faisant différents séjours, il s'est même approché assez de Rome, puisqu' il a passé quelque temps à Tusculum.

Ce fut alors que la mort du serpent, dont je vous ai déjà parlé, le fit rebrousser chemin et se diriger vers la Campanie. Il passa même quelques semaines à Astura.

Mais un acte du sénat le fit bientôt prendre la résolution de retourner à Capri.

En effet à propos de plusieurs personnes accusées par des dénonciateurs, il écrivit une lettre au sénat en se prononçant contre elles, mais sans avoir l'air de le faire : le sénat, cependant, en se trompant cette fois sur les intentions du prince, les remit en liberté, sans même les avoir entendues.

Tibère en frémit de rage, et considérant la décision de ce sénat jusqu'alors si servile et complice de tous ses crimes, comme un affront, il se crut méprisé, et résolut de regagner en toute hâte Capri, nourrissant des projets de vengeance, mais n'osant rien hasarder que dans un lieu sûr.

***

Mais retenu d'abord par des tempêtes, et ensuite par la maladie, il s'arrêta au Cap Misène dans une villa, qui avait autrefois appartenu à Lucullus.

Ce fut là, que sa maladie acquit un caractère très-grave, et qu'on découvrit que sa fin approchait. Tibère cachait cependant avec un grand art ses souffrances et ne voulut jamais garder le lit. Malgré toutes ses précautions, un médecin renommé, Chariclès, qui sans le soigner était à son service pour lui donner des conseils sous le rapport de sa santé, reconnaissait que chaque jour son état devenait plus alarmant.

Un jour il voulut vérifier les conditions où se trouvait l'illustre malade. Pour le faire, Chariclès feignit avoir besoin de quitter pour quelques moments le palais, et en sortant il vint prendre congé du prince en lui baisant la main, ce qui était alors l'usage ; mais tout en le faisant, il tâta très-adroitement son pouls.

Tibère s'en aperçut et en fut mécontent ; mais il dissimula encore, et ordonna de suite un festin, où il retint le médecin et où il resta à table plus longtemps que d'habitude. Malgré cela Chariclès avertit Macron [note 35], attaché au service de Caligula, aussi présent, que les forces s'éteignaient et que le prince n'aurait pas plus de deux jours pour vivre.

L'avis du médecin ne tarda pas à être confirmé, car bientôt l'empereur, saisi d'une syncope, s'évanouit. On le plaça dans son lit, mais l'évanouissement fut si profond, et se prolongea tellement, qu'on le crut mort.

Déjà Caligula, son fils adoptif et l'héritier de l'empire, entouré des félicitations d'une cour nombreuse, se disposait à partir pour Rome afin de prendre possession de l'empire, lorsque tout-à-coup la connaissance revint à Tibère, qui put même parler pour demander des aliments. Mais ce furent les seuls mots qu'il eut la force de prononcer ; on le vit aussi Par un mouvement convulsif retirer son anneau du doigt et le tenir un moment, en étendant la main, comme s'il eût voulu le remettre à quelqu'un.

Mais il le replaça sans qu'on pût reconnaître son intention.

En présence de cet événement imprévu tous se dispersent, et chacun va prendre devant Tibère un air de convenance.

Caligula [note 36], blotti dans un coin et dans un morne silence, connaissant le caractère de son oncle, au lieu de l'empire, n'attendait plus que le supplice.

Mais Macron, qui espérait tout du nouvel empire, par une décision hardie mit fin aux inquiétudes et aux hésitations de tous, en étouffant le vieillard sons un tas de couvertures.

Ainsi finit Tibère, l'an 790 de Rome (37 de J.-C.) dans la soixante-dix-huitième année de son âge, et après un règne qui a duré près de vingt-trois ans.

Je sais, Madame, qu'on a cherché dernièrement à réhabiliter la mémoire de ce prince, mais tout en respectant les écrivains éminents, qui ont pris sur leurs épaules une si lourde tâche, je pense que l'histoire a très-justement condamné Tibère à être pendu à un gibet si haut qu'on aura beaucoup de peine à le décrocher pour le placer sur un char de triomphe et en faire l'apothéose.

 

FIN DES LETTRES