HISTOIRE POPULAIRE DE L'EMPEREUR NAPOLEON III

TOME PREMIER

 

LIVRE SIXIÈME.

 

 

Mesures militaires et de police pour l'exécution du coup d'Etat. — Arrestations. — Placement des troupes. — Réunion des députés à la mairie du Xe arrondissement. — Convocation du peuple pour le Plébiscite du 21 décembre. — Emeutes et luttes du 4 décembre. — Emeutes dans les départements. — Résultat du Plébiscite. — Le Président élu pour 10 ans. — Organisation des nouveaux pouvoirs. — Corps législatif, Sénat, Consul d'Etat. — Première session législative. — Actes accomplis pendant la période de la dictature. — Décret du 23 janvier. — Fête de l'armée, bénédiction des drapeaux, distribution des aigles. — Vacances parlementaires. — Voyages du Prince dans les départements du centre et du midi. — Version des Mémoires de M. de Persigny à ce sujet. — Rectification de cette version. — Entretien à Saint-Cloud et à Toulouse. — Discours de Bordeaux. — Rentrée triomphale à Paris. — Sénatus-consulte. — Plébiscite. — Proclamation de l'Empire, le 2 décembre 1852.

 

Le coup d'État du 2 décembre 1851 avait pour objet, il ne faut jamais l'oublier, de faire un appel au peuple français, et de le mettre à même de se prononcer dans la lutte survenue entre l'Assemblée et le Président de la République. En faisant ce coup d'État, le Prince Louis-Napoléon n'avait donc en vue aucune usurpation de pouvoir, comme les auteurs des odieux coups de main du 24 février 1848 et du 4 septembre 1870. Par conséquent, plus cet appel à la nation serait libre et calme, plus il serait sincère et loyal.

Trois mesures étaient nécessaires pour son exécution. Il fallait dissoudre l'Assemblée, mettre momentanément hors d'état d'agiter Paris un petit nombre de personnes passionnées, et avoir sous la main la force armée indispensable pour contenir toute résistance qui se produirait. Au moment même où ces mesures s'accompliraient, il fallait aussi, pour éclairer et rassurer les bons citoyens, faire connaître à la France entière le but de ce grand acte politique.

La simultanéité de toutes les parties du coup d'État était évidemment la première condition du succès ; et l'intervalle de six heures un quart à sept heures, le matin du 2 décembre, fut choisi comme le moment le plus propice pour les trois parties de l'entreprise, qui étaient : les arrestations à opérer, à six heures un quart ; le Palais de l'Assemblée à investir, à six heures et demie ; le décret de dissolution et les proclamations à afficher, à sept heures.

A minuit, M. de Béville, lieutenant-colonel d'état-major, officier d'ordonnance du Président, se rendit à l'imprimerie nationale, où le directeur, M. de Saint-Georges, avait été mandé à onze heures précises, et où les ouvriers nécessaires avaient été consignés pour un travail urgent.

A trois heures un quart du matin, M. de Maupas s'établissait dans son cabinet, à la Préfecture de police, et M. le général Magnan était mandé auprès du général dé Saint-Arnaud, ministre de la guerre.

A six heures et demie précises, M. de Morny prenait possession du ministère de l'intérieur, accompagné de deux cent cinquante chasseurs à pied ; et comme M. de Thorigny, ministre de l'intérieur, ignorait tout, il le faisait réveiller et lui remettait un billet du Président de la République, le remerciant de ses loyaux services, et l'informant de l'acte politique auquel il avait dû se résoudre.

A six heures un quart, le colonel Espinasse, commandant le 42e de ligne, se présentait à la grille du Palais de l'Assemblée, se la faisait ouvrir, et occupait le palais tout entier.

L'impression des décrets et des proclamations était une opération délicate, à raison de l'heure prématurée à laquelle elle était faite. Le directeur de l'imprimerie ignorait pourquoi il avait été convoqué. Un bataillon de gardes municipaux arriva, à minuit et demi, à l'imprimerie, et se mit aux ordres de M. de Béville. Des sentinelles furent placées à toutes les portes et à toutes les fenêtres, pour empêcher les communications avec le dehors ; et c'est alors seulement que les pièces à imprimer furent livrées aux compositeurs. Après en avoir surveillé personnellement l'impression jusqu'au bout, M. de Béville les porta lui-même à la Préfecture de police à six heures précises.

Les arrestations constituaient l'opération la plus délicate de toutes. Elles comprenaient deux sortes de personnes bien distinctes, des députés et des chefs de clubs. Il avait été décidé qu'elles précéderaient d'un quart d'heure l'arrivée et le placement des troupes.

Les préparatifs en avaient été commencés dès la veille, et à tout événement. A onze heures du soir, le 1er décembre, huit cents sergents de ville et les brigades de sûreté avaient été consignés à la Préfecture de police, sous le prétexte de la présence à Paris des réfugiés de Londres, et des troubles qu'elle pourrait amener. A trois heures et demie du matin, le 2, les officiers de paix et les quarante commissaires de police étaient convoqués à domicile. A quatre heures et demie, tout le monde était arrivé et placé, par petits groupes, clans des locaux séparés, pour éviter les questions et les explications.

A cinq heures précises, tous les commissaires de police descendirent un à un dans le cabinet de M. de Maupas, reçurent de sa bouche la confidence pleine et entière de la vérité, avec les ordres, les instructions, le personnel et le matériel nécessaires. Chaque commissaire avait été approprié à l'opération spéciale qui lui était destinée ; tous partirent pleins d'ardeur et de courage, résolus d'accomplir leur devoir à tout prix. Pas un seul ne faillit à sa promesse. Un grand nombre de voitures avaient été placées, par groupes, aux abords de la Préfecture de police, et chaque commissaire prit le groupe qui lui avait été assigné.

Les agents avaient reçu l'ordre de se trouver, à six heures et cinq minutes, à la porte des personnes désignées, et d'entrer immédiatement. Tout marcha avec une telle ponctualité, qu'à six heures vingt-cinq minutes, les soixante-dix-huit arrestations étaient opérées ; et à sept heures, M. de Maupas avait les soixante-dix-huit procès-verbaux sur son bureau.

Quelques-unes de ces arrestations présentèrent des circonstances caractéristiques, et, il nous paraît digne d'intérêt d'en conserver les traits principaux. Ajoutons que les détails relatifs au coup d'État qui précèdent ou qui vont suivre ont été puisés dans les documents officiels.

Les arrestations des trois généraux Changarnier, Cavaignac et Lamoricière étaient naturellement au nombre des plus importantes.

M. le général Changarnier logeait rue du Faubourg Saint-Honoré, n° 3. Deux hommes d'une rare énergie, le commissaire de police Leras et le capitaine Baudinet, de la garde municipale, se trouvèrent à sa porte à six heures cinq minutes, avec quinze agents choisis, trente garde républicains et un piquet de dix hommes à cheval. Ils sonnèrent.

Le concierge, après le qui est là d'usage, et la réponse ouvrez, on veut vous parler, refusa d'ouvrir. Il devint manifeste que le concierge était sur ses gardes. L'agent le plus rapproché continua de parlementer avec lui, pour le retenir près de la porte, et l'empêcher de monter chez le général.

Dans la même maison, et à côté de la porte, se trouvait un magasin d'épiceries ; il était ouvert, et quelques personnes se trouvaient au comptoir. L'idée vint au commissaire que la boutique devait communiquer avec la cour. Il entre, demande la clé d'un ton impératif, l'obtient, et pénètre ainsi dans la cour, suivi de son monde. Un bruit de sonnettes qui retentit alors fit supposer que le général venait d'être averti. On trouva en effet son domestique sur le palier du premier étage ; la clé de l'appartement qu'il avait à la main lui fut arrachée, et le commissaire entra.

Au même moment, s'ouvrait de l'intérieur une porte de chambre à coucher ; le général parut, nu-pieds, en chemise, un pistolet à chaque main.

Le commissaire se précipita sur ses bras, abattit ses armes, et lui dit : Général, qu'allez-vous faire ? On n'en veut pas à votre vie ; pourquoi la défendre ?

M. le général Changarnier resta calme, remit ses pistolets, et dit : Je suis à vous ; je vais m'habiller. Une fois habillé par son domestique, il dit au commissaire : M. de Maupas est un homme bien élevé ; dites-lui que j'attends de sa courtoisie qu'il ne me prive pas de mon domestique. Cette demande fut accueillie.

Dans la voiture, le général parla de l'événement du jour, et dit : la réélection du Président était certaine : il n'avait pas besoin de recourir à un coup d'État ; il se donne de la peine bien inutilement. Plus tard, il ajouta : Quand le président aura la guerre à l'étranger, il sera content de me trouver, pour me confier le commandement d'une armée.

M. le général Cavaignac demeurait rue du Helder, n° 17. Le commissaire Colin engagea avec le concierge le dialogue suivant : Où demeure le général Cavaignac ?Il n'y est pas. — Il faut absolument que je lui parle ; je sais qu'il y est. — Il n'y est pas ; du reste, il dort : vous venez trop matin. Son logement est à l'entresol.

On sonne à la porte, et l'on demande le général. Une voix de femme répond d'abord : Il n'y est pas. Un moment après, on sonne de nouveau ; et alors une voix d'homme répond : Qui est là ?Commissaire de police ; au nom de la loi, ouvrez. — Je n'ouvre pas !Général, je vais enfoncer la porte.

Le général Cavaignac ouvrit lui-même.

Général, lui dit le commissaire, vous êtes mon prisonnier. Toute résistance est inutile, mes mesures sont prises. J'ai ordre de m'assurer de votre personne, en vertu du mandat dont je vais vous donner lecture. — C'est inutile. Le général se montre exaspéré. Il frappe du poing sur une table de marbre, et s'emporte en injures. Le commissaire l'invitant à la modération, le général répondit : Comment, m'arrêter, moi ? Je veux avoir vos noms ? Nous ne vous les cacherons pas, général ; mais ce n'est pas le moment ; veuillez vous habiller et nous suivre. Le général se calma alors, et dit : C'est bien, Monsieur ; je suis prêt à vous suivre. Donnez-moi le temps de m'habiller ; faites retirer votre monde. — Il demande la permission d'écrire ; elle lui est accordée.

Quand le général fut prêt, il dit au commissaire : Pardon, Monsieur ; je vous demande, pour grâce unique, de me rendre à destination avec vous seul. Le commissaire acquiesça.

Pendant le trajet, le général paraissait livré à de graves préoccupations, qui n'ont été interrompues que par ces paroles : Suis-je arrêté seul ?Général, je n'ai pas à répondre à cette question. — Où me conduisez-vous ?A Mazas.

Le général de Lamoricière habitait rue Las Cases, n° 11. Le concierge refusa au commissaire Blanchet de donner de la lumière et d'indiquer l'appartement.

Le commissaire ayant sonné au premier étage, un domestique paraît, et referme immédiatement la porte. S'étant promptement, ravisé, il revient, une lampe à la main ; mais ayant aperçu l'écharpe du commissaire, il éteint la lampe et se sauve par un escalier dérobé, en criant : Au voleur ! Arrêté à la porte extérieure de la maison par les sergents de ville qui la gardaient, il se calme, se résigne, et dirige le commissaire vers la chambre de son maître.

Tout d'abord, le général ne dit pas un mot ; puis, jetant les yeux sur la cheminée, il demande à son domestique ce qu'était devenu l'argent qu'il y avait déposé. Celui-ci ayant répondu qu'il était en sûreté, le général demande ses vêtements et s'habille. Le commissaire lui dit : Monsieur, l'observation que vous venez de faire est très-blessante pour moi. — Qui m'a dit que vous n'êtes pas des malfaiteurs, répond le général ? A ces mots, le commissaire montre son écharpe. Le général garde le silence.

Général, dit le commissaire, j'ai reçu de M. le Préfet de police l'ordre de vous traiter avec tous les égards possibles ; si vous me donnez votre parole d'honneur que vous ne chercherez à prendre la fuite, je me ferai un devoir de vous mettre dans un coupé, où vous n'aurez que moi pour gardien. — Je ne vous donne rien, je ne réponds de rien. Faites de moi ce que vous voudrez.

Arrivé en face du poste de la Légion d'honneur, le général mit la tête à la portière, et voulut haranguer-les soldats. Le commissaire ne lui laissa pas le temps d'achever sa phrase, et lui déclara qu'il serait forcé de le traiter avec rigueur, s'il faisait une nouvelle tentative : Faites ce qu'il vous plaira ; répondit le général.

Arrivé à Mazas, le général s'est montré beaucoup plus calme, il a prié le commissaire de ne point saisir ses armes précieuses, et de lui envoyer des cigares, avec l'Histoire de la Révolution française.

Le général Le Flô, logé à la Questure, était au lit, lorsque le commissaire Bertoglio le réveille et lui fait connaître son mandat. Il se lève en proférant des menaces contre le commissaire et des injures contre le Président delà République. Napoléon veut faire son coup d'État ! nous le fusillerons à Vincennes. Quant à vous, nous ne vous enverrons pas à Nouka-Hiva, nous vous fusillerons avec lui. Le commissaire lui fit observer qu'il n'y avait aucune résistance à faire, qu'on était en état de siège, et qu'il fallait se résigner.

En montant en voiture, il apostropha le colonel du 42e de ligne, et voulut haranguer les soldats. Le colonel Espinasse lui imposa silence, et les soldats croisèrent la baïonnette sur lui. De l'Assemblée à Mazas, le général Le Flô ne proféra pas une parole.

Le général Bedeau habitait rue de l'Université, n° 30. La maison est considérable et a plusieurs escaliers. Le commissaire Hubaut jeune ignorait quel était celui qui conduisait à l'appartement du général ; et ce ne fut qu'après avoir parlementé avec le concierge, que celui-ci consentit à le guider.

Le domestique accourt au coup de sonnette, et entr'ouvre la porte. Le commissaire la pousse, et se porte en avant. Le domestique se sauve épouvanté vers la chambre du général, où le commissaire le suit, se fait connaître, et exhibe son mandat.

Le général fut d'abord atterré. Se remettant bientôt, il protesta, cria à la violation de la constitution, et dit au commissaire : Vous vous mettez hors la loi ; vous ne devez pas oublier que je suis représentant du peuple, et vice-président de l'Assemblée. Vous ne pouvez m'arrêter, puisque vous ne constatez pas un flagrant délit.

Le général Bedeau continua en protestant qu'il ne conspirait pas. Il demanda le nom du commissaire, celui-ci répondit qu'il n'avait pas à commenter son mandat, mais à l'exécuter. Il ordonna au général de se lever et de s'habiller. Au moment de partir, le visage du général devint sombre et colère. Il s'adossa à la cheminée et dit : Maintenant, je ne partirai pas. Je ne sortirai que si vous m'emmenez comme un malfaiteur, que si vous m'arrachez de chez moi, que si vous osez me saisir au collet, moi, le vice-président de l'Assemblée.

Le commissaire lui dit : Reconnaissez-vous que j'ai apporté à ma mission tous les procédés convenables envers vous ?Oui, monsieur, répondit le général. Alors le commissaire le saisit. Le général fit la plus vive résistance. On le porta dans la voiture. Il criait : A la trahison ! aux armes ! je suis le vice-président de l'Assemblée, et on m'arrête ! Tout cela, comme on le pense bien, fut inutile ; la voiture partit, et l'escorte la suivit.

Arrivé à Mazas, le général apostropha un peloton de gardes républicains, qui restèrent sourds à ses paroles.

Le colonel Charras, logé rue du faubourg Saint-Honoré, n° 14, refusa d'abord d'ouvrir ; mais voyant sa porte voler en éclats, il dit : Arrêtez ! je vais ouvrir.

Le commissaire Courteille lui notifia son mandat. Le colonel dit : Je l'avais bien prévu, et je m'y attendais. J'aurais pu me sauver, mais je n'ai pas voulu quitter mon poste. Je croyais que cela se ferait deux jours plus tôt, et, dans cette prévision, j'avais chargé mon pistolet, mais je l'ai déchargé. Il montrait un pistolet à deux coups, sur une commode. Le commissaire s'en empara. Si vous étiez venu ce jour-là, dit le colonel, je vous aurais brûlé la cervelle.

Il monta en voiture sans résistance. Dans le trajet, il demanda où on le conduisait. Le commissaire hésitant à répondre, le colonel dit : Me menez-vous fusiller ?Non, je vous mène à Mazas.

Lorsque le commissaire Boudrot pénétra, rue Casimir-Périer, n° 27, dans la chambre du fameux Charles Lagrange, émeutier émérite, et devenu député à la suite du coup de pistolet tiré, le 23 février 1848, sur le boulevard des Capucines, il était déjà debout, s'informant des cris poussés par sa domestique.

Lagrange protesta ; il dit qu'on violait la Constitution ; assura qu'il lui suffirait de tirer un coup de pistolet par la fenêtre pour appeler le peuple aux armes ; que, s'il voulait se défendre, il pourrait tuer tous les agents. Ces hâbleries n'arrêtèrent personne.

On saisit de nombreux papiers politiques, beaucoup d'armes, deux pistolets, un fusil de munition, deux moules à balles, des cartouches, trois poignards, un sabre de cavalerie numéroté 478, et qui fut reconnu par le maréchal-des-logis, Kerkan, de la garde républicaine, auquel il avait été volé le24 février.

Dans le trajet de Mazas, Lagrange dit plusieurs fois : Le coup est hardi, mais c'est bien joué. A Mazas, Lagrange apostropha le général de Lamoricière, et lui dit : Eh ! bien, général, nous voulions f..... dedans le Président de la République, mais c'est lui qui nous y met.

Indépendamment du procès-verbal du commissaire Boudrot, qui rapporte textuellement le propos de Charles Lagrange, il est certifié par le colonel Thiérion, gouverneur de Mazas, dans une note de sa main, remise par lui à celui qui écrit ces lignes. Le projet d'arrêter le Président de la République, tramé aux Tuileries, et révélé au Prince par M. Molé, est donc mis hors de doute par le témoignage même de l'un des conspirateurs.

M. Greppo, député de Lyon, et ardent socialiste, avait chez lui, rue de Ponthieu, n° 15, un véritable arsenal, réuni sous son chevet. On y trouva une énorme hache d'armes, fraîchement aiguisée, deux poignards, un pistolet chargé, et un bonnet rouge, tout neuf.

L'arrivée subite du commissaire Gronfier le plongea dans une prostration complète. Interrogé sur sa hache d'armes, il répondit qu'il l'avait achetée à raison de son goût pour la marine.

Madame Greppo, femme énergique, honteuse de la défaillance de son mari, l'apostrophe avec vivacité. Est-il possible, s'écria-t-elle, d'avoir si peu de résolution, et de se laisser arrêter ainsi, sans la moindre résistance ?

Mais, hélas ! les courageuses exhortations de madame Greppo, la vue de la hache d'armes, le pistolet et les poignards furent impuissants à ranimer le socialiste abattu. La présence des agents lui occasionna un dérangement aussi irrésistible que peu héroïque ; et il dut, dit le procès-verbal, passer clans un cabinet pour y satisfaire.

L'arrestation de M. Thiers fut la plus remarquable, par les détails qui la compliquèrent ; nous allons les reproduire d'après un récit composé sur un document irrécusable, deux ou trois jours après l'événement.

Lorsque le commissaire de police Hubaut aîné pénétra dans la chambre à coucher de M. Thiers, place Saint-Georges, n° 1, M. Thiers dormait profondément. Le commissaire écarta les rideaux en damas cramoisi, doublés de mousseline blanche, réveilla le dormeur et lui notifia sa qualité et son mandat. M. Thiers se mit vivement sur son séant, porta les mains à ses yeux, sur lesquels s'abaissait un bonnet de coton blanc, et dit : — De quoi s'agit-il ?

— Je viens faire une perquisition chez vous ; mais soyez tranquille, on ne vous fera pas de mal ; on n'en veut pas à vos jours. — Cette dernière assurance semblait nécessaire, car M. Thiers était atterré.

— Mais que prétendez-vous faire ? savez-vous que je suis représentant ? — Oui, mais je ne puis discuter avec vous sur ce point ; je dois exécuter les ordres que j'ai. — Mais ce que vous faites là peut vous faire porter votre tête sur l'échafaud ! — Rien ne m'arrêtera dans l'accomplissement de mes devoirs. — Mais c'est un coup d'Etat que vous faites là ? — Je ne puis répondre à vos interpellations ; veuillez vous lever, je vous prie. — Savez-vous si je suis le seul dans le même cas ? en est-il de même de mes collègues ? — Monsieur, je l'ignore.

M. Thiers se leva et s'habilla lentement, refusant les services des agents. Tout à coup, il dit au commissaire : — Mais, monsieur, si je vous brûlais la cervelle ? — Je vous crois incapable d'un pareil acte, monsieur Thiers ; mais en tout cas, j'ai pris mes mesures, et je saurais bien vous en empêcher. — Mais, connaissez-vous la loi ? savez-vous que vous violez la constitution ? — Je n'ai pas mission de discuter avec vous, et d'ailleurs vous possédez des connaissances trop supérieures, aux miennes, je ne puis qu'exécuter les ordres qui me sont donnés, comme j'eusse exécuté les vôtres, quand vous étiez ministre de l'intérieur.

Prié de descendre et de partir, M. Thiers se troubla, parut craintif et plein d'hésitation dans ses mouvements. On lui laissa croire qu'il était conduit auprès du préfet de police. La direction que prit la voiture augmenta ses appréhensions, et il s'efforça, en route, par toute sorte de raisonnements captieux et comminatoires, de détourner les agents de l'accomplissement de leurs devoirs.

Arrivé à la prison de Mazas, M. Thiers demanda s'il pourrait avoir son café au lait comme à son habitude. On le combla d'attentions. Néanmoins, il faut bien le dire, son courage l'abandonna tout à fait en prison, et il ne s'éleva pas au-dessus de la fermeté de M. Greppo.

Dispensé, par une haute volonté, du transfèrement à Ham, auquel les autres prisonniers politiques de Mazas furent soumis, M. Thiers fut, dès le 5, provisoirement ramené chez lui. Par une décision nouvelle, il dut être conduit hors de France, et laissé, sur la rive droite du Rhin, au pont de Kell.

L'officier de paix Veindenbach alla prendre M. Thiers chez lui, à six heures du soir. M. Mignet et un autre ami l'accompagnèrent jusqu'à la gare du chemin de fer de Strasbourg. Au moment de partir, et pendant les premiers instants de sa route, M. Thiers versa d'abondantes larmes.

Ce récit, où sont fidèlement peintes, d'après le procès-verbal du commissaire Hubaut aîné, les faiblesses morales que l'acte du 2 décembre fit éclater clans l'âme de M. Thiers, est extrait d'un court mémoire publié après les événements[1]. L'impression resta profonde et ineffaçable clans cette âme ulcérée ; si bien que, vingt ans plus tard, porté momentanément au pouvoir par les malheurs de la France, M. Thiers fit enlever, emprisonner et envoyer, sur la rive gauche de la Bidassoa l'écrivain qui avait raconté comment il avait été envoyé sur la rive droite du Rhin.

Indépendamment des membres de l'Assemblée placés momentanément, par une arrestation, hors d'état de troubler l'appel qui allait être fait au suffrage universel, M. de Maupas fit enlever environ soixante-dix émeutiers émérites et chefs de barricades. Il serait sans intérêt de rappeler aujourd'hui des noms obscurs, couverts du voile de l'oubli.

A l'instant même où finissaient les arrestations commençait le mouvement des troupes. Ainsi que nous l'avons déjà dit, le colonel Espinasse, à la tête du 42rac de ligne, se représenta à la grille de l'Assemblée, sur la place de Bourgogne, à six heures un quart ; il envoya chercher le chef de bataillon de service, le releva régulièrement, et fit ramener par lui le bataillon de garde à la caserne. En même temps que le 42e de ligne, étaient entrés les trois commissaires de police chargés d'arrêter les Questeurs. Comme ce qui concernait la dissolution de l'Assemblée et l'investissement du Palais était important, M. de Persigny en surveilla l'exécution, et alla en rendre compte à l'Elysée.

Là se borna la coopération directe et personnelle de M. Persigny à l'acte du 2 décembre : mais il est juste et nécessaire d'ajouter que c'est sur ses conseils et sur sa recommandation que le Président de la République avait confié le ministère de l'intérieur à M. de Morny, non-seulement à cause de sa calme résolution, mais à cause de la situation distinguée qu'il occupait dans la politique et dans le monde.

En investissant l'Assemblée, on avait oublié une porte, située sur la rue de Bourgogne, et qui donnait aussi clans la salle des séances. Les premières nouvelles de l'événement amenèrent au Palais une soixantaine de députés, qui pénétrèrent par cette porte. Ils ne tardèrent pas naturellement à s'exalter un peu. Sur un ordre du ministre de l'intérieur, le commandant Saucerotte, de la garde municipale, fut chargé de faire sortir ces députés. Il pénétra seul dans la salle des conférences, et adressa aux députés un petit discours respectueux, spirituel et ferme. M. le président Dupin, appelé par ses collègues, arriva de son côté, et, se tenant sur la porte de la salle, leur adressa ces paroles : Messieurs, la Constitution est évidemment violée ; nous avons pour nous le droit ; mais nous ne sommes pas les plus forts. Je vous engage à vous retirer.

Comme la réunion ne semblait pas trouver les deux discours décisifs, le commandant Saucerotte déclara qu'il allait faire monter ses soldats ; et tout aussitôt, les représentants se dispersèrent.

Lorsque Paris, debout un peu plus tôt que d'habitude, se porta, à sept heures, vers la place de la Concorde, il trouva tout le deuxième arrondissement couvert de troupes. Etaient groupées en effet :

Autour de l'Assemblée, la brigade Ripert ;

Sur le quai d'Orsay, la brigade Forey ;

Dans le jardin des Tuileries, le 19e et le 51° de ligne, de la brigade Dulac ;

Sur la place de la Concorde, la brigade de Cotte ;

A l'avenue Marigny et au faubourg Saint-Honoré, autour de l'Elysée, la brigade Canrobert ;

Aux Champs-Elysées, le 1er et le 7e lanciers, de la brigade Reybell, et la division de grosse cavalerie de Versailles, commandée par le général Korte, formée des 1er et 2e carabiniers, du 6e et 7e lanciers et du 12e dragons, composant les brigades Tartas et d'Allonville.

L'ensemble de ces mesures, exécutées avec un calme, une précision et un ensemble admirables, révélait dans le Président de la République un homme très-habile, très-résolu et très-fort. On ne s'occupait plus ni de la Constitution., source de tous les embarras, ni des représentants, organes de toutes les intrigues. Ce grand acte de courage entrouvrait un avenir de sécurité ; et le coup d'Etat était généralement approuvé, avec cette réserve : réussira-t-il ?

Après avoir constaté le fait, le public avide chercha la pensée ; et, de toutes parts, on se porta aux affiches, dont de nombreux agents continuaient à couvrir les murs.

Trois pièces attiraient l'attention de tous : Un décret, une proclamation à l'armée et une proclamation à la France.

Voici le décret :

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS,

LE PRÉSIDENT DE LA REPUBLIQUE DÉCRÈTE :

ART. 1er. L'Assemblée nationale est dissoute.

ART. 2. Le suffrage universel est rétabli. La loi du 31 mai est abrogée.

ART. 3. Le peuple français est convoqué dans ses comices, à partir du 14 décembre jusqu'au 21 décembre suivant.

ART. 4. L'état de siège est décrété dans l'étendue de la 1re division militaire.

ART. 5. Le Conseil d'Etat est dissous.

ART. 6. Le ministre de l'intérieur est chargé de l'exécution du présent décret.

C'était à la fois hardi, franc et honnête. L'Assemblée était dissoute, mais le peuple français était convoqué ; la Constitution, à laquelle manquait la sanction de la France, était détruite, mais la nation elle-même, source du droit constituant, était appelée à la condamner, ou à la venger. Entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif en lutte, il y avait un juge, le suffrage universel. Le Président de la République prenait le pouvoir, mais c'était pour le remettre au peuple, afin qu'il en disposât librement.

La proclamation à l'armée était pleine du même respect pour la souveraineté nationale. La voici :

SOLDATS !

Soyez tiers de votre mission, vous sauverez la patrie, car je compte sur vous, non pour violer les lois, mais pour faire respecter la première loi du pays, la souveraineté nationale, dont je suis le légitime représentant.

Depuis longtemps vous souffriez comme moi des obstacles qui s'opposaient et au bien que je voulais vous faire, et aux démonstrations de votre sympathie en ma faveur. Ces obstacles sont brisés. L'Assemblée a essayé d'attenter à l'autorité que je tiens de la nation entière ; elle a cessé d'exister.

Je fais un loyal appel au peuple et à l'année, et je leur dis : Ou donnez-moi les moyens d'assurer votre prospérité, ou choisissez un autre à ma place.

En 1830 comme en 1848, on vous a traités en vaincus. Après avoir flétri votre désintéressement héroïque, on a dédaigné de consulter vos sympathies et vos vœux, et cependant vous êtes l'élite de la nation. Aujourd'hui, en ce moment solennel, je veux que l'armée fasse entendre sa voix.

Votez donc librement comme citoyens ; mais, comme soldats, n'oubliez pas que l'obéissance passive aux ordres du chef du gouvernement est le devoir rigoureux de l'armée, depuis le général jusqu'au soldat. C'est à moi, responsable de mes actions devant le Peuple et devant la postérité, de prendre les mesures qui me semblent indispensables pour le bien public.

Quant à vous, restez inébranlables dans les règles de la discipline et de l'honneur. Aidez, par votre attitude imposante, le pays à manifester sa volonté dans le calme et la réflexion. Soyez prêts à réprimer toute tentative contre le libre exercice de la souveraineté du Peuple.

Soldats, je ne vous parle pas des souvenirs que mon nom rappelle. Ils sont gravés dans vos cœurs. Nous sommes unis par des liens indissolubles. Votre histoire est la mienne. Il y a entre nous, dans le passé, communauté de gloire et de malheur.

Il y aura dans l'avenir communauté de sentiments et de résolutions pour le repos et la grandeur de la France.

Fait au palais de l'Elysée, le 2 décembre 1851.

 

On le voit encore, aucune ambition personnelle ne perce dans cet appel à l'armée. Le Président de la République ne lui demande pas le pouvoir ; il ne l'invite pas à se mettre au-dessus des lois, mais à protéger la souveraineté nationale, et à assurer au peuple la liberté du scrutin.

La proclamation au peuple français posait la question de souveraineté et de gouvernement avec la plus noble franchise :

FRANÇAIS,

La situation actuelle ne peut plus durer longtemps. Chaque jour qui s'écoule aggrave les dangers du pays. L'Assemblée., qui devait être le plus ferme appui de l'ordre, est devenue un foyer de complots. Le patriotisme de trois cents de ses membres n'a pu arrêter ses fatales tendances. Au lieu de faire des lois dans l'intérêt général, elle forge des armes pour la guerre civile ; elle attente au pouvoir que je tiens directement du peuple ; elle encourage toutes les mauvaises passions ; elle compromet le repos de la France : je l'ai dissoute, et je rends le peuple entier juge entre elle et moi.

La Constitution, vous le savez, avait été faite dans le but d'affaiblir d'avance le pouvoir que vous alliez me confier. Six millions de suffrages furent une éclatante protestation contre elle, et cependant je l'ai fidèlement observée. Les provocations, les calomnies, les outrages m'ont trouvé impassible. Mais aujourd'hui que le pacte fondamental n'est plus respecté de ceux-là mêmes qui l'invoquent sans cesse, et que les hommes qui ont déjà perdu deux monarchies veulent me lier les mains, afin de renverser la République, mon devoir est de déjouer leurs perfides projets, de maintenir la République et de sauver le pays en invoquant le jugement solennel du seul souverain que je reconnaisse en France : le Peuple.

Je fais donc un appel loyal à la nation tout entière, et je vous dis : Si vous voulez continuer cet état de malaise qui nous dégrade et compromet notre avenir, choisissez un autre à ma place, car je ne veux plus d'un pouvoir qui est impuissant à faire le bien, me rend responsable d'actes que je ne puis empêcher, et m'enchaîne au gouvernail quand je vois le vaisseau courir vers l'abîme.

Si, au contraire, vous avez encore confiance en moi, donnez-moi les moyens d'accomplir la grande mission que je tiens de vous.

Cette mission consiste à fermer l'ère des révolutions en satisfaisant les besoins légitimes du peuple et en le protégeant contre les passions subversives. Elle consiste surtout à créer des institutions qui survivent aux hommes et qui soient enfin des fondations sur lesquelles on puisse asseoir quelque chose de durable.

Persuadé que l'instabilité du Pouvoir, que la prépondérance d'une seule Assemblée, sont des causes permanentes de trouble et de discorde, je soumets à vos suffrages les bases fondamentales suivantes d'une Constitution que les Assemblées développeront plus tard :

1° Un chef responsable nommé pour dix ans ;

2° Des ministres dépendant du pouvoir exécutif seul ;

3° Un conseil d'État formé des hommes les plus distingués, préparant les lois et en soutenant la discussion devant le corps législatif ;

4° Un corps législatif discutant et votant les lois, nommé par le suffrage universel, sans scrutin de liste qui fausse l'élection ;

5° Une seconde Assemblée, formée de toutes les illustrations du pays, pouvoir pondérateur, gardien du pacte fondamental et des libertés publiques.

Ce système, créé par le premier consul au commencement du siècle, a déjà donné à la France le repos et la prospérité ; il les lui garantirait encore.

Telle est ma conviction profonde. Si vous la partagez, déclarez-le par vos suffrages. Si, au contraire, vous préférez un gouvernement sans force, monarchique ou républicain, emprunté à je ne sais quel passé ou à quel avenir chimérique, répondez négativement.

Ainsi donc, pour la première fois depuis 1804, vous voterez en connaissance de cause, en sachant bien pour qui et pour quoi.

Si je n'obtiens pas la majorité de vos suffrages, alors je provoquerai la réunion d'une nouvelle Assemblée, et je lui remettrai le mandat que j'ai reçu de vous.

Mais si vous croyez que la cause dont mon nom est le symbole, c'est-à-dire la France régénérée par la Révolution de 89 et organisée par l'Empereur, est toujours la vôtre, proclamez-le en consacrant les pouvoirs que je vous demande.

Alors, la France et l'Europe seront préservées de l'anarchie, les obstacles s'aplaniront, les rivalités auront disparu, car tous respecteront, dans l'arrêt du peuple, le décret de la Providence.

Fait au palais de l'Elysée, le 2 décembre 1851.

 

Si l'on se rappelle qu'en 1815, le gouvernement des Bourbons s'imposa hautement à la France, à l'aide de la pression des étrangers ; qu'en 1830, la maison d'Orléans se glissa au pouvoir, à l'aide des intrigues de la Chambre des députés ; qu'en 1848, une poignée d'ambitieux, chassant les pouvoirs publics, s'empara du gouvernement à l'aide d'une émeute parisienne, on rendra justice à un homme qui, élu par six millions d'hommes, appuyé sur l'armée, tenait à la France ce langage :

Je fais un appel loyal à la nation tout entière, et je vous dis : Si vous voulez continuer cet état de malaise qui nous dégrade et compromet notre avenir, CHOISISSEZ UN AUTRE À MA PLACE, CAR JE NE VEUX PLUS D'UN POUVOIR IMPUISSANT À FAIRE LE BIEN... SI JE N'OBTIENS PAS LA MAJORITE DE VOS SUFFRAGES, JE PROVOQUERAI LA RÉUNION D'UNE NOUVELLE ASSEMBLÉE, ET JE LUI REMETTRAI LE MANDAT QUE J'AI REÇU DE VOUS.

Jamais encore un fondateur de gouvernement n'avait parlé avec cette franchise à une nation ; et c'est pour cela que ce langage gagna immédiatement les cœurs au Président de la République. Aussi le coup d'État n'effraya-t-il que les démagogues, dont il avait rompu les projets, et les parlementaires, dont il déjouait les intrigues.

Quel fut l'effet immédiat de ces mesures, connues en quelques instants de tout Paris ? — Tous ceux qui n'étaient pas enrôlés dans les partis parlementaires approuvèrent et applaudirent. L'acte du 2 décembre paraissait devoir inaugurer une ère d'ordre et de sécurité, et l'on se montra universellement disposé à en attendre les effets. Les ouvriers, comptant sur un gouvernement fort, qui assurerait le travail, restèrent sourds aux incitations. Seuls, les monarchistes violents de l'Assemblée tentèrent un simulacre de résistance légale, et une partie des montagnards se joignit aux vétérans de l'émeute.

La mairie du Xe arrondissement, située rue de Vaugirard, fut choisie par deux cent vingt députés, pour constituer une réunion. Ils s'y rendirent vers dix heures du matin. M. Benoist d'Azy présidait la séance. M. Berryer proposa de prononcer la déchéance du Président de la République, en vertu de l'article 68, ce qui fut décidé par la réunion. Cependant, la Constitution formait évidemment un tout indivisible ; et si l'on prenait au pied de la lettre l'article 68, où il est dit : Si le Président dissout l'Assemblée, il est déchu de plein droit, il fallait prendre de même l'article 40, où il était dit : La présence de la moitié plus un des membres de l'Assemblée est nécessaire pour la validité du vote. Or, deux cent vingt membres, c'est-à-dire moins du tiers de l'Assemblée, n'étaient plus l'Assemblée elle-même. Après avoir prononcé la déchéance du Président, la réunion nomma le général Oudinot commandant des forces militaires ; mais, vers midi, un bataillon de chasseurs de Vincennes, précédé des commissaires Lemoine-Tacherat et Barlet, entra dans la mairie, conduit par le général Forey en personne, et la fit évacuer. Placés entre deux files de soldats, les députés furent conduits à la caserne du quai d'Orsay, au milieu de l'indifférence de la foule, tant le pouvoir législatif s'était déconsidéré et affaibli, dans sa lutte avec le Président de la République. Le cortège suivit les rues de Grenelle, Saint-Guillaume, rue Neuve-de-l'Université, rue de l'Université, de Beaune et le quai Voltaire. Il était trois heures vingt minutes, lorsque les portes de la caserne se fermèrent sur lui.

Pendant le trajet, le général Oudinot ayant reconnu, à ses côtés, un brave sergent qui avait assisté au siège de Rome, lui dit : Comment, c'est toi, Martin, qui me conduis en prison ?Pardon, mon général, répondit le sergent ; mais je n'ai pas assez de pouvoir pour vous relever de cette punition-là.

 

Le 17e lanciers occupait la caserne du quai d'Orsay. MM. Berryer, Dufaure, Odilon Barrot et de Broglie furent placés dans l'appartement du colonel Féray ; mais, vers minuit, M. de Broglie et M. Dufaure purent rentrer chez eux, par ordre du Président. Leurs collègues, placés, à l'entrée de la nuit, dans des omnibus et des fiacres, avaient été dirigés sur le mont Valérien, à Mazas et à Vincennes. Ajoutons qu'il fut plus difficile de les faire sortir de prison que de les y mettre, car ils refusèrent d'être mis en liberté, et il fallut les pousser dans les voitures envoyées le lendemain pour les ramener à Paris.

Toute la journée du 2 décembre fut tranquille. Pendant la nuit du 2 au 3, les émeutiers de profession excitèrent et ameutèrent leurs dupes. Des placards furent affichés, portant les signatures, vraies ou fausses, des représentants Michel de Bourges, Schœlcher, Leydet, Mathieu de la Drôme, Jules Favre, Emmanuel Arago, Madier de Monjaud, Eugène Sue, Esquiros, de Flotte, Chauffour, de Brives et quelques autres. Dans ces placards, il était fait appel à la guerre civile.

Quelques barricades furent élevées, dans la matinée du 3, au faubourg Saint-Antoine, rues de Cotte et de Sainte-Marguerite, ainsi que rue Aumaire et rue du Lion-Saint-Sauveur. Les insurgés du faubourg Saint-Antoine engagèrent le feu les premiers contre un détachement de la brigade Marulaz. C'est là que ces soldats, en ripostant, tuèrent le représentant Baudin, qui était derrière la barricade. Néanmoins, toute la journée se passa en agitation, plutôt qu'en luttes ; les insurgés, traqués sur la rive droite, se jetèrent sur la rive gauche, dans les faubourgs Saint-Jacques et Saint-Marceau, qu'ils ne réussirent pas à entraîner.

Il serait aujourd'hui sans intérêt de raconter en détail la lutte armée du 4 décembre. Commencée à deux heures et demie, elle était terminée à cinq, et les troupes revenaient à cette heure à leurs positions respectives sur le boulevard. Dans la matinée du 5, une dernière tentative fut faite par les insurgés à Ménilmontant et à la Croix-Rouge. L'arrivée des troupes fit tout disparaître, car les barricades ne furent même pas défendues. L'armée réunie à Paris comprenait douze brigades, dont six seulement furent engagées ; et, sur ces six brigades, la moitié des troupes seulement avait pris part à la lutte.

Dans la soirée du 5, le ministre de la guerre adressa, en ces termes, ses remerciements aux soldats :

SOLDATS !

Vous avez accompli aujourd'hui un grand acte de votre vie militaire. Vous avez préservé le pays de l'anarchie, du pillage, et sauvé la République. Vous vous êtes montrés ce que vous serez toujours, braves, dévoués, infatigables. La France vous admire cl vous remercie. Le Président de la République n'oubliera jamais votre dévouement.

La victoire ne pouvait être douteuse ; le vrai peuple, les honnêtes gens sont avec vous.

Dans toutes les garnisons de la France, vos compagnons d'armes sont fiers de vous, et suivraient au besoin votre exemple.

 

Le 6 décembre, Paris reprit sa physionomie habituelle. L'énergie déployée par le Président, l'appui qu'il avait trouvé dans l'armée, l'indifférence que la population parisienne avait montrée pour l'émeute, l'oubli déjà complet où était tombée l'Assemblée, tout concourait à ranimer la confiance et à réveiller les transactions.

Le 1er décembre, la rente 5 pour 100 était à 91 fr. 60.

Le 16 décembre, elle était à 100 fr. 90.

C'était une hausse de près de 10 francs ; c'est-à-dire une augmentation de près d'un dixième dans la fortune publique et privée.

Dans les départements, l'ordre fut plus lent à se rétablir.

Le message adressé à l'Assemblée, le 27 octobre précédent, avait dénoncé l'existence d'une ligue révolutionnaire et socialiste, organisée en France et à l'étranger, et se préparant à livrer un assaut à la société au mois de mai 1852. Les partis aveuglés affectèrent de dédaigner cet avertissement. Il n'était que trop fondé. Les comités insurrectionnels existaient dans la plupart des départements ; mais la soudaineté du coup d'Etat les surprit, avant qu'ils ne fussent complètement prêts. Néanmoins, des ordres partirent, de Paris le 2 décembre ; les meneurs dirent naturellement aux affiliés que la résistance de la capitale assurait le succès ; et trente-trois départements cédèrent à l'impulsion.

Cinq départements, le Lot, les Hautes et les Basses-Pyrénées, la Marne et le Bas-Rhin n'eurent que des agitations locales et passagères.

Seize, la Côte-d'Or, le Tarn-et-Garonne, le Tarn, les Deux-Sèvres, le Gard, la Haute-Vienne, la Haute-Garonne, les Pyrénées-Orientales, l'Ille-et-Vilaine, la Meurthe, l'Ardèche, l'Aveyron, l'Ain, le Loiret, le Lot-et-Garonne, la Saône-et-Loire, eurent des insurrections, promptement et complètement réprimées.

Douze départements, l'Aude, la Saône-et-Loire, la Drôme, l'Yonne, la Sarthe, le Gers, l'Hérault, le Jura, la Nièvre, l'Allier, le Var, les Basses-Alpes, eurent des parties qui restèrent quelque temps au pouvoir des insurgés, et qu'il fallut reprendre à coups de canon.

Même dans ces localités, dont quelques-unes imprimèrent une tache ineffaçable à leur nom, ce furent des minorités composées d'hommes déclassés qui imposèrent aux populations honnêtes leur passagère et honteuse domination.

Cependant le calme de Paris, la confiance des esprits, la sécurité des intérêts enlevaient la plus grande partie de leur gravité aux troubles momentanés de la province. Dès le 8 décembre, un décret autorisait l'éloignement forcé et la transportation, soit à Cayenne, soit en Algérie, des anciens condamnés, placés sous la surveillance de la haute police, et trouvés en rupture de ban, ainsi que des individus reconnus coupables d'avoir fait partie des sociétés secrètes. Cette mesure frappait le personnel exalté et dépravé des clubs, des conspirations et des émeutes, et eut pour résultat de débarrasser Paris, Lyon et quelques autres grandes villes de plusieurs milliers d'étrangers et de bandits.

Le même jour, le Président de la République adressait à la France cette proclamation :

FRANÇAIS.

Les troubles sont apaisés. Quelle que soit la décision du peuple, la société est sauvée. La première partie de ma tâche est accomplie ; l'appel à la nation, pour terminer les luttes des partis, ne faisait, je le savais, courir aucun risque sérieux à la tranquillité publique.

Pourquoi le peuple se serait-il soulevé contre moi ?

Si je ne possède plus votre confiance, si vos idées ont changé, il n'est pas besoin de faire couler un sang précieux, il suffit de déposer dans l'urne un vote contraire. Je respecterai toujours l'arrêt du peuple.

Mais tant que la nation n'aura pas parlé, je ne reculerai devant aucun effort, devant aucun sacrifice pour déjouer les tentatives des factieux. Cette tâche, d'ailleurs, m'est rendue facile.

D'un côté, l'on a vu combien il était insensé de lutter contre une armée unie parles liens delà discipline, animée par le sentiment de l'honneur militaire et par le dévouement à la patrie.

D'un autre côté, l'attitude calme des habitants de Paris, la réprobation dont ils flétrissaient l'émeute, ont témoigné assez hautement pour qui se prononçait la capitale.

Dans ces quartiers populeux où naguère l'insurrection se recrutait si vite parmi des ouvriers dociles à ses entraînements, l'anarchie cette fois n'a pu rencontrer qu'une répugnance profonde pour ses détestables excitations. Grâces en soient rendues à l'intelligente et patriotique population de Paris ! Qu'elle se persuade de plus en plus que mon unique ambition est d'assurer le repos et la prospérité de la France.

Qu'elle continue à prêter son concours à l'autorité, et bientôt le pays pourra accomplir dans le calme l'acte solennel qui doit inaugurer une ère nouvelle pour la République.

 

La nation entière, convoquée dans ses comices les 20 et 21 décembre, rendit en pleine liberté son verdict solennel. Il avait été formé, dès le 5 décembre, une Commission consultative, composée de tous les députés de l'opinion conservatrice, et destinée à seconder, s'il y avait heu, le Président de la République. Cette Commission fit le dépouillement des votes, et se transporta, le 31 décembre au soir, au palais de l'Elysée, pour y apporter le résultat que voici :

Votants

8.116.773

OUI

7.439.216

NON

640.733

La Commission consultative avait à sa tête M. Baroche. Il exprima, en quelques paroles élevées et heureuses, les sentiments de confiance et de gratitude que la France venait de faire éclater ; et le Président de la République lui répondit en ces termes :

La France, a répondu à l'appel loyal que je lui avais fait. Elle a compris que je n'étais sorti de ta légalité que pour rentrer dans le droit. Plus de sept millions de suffrages viennent de m'absoudre, en justifiant un acte qui n'avait d'autre but que d'épargner à notre patrie, et à l'Europe peut-être, des années de troubles et de malheurs.

Si je me félicite de cette immense adhésion, ce n'est pas par orgueil, mais parce qu'elle me donne la force de parler et d'agir ainsi qu'il convient au chef d'une grande nation comme la nôtre. (Bravos répétés.)

Je comprends toute la grandeur de ma mission nouvelle, je ne m'abuse pas sur ces graves difficultés. Mais, avec un cœur droit, avec le concours de tous les hommes de bien qui, ainsi que vous, m'éclaireront de leurs lumières et me soutiendront de leur patriotisme, avec le dévouement éprouvé de notre vaillante armée, enfin avec cette protection que demain je prierai solennellement le ciel de m'accorder encore (sensation prolongée), j'espère me rendre digne de la confiance que le peuple continue de mettre en moi. (Vive approbation.) J'espère assurer les destinées de la France en fondant des institutions qui répondent à la fois et aux instincts démocratiques de la nation, et à ce désir exprimé universellement d'avoir désormais un pouvoir fort et respecté. (Adhésion chaleureuse.) En effet, donner satisfaction aux exigences du moment en créant un système qui reconstitue l'autorité sans blesser l'égalité, sans fermer aucune voie d'amélioration, c'est jeter les véritables bases du seul édifice capable de supporter plus tard une liberté sage et bienfaisante.

 

Le plébiscite des 20 et 21 décembre avait posé les bases de la future constitution. Elle devait contenir cinq institutions, sanctionnées par le peuple ; à savoir :

Un chef responsable nommé pour dix ans :

Des ministres dépendant du pouvoir exécutif seul ;

Un conseil d'Etat préparant les lois et en soutenant la discussion devant le Corps législatif ;

Un Corps législatif, discutant et votant les lois, nommé sans scrutin de liste ;

Une seconde Assemblée, formée de toutes les illustrations du pays, pouvoir pondérateur, gardien du pacte fondamental.

La Constitution du 14 janvier 1852 ne fut que la mise en œuvre de ces principes ; et, si nous n'en plaçons pas ici le texte, il nous paraît utile d'en reproduire, au moins en partie, le Préambule qui en explique l'esprit :

Français, lorsque, dans ma proclamation du 2 décembre, je vous exprimai loyalement quelles étaient, à mon sens, les conditions vitales du Pouvoir en France, je n'avais pas la prétention, si commune de nos jours, de substituer une théorie personnelle à l'expérience des siècles. J'ai cherché, au contraire, quels étaient dans le passé les exemples les meilleurs à suivre, quels hommes les avaient donnés, et quel bien en était résulté.

Dès lors, j'ai cru logique de préférer les préceptes du génie aux doctrines spécieuses d'hommes à idées abstraites. J'ai pris comme modèle les institutions politiques qui déjà, au commencement de ce siècle, dans des circonstances analogues, ont raffermi la société ébranlée et élevé la France à un haut degré de prospérité et de grandeur.

J'ai pris comme modèle les institutions qui, au lieu de disparaître au premier souffle des agitations populaires, n'ont été renversées que par l'Europe entière coalisée contre nous.

En un mot, je me suis dit : puisque la France ne marche depuis cinquante ans qu'en vertu de l'organisation administrative, militaire, judiciaire, religieuse, financière, du Consulat et de l'Empire, pourquoi n'adopterions-nous pas aussi les institutions politiques de cette époque ? Créées par la même pensée, elles doivent porter en elles le même caractère de nationalité et d'utilité pratique.

En effet, ainsi que je l'ai rappelé dans ma proclamation, notre société actuelle, il est essentiel de le constater, n'est pas autre chose que la France régénérée par la Révolution de 89 et organisée par l'Empereur. Il ne reste plus rien de l'Ancien Régime que de grands souvenirs et de grands bienfaits. Mais tout ce qui alors était organisé a été détruit par la Révolution, et tout ce qui a été organisé depuis la Révolution et qui existe encore l'a été par Napoléon.

Nous n'avons plus ni provinces, ni pays d'Etat, ni parlements, ni intendants, ni fermiers généraux, ni coutumes diverses, ni droits féodaux, ni classes privilégiées en possession exclusive des emplois civils et militaires, ni juridictions religieuses différentes.

A tant de choses incompatibles avec elle, la Révolution avait fait subir une réforme radicale, mais elle n'avait rien fondé de définitif. Seul, le Premier consul rétablit l'unité, la hiérarchie et les véritables principes du gouvernement. Ils sont encore en vigueur.

Ainsi, l'administration de la France confiée à des préfets, à des sous-préfets, à des maires, qui substituaient l'unité aux commissions directoriales ; la décision des affaires, au contraire, donnée à des conseils, depuis la commune jusqu'au département. Ainsi, la magistrature affermie par l'inamovibilité des juges, par la hiérarchie des tribunaux ; la justice rendue plus facile par la délimitation des attributions, depuis la justice de paix jusqu'à la Cour de cassation. Tout cela est encore debout.

De même, notre admirable système financier, la Banque de France, l'établissement des budgets, la Cour des comptes, l'organisation de la police, nos règlements militaires datent de cette époque.

Depuis cinquante ans, c'est le Code Napoléon qui règle les intérêts des citoyens entre eux ; c'est encore le Concordat qui règle les rapports de l'Etat avec l'Eglise.

Enfin la plupart des mesures qui concernent les progrès de l'industrie, du commerce, des lettres, des sciences, des arts, depuis les règlements du Théâtre-Français jusqu'à ceux de l'Institut, depuis l'institution des prud'hommes jusqu'à la création de la Légion d'honneur, ont été fixées par les décrets de ce temps.

On peut donc l'affirmer, la charpente de notre édifice social est l'œuvre de l'Empereur, et elle a résisté à sa chute et à trois révolutions.

Pourquoi, avec la même origine, les institutions politiques n'auraient-elles pas les mêmes chances de durée ?

 

De même que la constitution de 1852 avait été coordonnée par rapport aux principes généraux de la république française, elle avait été également [le reste du § est illisible].

Ainsi, la longue pratique des assemblées, l'apaisement relatif des passions, avaient permis de donner au Corps législatif la discussion directe des Lois, au lieu de la discussion concentrée, d'abord entre le Tribunat et le Conseil d'Etat, et plus tard, par le décret d'août 1807, entre le Conseil d'Etat et la Commission de 21 membres, nommée chaque année au début de chaque session.

Ainsi encore, l'amélioration des mœurs publiques, le patriotique usage que le peuple avait fait, le 10 décembre 1848, du suffrage universel direct, avait permis de donner à l'élection des députés une base beaucoup plus libérale que celle qui était consacrée parla Constitution de l'an VIII. Au lieu de faire choisir un député par le Sénat, parmi les candidats présentés par les assemblées de canton, la Constitution de 1852, qui ne pouvait pas rester au-dessous de la Charte de 1830 et de la Constitution de 1848, les faisait élire par le suffrage universel direct.

Ainsi enfin, au lieu de subordonner la nomination des membres du Sénat à la présentation opérée par les listes départementales, cette nomination fut dévolue entièrement au chef de l'État, afin qu'il pût y appeler librement toutes les notabilités de l'agriculture, de l'industrie, des arts, de la science, de l'armée et du clergé.

Appropriées à l'état nouveau de la Société, à ses besoins et à ses vœux, les institutions politiques de 1852, puisées aux sources d'où sortirent les institutions civiles du Consulat et de l'Empire, auraient sans nul doute présenté la même solidité et obtenu la même durée, ainsi que le Préambule de -la constitution en exprime la confiance, si des causes et des influences que nous aurons à apprécier plus loin n'étaient venues modifier .leur nature et altérer leur efficacité.

 

La Constitution promulguée le 15 janvier 1852 reçut promptement son exécution.

Le 22 fut créé le ministère d'Etat, intermédiaire indispensable entre le chef de l'Etat et les Ministres, depuis la suppression des présidents du Conseil.

Le 26, le Sénat fut institué et les Sénateurs furent nommés. Le même jour, le Conseil d'Etat fut établi, son organisation réglée et son personnel désigné.

Le 2 février fut publié le décret organique du Corps législatif, et le 17, celui qui réglait le régime de la presse.

Le 1er mars eurent lieu les élections au Corps législatif ; et, le 20, le Président inaugura, en personne, les travaux des grands corps de l'État, au Palais des Tuileries, devenu, depuis le 1er janvier, sa résidence officielle.

Ce jour-là, le Président de la République se dépouillait de la dictature dont le Plébiscite des 20 et 21 décembre précédent l'avait investi ; et il adressait aux Sénateurs et aux députés le discours suivant :

MESSIEURS LES SÉNATEURS, MESSIEURS LES DÉPUTÉS,

La dictature que le peuple m'avait confiée cesse aujourd'hui. Les choses vont reprendre leur cours régulier. C'est avec un sentiment de satisfaction réelle que je viens proclamer ici la mise en vigueur de la Constitution ; car ma préoccupation constante a été non-seulement de rétablir Tordre, mais de le rendre durable en dotant la France d'institutions appropriées à ses besoins.

Il y a quelques mois à peine, vous vous en souvenez, plus je m'enfermais dans le cercle étroit de mes attributions, plus on s'efforçait de le rétrécir encore, afin de m'ôter le mouvement et l'action. Découragé souvent, je l'avoue, j'eus la pensée d'abandonner un pouvoir ainsi disputé. Ce qui me retint, c'est que je ne voyais pour me succéder qu'une chose : l'anarchie. Partout, en effet, s'exaltaient des passions ardentes à détruire, incapables de rien fonder. Nulle part ni une institution, ni un homme à qui se rattacher ; nulle part un droit incontesté, une organisation quelconque, un système réalisable.

Aussi, lorsque, grâce au concours de quelques hommes courageux, grâce surtout à l'énergique attitude de l'armée, tous les périls furent conjurés en quelques heures, mon premier soin fut de demander au peuple des institutions. Depuis trop longtemps la société ressemblait à une pyramide qu'on aurait retournée et voulu faire reposer sur son sommet ; je l'ai replacée sur sa base. Le suffrage universel, seule source du droit dans de pareilles conjonctures, fut immédiatement rétabli ; l'autorité reconquit son ascendant : enfin, la France adoptant les dispositions principales de la Constitution que je lui soumettais, il me fut permis de créer des corps politiques dont l'influence et la considération seront d'autant plus grandes que leurs attributions auront été sagement réglées.

Parmi les institutions .politiques, en effet, celles-là seules ont de la durée qui fixent d'une manière équitable la limite où chaque pouvoir doit s'arrêter. Il n'est pas d'autre moyen d'arriver à une application utile et bienfaisante de la liberté : les exemples n'en sont pas loin de nous.

Pourquoi, en 1814, a-t-on vu avec satisfaction, en dépit de nos revers, inaugurer le régime parlementaire ? C'est que l'Empereur, ne craignons pas de l'avouer, avait été, à cause de la guerre, entraîné à un exercice trop absolu du pouvoir.

Pourquoi, au contraire, en 1851, la France applaudit-elle à la chute de ce même régime parlementaire ? C'est que les Chambres avaient abusé de l'influence qui leur avait été donnée, et que, voulant tout dominer, elles compromettaient l'équilibre général.

Enfin, pourquoi la France ne s'est-elle pas émue des restrictions apportées à la liberté de la presse et à la liberté individuelle ? C'est que l'une avait dégénéré en licence, et que l'autre, au lieu d'être l'exercice réglé du droit de chacun, avait, par d'odieux excès, menacé le droit de tous.

Cet extrême danger, pour les démocraties surtout, de voir sans cesse des institutions mal définies sacrifier tour à tour le pouvoir ou la liberté, a été parfaitement apprécié par nos pères il y a un demi-siècle, lorsqu'au sortir delà tourmente révolutionnaire et après le vain essai de toute espèce de régimes ils proclamèrent la Constitution de l'an VIII, qui a servi de modèle à celle de 1852. Sans doute, elle ne sanctionne pas toutes ces libertés, aux abus desquelles nous étions habitués, mais elle en consacre aussi de bien réelles. Le lendemain des révolutions, la première des garanties pour un peuple ne consiste pas dans l'usage immodéré de la tribune et de la presse : elle est dans le droit de choisir le gouvernement qui lui convient. Or, la nation française adonné, peut-être pour k première fois, au monde le spectacle imposant d'un grand peuple votant en toute liberté la forme de son gouvernement.

Ainsi le chef de l'Etat que vous avez devant vous est bien l'expression de la volonté populaire : et devant moi, que vois-je ? Deux Chambres, l'une élue en vertu de la loi la plus libérale qui existe au monde, l'autre nommée par moi, il est vrai, mais indépendante aussi, puisque elle est inamovible.

Autour de moi vous remarquez des hommes d'un patriotisme et d'un mérite reconnus, toujours prêts à m'appuyer de leurs conseils, à m'éclairer sur les besoins du pays.

Cette constitution, qui dès aujourd'hui va être mise en pratique, n'est donc pas l'œuvre d'une vaine théorie ou du despotisme : c'est l'œuvre de l'expérience et de la raison. Vous m'aiderez, messieurs, à la consolider, à l'étendre, à l'améliorer.

 

M. Billaut, nommé Président du Corps législatif, ouvrit la session, qui dura trois mois. Elle fut laborieuse et féconde ; mais, pour ne point fractionner l'œuvre législative, nous la diviserons par groupes de questions et d'hommes, et nous renvoyons le premier au volume suivant, qui commencera l'histoire du régime impérial.

La période comprise entre le 31 décembre 1851, jour de la proclamation du plébiscite, et le 29 mars 1852, jour où le Président de la République inaugura les grands pouvoirs, crées par la Constitution, avait été remplie par un régime de dictature transitoire. Cette période fut marquée par des actes nombreux et considérables.

Le premier en date est le décret du 23 janvier, qui, conformément aux précédents, obligea la famille d'Orléans à vendre les biens qu'elle possédait en France. Les considérants de ce décret veulent être connus ; les voici :

Le Président de la République,

Considérant que tous les gouvernements qui se sont succédé ont jugé indispensable d'obliger la famille qui cessait de régner à vendre les biens meubles et immeubles qu'elle possédait en France :

Qu'ainsi, le 12 janvier 1816, Louis XVIII contraignait les membres de la famille de l'empereur Napoléon de vendre leurs biens personnels dans le délai de six mois, et que, le 10 avril 1832, Louis-Philippe en a agi de même à l'égard des princes de la famille aînée des Bourbons ;

Considérant que de pareilles mesures sont toujours d'ordre et d'intérêt publics ;

Qu'aujourd'hui plus que jamais de hautes considérations politiques commandent impérieusement de diminuer l'influence que donne à la famille d'Orléans la possession de près de 300 millions d'immeubles en France ;

Décrète :

Art. 1er. Les membres de la famille d'Orléans, leurs époux, épouses et leurs descendants ne pourront posséder aucuns meubles et immeubles en France ; ils seront tenus de vendre d'une manière définitive tous les biens qui leur appartiennent dans l'étendue du territoire de la République.

Art. 2. Cette vente sera effectuée dans le délai d'un an, à partir, pour les biens libres, du jour de la promulgation du présent décret, et pour les biens susceptibles de liquidation ou discussion, de l'époque à laquelle la propriété en aura été irrévocablement fixée sur leur tête.

 

Le même jour parut un décret plus grave, et qui a été diversement apprécié ; c'est celui qui annulait la dotation faite, le 7 août 1830, par Louis-Philippe à ses enfants, de ses biens, meubles et immeubles, afin de les soustraire à la dévolution qui, deux jours plus tard, devait les réunir au domaine, par l'élévation au trône du donateur.

Art. 1er. Les biens meubles et immeubles qui sont l'objet de la donation faite le 7 août 1830 par le roi Louis-Philippe, sont restitués au domaine de l'Etat.

Art. 2. L'Etat demeure chargé du paiement des dettes de la liste civile du dernier règne.

Art. 3. Le douaire de 300.000 fr. alloué à la duchesse d'Orléans est maintenu.

Art. 4. Les biens faisant retour à l'État seront vendus eu partie à la diligence de l'administration des domaines, pour le produit en être réparti aux sociétés de secours mutuels, à l'amélioration des logements des ouvriers dans les grandes villes manufacturières, à l'établissement d'institutions de crédit foncier dans les départements, à l'établissement d'une caisse de retraite au profit des desservants les plus pauvres. Le surplus des biens énoncés dans l'art. 1er sera réuni à la dotation de la Légion d'honneur.

 

Qu'au moment où Louis-Philippe faisait donation de ses biens, au profit de ses enfants, en se réservant l'usufruit sa vie durant, il agît en vue d'accepter la couronne, sans être obligé de se dépouiller réellement de rien, cela est évident. Il voulait rester propriétaire, en devenant roi, et frustrer ainsi le Trésor de la valeur de ses biens, soumis à la loi traditionnelle de la dévolution. La donation portait donc en elle un principe de fraude incontestable. Enlevés au Trésor, ces biens devaient lui être restitués ; et ils furent attribués à diverses œuvres nécessaires, auxquelles le Trésor aurait dû pourvoir.

Les considérans de ce second décret du 23 janvier étaient puisés dans la tradition de la monarchie ; en voici un extrait :

D'après l'ancien droit public de la France, maintenu par le décret du 21 septembre 1790 et par la loi du 8 novembre 1814, tous les biens qui appartenaient aux princes lors de leur avènement au trône, étaient de plein droit et à l'instant même réunis au domaine delà couronne ; la consécration de ce principe remontait à des époques fort reculées de la monarchie ; Henri IV, ayant voulu empêcher, par lettres patentes du 15 avril 1590, la réunion de ses biens au domaine de la couronne, le Parlement de Paris refusa l'enregistrement des lettres patentes, et Henri IV, applaudissant plus tard à celte fermeté, rendit au mois de juillet 1607 un édit qui révoquait ses premières lettres patentes ;

Cette règle fondamentale de la monarchie a été appliquée sous les règnes de Louis XVIII et de Charles X, et reproduite dans la loi du 15 janvier 1825 ;

Aucun acte législatif ne l'avait révoquée le 9 août 1830, lorsque Louis-Philippe a accepté la couronne ; ainsi, par le fait seul de celte acceptation, tous les biens qu'il possédait à cette époque sont devenus la propriété incontestable de l'Etat ;

La donation universelle sous réserve d'usufruit consentie par Louis-Philippe au profit de ses enfants, à l'exclusion de l'aîné de ses fils, le 7 août 1830, le jour même où la royauté lui était déférée, et avant son acceptation qui eut lieu le 9 du même mois, a eu uniquement pour but d'empêcher la réunion au domaine de l'Etat des biens considérables possédés par le prince appelé au trône ; enfin en se réservant l'usufruit des biens compris dans la donation, Louis-Philippe ne se dépouillait de rien, et voulait seulement assurer à sa famille un patrimoine devenu celui de l'Etat, etc.

 

Néanmoins, la promulgation de ces deux décrets amena la retraite de M. Rouher et de M. Baroche, lesquels, comme jurisconsultes, les avaient combattus. M. de Morny, ministre de l'intérieur, se retira également : mais pour d'autres causes, quoique on ait dit et cru le contraire. Son remplacement était résolu plusieurs jours avant les décrets.

Le 4 mars fut ordonné le percement de la rue monumentale, qui met en communication directe la gare de Strasbourg et le boulevard Saint-Denis.

Le 14 mars fut ordonnée la conversion du fonds de rente 5 pour 100 en fonds de rentes 4 et ½ pour cent ; mesure devant laquelle la monarchie de 1830 avait reculé.

Le 18 mars parut le mémorable décret qui, réalisant la pensée de Napoléon Ier, ordonnait l'achèvement du Louvre, et sa réunion aux Tuileries ; et comme en ce temps les projets marchaient vite, la première pierre fut posée le 27 juillet.

Le 21 mars fut créée la médaille militaire, institution complémentaire de la Légion d'honneur, et qui durera autant qu'elle. En faisant la première distribution, le Président de la République adressa aux sous-officiers et soldats médaillés une belle allocution, à laquelle nous empruntons les paroles suivantes :

Quand on est témoin comme moi de tout ce qu'il y a de dévouement, d'abnégation et de patriotisme dans les rangs de l'armée, on déplore souvent que le gouvernement ait si peu de moyens de reconnaître de si grands services.

L'admirable institution de la Légion d'honneur perdrait de son prestige si elle n'était renfermée dans de certaines limites. Cependant combien de fois ai-je regretté de voir des soldats et des sous-officiers rentrer dans leurs foyers sans récompense, quoique, par la durée de leur service, par des blessures, par des actions dignes d'éloges, ils eussent mérité un témoignage de satisfaction de la patrie ! C'est pour le leur accorder que j'ai institué cette médaille.

Elle leur assurera cent francs de rente viagère ; c'est peu, certainement ; mais ce qui est beaucoup, c'est le ruban que vous porterez sur la poitrine, et qui dira à vos camarades, à vos familles, à vos citoyens, que celui qui le porte est un brave.

Cette médaille ne vous empêchera pas de prétendre à la croix de la Légion d'honneur, si vous en êtes jugés dignes ; au contraire, elle sera comme un premier degré pour l'obtenir, puisqu'elle vous signalera d'avance à l'attention de vos chefs.

 

Enfin, le décret du 26 mars, établissant un commencement de décentralisation administrative, vint clore l'ensemble des mesures qui remplissent la période dictatoriale.

Pendant la durée de la session, divers actes eurent lieu, empreints de la pensée générale qui devait présider au règne.

 

Le 4 avril, la magistrature prêta le serment ordonné par la constitution ; et le Président de la République en rehaussa par quelques belles paroles la moralité et la convenance :

Messieurs les magistrats,

Quoique je reçoive votre serment avec plaisir, l'obligation de le prêter pour tous les corps constitués me semble moins nécessaire de la part de ceux dont la noble mission est de faire dominer et respecter le droit.

Plus l'autorité repose sur une base incontestable, plus elle doit être naturellement défendue par vous.

Depuis le jour où le dogme de la souveraineté du peuple est venu remplacer le principe du droit divin, on peut dire qu'aucun gouvernement n'a été aussi légitime que le mien.

En 1804, quatre millions de suffrages, en proclamant l'hérédité du pouvoir clans ma famille, me désignèrent comme l'héritier de l'Empire.

En 1848 ; près de six millions m'appelèrent à la tête de la République.

En 1851, près de huit millions m'y maintinrent.

Ainsi, en me prêtant serment, ce n'est pas simplement à un homme que vous allez jurer d'être fidèles, mais à un principe, à une cause, à la volonté nationale elle-même.

 

Le 21 avril, le prisonnier de Ham, se souvenant des belles études qu'il avait composées dans sa prison sur l'amélioration du sort des ouvriers agricoles, se rendit en Sologne, avec un cortège de savants chimistes, d'ingénieurs et d'agriculteurs, et commença par cette initiative la rénovation de ce pays déshérité.

Le 10 mai eut lieu la fête de l'armée, la bénédiction des drapeaux et la distribution des aigles. Les députations de tous les corps furent réunies au champ de mars, devant l'Ecole militaire, où les grands corps de l'État, toute-la société distinguée de Paris et un très-grand nombre d'étrangers étaient réunis dans de vastes tribunes. Avant le défilé, qui souleva des applaudissements enthousiastes, et pendant lequel la députation des gendarmes fut l'objet d'une ovation spécialement touchante, le Président de la République adressa à l'armée le discours suivant, qui compte au nombre des pages les plus belles de son œuvre littéraire :

SOLDATS !

L'histoire des peuples est en grande partie l'histoire des armées. De leurs succès ou de leurs revers dépend le sort de la civilisation et de la patrie. Vaincues, c'est l'invasion ou l'anarchie ; victorieuses, c'est la gloire ou l'ordre.

Aussi les nations comme les armées portent-elles une vénération religieuse à ces emblèmes de l'honneur militaire, qui résument en eux tout un passé de luttes et de triomphes.

L'aigle romaine, adoptée par l'empereur Napoléon au commencement de ce siècle, fut la signification la plus éclatante de la régénération et de la grandeur de la France. Elle disparut dans nos malheurs : elle devait revenir, lorsque la France, relevée de ses défaites, maîtresse d'elle-même, ne semblerait plus répudier sa propre gloire.

Soldats ! Reprenez donc ces aigles, non comme une menace contre les étrangers, mais comme le symbole de notre indépendance, comme le souvenir d'une époque héroïque, comme le signe de noblesse de chaque régiment.

Reprenez ces aigles qui ont si souvent conduit nos pères à la victoire, et jurez de mourir, s'il le faut, pour les défendre.

 

Le 28 juin, un message vint clore la première session législative. Il se terminait par d'admirables paroles, qui peignaient fidèlement l'état des esprits à cette époque, imprégnée de foi et ivre d'espérances :

En retournant dans vos départements, soyez les échos fidèles du sentiment qui règne ici : la confiance dans la conciliation et la paix. (Emotion universelle.) Dites à vos commettants qu'à Paris, ce cœur de la France, ce centre révolutionnaire qui répand tour à tour sur le monde la lumière ou l'incendie, vous avez vu un peuple immense s'appliquant à faire disparaître les traces des révolutions et se livrant avec joie au travail, avec sécurité à l'avenir. (Assentiment général.) Lui qui naguère, dans son délire, était impatient de tout frein, vous l'avez vu saluer avec acclamation le retour de nos aigles, symboles d'autorité et de gloire.

A ce spectacle imposant où la religion consacrait par ses bénédictions une grande fête nationale, vous avez remarqué son attitude respectueuse. Vous avez vu cette armée si fière, qui a sauvé le pays, se relever encore dans l'estime des hommes en s'agenouillant avec recueillement devant l'image de Dieu, présente au haut de l'autel. (Sensation profonde.)

Cela veut dire qu'il y a en France un gouvernement animé de la foi et de l'amour du bien, qui repose sur le peuple, source de tout pouvoir ; sur l'armée, source de toute force : sur la religion, source de toute justice.

 

A partir des vacances parlementaires, le Président de la République se prépara à son voyage dans le midi de la France, pendant lequel la confiance et le dévouement des populations firent explosion, et imposèrent au Président de la République le rétablissement de l'Empire.

Le Prince partit de Paris pour son voyage dans le midi, le 14 septembre 185.2. Lorsqu'il monta en wagon, à la gare de Paris à Orléans, vers une heure après-midi, il était accompagné du ministre de la guerre, du ministre de la police générale, de ses aides de camp et des officiers de sa maison.

Arrivé à Orléans vers trois heures, il reçut de la population et des autorités l'accueil le plus chaleureux ; mais le Préfet du département, en lui rendant ses devoirs, termina sa harangue officielle par le cri de vive la République !

Mais lorsque le train, arrivé à Bourges, eut pénétré au cœur du département du Cher, la scène changea tout à coup. Les députations des communes et la population libre accourue des campagnes étaient encore plus nombreuses ; des arcs de triomphe étaient élevés, portant des aigles ; et, lorsque la marche des wagons s'arrêta, le Président de la République fut salué par un cri formidable de vive l'Empereur ! dont le préfet avait donné le signal, et que la foule poussait et répétait avec enthousiasme.

Que s'était-il donc passé ? — Il est intéressant et nécessaire de le dire.

M. de Persigny a laissé des Mémoires encore inédits, dans lesquels se lisent divers épisodes relatifs à la vie, au caractère, aux actes, aux luttes de l'Empereur, auquel il ne cessa de témoigner un dévouement, qui est l'honneur de sa vie. Or, M. de Persigny explique ainsi que nous allons le rapporter l'élan qui, à partir du département du Cher et durant tout le voyage dans le midi, entraîna les populations et finit par entraîner le Prince lui-même vers le rétablissement de l'Empire.

Il raconte qu'un peu avant le voyage, le conseil des ministres délibéra sur la question de savoir s'il convenait d'influencer les sentiments de confiance et d'affection que les populations ne manqueraient pas de témoigner au Prince-Président, et de les diriger soit vers le maintien provisoire de la République, soit vers le rétablissement de l'Empire. On sait déjà que, clans le discours adressé, le 20 mars, aux grands corps de l'Etat, le Prince avait abordé cette question, en disant que sa solution dépendait de la conduite des partis, et qu'il l'avait résumée en ajoutant : Conservons la République ; elle ne menace personne, elle peut rassurer beaucoup de monde.

D'après le récit de M. de Persigny, le Conseil des ministres se divisa à peu près par moitié ; les uns, à la tête desquels était M. Abbatucci, garde des sceaux, opinaient pour qu'il ne fût rien dit dans les discours officiels qui parût contraire au maintien de la République ; les autres, parmi lesquels s'était principalement signalé M. de Persigny, ministre de l'intérieur, voulaient que les sentiments favorables à l'Empire, déjà si souvent manifestés par les populations, fussent hautement accueillis et encouragés.

Après avoir écouté en silence les opinions de ses ministres, le Prince décida qu'il garderait la plus stricte réserve, et qu'il laisserait un libre cours au vœu des populations, sans laisser percer soit une détermination, soit même une préférence.

Cette solution ne satisfit pas M. de Persigny ; il était toujours resté ce qu'on l'avait vu à Strasbourg et à Boulogne, un intrépide et un téméraire. Il croyait l'Empire fait dans l'esprit des populations, et il ne pouvait pas se résigner à le refouler dans les cœurs, du fond desquels il était prêt à sortir. Il prit donc, sous sa responsabilité, une résolution grave ; il organisa secrètement, comme par une sorte de conspiration, et en trompant la bonne foi d'un préfet, une manifestation qui, dès Bourges, poussa irrésistiblement vers l'Empire les populations déjà disposées d'elles-mêmes et spontanément prêtes à éclater.

Nous avons déjà dit que M. Abbatucci, garde des sceaux, avait émis et fait partager à la moitié du Conseil l'avis de ne porter aucune atteinte au maintien de la République. Ancien magistrat à la cour d'Orléans, ancien député du Loiret, M. Abbatucci avait conservé dans le département une influence considérable. Le préfet, M. Dubessey, était sous son patronage. Par conséquent, M. de Persigny ne pouvait pas, sans s'exposer à faire découvrir son projet par ses collègues et même par le Président de la République, en faire la confidence au préfet du Loiret et tenter de l'y associer ; mais il n'hésita pas à appeler dans son cabinet, par dépêche télégraphique, le préfet du Cher, qui se rendit immédiatement près du ministre, en observant le secret qui lui était commandé.

Le préfet du Cher était alors M. Pastoureau, homme intelligent et résolu, mort il y a quelques mois. M. de Persigny lui donna Tordre de réunir à la gare du chef-lieu de son département, les maires et les conseils municipaux des communes environnantes. Il était inutile d'y appeler les populations qui ne manqueraient pas de s'y rendre en masse. Le préfet avait à faire des préparatifs pour une réception qui devait durer moins d'un jour, mais dont les conséquences devaient être immenses. Des arcs de triomphe allaient être dressés, portant les aigles de l'Empire ; et, à l'arrivée du Président de la République, le préfet ne devait pas hésiter à le saluer du cri de Vive l'Empereur ! En l'état bien connu des esprits, ce cri ne pouvait pas manquer d'être énergiquement répété par toutes les populations accourues.

Afin de bien pénétrer le préfet du Cher de l'importance de la mission qui lui était donnée, M. de Persigny termina ses instructions en lui disant : Ce que je viens de vous dire est un secret entre le Prince, vous et moi. Vous m'en répondez. Maintenant, rentrez clans votre département comme vous êtes venu, c'est-à-dire sans communiquer avec personne.

M. Pastoureau rentra en effet chez lui : il exécuta avec intelligence et ponctualité les ordres du ministre ; et c'est ainsi que commença dans le Cher, le 14 septembre 1852, cette longue acclamation qui suivit le Prince à Lyon, a Grenoble, à Marseille, à Toulouse, à Bordeaux, à La Rochelle, à Poitiers, à Tours, et à laquelle firent écho les cris enthousiastes de Paris, pendant l'entrée triomphale du 16 octobre. Le vivat des maires réunis à Bourges n'avait été qu'une étincelle ; mais les matières inflammables étaient prêtes depuis longtemps, et l'incendie s'alluma tout seul.

Il faut bien le reconnaître ; la démonstration organisée par M. de Persigny, à l'insu de ses collègues, était une blâmable témérité, et le secret confié au préfet du Cher, avec le consentement supposé du Chef de l'État, constituait une complète et coupable supercherie ; mais nous avons le devoir d'ajouter qu'en agissant comme il le fit, M. de Persigny n'obéissait à aucune vue personnelle. L'Empereur était sur le trône depuis plus de trois ans, qu'il ignorait encore ce qui s'était passé, au mois de septembre 1852, entre son ministre de l'intérieur et son préfet du Cher. M. de Persigny s'en ouvrit un jour à l'Empereur, dans un épanchement ; et, s'étant porté garant de la discrétion du préfet, il ajouta : Deux personnes seules, Sire, sauront ce secret ; Votre Majesté, à qui je le dis aujourd'hui, et mon fils, à qui je le dirai un jour.

Le secret a été, en effet, fidèlement gardé ; et s'il est venu, depuis la mort de l'Empereur, à la connaissance d'un très-petit nombre de personnes, c'est grâce à la communication confidentielle des Mémoires inédits de M. de Persigny.

Ces Mémoires seront certainement publiés un jour. Des esprits prévenus ou malveillants, ou mal instruits, pourraient être portés à conclure du récit que nous venons de résumer, que M. de Persigny fut la principale cause du mouvement qui entraîna la proclamation de l'Empire. Ce serait une grande erreur ; et c'est pour la prévenir que nous avons cru devoir anticiper sur la publication des Mémoires, en précisant beaucoup plus que n'a fait leur auteur la pensée du public et celle du Prince Louis-Napoléon à cette époque.

Il y avait trois ans, en 1852, que l'opinion des populations rurales tout entières voulait le rétablissement de l'Empire, et y poussait ; en faisant le Prince Louis-Napoléon Président de la République, le 10 décembre 1848, les paysans et les ouvriers avaient cru le faire empereur. Le plébiscite du 20 et du 21 décembre 1851 avait la même signification. M. Thiers avait donc eu raison de dire à la tribune : l'Empire est fait ; et pour l'établir, il n'était même pas nécessaire de le vouloir ; il suffisait de le souffrir. C'est pour cela que lorsque l'on entendit un préfet crier Vive l'Empereur, on prit ce cri pour un consentement officiel : et dès cet instant même, l'Empire fut debout.

De son côté, le Prince Louis-Napoléon avait toujours vu l'Empire devant lui, et il y avait marché avec confiance, beaucoup moins comme vers un but pour son ambition, que comme une nécessité logique de la tendance des populations et de la sécurité de la France. Il savait avec certitude qu'il serait Empereur ; mais il voulait être désigné par les vœux spontanés du pays, avant d'être consacré par ses suffrages.

Le voyage entrepris à travers les populations du centre et du midi, pendant l'automne de 1852, devait infailliblement poser la question, sinon la résoudre. On a vu que le Prince avait fait délibérer son Conseil des ministres à ce sujet ; et que, tenant compte du partage des opinions, il avait adopté le parti de la réserve la plus absolue.

Cependant, s'il se refusait à résoudre directement le problème, il voulait le faire poser devant la France, afin qu'elle le résolût elle-même.

Trois ou quatre jours avant le départ du 14 septembre, c'est-à-dire au moment où M. de Persigny mandait le Préfet du Cher au ministère de l'intérieur, le Prince mandait au palais de Saint-Cloud un écrivain dévoué, modeste et discret, confident de quelques-unes de ses pensées, depuis trois années. Cet écrivain était devenu aux dernières élections député du Gers, et membre du Conseil général, à raison du dévouement que les populations lui savaient pour le Prince Président, depuis l'élection du 10 décembre.

Arrivé à Saint-Cloud et introduit, l'écrivain reçut la confidence de la nature des questions à poser et à résoudre.

Vous savez, lui dit à peu près le Prince, les dispositions de l'opinion publique au sujet du rétablissement de l'Empire. Il faut préparer une brochure, que nous publierons à mon retour, et dans laquelle seront résumées et discutées avec la plus entière bonne foi les raisons de décider pour ou contre.

Vous rappellerez l'état où se trouvait la France en 1802, lorsque l'Empereur, mon oncle, se décida à accepter la couronne des mains de la nation, résolue à la lui offrir ; et vous comparerez l'état des esprits et des besoins généraux à cette époque avec la situation où ils se trouvent aujourd'hui. Vous connaissez trop bien l'époque du Consulat et le caractère du Premier consul pour avoir jamais ajouté foi aux prétendues intrigues, accréditées par M. Thiers, à l'aide desquelles Napoléon se serait fait empereur. Des intrigues peuvent faire un pouvoir, mais elles ne le soutiennent pas. C'est la France qui fît l'Empire, parce qu'elle avait besoin de stabilité au dedans, de force et de gloire au dehors.

Après les trois années d'instabilité et de luttes que nous venons de traverser, la France actuelle a besoin de repos et de confiance en l'avenir. Ses vœux se révèlent dans des aspirations que ma présence au milieu des populations a souvent fait éclater, et auxquelles mon voyage au centre et dans le midi de la France va certainement donner carrière. Il me serait bien aisé de rétablir l'Empire, je n'aurais qu'à laisser voir que je le désire ; mais si je puis moi-même faire le second Empire, la France seule peut le faire durer, en adoptant spontanément son principe, ses institutions, et en prenant l'initiative de son retour.

La brochure que je vous demande doit précisément avoir pour objet de poser devant l'opinion publique la question de l'Empire, et de mettre tous les hommes sincères, guidés par l'intérêt général, en situation de se prononcer loyalement et en connaissance de cause. Mon intérêt ne peut pas et ne doit pas être séparé de celui de la France. Ce n'est pas un titre plus éclatant que j'ambitionne, mais un pouvoir plus efficace, parce qu'il sera plus stable ; mais il est bien évident que ma force, comme Empereur, ne sera plus réelle et plus grande, que si le pays me l'a confère spontanément et librement.

Mettez-vous au travail ; à mon retour, nous le lirons ensemble ; nous y introduirons les aperçus que les événements pourront avoir nécessités, et nous provoquerons ainsi la nation à s'expliquer sur une question qu'elle a seule le droit de résoudre.

 

Trois ou quatre jours après cet entretien, le Prince partit pour le Midi, et l'écrivain se rendit dans le Gers. Le 4 octobre, le Président de la République arrivera à Toulouse, où, comme beaucoup de ses collègues, le député du Gers alla lui rendre ses devoirs. Ils reprendront dans le salon de M. Chapuis de Montlaville, préfet de la Haute-Garonne, leur conversation du Palais de Saint-Cloud au sujet de la brochure projetée sur le rétablissement de l'Empire ; mais il convient, en attendant, de revenir à Bourges, où nous nous sommes arrêtés, et de suivre le Prince dans son voyage à travers les populations du centre et du midi, qui accourent au devant de lui et le couvrent de leurs acclamations.

Arrivé à Bourges, à six heures du soir, le Prince alla visiter la cathédrale, au milieu d'un concours immense ; et il accepta un bal à la Préfecture.

Le lendemain, 15 septembre, le prince arriva à Nevers, à deux heures et demie. Il fut reçu à la gare par le baron Charles Dupin, qui lui présenta le conseil municipal. Là, comme à Bourges, il fut reçu aux cris de Vive l'Empereur ! et comme M. Charles Dupin lui faisait remarquer dans son discours le vœu exprimé par la population, le Président de la République termina sa réponse par ces mots :

Lorsqu'il s'agit de l'intérêt général, je m'efforce toujours de devancer l'opinion publique : mais je la suis, lorsqu'il s'agit d'un intérêt qui peut sembler personnel.

On voit par ces paroles que l'accueil du département du Cher ne l'avait pas changé, et qu'il persistait dans la réserve absolue exposée dans la conversation avec l'écrivain mandé à Saint-Cloud. Il y persistera jusqu'à Toulouse ; et c'est là seulement que prendra une forme arrêtée la résolution qui fit l'objet du mémorable discours de Bordeaux.

De même qu'à Nevers, le Prince avait trouvé quarante mille personnes, accourues' de toutes les parties du département de la Nièvre pour le saluer ; de même à Moulins, le 16 ; à Roanne, le 17 ; à Saint-Etienne, le 18, il rencontra un concours immense et chaleureux.

Le 19 septembre, à deux heures et demie, l'entrée à Lyon fut triomphale.

Le lendemain, après une revue des troupes sur la place Bellecour, le Président de la République posa la première pierre du piédestal de la statue équestre élevée à l'Empereur par la ville de Lyon. C'était une occasion naturelle d'exposer ses idées sur la politique napoléonienne ainsi que sur la situation présente. Le Prince n'hésita pas à la saisir, et il prononça le discours suivant :

Lyonnais.

Votre ville s'est toujours associée par des incidents remarquables aux phases différentes de la vie de l'Empereur. Vous l'avez salué consul, lorsqu'il allait par delà les monts cueillir de nouveaux lauriers ; vous l'avez salué empereur tout-puissant : et lorsque l'Europe l'avait relégué dans une île, vous l'avez encore, des premiers, en 1815, salué empereur.

De même aujourd'hui votre ville est la première qui lui élève une statue équestre. Ce fait a une signification. On n'élève de statues équestres qu'aux souverains qui ont régné ; aussi les gouvernements qui m'ont précédé ont-ils toujours refusé cet hommage à un pouvoir dont ils ne voulaient pas admettre la légitimité.

Et cependant, qui fut plus légitime que l'Empereur, élu trois fois par le peuple, sacré par le chef de la religion, reconnu par toutes les puissances continentales de l'Europe, qui s'unirent à lui et par les liens de la politique et par les liens du sang ?

L'Empereur fut le médiateur entre deux siècles ennemis ; il tua l'ancien régime en rétablissant tout ce que ce- régime avait de bon ; il tua l'esprit révolutionnaire en faisant triompher partout les bienfaits de la Révolution : voilà pourquoi ceux qui l'ont renversé eurent bientôt à déplorer leur triomphe. Quant à ceux qui l'ont défendu, ai-je besoin de rappeler combien ils ont pleuré sa chute ?

Aussi, dès que le peuple s'est vu libre de son choix, il a jeté les yeux sur l'héritier de Napoléon, et, par la même raison, depuis Paris jusqu'à Lyon, sur tous les points de mon passage, s'est élevé le cri unanime de Vive l'empereur ! mais ce cri est bien plus, à mes yeux, un souvenir qui touche mon cœur qu'un espoir qui flatte mon orgueil.

Fidèle serviteur de la France, je n'aurai jamais qu'un but, c'est de reconstituer dans ce grand pays, si bouleversé par tant de commotions et par tant d'utopies, une paix basée sur la conciliation pour les hommes, sur l'inflexibilité des principes d'autorité, de morale, d'amour pour les classes laborieuses et souffrantes, de dignité nationale.

Nous sortons à peine de ces moments de crise où les notions du bien et du mal étant confondues, les meilleurs esprits se sont pervertis. La prudence et le patriotisme exigent que clans de semblables moments la nation se recueille avant de fixer ses destinées ; et il est encore pour moi difficile de savoir sous quel nom je puis rendre les plus grands services. s

Si le titre modeste de Président pouvait faciliter la mission qui m'est confiée, et devant laquelle je n'ai pas reculé, ce n'est pas moi qui, par intérêt personnel, désirerais changer ce titre contre celui d'Empereur.

Déposons donc sur cette pierre notre hommage à un grand homme ; c'est honorer à la fois la gloire delà France et la généreuse reconnaissance du peuple : c'est constater aussi la fidélité des Lyonnais à d'immortels souvenirs.

 

Le soir, le Président de la République se rendit au théâtre ; et ce fut une occasion nouvelle de ramener les manifestations enthousiastes que sa présence faisait éclater partout.

Le 21, à huit heures du matin, le Président de la République partit pour Grenoble, où il arriva à sept heures du soir. Il y séjourna le 22, passa la revue des troupes et visita les forts. Le 23. il arriva à Valence, où il accepta le bal offert par la ville : le 24, après une visite faite à la cathédrale, il s'embarque sur le vapeur le Parisien, qui le conduit à Avignon, où il passe une revue et visite l'hospice ; le 25, il part d'Avignon à onze heures et demie, et arrive à Marseille, à quatre heures.

A Marseille, comme à Lyon, comme à Avignon, comme à Valence et à Grenoble, le concours des populations environnantes fut immense, ce n'étaient que cris de vive Napoléon ! vive l'Empereur !

Le 26, le Prince pose la première pierre de la cathédrale, et, debout, au milieu de la foule émue et recueillie qui l'environne, il s'exprime ainsi :

Messieurs,

Je suis heureux que cette occasion particulière me permette de laisser dans cette grande ville une trace de mon passage et que la pose de la première pierre de la cathédrale soit l'un des souvenirs qui se rattachent à ma présence parmi vous. Partout, eu effet, où je le puis, je m'efforce de soutenir et de propager les idées religieuses, les plus sublimes de toutes, puisqu'elles guident dans la fortune et consolent dans l'adversité. Mon Gouvernement, je le dis avec orgueil, est peut-être le seul qui ait soutenu la religion pour elle-même ; il la soutient non comme instrument politique, non pour plaire à un parti, mais uniquement par conviction, et par amour du bien qu'elle inspire comme des vérités qu'elle enseigne.

Lorsque vous irez dans ce temple appeler la protection du ciel sur les têtes qui vous sont chères, sur les entreprises que vous avez commencées, rappelez-vous celui qui a posé la première pierre de cet édifice, et croyez que, s'identifiant à l'avenir de cette grande Cité, il entre par la pensée dans vos prières et dans vos espérances.

 

Ce témoignage que le Prince se rendait à lui-même, au sujet de ses loyaux sentiments envers la religion, des prélats le lui avaient rendu spontanément. On a vu, en effet, des gouvernements se servir de la religion pour consolider leur pouvoir, et la compromettre dans leurs brigues. Le Prince Louis-Napoléon était un catholique convaincu et il croyait sans ostentation. Pendant les trois années de la présidence, il eut au palais de l'Elysée une chapelle privée, desservie par M. l'abbé Laine, et dans laquelle, à l'insu du public, il assistait à l'office du dimanche, environné de sa maison.

Le 27 septembre, le Prince-Président s'embarque à bord du Napoléon, et se dirige vers Toulon, où il arrive à trois heures et demie, et d'où il repart le 29, après avoir accepté le bal de la ville. Revenu à Marseille le 29, il arrive à Aix à quatre heures, et, le 30, à Nîmes, où toute la population des environs l'attendait. Le 1er octobre, il visite Montpellier, où il accepte de se rendre au bal du Manège, que les artisans et les ouvriers donnaient en son honneur. Au milieu des acclamations qui l'accueillirent, on entendit le cri de vive l'amnistie ! à ce mot, le Prince se retourna, et dit : J'entends des cris de vive l'amnistie ! l'amnistie est encore plus dans mon cœur que dans votre bouche ; si vous la désirez, rendez-vous en dignes par votre sagesse et votre patriotisme. Et ces paroles, dont personne ne suspectait la loyauté, soulevèrent un long cri de vive l'Empereur !

Le 2 octobre, le Prince passe à Pézenas, à Béziers, et s'arrête à Narbonne. Le 3, il arrive à Carcassonne : partout le même concours, le même accueil, les mêmes acclamations.

Le 4 octobre, à 3 heures, il arrive à Toulouse, où l'attendaient deux cent mille personnes, accourues de l'Aveyron, du Gers, de l'Ariège et même de la République d'Andorre.

Hommes, femmes, vieillards, enfants, tout ce qui pouvait marcher, monter à cheval ou aller en voiture, était accouru clans la nuit ou pendant la matinée. On campait dans les rues et sur les places publiques. On voulait voir Napoléon, l'homme du 10 décembre, celui- qui venait de chasser les assassins des gendarmes et des prêtres. Lorsqu'il apparut à l'entrée de la ville, les cris de vive Napoléon ! vive l'Empereur ! éclatèrent comme un tonnerre, et le suivirent jusqu'à la place Saint-Étienne, où il descendit à l'hôtel de la Préfecture.

Le séjour à Toulouse remplit le reste de la journée du 4 et toute la journée du 5. Il y eut Te Deum à la cathédrale, revue dès troupes au Polygone, réception dans la salle du trône, au Capitole, des députations du département de la Haute-Garonne et des départements voisins. Les deux députations les plus remarquées furent assurément celles du Val d'Andorre, qui avaient envoyé ses Syndics et son Viguier, et celle de la Vallée de Bémale, qui avait envoyé ses douze plus belles filles, remplissant un char pavoisé.

Il y avait juste vingt jours que le Prince-Président était parti de Paris, les esprits s'étaient enflammés, les solutions politiques avaient marché ; et la base de la brochure demandée, au Palais de Saint-Cloud, à l'écrivain dévoué dont nous avons parlé, s'était bien modifiée. Naturellement, cet écrivain, député du Gers, était accouru à Toulouse, avec les quarante mille habitants du département qui étaient allés voir le Prince et le saluer. Invité, le 4 au soir, au dîner de quatre-vingts couverts donné par le Prince à la Préfecture, il y eut entre lui et le Prince, en sortant de table, au milieu du grand salon, un entretien faisant suite à celui de Saint-Cloud, et que les événements rendaient aussi intéressant que nécessaire.

Le Prince, faisant un signe du regard à l'écrivain, qui sortit de la salle à manger et entra dans le salon à côté de lui, lui dit en riant : Eh bien ! le Peuple a fait la brochure avant nous !

Oui, Prince, et elle me paraît concluante. La moitié de mon département est ici ; et, vous avez pu l'entendre comme moi, il n'a qu'un cri, il demande l'Empire. Le lui donnerez-vous ?

C'est une détermination bien délicate à prendre. Vous connaissez mes sentiments ; je ne désire pas un pouvoir plus grand pour moi : je ne l'accepterai que si le pays le croit nécessaire pour lui-même. Sans doute, sa volonté s'est clairement, exprimée pendant mon voyage ; j'ai entendu à Lyon, à Grenoble, à Marseille, partout, ce que j'entends ici ; on veut l'Empire ; mais, c'est égal ; la situation est délicate ; et le parti à prendre mérite réflexion.

Le Prince ne disait pas toujours à ses plus dévoués serviteurs tout ce qu'il pensait ; mais il leur permettait de lui dire tout ce qu'ils pensaient eux-mêmes. Son interlocuteur le connaissait bien ; il n'hésita donc pas à reprendre l'ordre de ses idées.

Prince, ajouta-t-il, il n'y a plus à hésiter ; la pensée du peuple vous est aujourd'hui bien connue ; il vous l'a dite lui-même ; il veut l'Empire ; il le veut, à la fois, pour lui et pour vous. Il ne veut pas avoir à revenir périodiquement sur des élections successives ; il lui a fallu trois ans de patience pour obtenir ce qu'il désirait ; il veut le garder. Votre refus de prendre la couronne ne se concevrait pas. On chercherait la cause de ce refus, et l'on n'en trouverait qu'une : on dirait que vous avez peur ! Oui, on dirait que vous avez peur de l'Europe. Cela n'est pas, cela ne saurait être ; mais on le croirait, faute d'une autre explication. Une pareille idée vous affaiblirait clans l'esprit des populations, qui vous ont choisi à cause de votre nom, qui signifie courage !

Durant cette courte reprise de l'entretien, le Prince resta impénétrable, et ne répondit rien, ce qui était son habitude lorsqu'il voulait réserver sa pensée. Néanmoins, en entendant dire que son refus de rétablir l'Empire serait interprété par de la peur, son œil calme s'alluma d'une flamme rapide ; et tout son corps eut un léger mouvement ; mais il garda le silence. Le vieux marquis de Portes, depuis sénateur, se détachant du cercle, intervint peut-être un peu indiscrètement dans la conversation ; et l'écrivain s'inclina et s'écarta, sachant bien qu'il serait rappelé, s'il y avait lieu.

La journée du lendemain se passa et le départ du 6 pour Agen eut lieu, sans qu'il fût de nouveau question de la brochure ; et le député du Gers rentra chez lui, bien persuadé que le Prince allait enfin prendre son parti, et que la brochure n'était plus à faire. Il était, en effet, à peine rentré dans sa famille, que les journaux lui apportèrent le célèbre discours de Bordeaux, où la question était résolue.

C'est le 7 octobre que le Prince arriva à Bordeaux. L'accueil y fut splendide. Le 8, il y eut revue des troupes ; le 9, le Prince accepta le dîner offert par la chambre de commerce ; et le Président lui ayant porté un toast, il y répondit par le discours suivant :

MESSIEURS,

L'invitation de la chambre de commerce de Bordeaux, que j'ai acceptée avec empressement, me fournit l'occasion de remercier votre grande cité de son accueil si cordial, de son hospitalité si pleine de magnificence ; et je suis bien aise aussi, vers la fin de mon voyage, de vous faire part des impressions qu'il m'a laissées.

Le but de mon voyage, vous le savez, était de connaître par moi-même nos belles provinces, d'approfondir leurs besoins. Il a toutefois donné lieu à un résultat beaucoup plus important.

En effet, je le dis avec une franchise aussi éloignée de l'orgueil que d'une fausse modestie, jamais peuple n'a témoigné d'une manière plus directe, plus spontanée, plus unanime, la volonté de s'affranchir des préoccupations de l'avenir, en consolidant dans la même main un pouvoir qui lui est sympathique. C'est qu'il connaît. à cette heure, et les trompeuses espérances dont on le berçait et les dangers dont il était menacé. Il sait qu'en 18521a société courait à. sa perte, parce que chaque parti se consolait d'avance du naufrage général par l'espoir de planter son drapeau sur les débris qui pourraient surnager. Il me sait gré d'avoir sauvé le vaisseau en arborant seulement le drapeau de France.

Désabusé d'absurdes théories, le peuple a acquis la. conviction que les réformateurs prétendus n'étaient que des rêveurs, car il y avait toujours inconséquence, disproportion entre leurs moyens et les résultats promis.

Aujourd'hui la France m'entoure de ses sympathies, parce que je ne suis pas de la famille des idéologues. Pour faire le bien du pays, il n'est pas besoin d'appliquer de nouveaux systèmes, mais de donner, avant tout, confiance dans le présent, sécurité dans l'avenir. Voilà pourquoi la France semble vouloir revenir à l'Empire.

Il est néanmoins une crainte à laquelle je dois répondre. Par esprit, de défiance, certaines personnes se disent : l'Empire, c'est la guerre. Moi je dis : nymphe, c'est la paix.

C'est la paix, car la France la désire, et, lorsque la France est satisfaite, le monde est tranquille. La gloire se lègue Lien à titre d'héritage, mais non la guerre. Est-ce que les princes qui s'honoraient justement d'être les petits-fils de Louis XIV ont recommencé ses luttes 1 La guerre ne se fait pas par plaisir, elle se fait par nécessité ; et, à ces époques de transition où partout, à côté de tant d'éléments de prospérité, germent tant de causes de mort, on peut dire avec vérité : Malheur à celui qui, le premier, donnerait en Europe le signal d'une collision dont les conséquences seraient incalculables !

J'en conviens cependant, j'ai, comme l'Empereur, bien des conquêtes à faire. Je veux, comme lui, conquérir à la conciliation les partis dissidents et ramener dans le courant du grand fleuve populaire les dérivations hostiles qui vont se perdre sans profit pour personne.

Je veux conquérir à la religion, à la morale, à l'aisance, cette partie encore si nombreuse de la population qui, au milieu d'un pays de foi et de croyance, connaît à peine les préceptes du Christ : qui au sein de la terre la plus fertile du monde, peut à peine jouir de ses produits de première nécessité.

Nous avons d'immenses territoires incultes à défricher, des routes à ouvrir, des ports à creuser, des rivières à rendre navigables, des canaux à terminer, notre réseau de chemins de fer à compléter. Nous avons, en face de Marseille, un vaste royaume à assimiler à la France. Nous avons tous nos grands ports de l'Ouest à rapprocher du continent américain par la rapidité de ces communications qui nous manquent encore. Nous avons partout enfin des ruines à relever, des faux dieux à abattre, des vérités à faire triompher.

Voilà comment je comprendrais l'Empire, si l'Empire doit se rétablir. Telles sont les conquêtes que je médite, et vous tous qui m'entourez, qui voulez, comme moi, le bien de notre patrie, vous êtes mes soldats.

 

Après ce discours, l'Empire était virtuellement rétabli, car il ne restait plus qu'à réunir le Sénat, qui seul pouvait proposer de modifier la constitution, et qu'à consulter le peuple, dont la pensée était connue d'avance.

Le 10 octobre, le Prince reprit son voyage triomphal ; il arriva le même jour à Angoulême ; le 11, à Rochefort ; le 12, à La Rochelle ; le 13, à Niort ; le 14, à Poitiers ; le 15, à Tours, après s'être arrêté à Châtellerault.

Le 16, en reprenant la route de Paris, le Prince s'arrêta à Amboise. Abd-et-Kader était prisonnier dans le château. Le Prince se le fit présenter, et il lui donna la liberté, en lui adressant les paroles suivantes :

ABD-EL-KADER,

Je viens vous annoncer votre mise en liberté. Vous serez conduit à Brousse, dans les Etats du sultan, dès que les préparatifs nécessaires seront faits, et vous y recevrez du gouvernement français un traitement digne de votre ancien rang.

Depuis longtemps, vous le savez, votre captivité me causait une peine véritable, car elle me rappelait sans cesse que le gouvernement qui m'a précédé n'avait pas tenu les engagements pris envers un ennemi malheureux, et rien à mes yeux de plus humiliant pour le gouvernement d'une grande nation que de méconnaître sa force au point de manquer à sa promesse. La générosité est toujours la meilleure conseillère, et je suis convaincu que votre séjour en Turquie ne nuira pas à la tranquillité de nos possessions d'Afrique.

Votre religion, comme la nôtre, apprend à se soumettre aux décrets de la Providence. Or, si la France est maîtresse de l'Algérie, c'est que Dieu l'a voulu, et la nation ne renoncera jamais à cette conquête.

Vous avez été l'ennemi de la France, mais je n'en rends pas moins justice à votre courage, à votre caractère, à votre résignation dans le malheur ; c'est pourquoi je tiens à honneur de faire cesser votre captivité, ayant pleine foi en votre parole.

 

L'Émir, profondément ému de ces généreuses et nobles paroles, témoigna au Prince sa respectueuse et éternelle reconnaissance, et jura sur le Coran qu'il ne tenterait jamais de troubler notre domination en Afrique : il ajouta que la loi du Prophète défendait de manquer aux engagements pris, même envers les chrétiens ; et il montra au Prince le verset du Coran qui condamne, sans exception ni réserve, quiconque viole la foi jurée même envers les infidèles.

L'Emir a tenu sa parole ; et le chef du Gouvernement français n'a eu qu'à s'applaudir et à s'honorer de sa générosité.

Enfin, le 16 octobre, à 2 heures, eut lieu la rentrée du Prince à Paris. Elle fut triomphale. Les ministres, des députations des grands corps de l'Etat, l'archevêque de Paris et son clergé, tous les états-major, la cour de cassation, les tribunaux civils, l'attendaient à la gare, enveloppée d'un immense concours de population.

Après la réception, le Prince monta à cheval, suivi d'un grand nombre d'officiers généraux, et entra en ville. Arrivé sur la place Walhubert, où avait été élevé un arc de triomphe magnifique, portant cette inscription : LA VILLE DE PARIS À LOUIS-NAPOLÉON EMPEREUR. Il se dirigea vers le pavillon sous lequel l'attendaient le préfet de la Seine, M. Berger, qui harangua le Prince au nom de la Capitale.

 

Ainsi, après Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux, la ville de Paris acclamait l'Empire, avec autant de sincérité et avec plus d'éclat que les autres !

D'autres arcs de triomphe, en grand nombre, ornaient la ligne des boulevards, que le Prince parcourut toute entière, partout salué, partout acclamé, jusqu'au jardin des Tuileries, où étaient rangées les députations des halles et des marchés. Ces hommes du peuple de Paris, vivant avec lui, par lui, comme lui, étaient l'expression vivante de ses sentiments. Après le défilé de ces députations, le Prince rentra au Palais des Tuileries, laissant la ville entière animée et remplie d'une affectueuse émotion.

Le 19 octobre parut un décret qui convoquait le Sénat pour le 4 novembre. Le Roi Jérôme présidait la séance : mais, obéissant à des scrupules personnels, parfaitement honorables, et jaloux d'écarter jusqu'aux apparences d'une participation qui n'aurait pas exclusivement en vue les grands intérêts de l'Etat, il laissa au vice-président, M. Mesnard, le soin et l'honneur de diriger la discussion.

Le ministre d'Etat, M. Fould, fut introduit, et, au nom du Prince, président de la République, il donna lecture du message suivant :

MESSIEURS LES SÉNATEURS,

La nation vient de manifester hautement sa volonté de rétablir l'Empire. Confiant dans votre patriotisme et vos lumières, je vous ai convoqués pour délibérer légalement sur cette grave question et vous remettre le soin de régler le nouvel ordre de choses. Si vous l'adoptez, vous penserez sans doute, comme moi, que la constitution de 1852 doit être maintenue, et alors les modifications reconnues indispensables ne toucheront en rien aux bases fondamentales.

Le changement qui se prépare portera principalement sur la forme : et cependant reprendre le symbole impérial est pour la France d'une immense signification. En effet, dans le rétablissement de l'Empire, le peuple trouve une garantie à ses intérêts et une satisfaction à son juste orgueil : ce rétablissement garantit ses intérêts en assurant l'avenir, en fermant l'ère des révolutions, en consacrant encore les conquêtes de 89. Il satisfait son juste orgueil, parce que, relevant avec liberté et avec réflexion ce qu'il y a trente-sept ans l'Europe entière avait renversé par la force des armes au milieu des désastres de la patrie, le peuple venge noblement ses revers sans faire de victimes, sans menacer aucune indépendance, sans troubler la paix du monde.

Je ne me dissimule pas néanmoins tout ce qu'il y a de redoutable à accepter aujourd'hui et à mettre sur sa tête la couronne de Napoléon ; mais mes appréhensions diminuent par la pensée que, représentant à tant de titres la cause du peuple et la volonté nationale, ce sera la nation qui, en m'élevant au trône, se couronnera elle-même.

Fait au palais de Saint-Cloud, le 4 novembre 1852.

 

La lecture de ce Message terminée, M. le ministre d'Etat fut reconduit ; et aussitôt, conformément aux prescriptions du décret organique du 22 mars précédent, une proposition de modification de la constitution, signée de dix sénateurs, fut déposée entre les mains du Président du Sénat.

Aux termes du même décret, les bureaux furent immédiatement réunis, et ils émirent l'avis unanime que la proposition devait être prise en considération et serait lue en séance générale.

Conformément au règlement, cette proposition fut immédiatement transmise au ministre d'État.

Après une heure d'attente, le Président du Sénat reçut du gouvernement, par l'intermédiaire du ministre d'Etat, la réponse suivante :

MONSEIGNEUR.

Vous m'avez donné connaissance d'un projet de sénatus-consulte, ayant pour objet le rétablissement de l'Empire, qui vient d'être déposé dans la séance de ce jour.

J'ai l'honneur de vous remercier de cette communication. Je m'empresse de vous faire savoir que le gouvernement ne s'oppose pas à la prise en considération de ce projet, et que, suivant décret ci-joint, MM. Baroche, vice-président du Conseil d'Etat ; Rouher, président de la section de législation, et Delangle, conseiller d'État, sont chargés de représenter le gouvernement clans la délibération à laquelle ce sénatus-consulte donnera lieu.

 

Ainsi, la proposition de rétablir l'Empire était devenue un projet de loi, soumis comme tous les autres à l'examen d'une commission, nommé parles cinq bureaux.

La commission s'étant immédiatement réunie, nomma M. Troplong pour rapporteur.

Le 6 novembre, le Sénat se réunit sous la présidence de M. Mesnard, premier vice-président, pour entendre la lecture du rapport et du projet de sénatus-consulte dont il était suivi. M. Baroche, vice-président du conseil d'État, M. Rouher, président de la section de législation, et M. Delangle, conseiller d'État, furent introduits.

Le rapport de M. Troplong, œuvre de l'un des esprits les plus éminents et de l'un des plus grands jurisconsultes qu'ait produits la France, apprécie la nature des institutions impériales avec une droiture et une hauteur de raison qui ne sauraient être dépassées. Ce rapport était suivi d'un projet de Sénatus-consulte, dont les articles 1 et 2 étaient ainsi conçus :

Art. 1er. La dignité impériale est rétablie.

Louis-Napoléon Bonaparte est Empereur, sous le nom de Napoléon III.

Art. 2. La dignité impériale est héréditaire dans la descendance directe et légitime de Louis-Napoléon Bonaparte, de mâle en mâle, par ordre de primogéniture, et à l'exclusion perpétuelle des femmes et de leur descendance.

 

Le lendemain, 7 novembre, le Sénat examina et vota article par article le projet de sénatus-consulte, lequel fut adopté par quatre-vingt-six voix sur quatre-vingt-sept membres présents. On supposa que la voix dissidente était celle de M. Vieillard, ancien précepteur du Prince.

Après la séance, tous les sénateurs en costume, les cardinaux en robe rouge, précédés d'une escorte de cavalerie, se rendirent au palais de Saint-Cloud. Ils étaient réunis dans la grande galerie, lorsque le Prince-Président entra, entouré de ses ministres, des commissaires désignés par le Conseil d'État et suivi de sa maison militaire. Le cri de Vive l'Empereur ! salua son entrée.

M. le premier vice-président du Sénat lui ayant remis le Sénatus-consulte, le Prince le remercia par un discours. Puis, après s'être entretenus individuellement avec le chef de l'Etat, les sénateurs rentrèrent à Paris, précédés et suivis de la même escorte.

Un décret du 8 novembre convoqua le peuple français clans ses comices, les 21 et 22 novembre courant, pour accepter ou rejeter au scrutin secret, par oui ou par non, le sénatus-consulte, ainsi résumé :

Le peuple Français veut le rétablissement de la dignité impériale dans la personne de Louis-Napoléon Bonaparte, avec hérédité dans sa descendance directe, légitime ou adoptive, et lui donne le droit de régler l'ordre de succession au trône dans la famille Bonaparte.

Tous les Français âgés de vingt et un ans, jouissant de leurs droits civils et politiques étaient appelés à voter.

Un autre décret, du même jour, convoquait le Corps législatif pour le 25 novembre, à l'effet de constater la régularité des votes, d'en faire le recensement et d'en déclarer le résultat.

Réuni en séance le jour indiqué, le Corps législatif reçut du Prince-Président le message suivant :

MESSIEURS LES DÉPUTÉS,

Je vous ai rappelés de vos départements pour vous associer au grand acte qui va s'accomplir. Quoique le Sénat et le peuple aient seuls le droit de modifier la Constitution, j'ai voulu que le corps politique issu comme moi du suffrage universel vînt attester au monde la spontanéité du mouvement national qui me porte à l'Empire.

Je tiens à ce que ce soit vous qui, en constatant la liberté du vote et le nombre des suffrages, fassiez sortir de votre déclaration toute la légitimité démon pouvoir ; aujourd'hui, en effet, déclarer que l'autorité repose sur un droit incontestable, c'est lui donner la force nécessaire pour fonder quelque chose de durable et assurer la prospérité du pays.

Le gouvernement, vous le savez, ne fera que changer de forme. Dévoué aux grands intérêts que l'intelligence enfante et que la paix développe, il se contiendra, comme par le passé, dans les limites de la modération, car le succès n'enfle jamais d'orgueil l'âme de ceux qui ne voient clans leur élévation nouvelle qu'un devoir plus grand imposé par le peuple, qu'une mission plus élevée confiée par la Providence.

 

Le recensement des votes émis les 21 et 22 novembre fut opéré par le Corps législatif dans sa séance du 1er décembre.

Il fut constaté que les opérations du vote avaient été partout librement et régulièrement accomplies. Le recensement général des suffrages émis sur le projet de Plébiscite avait donné le résultat suivant :

Votants OUI

7.824.189.

Votants NON

253.145.

En conséquence, le Corps législatif déclara que le Peuple avait adopté le projet de Plébiscite, et que l'Empire était rétabli en la personne de Louis-Napoléon.

Un cri unanime de vive l'Empereur accueillit cette déclaration ; et il fut unanimement déclaré que le Corps législatif se transporterait, à huit heures du soir, au palais de Saint-Cloud, pour présenter à Sa Majesté l'Empereur le résultat des votes du peuple Français.

Ce soir même, à l'heure dite, le Sénat et le Corps législatif, en costume, se rendirent à Saint-Cloud. Les voitures, escortées de détachements de cavalerie, étaient précédées de cavaliers portant des torches. Les deux Corps furent immédiatement reçus.

Il était neuf heures moins un quart. L'Empereur accompagné du prince Jérôme, son oncle ; du prince Napoléon Bonaparte, son cousin, précédé du comte Bacciochi, maître des cérémonies, des aides de camp et officiers d'ordonnance, suivi de ses ministres, se rendit dans la grande galerie, au fond de laquelle un trône avait été dressé.

M. Billaut, président du Corps législatif, et M. Mesnard, vice-président du Sénat, adressèrent successivement la parole à l'Empereur, qui leur répondit en ces termes :

MESSIEURS,

Le nouveau régime que vous inaugurez aujourd'hui n'a pas pour origine, comme tant d'autres dans l'histoire, la violence, la conquête ou la ruse. Il est, vous venez de le déclarer, le résultat légal de la volonté de tout un peuple qui consolide au milieu du calme ce qu'il avait fondé au sein des agitations. Je suis pénétré de reconnaissance envers la nation qui, trois fois en quatre années, m'a soutenu de ses suffrages, et chaque fois n'a augmenté sa majorité que pour accroître mon pouvoir.

Mais plus le pouvoir gagne en étendue et en force vitale, plus il a besoin d'hommes éclairés comme ceux qui m'entourent chaque jour, d'hommes indépendants comme ceux auxquels je m'adresse, pour m'aider de leurs conseils, pour ramener mon autorité dans de justes limites si elle pouvait s'en écarter jamais.

Je prends dès aujourd'hui, avec la couronne, le nom de Napoléon III, parce que la logique du peuple me l'a déjà donné dans ses acclamations, parce que le Sénat l'a proposé légalement et parce que la nation entière l'a ratifié.

Est-ce à dire cependant qu'en acceptant ce titre je tombe dans l'erreur reprochée au prince qui, revenant de l'exil, déclara nul et non avenu tout ce qui s'était fait en son absence ? Loin de moi un semblable égarement. Non-seulement je reconnais les gouvernements qui m'ont précédé, mais j'hérite en quelque sorte de ce qu'ils ont fait de bien ou de mal : car les gouvernements qui se succèdent sont, malgré leur origine différente, solidaires de leurs devanciers. Mais, plus j'accepte tout ce que depuis cinquante ans l'histoire nous transmet avec son inflexible autorité, moins il m'était permis de passer sous silence le règne glorieux du chef de ma famille et le titre régulier, quoique éphémère, de son fils, que les Chambres proclamèrent dans le dernier élan du patriotisme vaincu. Ainsi donc le titre de Napoléon III n'est pas une de ces prétentions dynastiques et surannées qui semblent une insulte au bon sens et à la vérité : c'est l'hommage rendu à un gouvernement qui fut légitime et auquel nous devons les plus belles pages de notre histoire moderne. Mon règne ne date pas de 1815, il date de ce moment même où vous venez me faire connaître les suffrages de la nation.

Recevez donc mes remercîments, Messieurs les députés, pour l'éclat que vous avez donné à la manifestation de la volonté nationale, en la rendant plus évidente par votre contrôle, plus imposante par votre déclaration. Je vous remercie aussi, Messieurs les Sénateurs d'avoir voulu être les premiers à m'adresser vos félicitations, comme vous avez été les premiers à formuler le vœu populaire.

Aidez-moi tous à asseoir sur cette terre bouleversée par tant de révolutions un gouvernement stable qui ait pour bases la religion la justice, la probité, l'amour des classes souffrantes.

Recevez ici le serment que rien ne me coûtera pour assurer la prospérité de la patrie, et que, tout en maintenant la paix, je ne céderai rien de tout ce qui touche à l'honneur et à la dignité de la France.

 

Le lendemain, 2 décembre, à dix heures, le Préfet de la Seine proclama l'Empire du haut des marches de l'Hôtel-de-Ville, au milieu des proclamations enthousiastes de la foule ; et, à deux heures, après une revue passée par l'Empereur, dans la cour du Carrousel, le maréchal de Saint-Arnaud, ministre de la guerre, le proclama devant l'année, et M. de Persigny, ministre de l'intérieur, en ht la proclamation devant la garde nationale.

Ainsi était relevé, le 2 décembre 1852, le trône impérial, brisé en 1815 par les baïonnettes étrangères, non par le peuple, qui conserva inaltérables son respect et son affection au fondateur de la dynastie des Napoléon.

 

FIN DU PREMIER VOLUME

 

 

 



[1] Récit authentique des Événements de décembre 1851, par A. Granier de Cassagnac.