HISTOIRE POPULAIRE DE L'EMPEREUR NAPOLEON III

TOME PREMIER

 

LIVRE DEUXIÈME.

 

 

État des esprits en 1830. — Espérances que le prince Louis-Napoléon fait concevoir. — Tentative de Strasbourg. — Transportation en Amérique. — Retour. — Mort de la reine Hortense. — Le prince se réfugie en Angleterre. — Progrès des idées bonapartistes. — Le Gouvernement envoie chercher les restes de l'Empereur à Sainte-Hélène. — Tentative de Boulogne. — Échec. — Procès devant la Cour des pairs. — Le prince est condamné à la prison perpétuelle. — Forteresse de Ham. — 1836-1845.

 

En 1836, le prince Louis Bonaparte avait atteint la maturité de la jeunesse ; il avait 28 ans. L'heure du parti pris et de la suprême résolution avait sonné. Qu'allait-il faire de la destinée politique que sa naissance et la mort du duc de Reichstadt lui imposaient ? Allait-il renier son sang ? Allait-il répudier la succession impériale, que le sénatus-consulte du 8 mai 1804 lui avait transmise ?

Etre un agitateur, en Italie ou en Pologne, dont les douleurs l'imploraient, pouvait tenter son courage : une telle œuvre ne satisfaisait pas sa raison, toute remplie des principes politiques et sociaux que le Consulat et l'Empire avaient inaugurés en France, et dont la Restauration et le Gouvernement de 1830 avaient interrompu l'application.

La France, l'étude de son état présent, les moyens de fonder les institutions nécessaires au développement de son avenir : voilà ce qui remplissait sa pensée.

La bourgeoisie, profitant des antipathies et des haines suscitées par les principes et par les hommes de l'émigration, s'était emparée de la Société ; elle était partout, au pouvoir et dans l'opposition. Les Sociétés secrètes étaient remplies d'étudiants, de médecins, d'avocats, de professeurs, d'hommes de lettres, de commis, c'est-à-dire de bourgeois ne gouvernant pas, et jaloux des bourgeois qui gouvernaient.

Dans les grandes luttes armées qui, de 1830 à 1836, agitèrent la France et ensanglantèrent les rues, de quoi s'agissait-il ? — de principes ? Non ! — Il s'agissait de places.

Pendant l'enfantement de la monarchie de 1830, les républicains se comptèrent ; et, réunis en corps, ils tentèrent, le 4 août, de pénétrer jusqu'à la chambre des députés, sous le prétexte d'y apporter une pétition demandant la proclamation de la République. Combien de signatures cette pétition, rédigée sur les barricades et chauffée par l'enthousiasme de l'émeute, avait-elle réunies ? Quatre nulle, en les comptant toutes, les fausses comme les vraies.

Toutes les émeutes qui éclatèrent avant 1836 avaient donc été l'œuvre de ces mécontents bourgeois, cherchant sous le drapeau républicain la satisfaction des appétits qui restaient inassouvis sous le drapeau de la monarchie. La Société des Amis du Peuple, qui livra les combats du 5 et du 6 juin 1832 ; la Société des Droits de l'Homme, qui ensanglanta Paris le 9 avril et Lyon le 13 avril 1834 ; la Société des Familles, qui organisa, en mars 1836, la conspiration des Poudres ; la Société des Saisons, qui versa le sang du 12 mai 1837 : quels hommes comptèrent-elles pour directeurs ou pour complices ? Toujours les mêmes, Guinard, Godefroy Cavaignac, Marrast, Clément Thomas, Flocon, Recurt, Trélat, Martin Bernard, Barbes et Blanqui.

L'insuccès de ces tentatives sanglantes prouva clairement que l'opinion générale du pays ne penchait pas du côté de la forme républicaine. Le Gouvernement de Juillet sortit plus consolidé qu'ébranlé de l'épreuve des émeutes. Il y a plus : le régime républicain resta depuis lors dans les esprits associé à l'idée de violence, de désordre et de misère.

Cependant, l'établissement de Juillet n'avait pas réussi à faire croire à sa solidité. Sa meilleure chance était la prudente réserve et l'habileté du roi. Lui-même, resté ce que l'avaient fait madame de Genlis et le club des jacobins, aimant les foules et les redoutant, se maintenait en équilibre avec le point d'appui qu'il trouvait dans la garde nationale de Paris. Le jour où ce balancier viendrait à échapper de ses mains, il tomberait infailliblement.

Il avait le sentiment de l'étroitesse de la base sur laquelle reposait son Gouvernement ; et l'idée d'une catastrophe finale ne cessa jamais de l'obséder. Il usait le talent et les principes conservateurs d'une demi-douzaine d'hommes, groupés autour de lui ; et, même aux beaux jours de son règne, ne pouvant maîtriser son découragement, il disait à ses ministres : Je ne vois pas des hommes d'ordre se former et grandir derrière vous ; vous êtes les derniers romains.

Cette situation précaire d'un Gouvernement sans base, qui frappait les esprits attentifs, ne pouvait échapper au coup d-'œil pénétrant et à l'esprit méditatif du prince Louis-Napoléon. Chaque secousse pouvait détraquer ce Gouvernement exclusivement cantonné dans la sphère de la bourgeoisie, c'est-à-dire dans le milieu le plus turbulent de la Société : et il y avait à la fois de la logique et du patriotisme à appeler l'attention du public et l'étude des jeunes esprits sur des institutions nationales, assez libérales et assez conservatrices de leur nature, pour pouvoir être offertes comme terrain de ralliement aux épaves de la prochaine révolution.

Ces institutions, destinées à remplacer, soit le parlementarisme stérilement agitateur de 1830, soit la République faussement libérale des Sociétés secrètes, c'étaient celles qui étaient nées sous le Consulat et sous l'Empire, et qui pouvaient aisément s'approprier à la Société moderne. Issues du suffrage universel, et fondées sur la large base de la souveraineté nationale, ces institutions ouvraient la carrière à toutes les forces sociales : et, dirigées par une monarchie forte, sortie de l'élection populaire, agissant au nom de tous et dans l'intérêt de tous, elles offraient une garantie à l'ordre public et à la sécurité des intérêts contre l'esprit de secte et les intempérances naturelles à la démagogie.

Profondément, convaincu de l'accueil qui ne pouvait manquer d'être fait à ces doctrines par les esprits fatigués de la logomachie bruyante, échangée entre la droite, la gauche et les centres, le prince concentra toute son attention sur la recherche dès moyens les plus propres à les présenter aux esprits, de manière à les frapper.

Depuis la mort du duc de Reichstadt, arrivée le 22 juillet 1832, la politique et la dynastie napoléoniennes n'avaient plus de chef, proclamé comme tel, et en évidence. Les frères de Napoléon Ier vivaient séparés et isolés ; Joseph, aux Etats-Unis ; Lucien, Louis et Jérôme, en Italie. Peu de gens se rappelaient, en 1836, le sénatus-consulte du 8 mai 1804, qui instituait le prince Louis-Napoléon héritier du trône impérial, après son oncle, le roi Joseph, et son père, le roi Louis, et le faisait ainsi chef de la dynastie.

Il ne suffisait donc pas aux institutions du Consulat et de l'Empire de contenir tous les éléments d'une large assiette pour la Société moderne ; il fallait appeler sur ces institutions l'attention des générations nouvelles et familiariser celles-ci avec l'existence, l'intelligence et la résolution de leur représentant naturel.

Et ces idées sur l'instabilité des institutions de 1830, comme sur la convenance de tenir en réserve le grand nom de Napoléon pour des éventualités plus ou moins prochaines, ce n'était pas un rêve de l'imagination du Prince, enivré des souvenirs et des grandeurs de sa race : c'était une conviction raisonnée, qui vivait alors au fond des plus grands esprits. Chateaubriand, Lafayette et Carrel l'avaient partagée.

En 1832, M. de Chateaubriand était en Suisse. Le jeune prince, qui avait alors vingt-quatre ans, le vit plusieurs fois ; et lui ayant envoyé un écrit récemment publié, il en reçut une lettre datée de Lucerne, le 20 septembre et contenant le passage suivant :

Vous savez, prince, que mon jeune roi est en Ecosse ; que, tant qu'il vivra, il ne peut y avoir pour moi d'autre roi de France que lui. Mais si Dieu, dans ses impénétrables desseins, avait rejeté la race de Saint-Louis ; si notre patrie devait revenir sur une élection — celle de Louis-Philippe — qu'elle n'a point sanctionnée, et si ses mœurs ne lui rendaient pas l'état républicain possible, alors, prince, il n'y a pas de nom qui aille mieux à la gloire de la France que le vôtre.

En 1833, Lafayette lit dire au prince qu'il désirait vivement avoir un entretien avec lui. Le rendez-vous fut accepté, et le prince reçut l'accueil le plus cordial. Il avoua qu'il se repentait cruellement de ce qu'il avait aidé à faire en juillet ; mais, ajoutait-il, la France n'est pas républicaine, et nous n'avions alors personne à mettre à la tête de la nation. On croyait Napoléon II prisonnier à Vienne. Lafayette engagea fortement le prince à saisir la première occasion de revenir en France ; car, disait-il, ce gouvernement-ci ne pourra se soutenir, et votre nom est le seul populaire. Enfin, il promit au prince de l'aider de tous ses moyens, lorsque le moment serait arrivé[1].

 

Enfin, en 1885, le prince voulut connaître les dispositions du parti républicain à son égard, et il envoya un de ses amis auprès de Carrel, pour le sonder. Le prétexte de la visite fut l'envoie du Manuel d'artillerie, que le prince venait de publier.

M. Carrel, dit cet ami du prince, qui n'était autre que M. de Persigny, se montra républicain pur et désintéressé, plein de cette noble ambition qui n'a que la Patrie pour objet. Il parut avoir peu de confiance dans une réalisation prochaine de ses idées.

Le parti républicain, dit M. Carrel, est miné par deux causes qui paralyseront longtemps ses efforts : la première est la faute commise par une jeunesse imprudente, en exhumant les souvenirs d'une époque dont la moralité politique ne peut-être appréciée par la foule ; la seconde, c'est le manque d'un chef, et l'impossibilité d'en improviser un dans.les circonstances présentes.

Mais, répliqua l'envoyé du prince, vos travaux, vos talents, votre caractère ne vous ont-ils pas déjà élevé à celte position ?

La mort de Lafayette, reprit M. Carrel avec une modestie pleine des plus nobles sentiments, a fait jeter les yeux sur moi ; mais croyez qu'il faut, pour jouer ce rôle, le prestige de travaux plus grands, plus brillants surtout que les miens. Quand je ne puis parvenir à rallier un parti, comment me serait-il possible de les rallier tous ? — Alors, il fut question du prince.

Les ouvrages politiques et militaires de Louis Bonaparte, dit M. Carrel, annoncent une forte tête et un noble caractère. Le nom qu'il porte est le plus grand des temps modernes. C'est le seul qui puisse exciter fortement les sympathies du peuple Français. Si ce l'jeune homme sait comprendre les nouveaux intérêts de la France ; s'il sait oublier ses droits de légitimité impériale, pour ne se souvenir que de la souveraineté du Peuple, il peut être appelé à jouer un grand rôle[2].

Ainsi, dès 1835, le prince savait qu'en doutant de la solidité du régime de juillet, et en se préparant à offrir à la France la doctrine de la souveraineté nationale, alliée au plus grand nom de l'histoire moderne', il répondait, avec certitude à des éventualités sérieuses et prochaines.

Trouver la forme à l'aide de laquelle l'opinion publique serait vivement et efficacement saisie de ces grands problèmes politiques, n'était pas une chose aisée. Parmi les personnes qui, par leur intelligence ardente et leur chevaleresque dévouement, avaient conquis la confiance du prince, il s'en trouvait une dont l'esprit fin, un peu mystique, très hasardeux, se prêtait aux solutions nouvelles et difficiles : c'était M. de Persigny.

Du même âge que le prince, M. de Persigny, d'une ancienne famille du Forez, soldat volontaire à 17 ans, avait quitté le service comme sous-officier au 4mc de hussards, en 1833 ; et, jeune, enthousiaste, plein d'initiative, il avait cherché dans le journalisme un aliment à son activité. Attiré par les souvenirs de l'Empire, déduit et convaincu par la lecture du Mémorial de Sainte-Hélène, il commença, en 1834, avec ses seules ressources, une publication dans laquelle il faisait des idées napoléoniennes la base nécessaire de la société moderne. C'est à la suite de cette publication qu'il reçut du roi Joseph un cordial accueil et une lettre d'introduction auprès du prince, retiré à Arenenberg. Alors commencèrent cette affection et ce dévouement sans bornes qui ne se démentirent jamais.

D'accord sur le but, qui était de frapper fortement les esprits par l'idée d'un retour au principe de la souveraineté nationale, pour fonder un gouvernement durable, le prince et M. de Persigny étudièrent ensemble les moyens pratiques de l'atteindre. Dans le cours de cette étude commune, M. de Persigny mit en avant un projet un peu téméraire et bizarre de tonne, mais qui montre clairement que ce que poursuivaient ces deux esprits généreux, c'était bien moins une ambition personnelle à satisfaire, qu'une commotion salutaire à imprimer à l'opinion publique.

Dans ce projet, le prince aurait rédigé une adresse au peuple Français, dans laquelle, rappelant et résumant les doctrines démocratiques de la révolution, maintenues et sauvegardées par la forte autorité du Consulat et de l'Empire, il aurait invité la. nation à chercher de nouveau dans ces doctrines, confiées à une monarchie élue, la substitution d'un gouvernement stable à un gouvernement chancelant.

Cette proclamation, suivie d'une proposition d'appel au peuple, aurait été imprimée à un très grand nombre d'exemplaires ; et puis, à un jour donné, le Prince, accompagné de ses partisans déjà nombreux, l'aurait lui-même portée à Paris, les faisant distribuer partout et à tous, avec le plus de bruit et d'éclat possible.

La conséquence prévue et acceptée d'avance de cet acte de provocation au Plébiscite, c'était évidemment une arrestation et un procès ; mais ce procès rendu éclatant par la personne du principal accusé et par la cause publiquement proclamée et soutenue, ce pouvait être justement le but poursuivi, c'est-à-dire le réveil de l'esprit public, et la doctrine nationale de l'Empire tenue prête pour le premier événement qui ébranlerait la société[3].

Mais en ce moment même se produisit un deuxième projet, beaucoup plus grave, conduisant au même résultat, et qui fit écarter celui que nous venons d'ébaucher.

L'éducation militaire du Prince, ses études profondes sur l'artillerie, lui avaient fait saisir toutes les occasions naturelles qui s'étaient offertes d'entretenir des relations avec les officiers français que son mérite personnel et le prestige de son nom attiraient près de lui. Dans ce nombre, trois s'étaient montrés plus spécialement sympathiques à ses principes et à sa personne ; c'étaient M. Parquin, ancien et brave officier de l'Empire, chef d'escadron de la garde municipale de Paris, frère d'un avocat distingué du barreau de Paris, et qui avait épousé Mlle Cochelet, lectrice de la reine Hortense ; M. Armand Laity, sorti de l'École polytechnique, lieutenant, d'un bataillon de pontonniers, et M. Claude Vaudrey, l'un des plus brillants officiers de l'armée, colonel du 4e régiment d'artillerie, et ayant par intérim sous ses ordres toute l'artillerie appartenant A la garnison de Strasbourg.

L'armée était alors, comme toujours, absolument dévouée à l'ordre ; dans les redoutables émeutes qui troublèrent le règne de Louis-Philippe, elle ne fit jamais défaut à la société ; mais aucun lien ne la rattachait à la dynastie et ne l'intéressait fortement à un régime inauguré, en 1830, par une intrigue parlementaire. On pouvait donc la supposer bienveillante à toutes les perspectives ouvertes sur les souvenirs de l'Empire, dont la légende vivait indestructible dans le cœur du soldat. De nombreuses conversations avec le commandant Parquin, dont la demeure au château de Sandegg n'était, pas éloignée d'Arenenberg, avaient porté le Prince à compter sur la sympathie de l'armée ; et à la suite d'entretiens sérieux qu'il avait eus, à Bade, avec le colonel Vaudrey, il acquit la certitude qu'il n'était pas téméraire de compter sur une prise d'armes.

Cette idée, mûrie avec quelques officiers jeunes et enthousiastes, notamment avec M. Armand Laity, alors âgé de 24 ans, commandant le bataillon des pontonniers, s'empara fortement de l'esprit du Prince. En cas de réussite, c'était le but incessamment poursuivi, c'est-à-dire la Franco rendue à elle-même ; en cas d'insuccès, c'était la mort probablement, la captivité à coup sûr, mais c'était aussi la mise en scène, les plaidoiries, le bruit d'un procès, et, à l'aide de ce bruit, la publicité donnée aux doctrines et aux traditions impériales.

Le 15 octobre 1830, les généraux initiés furent convoqués. Soit hésitation, soit malentendu, ils manquèrent au rendez-vous. Craignant des indiscrétions, le prince passa outre. Le 25, il quitta sa mère, sous le prétexte d'une visite chez une cousine, aux environs de Bade ; mais comme il devait aussi conférer avec des officiers français, près de la frontière, la reine, comme avertie par un pressentiment du cœur, lui passa au doigt l'anneau de mariage de l'Empereur et de Joséphine, en lui disant : Si tu cours quelque danger, ce sera là ton talisman. Le 28, il partit de Fribourg, passa par Neuf-Brisach et Colmar et, à onze heures du soir, il entrait à Strasbourg, et allait descendre rue de la Fontaine, n° 24, chez un officier dévoué. Le lendemain matin, il faisait prévenir le colonel Vaudrey, et convoquait dans le logement occupé par M. de Persigny toutes les personnes qui devaient prendre part à l'entreprise.

Le prince avait rédigé deux proclamations, l'une aux FRANÇAIS, l'autre à l'ARMÉE. Elles résumaient toutes deux ses principes constants sur la souveraineté nationale et sur la nécessité d'y recourir pour fonder un gouvernement fort et durable. Il les lut à ses amis réunis ; en voici les principaux passages :

AU PEUPLE FRANÇAIS.

Français !

On vous trahit ; vos intérêts politiques, vos intérêts commerciaux, votre honneur, votre gloire, sont vendus à l'étranger.

En 1830, on imposa un gouvernement à la France sans consulter ni le peuple de Paris, ni le peuple des provinces, ni l'armée française : tout ce qui a été fait sans vous est illégitime.

Un congrès national, élu par tous les citoyens, peut seul avoir le droit de choisir ce qui convient le mieux à la France.

Fier de mon origine populaire, fort de quatre millions de votes qui m'appelaient au trône, je m'avance devant vous comme un représentant du peuple.

Fidèle aux maximes de l'Empereur, je ne connais d'intérêts que les vôtres, d'autre gloire que celle d'être utile à la France et à l'humanité. Sans haine, sans rancune, exempt d'esprit de parti, j'appelle sous l'aigle de l'Empereur tous ceux qui sentent un cœur français battre dans leur poitrine.

J'ai voué mon existence à l'accomplissement d'une grande mission. Du rocher de Sainte-Hélène, un rayon du soleil mourant a passé dans mon âme : je saurai garder ce feu sacré, je saurai vaincre ou mourir pour la cause du peuple.

Hommes de 1789, hommes du 20 mars 1815, hommes de 1830, levez-vous ! Voyez ce qui vous gouverne ; voyez l'aigle, emblème de gloire, symbole de liberté, et choisissez !

Vive la France !

NAPOLÉON.

 

A L'ARMÉE.

Soldats !

Le moment est venu de recouvrer votre ancienne splendeur. Faits pour la gloire, vous pouvez moins que d'autres supporter plus longtemps le rôle honteux qu'on vous fait jouer.

Soldats ! reprenez ces aigles que nous avions dans nos grandes journées ; les ennemis de la France ne peuvent en soutenir les regards ; ceux qui nous gouvernent ont déjà fui devant elles ! Délivrer la patrie des traîtres et des oppresseurs, protéger les droits du peuple, défendre la France et ses alliés contre l'invasion, voilà la route où l'honneur vous appelle, voilà votre sublime mission.

Soldats français ! quels que soient vos antécédents, venez tous vous ranger sous le drapeau tricolore régénéré ; il est l'emblème de vos intérêts et de votre gloire. La patrie divisée, la liberté trahie, l'humanité souffrante, la gloire en deuil comptent sur vous ; vous serez à la hauteur des destinées qui vous attendent !

Soldats de la République, soldats de l'Empire ! que mon nom réveille en vous votre ancienne ardeur. Et vous, jeunes soldats, qui êtes nés comme moi au bruit du canon de Wagram, souvenez-vous que vous êtes les enfants des soldats de la grande armée. Le soleil de cent victoires a éclairé notre berceau : que nos hauts faits ou notre trépas soient dignes de notre naissance ! Du haut du ciel, la grande ombre de Napoléon guidera nos bras, et, contente de nos efforts, elle s'écriera : Ils étaient dignes de leurs pères.

Vive la France !

NAPOLÉON.

 

L'esprit de ces deux proclamations résume la tradition impériale : amour du peuple, culte de l'armée ; appel à la confiance de l'un et au concours spontané de l'autre.

Il est essentiel de bien constater qu'au moment de s'adresser à l'armée, le Prince n'entendait nullement l'employer à asservir le pays, mais seulement à faire d'elle la gardienne de la souveraineté nationale et du suffrage universel. Il voulait, comme représentant de l'Empire, être acclamé, non imposé ; il ne prétendait pas davantage faire servir des régiments dévoués à soumettre des régiments hostiles ; il s'adressait à l'idée, non à la force. Il allait essayer la puissance de son nom et de ses principes sur les soldats ; et c'est uniquement de cette sympathie qu'il attendait le succès de sa cause.

La garnison de Strasbourg comprenait le 3e et le 4e d'artillerie ; le 36e et le 46e de ligne, le 14e léger et un bataillon de pontonniers.

Le 30 octobre, à 5 heures du matin, le colonel Vaudrey fait sonner l'assemblée au quartier d'Austerlitz, occupé par le 4° d'artillerie. Les soldats se lèvent, prennent les armes et se forment en carré. Au bruit des clairons, le Prince, qui se tenait prêt dans une maison voisine, accourt avec ses amis, en disant : allons, messieurs, allons voir si la France se souvient encore de vingt années de gloire.

Le colonel Vaudrey, le sabre à la main, fait porter les armes, et présente le Prince au régiment, en lui adressant ces paroles :

Soldats du 4e régiment d'artillerie, une grande révolution commence en ce moment sous les auspices du neveu et du fils adoptif de l'Empereur Napoléon. Ce prince est devant vous et vient se mettre à votre tête. Il arrive sur le sol de la patrie, pour rendre au peuple ses droits usurpés, à l'armée sa gloire que son nom rappelle, à la France des libertés qu'on méconnaît. Il compte sur votre courage, sur votre dévouement et sur votre patriotisme, pour accomplir cette grande et glorieuse mission.

Soldats, votre colonel a répondu de vous ! répétez donc avec lui : Vive Napoléon ! vive l'Empereur !

Un hourra d'enthousiasme accueillit ces paroles. Alors le Prince, s'adressant aux soldats de ce 4e régiment, qui était l'ancien régiment de La Fore, dans lequel Napoléon Bonaparte avait servi comme capitaine, en 1792, et qui, au retour de l'île d'Elbe, avait accueilli l'Empereur à Grenoble, lui présenta l'aigle porté à ses côtés par l'un de ses officiers[4], et lui dit :

Soldats, voici le symbole de la gloire française. Pondant quinze ans, il a conduit nos pères à la victoire ; il a brillé sur tous les champs de bataille ; il a traversé toutes les capitales de l'Europe. Soldats, ralliez-vous à ce noble étendard ; je le confie à votre honneur, à votre courage : marchons ensemble contre les oppresseurs de notre patrie, au cri de Vive la France !

Cette courte et patriotique harangue exalta et enleva les artilleurs du 4e régiment ; les sabres s'agitaient et les cris de vive l'Empereur remplissaient le quartier. Jusqu'ici la cause était gagnée.

Ce succès obtenu, il s'agissait de le généraliser et de l'étendre aux troupes de la ville entière. Les rôles furent immédiatement distribués. Accompagnés de petits détachements, les amis du Prince allèrent remplir diverses missions. M. de Persigny fut chargé de mettre en état d'arrestation le préfet du département, M. Chopin d'Arnouville ; M. Lombard, aide-major, alla faire imprimer les proclamations ; le lieutenant Pétry s'empara du télégraphe ; le lieutenant de Schaller alla s'assurer du colonel du 3e d'artillerie et du général de brigade ; enfin le 1er d'artillerie, ayant à sa tête le Prince, le colonel Vaudrey et le commandant Parquai, se dirigea vers le quartier général, où était le général Voirol, commandant la division militaire.

Malgré l'heure matinale, un grand nombre d'habitants, attirés par le bruit et la nouveauté du spectacle, se réunirent aux soldats, avec des démonstrations sympathiques. L'aigle, porté par M. de Querelles, attirait les regards et frappait les esprits. Le quartier de la gendarmerie, devant lequel passa le cortège, prit spontanément les armes, et cria vive l'Empereur ! L'enivrement gagna le quartier général lui-même ; la garde présenta les armes, et les propres domestiques du général Voirol, fascinés comme les autres, ouvrirent les portes avec empressement et crièrent plus fort que personne.

Suivi du colonel Vaudrey et du commandant Parquin, le prince monta chez le général, sur le concours duquel il avait cru pouvoir fonder quelques espérances. Quoique très dévoué à la mémoire de Napoléon Ier, le général Voirol, après avoir hésité un instant, refusa son concours, et, s'adressant au colonel Vaudrey. il lui dit qu'il allait envoyer des ordres à la garnison.

La garnison n'est plus sous vos ordres, reprit vivement le colonel ; vous êtes mon prisonnier.

Immédiatement, un détachement aux ordres du commandant Parquin ayant été chargé de la garde du général Voirol, on se mit en marche vers la caserne de la Finckmatt, occupée parle 46me de ligne.

Cependant le succès semblait s'affirmer de plus en plus, la population devenait plus ardente, le 3e d'artillerie et le bataillon des pontonniers étaient déjà en marche pour se rendre au quartier du 4e, et les amis du prince crurent à un triomphe définitif. Dès le début de l'entreprise, l'un d'eux avait reçu en dépôt deux lettres pour la reine Hortense, l'une annonçant le succès, l'autre le revers ; la première fut envoyée.

L'ordre avait été donné de prendre, pour se rendre de la ville à la Finckmatt, le chemin du rempart, voie large, aisée, aboutissant à une grille fermant l'extrémité de la cour. Par suite d'un malentendu fatal, la tête du régiment s'engagea dans une ruelle étroite partant du faubourg de Pierre et aboutissant à la grille principale de la caserne. Le premier chemin eut permis au prince de se présenter à la tête d'un régiment tout entier, marchant déployé sous ses ordres. Le second l'obligea de ne prendre avec lui que quatre cents hommes environ, et de laisser plus de la moitié des troupes dans la grande rue du Faubourg, comme pour assurer la retraite. A l'arrivée des artilleurs, les soldats du 46e était dans leurs chambres, occupés des travaux du matin. L'arrivée des artilleurs les attire aux fenêtres, le prince leur adresse quelques paroles, les artilleurs crient : vive Napoléon ! Aussitôt, l'enthousiasme gagne les fantassins, ils descendent dans la cour, se joignent à leurs camarades, entourent le prince avec une curiosité empressée et respectueuse, et le saluent de leurs cris enthousiastes.

Ici et tout à coup, la scène change. Un officier du 46e, le lieutenant Pleignier, logé dans la caserne, descend de sa chambre, se mêle aux soldats, essaie de les ramener, et, pour y réussir, a recours à une imposture. Il dit aux soldats qu'au lieu d'un héritier de l'Empereur, ils n'ont devant eux qu'un aventurier, usurpateur d'un nom et d'un titre qui ne sont pas les siens. A ces mots, les soldats deviennent hésitants.

Au moment même arrive le colonel Taillandier, avec un capitaine d'état major ; ils reprennent l'affirmation mensongère du lieutenant Pleignier, et disent aux soldats : ce n'est pas le neveu de l'empereur, c'est le neveu du colonel Vaudrey. Le capitaine d'état major ajoute : je le reconnais.

Ces affirmations, sincères ou imaginées pour la circonstance, changent les dispositions du 46e de ligne, qui se croit joué. Le colonel Taillandier saisit avec rapidité cette minute de mécontentement, ordonne de fermer les portes, range les soldats, fait prendre les armes et ordonne de charger les artilleurs. De son côté, le Prince fait battre la générale, les artilleurs agitent leurs sabres, chargent leurs mousquetons et la mêlée est au moment de commencer.

Mais le Prince, qui voulait agir par l'ascendant moral, et non par la force, se jette au milieu des soldats du 46e, essayant de les désabuser. On ne l'écoute plus. Voyant le danger qu'il court, les artilleurs l'enlèvent et le placent au milieu d'eux. Pendant cette scène, le peuple amoncelé, hors des grilles, sur le rempart, ne cesse de crier : Vive l'empereur ! Il lance des pierres au 46e, et encourage de ses vivats le 4e d'artillerie.

Placés entre la nécessité de verser du sang ou de se rendre, le Prince et le colonel Vaudrey n'hésitèrent pas. Le colonel fut placé dans la chambre du lieutenant Pleignier, et le Prince et ses amis furent conduits à la Prison Neuve. En y entrant le prince dit à ceux qui l'entouraient : Au moins, je ne mourrai pas dans l'exil.

Il écrivit aussitôt au général Voirol pour se déclarer seul coupable de l'entreprise : et puis, il adressa à la reine Hortense la lettre suivante :

Ma chère mère,

Vous avez dû être bien inquiète de ne pas recevoir de mes nouvelles, vous qui me croyez chez ma cousine ; mais votre inquiétude redoublera lorsque vous apprendrez que j'ai tenté à Strasbourg un mouvement qui a échoué. Je suis en prison, ainsi que d'autres officiers ; c'est pour eux seuls que je suis en peine, car moi, en commençant une telle entreprise, j'étais préparé à tout.

Ne pleurez pas, ma mère, je suis victime d'une belle cause, d'une cause toute française : plus tard on me rendra justice et on me plaindra.

Hier, dimanche, à cinq heures, je me suis présenté devant le 4e d'artillerie, qui m'a reçu aux cris de vive l'empereur ! Nous avions détaché du monde. Le 46e a résisté ; nous nous sommes trouvés pris dans la cour de la caserne. Heureusement il n'y a pas eu de sang français répandu ; c'est ma consolation dans mon malheur ! Courage, ma mère, je saurai soutenir jusqu'au bout l'honneur du nom que je porte...

Adieu, ne vous attendrissez pas inutilement sur mon sort. La vie est peu de chose ; l'honneur et la France sont tout pour moi.

Je vous embrasse de tout mon cœur,

Votre tendre et respectueux fils,

L.-N. B.

 

Le prince resta neuf jours en prison et au secret, attendant sa mise en jugement.

Dans l'instruction qu'il subit, le juge eut avec le prince le dialogue suivant : — D. Vous vouliez établir un gouvernement militaire ? — R. Je voulais établir un gouvernement fondé sur l'élection populaire. — D. Qu'auriez-vous fait, vainqueur ? — J'aurais assemblé un congrès national.

Le 9 novembre, à sept heures du soir, il fut extrait delà prison et conduit à la Préfecture, où l'attendaient le préfet, M. Chopin d'Arnouville, et M. le général Voirol, commandant la division militaire. Une chaise de poste attelée était à la porte de l'hôtel. Le préfet lui signifia l'ordre qu'il avait de l'envoyer immédiatement à Paris. Le Prince protesta avec la dernière énergie contre un acte qui le séparait de ses amis, laissés à Strasbourg pour y subir les chances d'un jugement et les' suites d'une condamnation, qui devait paraître inévitable. Sa protestation fut vaine ; il monta dans la chaise de poste, accompagné du colonel Cuynat, commandant de la gendarmerie de la Seine, et du lieutenant Thiboutot, mort, sous la Présidence, commandant du palais de l'Elysée,

Deux jours après, le 11 novembre, la chaise de poste entrait, à deux heures du matin, dans la cour de la préfecture de police, à Paris, et le prince était introduit dans le cabinet de M. Gabriel Delessert. Là, il apprit que la reine Hortense était venue en France, pour implorer la clémence du roi ; et le préfet ajouta que, par ordre du gouvernement, le prince devait, après deux heures de repos, partir pour Lorient, où il serait embarqué pour les Etats-Unis, à bord de la frégate l'Andromède.

Cette décision frappait deux fois le prince, d'abord dans ses affections, en le séparant de ses amis, ensuite dans ses espérances, en faisant évanouir la perspective d'un débat public, où il exposerait ses doctrines.

Il remontra vivement à M. Delessert que sa présence était nécessaire à la défense de ses amis, puisqu'il était le principal et le vrai coupable, et que lui seul pouvait donner au jury les explications nécessaires pour éclairer ses délibérations. Ces observations étaient justes ; mais le préfet de police avait des ordres formels et précis, derrière lesquels il ne manqua pas de s'abriter. Il ajouta que le gouvernement obéissait à un précédent, et qu'on lui appliquait le traitement dont on avait usé envers la duchesse de Berry.

Le prince n'eut garde d'accueillir ces raisons ; il demanda justice, la justice faite à tous, repoussant surtout avec une douloureuse indignation une fausse indulgence, qui ne semblait l'épargner que pour mieux frapper les amis attachés à sa doctrine, à sa personne et à sa destinée.

Comme il est naturel de le penser, le parti du gouvernement était pris, et la résistance fut inutile. Après avoir écrit au roi, pour réclamer des juges, et à M. Odilon Barrot, pour lui recommander la défense du colonel Vaudrey et de ses autres amis, le Prince partit pour Lorient dans la nuit même, et il fut déposé, le 14 novembre, dans la citadelle de Port-Louis, où il passa quelques jours, en attendant le départ de la frégate, retardée par des vents contraires.

Vingt-deux ans plus tard, le Prince, devenu l'empereur Napoléon III, visitait la Bretagne avec l'Impératrice ; après avoir reçu à Brest la visite de la reine d'Angleterre et du prince Albert, il se rendit à Lorient, le 13 août 1858, pour assister au lancement de la frégate le Calvados. Si près de Port-Louis, il ne résista pas au plaisir de visiter la chambrette où il avait été prisonnier, au mois de novembre 1836 ; il fut récompensé de sa peine en retrouvant les souvenirs de bouté qu'il y avait laissés.

Une bonne vieille, madame Perreaux, veuve d'un ancien garde du génie, qui avait eu pour le Prince les soins d'une mère pendant son séjour dans la citadelle, l'accueillit avec des yeux pleins de larmes. Ah ! je vous reconnais bien, disait l'excellente femme, vous n'avez pas changé, vous avez l'air aussi bon qu'autrefois, car vous étiez un bien bon jeune homme. Vous souvenez-vous qu'un jour j'étais à chercher des draps dans le haut de cette armoire, et vous m'avez donné la main pour descendre ?... — Je vous la donnerai encore aujourd'hui, ma bonne mère, — répondit l'Empereur, en tendant la main à madame Perreaux. Ainsi était-il, plein de bienveillance pour tous : appelant près de lui à l'Elysée, en 1850, le lieutenant Thiboutot, qui l'avait conduit de Strasbourg à Paris, et de Paris à Lorient, et nommant, en 1852, commissaire central à Toulouse, M. Chopin d'Arnouville, le fils du préfet qui l'avait, avec le général Voirol, gardé neuf jours au secret.

Embarqué le 25 novembre, à bord de l'Andromède, le prince prit la mer pour une destination inconnue, car le commandant, M. Henri de Villeneuve, capitaine de vaisseau, avait des ordres cachetés, qu'il ne devait ouvrir qu'au large. Les ordres ouverts prescrivaient au commandant de se rendre à Rio-Janeiro, d'y renouveler ses vivres et d'aller de là à New-York, où il mettrait à terre son prisonnier.

A quoi bon ce détour de trois mille lieues, imposé à une frégate destinée aux mers du Sud, et qui par conséquent devait faire deux ibis la traversée du Brésil aux Etats-Unis ? L'explication s'offre d'elle-même. Le Gouvernement redoutait le bruit qui devait se faire autour du procès de Strasbourg, et il voulait tenir le prince éloigné, au moins jusqu'après le verdict du jury. Il réussit à cet égard, car les assises chargées déjuger les complices du Prince s'ouvrirent le G janvier 1837, et le prince ne débarqua à New-York que le 30 mars ; mais au point de vue politique, qui dominait la question, le Gouvernement, échoua misérablement, car le jury de Strasbourg acquitta tous les prévenus, à l'unanimité.

Que s'était-il passé après l'échec de Strasbourg et l'arrivée du prince à Paris, dans le cabinet du préfet de police ?

Au reçu de la seconde lettre du prince qui lui annonçait l'insuccès de sa tentative et son arrestation, la reine Hortense, bravant les lois d'exil du 12 janvier 1816 et du 10 avril 1832, était accourue pour sauver la vie de son fils. Là, pendant les quelques heures de son séjour, elle apprend qu'il ne sera pas jugé, mais seulement envoyé en Amérique. Rassurée, elle revint en Suisse, et se résigna, sur une nouvelle lettre du prince, à ne pas le suivre dans un exil dont le lieu restait d'ailleurs encore inconnu.

Pendant les deux heures qu'il lui fut donné de passer à Paris, avant son départ pour Lorient, la pensée du prince fut principalement remplie du souvenir de ses amis, qu'il laissait prisonniers à Strasbourg. Il employa, comme nous l'avons dit, ces deux heures à écrire une lettre à M. Odilon Barrot, qu'il priait d'accepter leur défense ; lettre célèbre, dont les principaux passages doivent trouver leur place ici ; ils offrent en effet une expression fidèle des sentiments du prince et des doctrines qui n'ont jamais cessé de le guider.

 

De la part de mes co-accusés, dit-il, il n'y a pas eu complot ; il n'y a eu que l'entraînement du moment : moi seul ai tout combiné ; moi seul ai fait les préparatifs nécessaires. J'avais déjà vu le colonel Vaudrey avant le 30 octobre, mais il n'avait pas conspiré avec moi. Le 29, à huit heures du soir, personne, excepté moi, ne savait que le mouvement aurait lieu le lendemain ; je ne vis le colonel Vaudrey que plus tard. M. Parquin était venu à Strasbourg pour ses affaires : le 29 au soir, seulement, je le fis appeler ; les autres personnes connaissaient ma présence en France, mais en ignoraient le motif. Je ne réunis que le 29 au soir les personnes actuellement accusées, et ne leur fis part de mes intentions que dans ce moment. Le colonel Vaudrey n'y était pas ; les officiers de pontonniers sont venus se joindre à nous, ignorant d'abord de quoi il s'agissait.

Je tins au colonel Vaudrey, lorsque je le vis, et aux autres personnes, le 29 au soir, le langage suivant : — Messieurs, vous connaissez tous les griefs de la nation envers le gouvernement du 9 août, mais vous savez aussi qu'aucun parti existant aujourd'hui n'est assez fort pour le renverser, aucun assez puissant pour réunir tous les Français, si l'un d'eux parvenait à s'emparer du pouvoir. Cette faiblesse du gouvernement, comme cette faiblesse des partis, vient de ce que chacun ne représente que les intérêts d'une seule classe de la société. Les uns s'appuient sur le clergé et la noblesse, les autres sur l'aristocratie bourgeoise, d'autres enfin sur les prolétaires seuls. Dans cet état des choses, il n'y a qu'un seul drapeau qui puisse rallier tous les partis, parce qu'il est le drapeau de la France et non celui d'une faction : c'est l'aigle de l'Empire.

Sous cette bannière, qui rappelle tant de souvenirs glorieux, il n'y a aucune classe expulsée : elle représente les intérêts et les droits de tous.

L'empereur Napoléon tenait son pouvoir du peuple français ; quatre fois son autorité reçut la sanction populaire ! En 1804, l'hérédité clans la famille de l'Empereur fut reconnue par quatre millions de votes ; depuis, le peuple n'a plus été consulté... Comme l'aîné des neveux de Napoléon, je puis donc me considérer comme le représentant de l'élection populaire, je ne dirai pas de l'Empire, parce que, depuis vingt ans, les idées et les besoins de la France ont dû changer. Mais un principe ne peut être annulé par des faits ; il ne peut l'être que par un autre principe ; or, ce ne sont pas les douze cent mille étrangers de 1815, ce n'est pas la Chambre des 221 de 1830 qui peuvent rendre nul le principe de l'élection de 1804.

Le système napoléonien consiste à faire marcher la civilisation sans discorde et sans excès, à donner l'élan aux idées, tout en développant les intérêts matériels, à raffermir le pouvoir en le rendant respectable, à discipliner les masses d'après leurs facultés intellectuelles, enfin à réunir autour de l'autel de la patrie les Français de tous les partis, en leur donnant pour mobile l'honneur et la gloire.

Remettons, leur dis-je, le peuple dans ses droits, l'aigle sur nos drapeaux et la stabilité clans nos institutions. Eh quoi ! m'écriai-je enfin, les princes du droit divin trouvent bien des hommes qui meurent pour eux dans le but de rétablir les abus et les privilèges ; et moi, dont le nom représente la gloire, l'honneur et les droits du peuple, mourrai-je donc seul dans l'exil ! Non ! m'ont répondu mes braves compagnons d'infortune, vous ne mourrez pas seul, nous mourrons avec vous ou nous vaincrons ensemble pour la cause du peuple français.

L'intérêt manifeste du gouvernement était de faire en sorte que l'opinion glissât sur la grave affaire de Strasbourg. Bien que dévouée à l'ordre, l'armée tout entière, officiers et soldats, était frémissante aux souvenirs de l'Empire. On n'avait pas pu donner des gardes au Prince, sans lui donner en même temps des amis. Embarqué à bord de l'Andromède, ce fut à qui, de l'équipage au commandant, lui témoignerait le plus d'égards. Le commandant de Villeneuve céda au Prince sa propre chambre, à l'arrière de la frégate. Le 1er janvier, le Prince l'écrivait ainsi à la reine Hortense :

Le 1er janvier 1837.

Ma chère maman, c'est aujourd'hui le premier jour de l'an ; je suis à quinze cents lieues de vous, dans une autre hémisphère : heureusement la pensée parcourt tout cet espace en moins d'une seconde. Je suis près de vous, je vous exprime tous mes regrets de tous les tourments que je vous ai occasionnés, je vous renouvelle l'expression de ma tendresse et de ma reconnaissance.

Ce matin, les officiers sont venus en corps me souhaiter la bonne année ; j'ai été sensible à cette attention de leur part. À quatre heures et demie, nous étions à table ; comme nous sommes à 17 degrés de longitude plus ouest que Constance, il était en même temps sept heures à Arenenberg ; vous étiez probablement à dîner ; j'ai bu en pensant à votre santé ; vous en avez peut-être autant fait pour moi, du moins je me suis plu à le croire dans ce moment-là. J'ai songé aussi à mes compagnons d'infortune ; hélas ! je songe toujours à eu a- ! J'ai pensé qu'ils étaient plus malheureux que moi, et cette idée m'a rendu bien plus malheureux qu'eux.

A propos de frégate, le commandant m'a dit que celle qui portait votre nom est actuellement dans la mer du sud, et s'appelle la Flore.

Les assises du Bas-Rhin s'ouvrirent, avons-nous dit, le 6janvier 1837. Les accusés étaient au nombre de treize.

Sept étaient présents : MM. Claude-Nicolas Vaudrey ; — Armand Laity ; — Denis-Charles Parquin : — Henri-Richard Sigefroi de Quérelles ; — Charles Emmanuel-Raphaël de Gricourt ; — Frédéric, comte de Bruc ; — Mme Eléonore Brault, veuve Gordon.

Six étaient contumaces : MM. Louis Dupenhouat ; — Charles-Philippe-François Pétry ; — Michel-Jean-François Régis Gros ; — André-Nicolas de Shaller ; — Fialin, vicomte de Persigny ; — Jules-Barthelemy Lombard.

Les accusés eussent été bien plus nombreux, si le gouvernement l'avait voulu ; mais, pour atténuer la part très sérieuse que la garnison de Strasbourg avait prise à l'affaire du 30 octobre, on n'avait traduit devant la Cour d'assises que ceux dont la participation à cette affaire avait été tellement manifeste, qu'il eut été scandaleux de les laisser impunis.

Au milieu de ces officiers se trouvait Eléonore Brault, fille d'un capitaine de la garde impériale, veuve depuis 1835 de M. Gordon, commissaire de guerres en Espagne dans la légion Evans, qu'elle avait épousé à Londres, en 1831. Eléonore Brault, née en 1808, était entrée au Conservatoire malgré les instances de sa famille ; et, après avoir débuté à l'Odéon, elle avait chanté avec succès à Milan, à Venise et à Londres. Venue à Strasbourg au mois d'août 1836, elle eut connaissance de la tentative du 30 octobre, y prit une part active ; et ce fut elle, dit-on, qui favorisa l'évasion de M. de Persigny.

Le lecteur connaît déjà la plupart des accusés. M. de Bruc était un ancien chef d'escadron, en non activité ; M. de Querelles avait été lieutenant au 61e de ligne ; et M. de Gricourt était allié à la famille de Beauharnais.

Ce fut M. Rossée, procureur général à Colmar, qui dressa l'acte d'accusation, pièce médiocre où l'on insinuait que le prince Louis-Napoléon pouvait bien n'avoir pas été étranger à l'attentat de Fieschi. M. Rossée était assisté de M. Devaux, avocat général, et de M. Gérard, procureur du roi. La Cour était présidée par M. le conseiller Gloxin.

M. Ferdinand Barrot plaida avec talent pour le colonel Vaudrey ; M. Thiériet, professeur de droit à la Faculté de droit de Strasbourg, pour M. Laity ; M. Parquin, pour le commandant, son frère ; M. Chauvin-Beillard, pour M. de Gricourt ; M. Mari in, pour M. de Querelles ; M. Liechtenberger, pour M. de Bruc et madame Gordon. Les interrogatoires durèrent sept jours ; et M. le procureur général Rossée ne prononça son réquisitoire que le 13. Après quatre jours de plaidoiries, M. le procureur du roi Devaux répondit aux avocats, le 17. Ce fut M. Parquin qui répliqua. Sa péroraison parut si belle, que les poètes de Strasbourg crurent qu'elle méritait d'être mise en vers.

Le 18 janvier, M. le président Gloxin résuma les débats. Au moment où le jury se retirait pour délibérer, un tumulte immense éclata dans la salle. La foule s'écriait : Acquittez-les ! acquittez-les ! Le président donna ordre aux gendarmes de faire évacuer l'enceinte.

La délibération du jury dura vingt minutes. Entré dans la salle à onze heures et demie, il en sortit à midi moins dix minutes. M. Weis de Truchtersheim, chef du jury, lut la déclaration, qui était négative sur tous les points.

Le président de la Cour prononça l'acquittement, qui fut salué par des acclamations enthousiastes. M. Armand Laity affirme, dans sa brochure de 1838, que des mesures avaient été prises par un grand nombre d'officiers de la garnison pour enlever les accusés, en cas de condamnation.

Mis immédiatement en liberté, les accusés furent, à leur sortie, acclamés par la foule ; et le rédacteur de l'Observateur des Tribunaux, présent aux débats, caractérise ainsi l'effet du verdict du jury : Pendant l'après-midi, Strasbourg a eu un air de fête, et la garnison elle-même a partagé cette satisfaction générale.

Il est inutile d'insister sur l'impression que cet acquittement produisit dans toute la France. La tentative du 30 octobre 1836 était, amnistiée par l'opinion.

Pendant ces débats, le Prince naviguait vers sa destination lointaine. Arrivé à Rio-Janeiro, le 10 janvier, il remonta vers le nord ; et, après quelques jours d'escale, fut débarqué à New-York le 30 mars 1837. Il resta tout d'abord flottant entre les diverses résolutions qui s'offraient à son esprit. L'exemple d'Achille Murai, fils aîné de l'ancien roi de Naples et son cousin, qui s'était créé par son énergie une situation dans le sud, flattait son activité. Il avait placé chez un banquier de New-York les fonds dont il avait pu disposer, et en attendant l'heure de sa résolution définitive, il pensait à ses amis de Strasbourg, dont il venait d'apprendre l'acquittement.

Voici en quels termes il exprimait ses sentiments au colonel Vaudrey, à la date du 15 avril :

Mon cher colonel,

Vous ne sauriez vous imaginer combien j'ai été heureux en apprenant votre acquittement en débarquant aux Etats-Unis ; pendant quatre mois et demi, je n'ai cessé un moment d'être péniblement préoccupé de votre sort. Dès le moment où j'ai été mis en prison jusqu'à mon départ de France, je n'ai cessé de faire tout ce qui dépendait de moi pour alléger la position de mes compagnons d'infortune, et, tout en intercédant en leur faveur, je n'ai rien fait, comme vous pouvez le croire, qui soit contraire à la dignité du nom que je porte. Deux fois seulement mes larmes ont trahi ma douleur ; c'est lorsque entraîné loin de vous, je sus que je ne serais pas jugé, et lorsqu'en quittant la frégate, j'allais recouvrer ma liberté.

La lettre que vous m'avez écrite m'a fait grand plaisir ; je suis heureux de penser que tout ce que vous avez souffert n'a pas altéré l'amitié que vous me portiez et à laquelle j'attache un si haut prix.

Pendant deux mois j'ai navigué entre les tropiques sous le vent de Sainte-Hélène. Hélas ! je n'ai pas pu apercevoir le rocher historique ; mais il me semblait toujours que les airs me rapportaient ces dernières paroles que l'Empereur mourant adressait à ses compagnons d'infortune... J'ai sanctionné tous les principes de la Révolution, je les ai infusés dans mes lois, dans mes actes ; il n'y en a pas un seul que je n'aie consacré ; malheureusement les circonstances étaient graves... La France me juge avec indulgence, elle me tient compte de mes intentions, elle chérit mon nom, mes victoires ; imitez-la, soyez fidèles aux opinions que nous avons défendues, à la gloire que nous avons acquise ; il n'y a hors de là que honte et confusion !

Ces belles paroles, colonel, vous les aviez bien comprises !

 

Cette lettre peint fidèlement l'âme du prince, qui, dans l'exil ou sur le trône, resta toujours fidèle à ces deux choses, ses principes et ses amitiés.

L'indécision du prince au sujet de son séjour aux États-Unis ne fut pas de longue durée. Une lettre de la reine Hortense, datée du 3 avril, et reçue dans les premiers jours du mois de mai, détermina sa rentrée en Europe. La santé de la reine traversait une crise dangereuse, et, en prévision de sa mort qui pouvait être prochaine, elle envoyait à son fils des conseils et sa bénédiction.

Mon cher fils, écrivait la reine Hortense, on doit me faire prochainement une opération absolument nécessaire. Si elle ne réussissait pas, je t'envoie par cette lettre ma bénédiction. Nous nous retrouverons, n'est-ce pas ? dans un meilleur monde, où tu ne viendras me rejoindre que le plus tard possible ; et tu penseras qu'en quittant celui-ci je ne regrette que toi, que ta bonne tendresse qui seule m'y a fait trouver quelque charme. Cela sera une consolation pour toi, mon cher ami, de penser que par tes soins tu as rendu ta mère heureuse autant qu'elle pouvait l'être ; tu penseras à toute mon affection pour toi, et tu auras du courage.

Pense qu'on a toujours un œil bienveillant et clairvoyant sur ce qu'on laisse ici-bas, mais bien sûr on se retrouve. Crois à cette douce idée, elle est trop nécessaire pour ne pas être vraie. Je te presse sur mon cœur, mon cher ami ; je suis bien calme, bien résignée, et j'espère encore que nous nous reverrons dans ce monde-ci. Que la volonté de Dieu soit faite.

Ta tendre mère.

HORTENSE.

 

Le prince ne pouvait, résister et. ne résista pas à cet appel .suprême ; il partit pour l'Europe, travers ;' ! F Angleterre et la Belgique., et arriva à Arenenberg au mois d'août. Les pressentiments de la Reine Hortense se réalisaient ; sa santé dévastée annonçait une fin prochaine ; et, le 5 octobre 1837, le Prince lui ferma les yeux.

Quoique toujours cher par les souvenirs de l'enfance, Arenenberg, depuis la mort de la Reine, devenait douloureux à habiter. Le prince acheta, à une petite distance, mais plus près de Constance, sur le territoire hospitalier de la Suisse, dans le canton de Thurgovie, le petit château de Gottlieben. Ses goûts laborieux, son caractère élevé, sa vie honorable, les bienfaits de la reine Hortense, avaient depuis longtemps gagné l'affection publique ; et le canton de Thurgovie lui avait décerné le titre honorifique de citoyen, par une patente dont les termes méritent d'être reproduits :

La commune de Saltenstein ayant accordé à Son Altesse le. prince Napoléon le droit de bourgeoisie, en reconnaissance des nombreux bienfaits dont elle n'a cessé d'être l'objet de la part de la duchesse de Saint-Leu et de sa famille pendant leur séjour à Arenenberg, le Grand Conseil a non-seulement ratifié cet acte par un décret en date du 14 avril de cette année, mais il a, en outre, et à l'unanimité octroyé au prince Louis-Napoléon les droits de citoyen honoraire, pour prouver combien il a en haute et singulière estime la magnanimité de cette famille, et combien lui est cher l'attachement qu'elle professe pour le canton.

Ainsi fait à Frauenfeld, le 30 avril 1832.

Signé : ANDERWERT.

Le secrétaire d'Etat, MÖRIKOPER.

 

Dans cette retraite de Gottlieben, le Prince vivait isolé, partagé entre sa douleur et ses travaux, recevant un petit nombre d'amis, et préoccupé de la place qu'il devait avoir dans l'opinion publique. Cette place, il la voulait surtout correcte. Il voulait passer pour un semeur d'idées, non pour un ouvrier d'agitation. M. Armand Laity vint passer quelques jours près de lui, après la' mort delà Reine Hortense ; et il lui soumit une brochure destinée à mettre dans leur vrai jour les événements de Strasbourg. Le Prince en approuva l'esprit et le but. Elle parut à Strasbourg, au commencement de l'année 1838. Ce travail disait ce que le Prince eût dit lui-même à ses juges, si on lui en avait donné ; et il annonçait à la France qu'elle trouverait, lors de son prochain et inévitable, bouleversement, la doctrine nationale de l'Empire pour la relever, et son héritier pour la conduire.

La presse favorable à la monarchie de Juillet avait affecté beaucoup de dédain pour l'affaire de Strasbourg ; mais le gouvernement, qui avait éprouvé le contre-coup de l'ébranlement qu'en avait reçu l'opinion publique, l'avait jugée fort grave. La brochure de M. Laity lui parut un nouvel assaut livré au trône. Elle fut déférée au jugement de la Cour des Pairs.

Cette brochure, écrite avec gravité et avec modération, mettait à nu d'une manière habile et dangereuse la fragilité du régime de Juillet. Elle ne se bornait pas à raconter la tentative du 30 octobre ; elle la rendait plausible dans son principe, et faisait toucher du doigt lés petits incidents qui en avaient arrêté le succès, déjà acquis dès la première heure. On crut nécessaire d'en arrêter l'effet, qui ne pouvait être que désastreux.

Déposée le 16 juin 1838 à la direction de la librairie, et vendue librement pendant cinq jours, la brochure le Prince Napoléon à Strasbourg fut saisie le 21, et son auteur mis en état d'arrestation. Le même jour, M. Martin du Nord, garde des sceaux, portait à la chambre des Pairs une ordonnance royale aux termes de laquelle M. Laity, accusé du crime d'attentat contre la sûreté de l'Etat, devait être traduit devant la Cour. Immédiatement après cette lecture, les tribunes étaient évacuées, la séance devenait secrète, et la Chambre se constituait en Cour de justice.

M. Franck-Carré, procureur général, assisté de M. Boucly, son substitut, lut immédiatement son réquisitoire, à la suite duquel la Cour des Pairs rendit un arrêt par lequel elle ordonnait que l'instruction fût commencée sans retard. Le 28, M. Laplagne Barris, l'un des quatre commissaires instructeurs, présenta le rapport de l'affaire, à la suite duquel un nouvel arrêt fixa l'ouverture des débats au lundi 9 juillet.

M. Laity, assisté de M. Michel de Bourges, prit la parole ; le débat clos, la délibération fut renvoyée au lendemain ; et, le 10 juillet, M. Pasquier lut l'arrêt qui condamnait M. Armand Laity à 5 ans de détention et à 10 mille francs d'amende.

Le gouvernement du roi Louis-Philippe ne s'en tint pas à cet acte de rigueur. Feignant de considérer le Prince comme le véritable auteur de la publication de M. Laity, et voyant un danger pour l'ordre intérieur dans sa présence sur le territoire de Thurgovie, il s'adressa au Président du Consistoire fédéral de la Suisse, pour demander son expulsion. Chose triste à rappeler, ce fut M. le duc de Montebello, fils aîné de l'illustre maréchal Lannes, alors ambassadeur en Suisse, qui accepta d'être l'instrument de cette persécution.

Au grand étonnement de M. Mole, ministre des affaires étrangères, le Président du Directoire fédéral répondit qu'il ne voyait aucune raison plausible d'obliger le Prince Louis-Napoléon à quitter le territoire suisse.

Alors commença entre la France et la Suisse, à l'occasion du droit d'asile, une lutte qui passionna vivement l'attention publique, en France et en Europe. Par ordre de son gouvernement, M. de Montebello remit au gouvernement fédéral, le 1er août 1838, une dépêche comminatoire, dans laquelle se lisait ce passage :

La France aurait préféré ne devoir qu'à la volonté spontanée et au sentiment de bonne amitié de sa fidèle alliée, une mesure qu'elle se doit à elle-même de réclamer enfin, et que la Suisse ne fera sûrement pas attendre !

Cette dépêche était accompagnée d'une lettre du comte Mole à M. de Montebello qui se terminait ainsi :

Vous déclarerez au Vorort que si, contre toute attente, la Suisse, prenant fait et cause pour celui qui compromet si gravement son repos, refusait l'éloignement de Louis Bonaparte, vous avez ordre de demander vos passeports.

Malgré ces menaces, la Suisse résista avec raison. Le droit d'asile, accordé, non aux conspirateurs de profession, encore moins aux vulgaires émeutiers, mais aux simples réfugiés politiques, chassés de leur pays par les révolutions, honore les peuples qui savent le faire respecter. La Diète, convoquée pour répondre à la demande de M. de Montebello, renvoya la décision au Grand-Conseil de Thurgovie. Celui-ci refusa d'obtempérer.

Obligé de soutenir les menaces qu'il avait faites, le gouvernement du roi fit annoncer qu'il allait établir sur la frontière suisse un blocus hermétique. Des troupes s'avancèrent, et le général Aymar, commandant à Lyon, donna ordre à l'artillerie de sa division de se préparer à marcher. Sollicitée par la France, la diplomatie européenne était intervenue dans la question, et conseillait officieusement à la Suisse de sacrifier ses droits à sa sécurité. De son côté, la Suisse, au nom de sa dignité, résistait et préparait des levées. Des volontaires s'offraient de toutes parts. Les contingents de Vaud et de Genève étaient déjà à la frontière ; les hommes de la partie allemande de Fribourg se rendirent à la ville, demandant à marcher immédiatement ; Thurgovie était debout et prêt. Le moment était donc solennel ; et le problème de la paix ne pouvait être résolu que par le sacrifice volontaire de l'homme auquel un sacrifice ne coûta jamais rien.

Le 22 septembre, le prince adressa au Landamann Anderwert, Président du Petit Conseil du Turgovie, la lettre suivante, datée d'Arenenberg, le 22 septembre 1838 :

MONSIEUR LE LANDAMANN,

Lorsque la note du duc de Montebello fut adressée à la diète, je ne voulus pas subir les exigences du Gouvernement français : car il m'importait de prouver, par mon refus de m'éloigner, que j'étais revenu en Suisse sans manquer à aucun engagement, que j'avais le droit d'y résider, et que j'y trouverais aide et protection.

La Suisse a montré depuis deux mois, par ses protestations énergiques, et maintenant par les décisions des grands conseils qui se sont assemblés jusqu'ici, qu'elle était prête à faire les plus grands sacrifices pour maintenir sa dignité et son droit. Elle a su faire son devoir comme nation indépendante ; je saurai faire le mien, et demeurer fidèle à la voix de l'honneur. On peut me persécuter, mais jamais m'avilir.

Le Gouvernement français ayant déclaré que le refus de la diète d'obtempérer à sa demande serait le signal d'une conflagration dont la Suisse pourrait être la victime, il ne me reste plus qu'à quitter un pays où ma présence est le sujet d'aussi injustes prétentions, où elle serait le sujet d'aussi grands malheurs.

Je vous prie donc, Monsieur le Landamann, d'annoncer au u directoire fédéral que je partirai dès qu'il aura obtenu des ambassadeurs des diverses puissances les passeports qui me sont nécessaires pour me rendre dans un lieu où je trouverai un asile assuré.

En quittant aujourd'hui volontairement le seul pays où j'avais trouvé en Europe appui et protection, en m'éloignant des lieux qui m'étaient devenus chers à tant de titres, j'espère prouver au peuple suisse que j'étais digne des marques d'estime et d'affection qu'il m'a prodiguées. Je n'oublierai jamais la noble conduite des cantons qui se sont prononcés si courageusement en ma faveur, et surtout le souvenir de la généreuse protection que m'a accordée le canton de Turgovie restera profondément gravé dans mon cœur.

J'espère que cette séparation ne sera pas éternelle et qu'un jour viendra où je pourrai, sans compromettre les intérêts de deux nations qui doivent rester amies, retrouver l'asile où vingt ans de séjour et des droits acquis m'avaient crée une seconde patrie.

Soyez, Monsieur le Landamann, l'interprète de mes sentiments de reconnaissance envers les Conseils, et croyez que la pensée d'éviter des troubles à la Suisse peut seule adoucir les regrets que j'éprouve à la quitter.

 

Peu de jours après cette lettre, le prince Louis Napoléon quittait la Suisse et se retirait à Londres, où il se réunit à son oncle, le roi Joseph, qui revenait des Etats-Unis.

Au milieu de cette immense ville, sans rechercher ou fuir les salons de cette aristocratie fière et libérale, où son nom et son caractère lui valurent tant d'accueil, le Prince, établi à Carlton-Terrace, reprit ces travaux élevés qui avaient toujours captivé et qui ornèrent tant son esprit. C'est-là qu'il composa son beau livre Des Idées napoléoniennes, qui parut en juillet 1839, et qui sera analysé plus loin.

Quoique retiré à l'étranger, ni ses amis, ni ses ennemis ne l'oublièrent.

Deux journaux, le Capitole et le Journal du Commerce, soutinrent sa cause. Le premier, fondé par un publiciste longtemps mêlé à la presse allemande, nommé Durand, passait pour être inspiré par le gouvernement russe, alors fort hostile au roi Louis-Philippe.

Le second, organe de la politique libérale du temps, était dirigé par le député Mauguin, qui le livra d'abord et le vendit ensuite au prince Louis Napoléon. C'est après cette évolution complète, que M. Mocquart en prit la direction.

D'ailleurs, la ligue de démarcation entre les opinions libérales et les idées impérialistes était vers 1840 fort peu tranchée. Le poète Béranger les avait confondues et résumées dans ses chants, connus et applaudis de la génération toute entière. Le théâtre, le dessin avaient popularisé les souvenirs de l'Empereur, et vulgarisé la légende du petit chapeau et de la redingote grise. La publication du Mémorial de Sainte-Hélène constitua, vers cette époque, l'une des plus grandes et des plus fructueuses opérations de librairie ; et l'on vit le fécond romancier Alexandre Dumas entamer une négociation avec le général de Montholon, ayant pour objet la publication de ses mémoires et la glorification du martyr de la coalition.

 

Le gouvernement lui-même ne résista pas au courant général, qui portait les esprits vers la grande mémoire de Napoléon. M. Thiers, arrivé au pouvoir le 13 avril 1840, à la suite de la coalition qui avait renversé M. Mole, mûrissait déjà dans son esprit l'histoire du consulat et de l'Empire, dont il traita bientôt moyennant 500.000 fr., avec la Société financière représentée par le libraire Paulin ; et, dominé par ces idées, alors générales, il détermina le roi Louis-Philippe à entamer avec le gouvernement anglais une négociation ayant pour objet la restitution des restes de l'Empereur, et à leur rendre, au nom de la France, des honneurs funèbres renouvelant et dépassant de beaucoup l'enthousiasme que les funérailles de Germanicus soulevèrent dans l'Italie désolée. Ce fut M. Guizot, ambassadeur à Londres, qui négocia et obtint la restitution des précieux restes ; et ce fut M. de Rémusat, ministre de l'intérieur, qui, le 12 mai 1840, demanda un crédit d'un million, pour opérer leur translation à Paris et élever le tombeau des Invalides.

 

Ceux qui assistèrent à cette séance de la Chambre n'ont jamais pu oublier l'émotion indescriptible qui s'empara de l'assemblée. Le projet avait été tenu secret ; et ce fut au milieu d'une émotion patriotique et religieuse que M. de Rémusat lut sou rapport, dont voici la fin, d'après le Moniteur officiel :

..... La frégate chargée des restes mortels de Napoléon se présentera an retour à l'embouchure de la Seine. Un autre bâtiment les rapportera jusqu'à Paris. Ils seront déposés aux Invalides. Une cérémonie solennelle, une grande pompe religieuse et militaire inaugurera le tombeau qui doit les garder à jamais.

Il importe en effet, Messieurs, à la Majesté d'un tel souvenir que cette sépulture auguste ne demeure pas exposée sur une place publique, au milieu d'une foule bruyante et distraite. Il convient qu'elle soit placée dans un lieu silencieux et sacré, où puissent la visiter avec recueillement tous ceux qui respectent la gloire et le génie, la grandeur et l'infortune. (Vive et religieuse émotion.)

Il fut empereur et roi ; il fut le souverain légitime de notre pays. (Marques éclatantes d'assentiment.) A ce titre, il pourrait être inhumé à Saint-Denis ; mais il ne faut pas à Napoléon la sépulture ordinaire des rois. Il faut qu'il règne et commande encore dans l'enceinte où vont se reposer les soldats de la patrie, et où iront toujours s'inspirer ceux qui seront appelés à la défendre. Son épée sera déposée sur sa tombe.

L'art élèvera sous le Dôme, au milieu du temple élevé par la religion au Dieu des armées, un tombeau digne, s'il se peut, du nom qui doit y être gravé. Ce monument doit avoir une beauté simple, des formes grandes, et cet aspect de solidité inébranlable qui semble braver l'action du temps. Il faudrait à Napoléon un monument durable comme sa mémoire. (Très-bien, très-bien.)

 

A la suite de ces paroles nobles et émues, M. de Rémusat lut le projet de loi, ainsi conçu :

Il est ouvert au ministre de l'intérieur, sur l'exercice de 1840, un crédit spécial d'un million, pour la translation des restes mortels de l'empereur Napoléon à l'église des Invalides, et la construction de son tombeau.

Au Palais des Tuileries, le 12 mai 1840.

LOUIS-PHILIPPE.

Par le Roi.

Le ministre secrétaire d'État de l'Intérieur.

CH. RÉMUSAT.

 

Des acclamations et des applaudissements éclatent, dit le Moniteur[5], avec une nouvelle vivacité ; et l'émotion est telle, que la séance est suspendue pendant plus d'un quart d'heure.

Cet enthousiasme qui passionna la Chambre des députés fut partagé par la France ; et, pour lui donner une forme aussi durable que le bronze, M. Thiers sollicita et obtint de Victor Hugo l'ode admirable qui célébra le retour des cendres de l'Empereur.

La famille de Napoléon devait naturellement prendre part, dans la mesure que permettait l'exil, à cette grande réparation.

Le général Bertrand avait reçu de l'empereur mourant, à Sainte-Hélène, d'illustres et de précieuses reliques, avec mission de les remettre au roi de Rome. La mort du jeune prince ne permit pas au général d'accomplir sa mission, et il resta dépositaire des armes de l'Empereur, qui étaient : l'épée que Napoléon portait habituellement depuis la bataille d'Austerlitz : l'épée en forme de glaive antique, qu'il avait au champ de mai, et un sabre qui avait appartenu à Jean Sobiesky. Le roi Joseph et le prince Louis-Napoléon autorisèrent le général Bertrand à faire hommage de ces armes à la France, étales remettre au gouverneur des Invalides. Mais le général Bertrand, faute sans doute d'avoir exactement interprété leur pensée, remit les armes au roi Louis-Philippe, qui néanmoins fit déposer l'épée d'Austerlitz sur le cercueil de l'Empereur, le jour des funérailles.

Entraîné par le souffle qui, en France, poussait les esprits vers des événements nouveaux, exagérant sans doute l'appui qu'on lui avait promis dans l'armée, le Prince prépara pendant l'été de 1840 la tentative de Boulogne. Il fréta, à Londres, le bateau à vapeur le Château-d'Edimbourg, capitaine James Crow, y embarqua des chevaux, des armes, des uniformes, et invita ses amis à aller l'y joindre. Aucun d'eux n'hésita ; et quoique les préparatifs matériels et visibles annonçassent une expédition, pas un ne songea à provoquer des explications qu'ils attendaient tous de son initiative. Aux amis de Strasbourg s'étaient joints le général de Montholon, le colonel Voisin, le commandant de Mésonan, le lieutenant-colonel Laborde, le docteur Conneau, MM. Bataille, Bouffet de Montauban, Forestier, Napoléon Ornano, et plusieurs autres, en tout cinquante-cinq personnes d'un dévouement absolu, suivant le Prince et sa fortune.

Le Château-d'Edimbourg partit de Londres, le 4 août, à neuf heures du matin, et, une fois au large, se dirigea vers Dieppe.

La tentative de Boulogne est restée et restera probablement un mystère. A qui étaient destinés les uniformes embarqués ? Pourquoi, après avoir mis le cap sur Dieppe, ville assez rapprochée, comme on sait, du Tréport et du château d'Eu, où se trouvait alors le roi, le bâtiment remonta-t-il vers le nord, jusqu'à Boulogne, où il n'aborda que le 6, à trois heures du matin, sur la plage de Wimereux ? Le Prince déclina toujours des explications précises à ce sujet, même avec ses amis.

Cependant, l'entreprise avait été mûrie et paraissait solidement nouée. Le 5 août au matin, le Prince réunit ses amis autour de lui, et s'ouvrit à eux dans les termes suivants :

Mes amis, j'ai conçu un projet que je ne pouvais vous confier à tous, car, dans les grandes entreprises, le secret peut seul assurer le succès. Compagnons de ma destinée, c'est en France que nous allons ! Là, nous trouverons des amis puissants et dévoués. Le seul obstacle à vaincre est à Boulogne. Une fois ce point enlevé, notre succès est certain, de nombreux auxiliaires nous secondent ; et si je suis en effet secondé comme on me l'a fait espérer, aussi vrai que le soleil nous éclaire, dans quelque jours nous serons à Paris. L'histoire dira que c'est avec une poignée de braves tels que vous que j'ai accompli cette grande et glorieuse entreprise.

Ces paroles font connaître que le projet n'avait pu être confié à tous, ce qui implique naturellement qu'il l'avait été à quelques-uns. Indépendamment de MM. Conneau et de Persigny, qui étaient dans le secret, trois personnes au moins en avaient été les confidents et les coopérateurs ; le commandant Le Duff de Mésonan, le chef d'escadron Parquin et le chirurgien-major Lombard.

On connaît déjà le brave commandant Parquin et le chirurgien-major Lombard. M. de Mésonan, ancien officier de l'Empire, prisonnier pendant cinq ans en Angleterre, ancien aide de camp du général de Bourke, chef d'escadron d'état-major en 1831, avait été l'un des agents les plus actifs de l'entreprise.

Quels étaient ces amis puissants et dévoués, ces nombreux auxiliaires qui avaient fait espérer leur concours ? Deux officiers seuls sont connus avec certitude, comme ayant été l'objet d'ouvertures directes : M. le général Magnan, commandant la division militaire du Nord ; et M. Aladenise, lieutenant au 42e de ligne, en garnison à Saint-Omer, dont deux compagnies étaient alors détachées à Boulogne.

Il est certain que les garnisons du Nord avaient été travaillées activement par les trois personnes que nous avons nommées, MM. de Mésonan, Parquin et Lombard, et qu'un grand nombre d'officiers des régiments en garnison à Lille, à Saint-Omer et à Dunkerque, s'étaient plus ou moins engagés dans l'entreprise. Cette certitude résulte pleine et entière de la déposition du général Magnan, et du lieutenant Aladenise devant la cour des Pairs.

C'est au mois de février 1840 que M. de Mésonan avait été mis en rapport avec M. le général Magnan. Il se présenta, dit le général, chez un ancien ami à lui, le chef d'escadron Cabour-Duhay, attaché à l'état-major de la division. Il alla aussi chez le colonel du 60e, en garnison à Lille, qui lui dit : Je ne puis pas te donner à dîner, parce que je dîne chez le général Magnan. Le connais-tu ? va le voir ; il t'invitera sans doute à dîner, et nous nous trouverons ensemble. Le commandant de Mésonan se présenta en effet chez le général Magnan, qui l'avait connu à Brest, en 1829, aide de camp du général comte de Bourke. Je l'invitai à dîner, ajoute M. le général Magnan ; il accepta, et il se trouva avec le lieutenant-général comte Corbineau, le vicomte de Saint-Aignan, préfet du Nord, le colonel du 60e et plusieurs autres officiers supérieurs de la garnison.

 

Pendant le mois de mars suivant, M. Lombard vint à Lille et se mit en rapport avec plusieurs officiers appartenant aux divers régiments de la garnison. Ces officiers entrèrent dans le projet, si bien que M. le général Magnan, instruit du complot, les en dissuada avec bonté, s'estimant heureux, dit-il, d'avoir pu prévenir, et n'ayant pas voulu se réserver le droit de punir ce qu'il appelle une étourderie.

Enfin, le 4 du mois d'avril, le général Magnan est encore informé de la présence, à Lille, du commandant Parquin, bien connu pour la part qu'il avait prise à la tentative de Strasbourg ; et qui venait poursuivre l'œuvre de M. de Mésonan et de M. Parquin.

Il résulte donc des faits révélés au procès de la cour des Pairs que les officiers de la garnison de Lille en général, et M. Magnan, en particulier, avaient été l'objet d'ouvertures directes et précises. Jusqu'à quel point les officiers s'étaient-ils engagés ? Nul ne saurait le dire aujourd'hui avec certitude. En ce qui le concernait comme commandant la division du Nord, M. le général Magnan fit son devoir, et prévint le Ministre de la guerre. En ce qui le concernait personnellement, il imita la délicatesse du colonel Vaudrey. Avant de l'engager dans l'entreprise de Strasbourg, le Prince aborda le colonel, tenant un pli cacheté à la main, et lui dit : Colonel, nous allons tous deux jouer notre vie, je sais que vous n'êtes pas riche, et qu'en vous perdant, vos deux enfants perdraient la garantie de leur avenir. Voici deux contrats de dix mille francs de rente chacun : je demande à votre amitié de les accepter. Le colonel Vaudrey prit les deux contrats, les déchira et répondit : Prince, je vous donne ma vie, mais je ne la vends pas. Ainsi fit M. le général Magnan, au sujet de certaines propositions, dont il fut parlé devant la cour des Pairs.

Quant à ses dispositions au sujet de l'entreprise, dont le commandant de Mésonan l'avait entretenu, l'histoire a le droit de supposer qu'elles n'étaient pas très-hostiles ; et que si la tentative sur Boulogne avait réussi, le général aurait peut être accepté, le 6 août 1840, le rôle qu'il ne déclina pas le 2 décembre 1851.

Sous la réserve du blâme qu'une tentative faite sur la fidélité de l'armée mérite toujours, et que le Prince, visitant plus tard la prison de Ham, n'hésita pas à s'infliger lui-même, on est donc autorisé à supposer que l'affaire de Boulogne, quoique pleine de mystères, avait été sérieusement organisée ; et que, conformément au mot du Prince, Boulogne enlevée donnait des amis puissants et dévoués, et ouvrait la route de Paris. Dans sa défense devant la cour des Pairs, le langage tenu par le Prince ne laissa aucun doute sur le caractère sérieux de l'entreprise. Que mes amis, dit-il, ne m'accusent pas d'avoir abusé légèrement de courages et de dévouements comme les leurs. Ils comprendront les motifs d'honneur et de prudence qui ne me permettent pas de révéler à eux-mêmes combien étaient étendues et puissantes mes raisons d'espérer un succès.

C'est à 3 heures du matin, le 6 août, que le Château-d'Edimbourg aborda sur la plage de Wimereux, à une demie lieue environ de la ville de Boulogne. A 5 heures, le Prince, escorté des cinquante-cinq amis qui l'accompagnaient, se présenta aux portes delà caserne, où se trouvaient deux compagnies du 42e d'infanterie de ligne, et où l'attendait un homme dévoué à sa cause, le lieutenant Aladenise, arrivé le matin même de Saint-Omer.

Aussitôt, le rappel est battu, les soldats descendent de leurs chambrées, et le Prince, dans un discours bref et énergique, leur dit qui il est et ce qu'il veut. Des cris de Vive Napoléon, vigoureusement poussés par les sous-officiers et les soldats, lui répondent ; et une partie considérable de la population civile de Boulogne, attirée par ce mouvement inaccoutumé, fait écho, comme à Strasbourg, à l'accueil chaleureux de la garnison.

Tout semblait terminé, lorsque survint du logement qu'il occupait en ville, le capitaine Col-Puygellier, commandant les deux compagnies du 42e, et qui n'avait pas été mis clans la confidence. Il fait des efforts énergiques pour entrer dans la caserne, dont la porte est occupée par les amis du Prince, et rappelle les soldats à leur devoir, en leur disant qu'on les trompe. Dans ce tumulte, le Prince, pressé, heurté, et tenant à sa main un pistolet, uniquement, destiné à sa défense, en presse involontairement et machinalement la détente, et la balle va frapper au visage le grenadier Geoffroy.

Cet incident, dénué de toute préméditation, jette l'indécision parmi les soldats, et permet au capitaine Col-Puygellier de reprendre une partie de son ascendant. De son côté, le Prince ne veut, comme à Strasbourg, engager aucune lutte armée ; et, suivi des siens, il se dirige vers la Haute ville, dont les portes précipitamment fermées, ne peuvent être enfoncées.

Cependant, toutes les forces de Boulogne, la gendarmerie, la garde nationale, les deux compagnies du 42e se réunissaient. Les amis du Prince le pressent de se rembarquer ; il refuse, et veut mourir sur le sol français. Alors, on l'enlève de force et on le jette dans un canot à sec, que l'on traîne à la mer avec les plus grands efforts. Sur ces entrefaites, et pendant que ces hommes luttent contre les vagues, la garde nationale arrive la première et fait feu. Elle était pourtant commandée par un vieux et brave soldat de l'Empire, le colonel Sansot ; mais ses gardes firent du zèle, et s'acharnèrent sur des hommes désarmés. Le colonel Voisin reçut trois balles, le sous-intendant Galvani quatre. Le sous-intendant Faure fut tué, le comte d'Hunin, noyé.

Quoique atteint d'une balle au bras et en ayant reçu deux autres dans ses habits, le Prince regagnait en nageant le Château-d'Edimbourg, resté au large, lorsqu'il fut dépassé, arrêté et enlevé par une embarcation, mise à sa poursuite et dirigée par le capitaine du port Pollet, et ramené à terre.

La calomnie l'épargna encore moins après la défaite qu'avant la lutte, et il a été longtemps raconté qu'il avait tué volontairement un soldat qui lui résistait. Les débats du procès devant la Cour des Pairs réduisent l'incident fortuit du pistolet aux proportions que nous avons indiquées. Le grenadier Geoffroy ayant été entendu, le Prince ajouta : Je regrette d'avoir par hasard blessé un soldat français ; je suis heureux que cet incident n'ait pas eu-des suites plus graves.

Déposé d'abord au château de Boulogne, le Prince fut ensuite transféré au château de Ham. Plus tard, lorsque la fougue de la jeunesse fut calmée, lorsque le Prince, entré dans les voies régulières, fut de Prétendant devenu Président de la république, et qu'au lieu de n'avoir que la responsabilité de sa personne, il eut encore la responsabilité de la France, il blâma ces tentatives de sa jeunesse, et vint à Ham faire spontanément amende honorable au respect des lois et à l'ordre public.

Si je suis venu à Ham, dit-il au maire de la ville, le 22 juillet 1849, ce n'est pas par orgueil, c'est par reconnaissance. J'avais à remercier les habitants de cette ville de toutes les marques de sympathie qu'ils n'ont cessé de me donner pendant mes malheurs.

Aujourd'hui, qu'élu par la France entière, je suis devenu le chef légitime de cette grande nation, je ne saurais me glorifier d'une captivité qui avait pour cause l'attaque contre un gouvernement régulier. Quand on a vu combien les révolutions les plus justes entraînent de maux avec elles, on comprend à peine l'audace d'avoir voulu assumer sur soi la terrible responsabilité d'un changement. Je ne me plains donc pas d'avoir expié, par un emprisonnement de six années, ma témérité contre les lois de ma patrie.

De Ham, le Prince fut conduit à Paris, où il arriva dans la nuit du 11 au 12 août ; et là, l'insulte politique s'ajoutant à la sévérité légale, il fut enfermé à la Conciergerie, dans la cellule où, cinq ans auparavant, avait été déposé l'assassin Fieschi. Ce procédé odieux n'altéra ni la sérénité de son âme, ni la liberté de son esprit : et, purifiant le cabanon du meurtrier par la méditation et le travail du lettré, il traduisit la belle méditation de Schiller sur l'Idéal :

I

Ô temps heureux de ma jeunesse, veux-tu donc me quitter sans retour ? veux-tu t'enfuir sans pitié avec tes joies et tes douleurs, avec tes sublimes illusions ? rien ne peut-il donc t'arrêter dans ta fuite perfide ? tes flots vont-ils inévitablement se perdre dans l'éternité ?

II

Ces astres brillants qui éclairèrent mon matin dans la vie ont perdu leur éclat ; l'idéal qui gonflait mon cœur, ivre d'espérance, s'est enfui. Elle est anéantie cette douce croyance en des êtres créés par mon imagination ; ces rêves si beaux, si divers, ils sont tombées en proie à la triste réalité ?

III

De même qu'un jour Pygmalion étreignit la pierre de ses brûlants transports, jusqu'à ce que le sentiment eut coulé brûlant dans la fibre glacée du marbre, de même j'enlaçais la nature de mes bras amoureux, avec une ardeur juvénile, jusqu'à ce qu'elle eut commencé à respirer et à se réchauffer sur mon cœur de poète.

 

Ainsi, et comme dans toutes les natures d'élite, l'esprit du Prince restait indépendant et son caractère inaltérable, au milieu des plus redoutables épreuves.

Une ordonnance royale, en date du 9 août, convoqua la Cour des Pairs pour le 18, avec injonction aux membres de la chambre Haute, absents de Paris, d'avoir à se rendre à leur poste, à moins de justifier d'excuses légitimes. Nonobstant cette injonction, 131 pairs seulement siégèrent à la chambre du Conseil, le 18 août ; et, le 28 septembre, jour de l'ouverture des débats, l'appel constata qu'il y avait cent soixante-neuf pairs présents, et cent vingt-deux absents.

C'est le 15 septembre qu'eut lieu la lecture du rapport fait par M. Persil, au nom de la chambre du Conseil : et, sur l'arrêt conforme rendu le 18, trente-deux accusés furent mis en liberté, faute de charges suffisantes. Vingt-un furent retenus pour passer en jugement. Voici leurs noms :

1° Louis-Napoléon Bonaparte, 32 ans ;

2° Charles-Tristan, comte de Montholon, maréchal de camp eu disponibilité, 58 ans ;

3° Jean-Baptiste Voisin, colonel de cavalerie en retraite, 60 ans ;

4° Denis-Charles Parquin, chef d'escadron en retraite, 53 ans ;

5° Hippolyte-François Bouffet de Montauban, ancien colonel au service de la Colombie, 46 ans ;

6° Etienne Laborde, lieutenant-colonel en retraite, 58 ans ;

7° Séverin-Louis Le Duff de Mésonan, chef d'escadron d'état-major, en retraite, 57 ans ;

8° Jules-Barthélémy Lombard, ancien chirurgien-major, 31 ans ;

9° Henri Conneau, médecin du Prince, 37 ans ;

10° Jean-Gilbert Fialin de Persigny, 32 ans ;

11° Alfred d'Almbert, secrétaire du Prince ;

12° Joseph Orsi, négociant ;

13° Prosper Alexandre, dit Desjardins, capitaine en retraite ;

14° Mathieu Galvani, sous-intendant en retraite ;

15° Napoléon Ornano, sous-lieutenant de dragons démissionnaire, 33 ans ;

16° Jean-Baptiste-Théodore Forestier, négociant, 25 ans :

17° Martial-Eugène Bataille, ingénieur civil 25 ans ;

18° Jean-Baptiste-Charles Aladenise, lieutenant au 42e de ligne, 27 ans ;

19° Pierre-Jean-François Bure, négociant, frère de lait du Prince ;

Ces dix-neuf accusés étaient présents ; deux étaient absents :

20° Henri-Richard-Sigefroi de Querelles ;

21° Flandin Vourlat.

Le 28 septembre eut lieu l'ouverture des débats. A la demande de M. le chancelier Pasquier : Quelle est votre profession ? Louis-Napoléon Bonaparte répondit : Prince français en exil.

Invité à s'expliquer sur l'inculpation dont il était l'objet, et qui consistait à avoir débarqué, dans la nuit du 5 au 6 août, sur la plage de Wimereux, près de Boulogne, avec un nombre considérable de personnes, dans l'intention de changer et de détruire la forme du gouvernement, le Prince demanda à soumettre quelques observations à la Cour.

M. le chancelier Pasquier lui dit : Parlez, la Cour vous écoute.

Alors, le Prince Louis-Napoléon prit la parole, et, au lieu de se défendre, il saisit enfin l'occasion, si longuement poursuivie et si chèrement obtenue, d'expliquer à la France, attentive à sa voix, l'ordre d'idées dont il était le dépositaire et le représentant.

Pour la première fois de ma vie, dit-il, il m'est enfin permis d'élever la voix en France et de parler librement à des Français.

Malgré les gardes qui m'entourent, malgré les accusations que je viens d'entendre, plein des souvenirs de ma première enfance, en me trouvant dans les murs du Sénat, au milieu de vous que je connais, Messieurs, je ne peux croire que vous ayez ici l'espoir d'entendre une justification, ni que vous puissiez être mes juges.

Une occasion m'est offerte d'expliquer à mes concitoyens ma conduite, mes intentions, mes projets, ce que je pense, ce que je veux.

Sans orgueil comme sans faiblesse, si je rappelle les droits déposés par la nation dans les mains de ma famille, c'est uniquement pour expliquer les devoirs que ces droits nous ont imposés à tous.

Depuis cinquante ans que le principe de la souveraineté du peuple a été consacré en France par la plus puissante révolution qui se soit faite dans le monde, jamais la volonté nationale n'a été proclamée aussi solennellement, n'a été constatée par des suffrages aussi nombreux et aussi libres, que pour l'adoption des constitutions de l'Empire.

La nation n'a jamais révoqué ce grand acte de sa souveraineté, et l'Empereur l'a dit : Tout ce gui a été fait sans elle est illégitime. Aussi, gardez-vous de croire que, me laissant aller au mouvement d'une ambition personnelle, j'aie voulu tenter en France, malgré le pays, une restauration impériale. J'ai été formé par de plus hautes leçons, et j'ai vécu sous de plus nobles exemples.

Je suis né d'un père qui descendit du trône, sans regret, le jour où il ne jugea plus possible de concilier avec les intérêts de la France les intérêts du peuple qu'il avait été appelé à gouverner.

L'Empereur, mon oncle, aima mieux abdiquer l'Empire que, d'accepter par des traités les frontières restreintes qui devaient exposer la France à subir les dédains et les menaces que l'étranger se permet aujourd'hui. Je n'ai pas respiré un jour dans l'oubli de tels enseignements. La proscription imméritée et cruelle qui, pendant vingt-cinq ans, a traîné ma vie des marches du trône sur lesquelles je suis né, jusqu'à la prison d'où je sors en ce moment, a été impuissante à irriter comme à fatiguer mon cœur ; elle n'a pu me rendre étranger un seul jour à la gloire, aux droits, aux intérêts de la France. Ma conduite, mes convictions l'expliquent.

Lorsque, en 1830, le peuple a reconquis sa souveraineté, j'avais cru que le lendemain de la conquête serait loyal comme la conquête elle-même, et que les destinées de la France étaient à jamais fixées ; mais le pays a fait la triste expérience des dix dernières années. J'ai pensé que le vote de quatre millions de citoyens qui avait élevé ma famille, nous imposait au moins le devoir de faire appel à la nation et d'interroger sa volonté ; j'ai cru même que si, au sein du congrès national que je voulais convoquer, quelques prétentions pouvaient se faire entendre, j'aurais le droit d'y réveiller les souvenirs éclatants de l'Empire, d'y parler du frère aîné de l'Empereur, de cet homme vertueux qui, avant moi, en est le digne héritier, et de placer en face de la France aujourd'hui affaiblie, passée sous silence dans le congrès des rois, la France d'alors, si forte au dedans, au dehors si puissante et si respectée. La nation eût répondu : RÉPUBLIQUE OU MONARCHIE, EMPIRE OU ROYAUTÉ. DE SA LIBRE DÉCISION DÉPEND LA FIN DE NOS MAUX, LE TERME DE NOS DISSENSIONS.

Quant à mon entreprise, je le répète, je n'ai point eu de complice. Seul, j'ai tout résolu ; personne n'a connu à l'avance ni mes projets, ni mes ressources, ni mes espérances. Si je suis coupable envers quelqu'un, c'est envers mes amis seuls. Toutefois qu'ils ne m'accusent pas d'avoir abusé légèrement de courages et de dévouements comme les leurs. Ils comprendront les motifs d'honneur et de prudence qui ne me permettent pas de révéler à eux-mêmes combien étaient étendues et puissantes mes raisons d'espérer un succès.

Un dernier mot, Messieurs. Je représente devant vous un principe, une cause, une défaite. Le principe, C'EST LA SOUVERAINETÉ DU PEUPLE ; la cause, celle de l'Empire ; la défaite, Waterloo. Le principe, vous l'avez reconnu ; la cause, vous l'avez servie ; la défaite, vous vouiez la venger. Non, il n'y a pas de désaccord entre vous et moi, et je ne veux pas croire que je puisse être dévoué à porter la peine des défections d'autrui.

Représentant d'une cause politique, je ne puis accepter comme juge de mes volontés et de mes actes une juridiction politique. Vos formes n'abusent personne. Dans la lutte qui s'ouvre, il n'y a qu'un vainqueur et un vaincu. Si vous êtes les hommes du vainqueur, je n'ai pas de justice à attendre de vous, et je ne veux pas de générosité.

Une longue et profonde émotion suivit ce discours, si rempli de faits avérés, d'idées vraies, de principes impérissables, et ouvrant sur l'avenir des perspectives irrésistibles, à la contemplation desquelles aucun regard ne pouvait se refuser. Mais si, au nom des principes de la révolution, au nom des lois présidant au développement graduel et inévitable de ses principes, le Prince pouvait promettre à sa cause un triomphe définitif, et même édicter en quelque sorte par avance les conditions dans lesquelles s'exercerait son pouvoir futur, il est bien évident que la réalité vivante, régnante, légale était plus forte que lui, et qu'il devait nécessairement succomber dans la lutte.

Sans doute la Cour des Pairs, chargée de le juger, était, au point de vue moral, dans une situation fort délicate. Près de la moitié de ses membres devaient à la dynastie dont il était le représentant les titres dont ils se paraient ou les dotations dont ils avaient vécu. Beaucoup avaient été. à la cour de Napoléon Ier, pages, écuyers ou chambellans ; tous, par affection, par respect d'eux-mêmes ou par simple convenance, avaient gardé pour la mémoire de l'Empereur un respectueux souvenir ; mais ils étaient les dépositaires et les interprètes de la législation nouvelle sous laquelle ils se trouvaient placés, comme la France, et leurs sentiments, quels qu'ils fussent, ne pouvaient pas les dispenser de leurs devoirs. Le Prince, n'avait donc pu se faire et ne s'était fait aucune illusion sur l'issue du procès ; et la sentence, si elle restait discutable dans les régions de la politique, serait indubitablement obéie dans la région de la légalité.

Il n'y avait pas moins intérêt pour le Prince à rendre éclatante la fausse situation des juges ; l'effet moral de leur verdict en serait nécessairement affaibli ; et l'opinion, encore imprégnée de la légende impériale, aurait d'autant moins de peine à changer le condamné en martyr de sa cause.

C'est à ce point de vue que se placèrent M. Berryer, avocat du Prince, et M. Marie, sou conseil. Judiciairement, la cause était perdue ; il ne s'agissait que de la sauver politiquement.

Ce grand tournoi de parole restera toujours digne d'être mis sous les yeux du public, parce qu'il représente au plus éminent degré l'alliance de l'éloquence et de l'histoire.

M. Berryer s'exprima ainsi :

Tout à l'heure, M. le procureur général s'est écrié : Voilà un triste et déplorable procès ! Et moi aussi je n'ai pu assister à ce grave débat sans qu'il s'élevât de douloureuses réflexions dans mon cœur. Quel n'est pas le malheur d'un pays où, dans un si petit nombre d'années, tant de révolutions successives, violentes, renversant tour à tour les droits proclamés, établis, jurés, ont jeté une si profonde et si affligeante incertitude dans les esprits et dans les cœurs, sur le sentiment des devoirs ! Hé quoi ! dans une seule vie d'homme, nous avons été soumis à la République, à l'Empire, à la Restauration, à la Royauté du 9 août ! Cette acceptation de gouvernements si opposés dans leurs principes, si rapidement brisés les uns sur les autres, ne s'est-elle pas faite au grand détriment de l'énergie des consciences, de la dignité de l'homme, et je dirai même de la majesté des lois ?

Pardonnez-moi une réflexion qui me saisit, chez un peuple où de tels événements se sont succédé : serait-il donc vrai que les hommes qui ont le plus d'énergie, un sentiment plus élevé des devoirs, un respect plus profond pour la foi jurée, un sentiment plus religieux des engagements pris, une fidélité plus invincible aux obligations contractées, soient précisément les hommes les plus exposés à être considérés comme des factieux et de mauvais citoyens ; et que l'on compte au nombre des citoyens les plus purs et les plus vertueux ceux qui, dans ces révolutions diverses, se sentent assez de faiblesse dans l'esprit et dans le cœur pour ne pouvoir porter ni une foi, ni un devoir ? Et pour la dignité de la justice, quelle atteinte, Messieurs, quand elle se trouve appelée à condamner comme un crime ce que naguère il lui était enjoint d'imposer et de protéger comme un devoir !

Dans une telle situation sociale, les hommes d'État et les moralistes se peuvent affliger, ils se doivent alarmer : mais les hommes de justice, juges et avocats, quand ils se trouvent jetés dans l'un de ces procès politiques, de ces accusations criminelles où la vie des hommes est en jeu, ils doivent s'armer de vérité et de courage, protester énergiquement, et, avant d'accorder à la société ou au pouvoir les satisfactions, les vengeances qu'ils réclament, leur demander quelle part ils ont eue dans les actions, les entreprises, les résolutions dont ils viennent requérir le châtiment.

Le devoir qui m'est imposé aujourd'hui, je l'ai rempli loyalement il y a vingt ans au début de ma carrière. En 1815, des ministres, méconnaissant la véritable force de la royauté légitime, infidèles à son caractère auguste, poursuivirent devant les tribunaux les hommes débarqués en France avec Napoléon et échappés, au désastre de Waterloo. J'avais adopté les principes politiques que j'ai gardés et défendus toute ma vie. J'étais ardent et sincère dans les convictions que le spectacle offert âmes yeux fortifie de jour en jour. Royaliste, j'ai défendu les hommes restés fidèles à l'Empereur. Pour sauver leur vie, j'ai fait la part des événements, des lois, des traités, des actes, des fautes mêmes du gouvernement, et les juges du roi ont acquitté Cambronne. Aujourd'hui, l'accusé qui a accordé cet honneur à mon indépendance et à ma bonne foi, de me venir chercher pour sa défense dans un parti si différent du sien, ah ! il ne me verra pas faillir à sa confiance. Aussi, quoique les questions que soulève ce procès touchent profondément aux points fondamentaux de nos luttes politiques, veuillez croire, Messieurs, que je ne les aborderai que sous le seul point de vue du seul pouvoir que vous soyez appelés à exercer ici', sous le point de vue judiciaire.

Le 6 août dernier, le prince Louis Bonaparte est parti de Londres, sans communiquer ses projets, ses résolutions. Accompagné de quelques hommes sur le dévouement desquels il pouvait compter, il s'est embarqué, et, à l'approche des côtes de France, il les a fait armer. Il est descendu en France ; il a jeté sur le territoire ses proclamations, et un décret proclamant que la maison d'Orléans a cessé de régner, que les Chambres sont dissoutes, qu'un congrès national sera convoqué, que le président actuel du ministère sera chef du Gouvernement provisoire. Tous ces faits sont avoués ; vous êtes appelés à les juger. Mais, je vous le demande, dans la position personnelle du Prince Napoléon, après les événements qui se sont accomplis en France, et qui sont votre propre ouvrage ; en présence des principes que vous avez proclamés, et dont vous avez fait la loi du pays, les actes, l'entreprise du prince Napoléon, sa résolution présentent-ils un caractère de criminalité qu'il vous soit impossible de déclarer et de punir judiciairement ? S'agit-il donc, en effet, d'appliquer à un sujet rebelle et convaincu de rébellion, des dispositions du Code pénal 1 ? Le Prince a fait autre chose, il a fait plus que de venir attaquer le territoire, que de se rendre coupable d'une violation du sol français : il est venu contester la souveraineté à la maison d'Orléans ; il est venu en France réclamer pour sa propre famille des droits à la souveraineté ; il l'a fait au même titre et en vertu du même principe politique que celui sur lequel vous avez posé la royauté d'aujourd'hui. Dans cet état, il ne s'agit pas pour vous de vous prononcer entre les deux principes dont la lutte a si profondément agité et troublé notre pays depuis cinquante années ; il ne saurait être question, pour la défense du principe qui domine aujourd'hui tous les pouvoirs en France, d'appliquer les lois existantes contre un principe contraire ; c'est votre principe même qui est invoqué. Deux mots d'explication.

Tant que les princes de la branche aînée de Bourbon ont été assis sur le trône, la souveraineté en France résidait dans la personne royale ; sa transmission était réglée dans un ordre certain, invariable, connu de tous, maintenu au-dessus de toutes prétentions rivales par les lois fondamentales, contre lesquelles rien ne pouvait se faire qui ne fût nul de soi. Ainsi consacré par le temps, par les lois, par la religion, le droit souverain était le type et la garantie de tous les droits des citoyens clans l'Etat ; c'était le patrimoine du passé promis en héritage à l'avenir. La légitimité ! elle n'est point en cause dans ce débat. Mais en 1830, le peuple a proclamé sa souveraineté, il a déclaré qu'elle résidait dans les droits et dans la volonté de la majorité des citoyens : vous l'avez reconnu ainsi, et c'est ainsi que vous l'avez consacré en tête de la nouvelle loi fondamentale.

On nous disait tout-à-l'heure : Depuis vingt-cinq ans, la France poursuit sa carrière ; elle veut le règne des lois, la défense et le maintien de ses institutions. Messieurs, n'est-ce rien que ce qui s'est passé en 1830, ou ne veut-on plus le savoir ? N'est-ce rien que de renverser le principe des lois fondamentales et d'en substituer un autre ? N'est-ce rien que de proclamer à la face d'un peuple intelligent et hardi des principes qui l'appellent à l'exercice des droits de sa souveraineté ? N'est-ce rien, Messieurs ? Qu'a dit le prince Napoléon ? La souveraineté nationale est déclarée en France ; et cette souveraineté de la nation, comment se peut-elle transmettre ? Comment cette délégation peut-elle être constatée, si ce n'est par une manifestation certaine, incontestable, de la volonté nationale ? En votre présence, il dit : Cette manifestation solennelle, cette manifestation incontestable de la volonté des citoyens, je ne la vois pas dans la résolution de 219 députés et d'une partie de la Chambre des Pairs en 1830.

Le principe qui vous gouverne aujourd'hui, que vous avez placé au-dessus de tous les pouvoirs de l'Etat, c'est le principe de 91, c'est le principe qui régnait en l'an vin, c'est le principe en vertu duquel il fut fait appel à la nation pour qu'elle se prononçât et sur le Consulat à vie et sur l'Empire. Par les votes constatés sur l'adoption des constitutions de l'Empire, quatre millions de votes, en 1804, ont déclaré que la France voulait l'hérédité dans la descendance de Napoléon, ou dans la descendance de son frère Joseph, ou, à défaut, dans la descendance de son frère Louis. Voilà mon titre.

Le Sénat, en 1814, a aboli cette hérédité. Mais que s'est-il passé en 1815 ? Qu'a fait la Chambre des Représentants ? Qu'a-t-on fait au Champ-de-Mai ? Combien de votes recueillis sur l'acceptation de l'acte additionnel tendaient à renouveler encore la manifestation de la volonté du pays ? Et depuis, Messieurs, soyez de bonne foi, quand un système contraire, quand une souveraineté autrement basée a régné pendant quinze ans sur le pays, parmi ceux qui vont siéger, combien y en a-t-il qui, pendant ces quinze années, ont travaillé et se sont efforcés de rétablir, le principe que le retour de la maison de Bourbon avait effacé de nos lois ! Combien, qui sont descendus jusque dans les engagements et la fièvre des partis, dans les ardeurs individuelles les plus passionnées, pour rétablir ce dogme de la souveraineté du peuple, pour remettre en vigueur cette protestation de la Chambre des Représentants, dont, je n'hésite pas à le dire, j'ai entendu beaucoup de ceux qui m'écoutent réclamer la consécration, comme le testament en quelque sorte de la nation française, comme l'acte auquel il fallait rendre la vie !

Vous l'avez fait en 1830. Et pour un moment, Messieurs, détournons la pensée du caractère des circonstances et des préparatifs de l'entreprise ; nous verrons plus tard à quel moment et dans quels sentiments le prince Napoléon s'est élancé témérairement des côtes d'Angleterre sur les côtes de France. Ne pensons ici qu'au droit déjuger, qu'au droit de régler par un arrêt des contestations de la nature de celle qui est portée devant vous, qu'à la possibilité qu'en présence de vos principes de droit national, au nom du pouvoir établi, vous jugiez le débat entre ce pouvoir et celui qui se prétend un droit qui, après tout, n'est pas un rêve.

Est-ce donc un fantôme, Messieurs, est-ce donc une illusion que l'établissement de la dynastie impériale ? Ce qu'elle a fait retentit assez dans le monde et se fit sentir assez loin, non-seulement en France, mais chez tous les peuples de l'Europe. Non, ce ne fut pas un rêve que l'établissement de l'Empire.

L'Empereur est mort, et tout a fini avec lui ! Qu'est-ce à dire ? Ces dynasties fondées, établies, jurées au nom de la souveraineté nationale, veut-on avouer qu'elles ne promettent de durée au pays que celle de la vie d'un homme ? C'est ainsi qu'il faut attaquer les garanties mêmes du pouvoir que vous venez de défendre, pour repousser le droit qui avait été fondé par la consécration de la volonté nationale, consécration unanime, plus éclatante que celle de 1830, par la nation appelée tout entière à émettre son vote.

L'Empire est tombé ! mais alors a succombé le dogme politique sur lequel l'Empire était fondé. Qu'avez-vous fait depuis ? Vous avez relevé ce dogme, vous avez restitué cette souveraineté populaire qui a fait l'hérédité de la famille impériale. Et vous allez le juger, dans un pays où tous les pouvoirs de l'État sont sous le principe de la souveraineté nationale ; vous allez le juger sans interroger le pays ? Ce n'est pas une de ces questions qu'on vide par un arrêt. Un arrêt, des condamnations, la mort, les têtes qui tombent ! Mais dans des questions d'hérédité, vous n'avez rien fait. Tant qu'un reste de sang se transmettra dans cette famille, la prétention d'hérédité, appuyée sur le principe politique de la France, se transmettra également. Vous aurez des supplices affreux, injustes ; vous serez usurpateurs dans l'exercice de la qualité de juges, et tout cela aura été complètement inutile.

Voyons, Messieurs, le véritable état de la question. Est-ce ici la matière d'un jugement ? N'est-ce pas là une de ces situations uniques dans le monde, et où il ne peut y avoir qu'un acte de gouvernement, un acte politique ? II faut défendre les pouvoirs, il faut maintenir l'ordre public, il faut préserver l'État de commotions nouvelles, de désordres nouveaux, je le reconnais, c'est gouverner. Mais juger dans des questions de cet ordre, prononcer un arrêt, on aura beau dire que ce sont là des phrases qui viennent au secours de tous les factieux. Non, Messieurs, dans le débat actuel, le droit actuel a été établi, consacré par vous, dans un principe que vous avez posé. Ce droit d'hérédité est réclamé par un héritier incontestable, vous ne pouvez pas le juger. Il y a entre vous et lui une cause victorieuse et une cause vaincue ; il y a le possesseur de la couronne et la famille dépossédée. Mais, encore une fois, je le répéterai toujours, il n'y a pas de juges, il n'y a pas de justiciable.

Juger, Messieurs ! mais il faut maintenir l'idée de la justice, sa majesté. Au milieu des révolutions qui ont tant fatigué notre pays, laissons quelque chose d'inaltéré, qui conserve sa sainteté dans la pensée des peuples. Le vrai caractère de la justice, Messieurs, c'est l'impartialité. Vous venez ici pour juger. Mais y a-t-il un de vous qui se soit dit, en entrant dans cette enceinte : Je serai impartial, je pèserai les droits de chacun, je mettrai dans la balance la royauté de Juillet et la souveraineté transmise par les constitutions de l'Empire ; je serai impartial ? Mais vous n'avez pas le droit de l'être ; vous êtes aujourd'hui une partie du gouvernement ; une révolution ne peut s'opérer qu'en vous brisant. Par ce fait, la Chambre des Pairs et la Chambre des Députés seront dissoutes.

Vous venez donc défendre le gouvernement dans la latitude et pour la garde de vos pouvoirs. Si vous ne pouvez être impartiaux, et si cependant vous voulez être juges, que restera-t-il de l'idée sainte delà justice ? Si vous couvrez les besoins du Gouvernement du manteau de la justice, songez-y ! Quand tant de choses saintes et précieuses ont péri, laissez au moins la justice au peuple, et qu'il ne confonde pas un arrêt avec un acte du Gouvernement.

Vous venez juger, et pourquoi ? Pour protéger le Gouvernement, pour le défendre, pour venger un affront, une attaque, une menace qu'il a reçue. Les actes récents qui se sont exercés sur le premier des accusés, sur le Prince lui-même, ne manifestent-ils pas quelle inconséquence il y a de la part du Gouvernement à vous appeler aujourd'hui à juger ? On a parlé de reconnaissance ; j'y répondrai. Mais, en attendant, je vous dis : En 1836, on a appliqué au prince Napoléon les maximes professées par nos ministres : En pareille matière, il n'y a que de la politique, et pas de jugement. Et, dans un autre instant, un ministre disait encore : Les formes judiciaires ne sont qu'une comédie solennelle. N'y a-t-il pas aujourd'hui une flagrante inconséquence à venir poser des principes contraires ?

Vous parlez de reconnaissance ! N'a-t-il pas été interdit au Prince de mettre le pied sur le territoire français ? N'y a-t-il pas une loi qui le lui défend ? Et pourquoi cela ? Parce qu'il est en dehors du droit commun ; parce qu'il ne peut être traité comme les autres. En 1830, à deux reprises différentes, j'ai demandé que cette loi fût abolie pour être conséquent avec ce grand dogme politique de la, souveraineté nationale ; vous avez fait une loi tout opposée à ce principe pour mettre le Prince hors du droit commun. Et ailleurs encore, n'était-il pas mis hors de ce droit, quand vous exigiez d'un État voisin qu'il chassât le Prince alors auprès de sa mère mourante ?

Vous diriez donc : Oui, nous n'avons pas de lois pour lui en France ; point de lois pour qu'il vive, pour qu'il ait une patrie, une liberté, des droits ; mais nous avons des lois pour lui donner la mort. Voilà ce qui révolte la raison, le bon sens, la logique, la justice, en un mot toutes les idées clé droit. Que si, malgré les principes que vous avez consacrés ; que si, malgré les actes les plus solennels de votre Gouvernement, qui mettent en dehors de la juridiction de la Chambre des Pairs le prince Louis-Napoléon, vous voulez être juges, au moins jugez humainement les choses humaines. Rendons-nous compte des circonstances au milieu desquelles a éclaté l'entreprise de Boulogne. Je ne fais ici ni de la politique, ni de l'hostilité, je rappelle des faits incontestés.

Le pouvoir en France est aujourd'hui confié à un Ministère dont l'origine est récente. Ce Ministère a lutté, avant de se constituer pendant plusieurs années dans une ardente et vive polémique.

Il a gémi profondément sur la politique qui avait été suivie au nom du Gouvernement de la France à l'égard de l'étranger : il a vu de la timidité, je ne veux pas me servir d'un autre mot, dans toutes nos relations avec les Etats de l'Europe ; il a gémi de ce délaissement de la Belgique jusque dans la question du Luxembourg ; il a gémi, le Ministère qui gouverne aujourd'hui, de l'abandon d'Aucune sans condition ; il a accusé ces exigences funestes qui nous ont aliéné la Suisse et le sentiment d'attachement qu'elle avait depuis tant de siècles pour la France ; il a accusé cette politique désolante qui, renfermant toute la pensée de la France dans les intérêts matériels, dans les calculs des besoins privés, frémissait à l'idée de guerre, et laissait tomber la grande influence de la France sur les Espagnols pour les livrer à l'influence ennemie de l'Angleterre.

Qu'est-il arrivé ? A peine ce Ministère a-t-il touché le pouvoir, qu'il a senti l'état politique de l'Europe, qu'il a vu se préparer et s'ourdir contre la France des plans injurieux pour sa dignité, menaçant peut-être pour ses intérêts : qu'il a vu se préparer quelque chose comme la réunion de presque tous les Etats de l'Europe contre la France isolée et rejetée du congrès et des transactions des rois. Il s'est alarmé d'une pareille situation. Il a senti qu'il fallait faire sortir de ce joug matériel qui éloignait toute pensée de sacrifice, qu'il fallait réveiller d'autres sentiments dans cette fière et glorieuse patrie ; et ne pouvant espérer le faire au nom du Gouvernement actuel, il a voulu réveiller des souvenirs, et il est allé invoquer la mémoire de celui qui avait promené la grande épée de la France depuis l'extrémité du Portugal jusqu'à l'extrémité de la Baltique. Il a voulu qu'elle fût montrée à la France, cette grande épée qui avait presque courbé les Pyramides, et qui avait presque entièrement séparé l'Angleterre du continent européen. Toutes les sympathies impériales, tous les sentiments bonapartistes ont été profondément remués, pour réveiller en France cet esprit guerrier. La tombe du héros ! on est allé remuer ses cendres pour les transporter dans Paris et déposer glorieusement ses armes sur un cercueil.

Vous voulez juger et condamner les tentatives de Louis-Napoléon ? Messieurs, est-ce que vous ne comprenez pas ce que de telles manifestations ont dû produire sur le jeune Prince ? Est-ce dans cette enceinte, où je vois si bon nombre d'hommes qui doivent tant aux noms qu'ils ont reçus avec la vie, qu'il me sera difficile de faire comprendre ce que cette grande provocation au souvenir de l'Empereur a du remuer dans le cœur de l'héritier d'un nom héroïque ?

Ce besoin de ranimer dans les cœurs, en France, les souvenirs de l'Empire, les sympathies napoléoniennes, a été si grand, que sous le règne d'un prince qui, dans d'autres temps, avait demandé à porteries armes contre les armées impériales, et à combattre celui qu'il appelait l'usurpateur corse, le Ministère a dit : Il fut le légitime souverain de notre pays.

C'est alors que le jeune Prince a vu se réaliser ce qui n'était encore que dans les pressentiments des hommes qui gouvernent. Il s'est trouvé au milieu des hommes qui ourdissaient ce plan combiné contre la France ; et vous ne voulez pas que ce jeune homme, téméraire, aveugle, présomptueux, tant que vous voudrez, mais avec un cœur dans lequel il y a du sang, et à qui une âme a été transmise, sans consulter ses ressources, se soit dit : Ce nom qu'on fait retentir, c'est à moi qu'il appartient, c'est à moi de le porter vivant sur ces frontières ! il réveillera en deçà la foi dans la victoire, au delà la terreur des défaites. Ces armes sont à moi, pouvez-vous les disputer à l'héritier du soldat ? Sans préméditation, sans calcul, sans combinaison, mais jeune et ardent, sentant son nom, il s'est dit : J'irai, je mènerai le deuil et je poserai les armes sur sa tombe ; et je dirai à la France : Me voici... voulez-vous de moi ? (Sensation prolongée.)

Disons tout avant de juger. S'il y a eu un crime, c'est vous qui l'avez provoqué par ces principes que vous avez posés, par vos exemples, par les actes solennels du Gouvernement ; c'est vous qui l'avez inspiré par ces sentiments dont vous avez animé les Français, et, entre tout ce qui est français, l'héritier de Napoléon lui-même.

Vous voulez le juger, et pour déterminer vos résolutions, pour que plus aisément vous puissiez vous constituer juges, on vous parle de projets insensés, de folles présomptions... Eh ! Messieurs, le succès serait-il donc devenu la base des lois morales, la base du droit ? Quelle que soit la faiblesse, l'illusion, la témérité de l'entreprise, ce n'est pas le nombre des armes et des soldats qu'il faut compter, c'est le droit, ce sont les principes au nom desquels on agit. Ce droit, ces principes, vous ne pouvez pas en être juges ; ils ne peuvent, provoquer qu'une résolution politique dans l'intérêt du Gouvernement établi ; ils ne peuvent pas provoquer un jugement. Ce droit, ces principes, ils ne sont pas diminués par le ridicule jeté sur ces faits et le caractère de l'entreprise.

Et ici je ne crois pas que le droit au nom duquel était tenté le projet puisse tomber devant le dédain des paroles de M. le procureur général. Vous faites allusion à la faiblesse des moyens, à la pauvreté de l'entreprise, au ridicule de l'espérance du succès ; eh bien ! si le succès fait tout, vous qui êtes des hommes, qui êtes même les premiers de l'Etat, qui êtes les membres d'un grand corps politique, je vous dirai : Il y a un arbitre inévitable, éternel, entre tout juge et tout accusé : avant de juger, devant cet arbitre et à la face du pays qui entendra vos arrêts, dites-vous, sans avoir égard à la faiblesse des moyens, le droit, les lois, la constitution devant les yeux ; la main sur la conscience, devant Dieu et devant nous qui vous connaissons, dites : S'il eût réussi, s'il eût triomphé, ce droit, je l'aurais nié, j'aurais refusé toute participation à ce pouvoir ; je l'aurais méconnu, je l'aurais repoussé. Moi, j'accepte cet arbitrage suprême ; et quiconque d'entre vous, devant Dieu, devant le pays, me dira : S'il eût réussi, j'aurais nié ce droit ! celui-là, je l'accepte pour juge ! (Mouvement dans l'auditoire.)

Parlerai-je de la peine que vous pourriez prononcer ? Il n'y en a qu'une, si vous vous constituez tribunal, si vous appliquez le Code pénal : c'est la mort ! Eh bien ! malgré vous, en vous disant et en vous constituant juges, vous voudrez faire un acte politique ; vous ne voudrez pas froisser, blesser dans le pays toutes les passions, toutes les sympathies, tous les sentiments que vous vous efforcez d'exalter ; vous ne voudrez pas le même jour attacher le même nom, celui de Napoléon, sur un tombeau de gloire et sur un échafaud ! Non, vous ne prononcerez pas la mort !

Vous ferez donc un acte politique, vous entrerez dans les considérations politiques, vous mettrez la foi de côté. Ce n'est plus ici une simple question d'indulgence, c'est une raison politique qui déterminera le corps politique Pourrez-vous prononcer selon vos lois la détention perpétuelle ? une peine infamante ? Messieurs, j'abandonne tout ce que j'ait dit. Je laisse de côté l'autorité du principe politique ; je ne parle plus de l'impossibilité-de prononcer, sans que le peuple soit convoqué, entre le droit constitué par vous et le droit consacré par les constitutions de l'Empiré, et renouvelé dans les Cent-Jours ; je laisse de côté les considérations prises de ce qu'a fait votre Gouvernement ; je ne parle plus des sentiments' si naturels, si vrais, qui repoussent la condamnation, et je me borne à dire que vous ne jetterez pas une peine infamante sur ce nom ; vous ne donnerez pas cette joie à l'étranger, ou ce serait le premier gage que vous lui offririez de vos sacrifices à la paix. Cela n'est pas possible à la face du pays, cela n'est pas possible en ces jours et en ces temps. Sortez des considérations de devoir, de législateurs et de juges dont je vous ai parlé, et croyez que la société française attache encore un prix immense, un honneur immense aux sentiments naturels à l'homme..... On veut vous faire juges : mais qui êtes-vous donc ?

En remontant à l'origine de vos existences, vous marquis, comtes, barons, vous ministres, maréchaux, à qui devez-vous vos grandeurs ? A votre capacité reconnue, sans doute ; mais ce n'est pas moins aux munificences mêmes de l'Empire que vous devez de siéger aujourd'hui et d'être juges..... Croyez-moi, il y a quelque chose de grave ici..... Une condamnation pour vous à une peine infamante n'est pas possible.

En présence.des engagements qui vous sont imposés par les souvenirs de votre vie, des causes que vous avez servies, de vos serments, des bienfaits que vous avez reçus, je dis qu'une condamnation serait immorale ! et j'ajoute qu'il vous y faut penser, sérieusement ; il y a une logique inévitable et terrible dans l'intelligence et les instincts des peuples, et quiconque, dans le gouvernement des choses humaines, a violé une seule loi morale, doit attendre le jour où on les brisera toutes sur lui-même !

Après ces paroles, le procès était fini ; car, au cours des débats, lorsque Me Berryer se leva pour aborder, contre le ministère public, la discussion des faits constituant la tentative de Boulogne, le Prince le pria de ne pas continuer. Il avait défendu ses principes ; il ne voulut pas laisser défendre sa personne. Certain que ses amis seraient condamnés, il ne consentit pas à séparer son sort du leur et pas même à tenter d'être absous.

M. Ferdinand Barrot, qui avait défendu le colonel Vaudrey devant le jury de Strasbourg, défendit avec talent devant la Cour des pairs le colonel Voisin, le commandant Parquin et M. Bataille ; M. Nogent Saint-Laurent parla pour le lieutenant-colonel Laborde, et M. Jules Favre pour le lieutenant Aladenise.

L'arrêt fut rendu le 6 octobre.

MM. Dejardins, Galvani, d'Àlmbert et Bure furent acquittés et mis en liberté.

Furent condamnés, savoir :

Le Prince Louis-Napoléon Bonaparte à l'emprisonnement perpétuel dans une forteresse située sur le territoire continental du royaume ;

MM. le comte de Montholon, Parquin, Lombard, de Persigny, à vingt années de détention ;

M. Le Duff de Mésonan à quinze années de détention ;

MM. le colonel Voisin, Forestier et Napoléon Ornano, à dix années de détention.

MM. Bouffet de Montauban, Bataille et Orsi à cinq années de détention ;

M. Conneau à cinq années d'emprisonnement ;

M. Le lieutenant-colonel Laborde à deux années d'emprisonnement ;

Cent cinquante-deux pairs signèrent cette sentence. Plusieurs avaient appartenu au sénat du premier Empire, et quelques-uns ont appartenu depuis au sénat du second.

À trois heures de l'après-midi, l'audience fut levée ; et le greffier en chef de la Cour se rendit immédiatement à la prison du Luxembourg, où il donna lecture de l'arrêt aux condamnés.

En exécution de l'arrêt de la Cour des Pairs, le Prince Louis-Napoléon fut conduit, le 7 octobre, au château de Ham, où le comte de Montholon, le docteur Conneau et le fidèle Thélin eurent la permission d'être enfermés avec lui.

Le château de Ham, tenant à la ville de ce nom, située à six lieues de Péronne, dans le département de la Somme, fut bâti, en 1470, par Louis de Luxembourg, comte de Saint-Pol, qui fut condamné à mort, en 1475, parle parlement de Paris, et décapité à la suite des preuves de trahison qu'Edouard IV livra à Louis XI, aux Conférences de Picquigny.

La forteresse, bâtie en briques avec encadrement de pierres, est un grand rectangle, flanqué à ses quatre angles d'énormes tours rondes. Celle du nord-ouest possède encore et seule ses créneaux et ses mâchicoulis. Les grandes baies, du XVe siècle ont été murées en partie et donnent au château le caractère exact de ce qu'il est devenu, c'est-à-dire d'une prison d'Etat. On sait qu'en 1830, les ministres de Charles X y furent enfermés. Au milieu du rempart qui forme le front de l'ouest s'élève la masse carrée du donjon, sous lequel est percée l'étroite porte servant d'entrée au château. Les deux grosses tours du front de l'est sont réunies par une courtine qui fut affectée aux promenades du Prince.

Au fond de la cour intérieure, à droite, s'étend un bâtiment long, plat, froid et humide d'aspect. Des quatre pièces du rez-de-chaussée, deux servaient au logement du comte de Montholon, et les deux autres à la chapelle.

Au premier étage se trouvent quatre pièces, séparées en deux groupes par un couloir. L'une, de trois mètres en tout sens, était la chambre à coucher du Prince, chauffée par un petit poêle en faïence enchâssé clans une niche. La seconde lui servait de salon et de cabinet de travail. Les deux autres pièces formaient le logement du docteur Conneau. Toutes les fenêtres étaient soigneusement et solidement grillées de fortes barres de fer.

A certaines heures, le Prince avait la permission de se promener sur le parapet du rempart de l'est, d'où il avait vue sur le canal de Saint-Quentin et sur une lunette soigneusement gardée. Il avait pu planter quelques rosiers et des fleurs qu'il cultivait avec soin. Enfin, il avait obtenu de planter aussi, près de la tour dite du Connétable, un pied de chèvrefeuille, dont les rameaux luxuriants finirent par lui dérober les murs de sa geôle.

Tel était le réduit où il devait, selon l'arrêt de la Cour, passer sa vie entière. Il y fut installé le 8 octobre 1840, juste le jour où la frégate la Balle-Poule jetait l'ancre sur la rade de James-Town, à Sainte-Hélène, où elle allait prendre, pour les ramener en France, les restes mortels de Napoléon Ier.

La prison perpétuelle à laquelle le Prince avait été condamné n'était pas une peine légale, elle n'existe pas dans nos codes. La Cour des Pairs l'avait imaginée pour on frapper un attentat à l'ordre publie connais par un homme placé dans une situation exceptionnelle. Selon le pressentiment exprimé par Me Berryer, la Cour n'avait pas osé prononcer la mort : et le respect de sa propre origine et de ses propres souvenirs lai avait interdit la détention, peine afflictive, incompatible avec la dignité souveraine qui vivait toujours, quoique suspendue dans ses effets, dans le téméraire de Strasbourg et de Boulogne.

Il était manifeste, quoi qu'on put faire pour se le dissimuler, que si la personne de Louis-Napoléon Bonaparte était vaincue, sa cause ne l'était pas. Elle n'avait cessé de vivre dans les âmes imprégnées des principes de la révolution, et elle était perpétuée parles lois civiles et administratives de l'Empire, cadre admirable dans lequel s'est enchâssée la société moderne.

Ce nom, l'Empereur ! était comme un airain qu'il suffisait de frapper pour en tirer un son qui ébranlait les esprits. La vieille prédiction de Béranger s'était réalisée :

On parlera de sa gloire

Sous le chaume bien longtemps ;

L'humble toit, dans cinquante ans,

Ne connaîtra pas d'autre histoire.

Et cela était vrai. On parlait de lui, en songeant, à la féodalité vaincue, aux églises rendues au culte, aux écoles ouvertes, à la patrie gorgée de gloire ; on en parlait aux veillées d'hiver, où les récits du vieux soldat et de la grand'mère retenaient les enfants attentifs près du foyer.

Mes enfants, dans ce village

Suivi de rois il passa :

Voilà bien longtemps de ça ;

Je venais d'entrer en ménage.

A pied grimpant le coteau

Où, pour voir je m'étais mise,

Il avait petit chapeau

Avec redingote grise.

Près de lui, je me troublai :

Il me dit : bonjour, ma chère.

Bonjour, ma chère.

Il vous a parlé, grand'mère !

Il vous a parlé[6].

Et toutes les âmes avaient écouté et entendu, comme la grand'mère du poète. Le bourgeois, qui se croyait libéral, était au fond bonapartiste : et la plupart des républicains qui faisaient des émeutes l'étaient comme le bourgeois. Le gouvernement du roi Louis-Philippe le voyait bien, et il voulut attirer à lui un pan du manteau impérial, pour couvrir sa nudité. Victor Hugo était, de tous nos poètes, celui qu'avait pénétré le plus profondément la gloire impériale, et qui en avait célébré les grandeurs avec la plus noble poésie. Lorsque, le 7 octobre 1830, la Chambre repoussa par un dédaigneux ordre du jour une pétition demandant que les cendres de Napoléon fussent rapportées en France et placées sous la colonne, le poète national s'indigna et flétrit avec énergie ces chicaneurs de tombeau.

Oh ! quand, par un beau jour, sur la place Vendôme.

Homme dont tout un peuple adorait le fantôme.

Tu vins grave et serein,

Et que tu découvris ton œuvre magnifique,

Tranquille, et contenant d'un geste pacifique

Tes quatre aigles d'airain ;

A cette heure où les tiens t'entouraient par cent mille.

Où, comme se pressaient autour de Paul-Emile

Tous les petits Romains.

Nous, enfants de six ans, rangés sur ton passage.

Cherchant dans son cortège un père au fier visage.

Nous te battions des mains :

Oh ! qui t'eût dit alors, a ce faite sublime,

Tandis que tu rêvais sur le trophée opime,

Un avenir si beau.

Qu'un jour à cet affront il te faudrait descendre,

Que trois cents avocats oseraient à ta cendre

Chicaner ce tombeau !

Eh bien, le gouvernement de Louis-Philippe finit par comprendre que l'affront blessait la conscience publique et exigeait une réparation. Déjà, en 1833, il avait replacé sur la colonne Vendôme la statue de l'Empereur, abattue par la Restauration ; mais, par une petitesse naturelle à son esprit, au lieu de relever la statue épique primitive, représentant Napoléon avec les attributs de la souveraineté, et en rapport avec le caractère du monument, il l'avait représenté avec son costume des champs de bataille, comme si, dans l'imagination du peuple, ce général d'armée avait dû être un concurrent moins redoutable qu'un empereur. Ce n'était donc pas assez pour la dignité nationale, blessée de l'oubli où était laissé son plus grand souverain ; et M. Thiers, qui méditait alors d'aller à la postérité avec Napoléon, en écrivant son histoire, obtint du roi qu'il envoyât l'un de ses fils à Sainte-Hélène, pour en rapporter les restes du héros.

En même temps, et pour préparer les esprits aux plus grandes funérailles qui aient jamais été faites, il demanda à Victor Hugo de se faire l'interprète du sentiment national. Jamais le poète n'avait trouvé des inspirations plus élevées et plus dignes de l'Empereur et de lui-même. Elles ont leur place naturelle ici, comme l'écho du cri d'amour et de respect qu'une seule voix fit retentir au nom de toute la France :

Sire, vous rentrerez dans votre capitale,

Sans tocsin, sans combat, sans lutte et sans fureur,

Traîné par huit chevaux sous l'arche triomphale,

En habit d'Empereur !

Par cette même porte où Dieu vous accompagne,

Sire, vous reviendrez sur un sublime char,

Glorieux, couronné, saint comme Charlemagne

Et grand comme César !

Sur votre sceptre d'or, qu'aucun vainqueur ne foule,

On verra resplendir votre aigle au bec vermeil,

Et sur votre manteau vos abeilles en foule

Frissonner au soleil !

Paris sur ses cent tours allumera des phares,

Paris fera parler toutes ses grandes voix ;

Les cloches, les tambours, les clairons, les fanfares

Chanteront à la fois !

Joyeux comme l'enfant quand l'aube recommence,

Ému comme le prêtre au seuil du lieu sacré,

Sire, on verra vers vous venir un peuple immense.

Tremblant, pâle, effaré ;

Peuple qui sous vos pieds mettrait les lois de Sparte,

Qu'embrase votre esprit, qu'enivre votre nom.

Et qui flotte, ébloui, du jeune Bonaparte

Au vieux Napoléon !

Une nouvelle armée, ardente d'espérance,

Dont les exploits déjà sèmeront la terreur.

Autour de votre char criera : Vive la France !

Et vive l'Empereur !

En vous voyant passer, ô chef du grand Empire,

Le peuple et les soldats tomberont à genoux :

Mais vous ne pourrez pas vous pencher pour leur dire :

Je suis content de vous !

Une acclamation douce, tendre et hautaine.

Chant des cœurs, cri d'amour où l'extase se joint.

Remplira la cité : mais, ô mon capitaine.

Vous ne l'entendrez pas !

De sombres grenadiers, vétérans qu'on admire.

Muets, de vos chevaux viendront baiser les pas ;

Ce spectacle  sera touchant et beau : mais, Sire,

Vous ne le verrez pas !

Car, ô géant ! couché dans une ombre profonde

Pendant qu'autour de vous, comme autour d'un ami, S'éveilleront Paris, et France, et le monde.

Vous serez endormi !

Vous serez endormi, figure auguste et fière.

De ce même sommeil, plein de rêves pesants.

Dont Barberousse, assis sur sa chaise de pierre,

Dort depuis six cent ans.

L'épée au flanc, l'œil clos, la main encore émue

Par le dernier baiser de Bertrand éperdu,

Dans un lit où jamais le dormeur ne remue,

Vous serez étendu.

Pareil à ces soldats qui, devant cent murailles,

Avaient suivi vos pas, vainqueurs, toujours debout ;

Et qui, touchés un soir par le vent des batailles,

Se couchaient tout à coup.

Leur attitude grave, altière, armée encore,

Ressemblait au sommeil et non pas au trépas ;

Mais la diane, hélas ! cette voix de l'aurore,

Ne les réveillait pas !

Si bien qu'en vous voyant glacé, dans son délire,

Et tel qu'un dieu muet qui se laisse adorer,

Ce peuple, ivre d'amour, venu pour vous sourire,

Ne pourra que pleurer.

Sire, on ce moment-là vous aurez pour royaume

Tous les fronts, tous les cœurs qui battront sous le ciel

Les nations feront asseoir votre fantôme

Au trône universel.

Les poètes divins, élite agenouillée,

Vous proclameront grand, vénérable, immortel,

Et de votre mémoire injustement souillée

Redoreront l'autel.

Les nuages auront passé dans votre gloire ;

Rien ne troublera plus son rayonnement pur ;

Elle se posera sur toute notre histoire

Comme un dôme d'azur.

La frégate la Belle-Poule, commandée par le prince de Joinville, ayant pour capitaine de pavillon le commandant Hernoux, partit de Toulon le 7 juillet pour se rendre à Sainte-Hélène. A son bord était, indépendamment de M. le comte de Rohan-Chabot, commissaire du Roi, une commission chargée de recevoir les restes mortels de l'Empereur des mains du gouvernement anglais. Elle était composée du général Bertrand, du général Gourgaud, du comte Marchand et du comte Emmanuel de Las Cases. Les trois premiers étaient les derniers survivants des fidèles compagnons du héros ; le quatrième, fils de l'auteur du Mémorial de Sainte-Hélène, avait eu l'honneur insigne de servir à seize ans de secrétaire au martyr sur son rocher. L'abbé Coquereau, devenu depuis aumônier en chef de la flotte, fut attaché à l'expédition qui comprenait encore MM. Denis, Pierret, Noverraz et Archambaud, anciens serviteurs de l'Empereur. La frégate avait pour conserve la corvette la Favorite, commandée par M. le capitaine de vaisseau Guyet.

La Belle-Poule arriva devant Sainte-Hélène, le 8 octobre ; et, après avoir jeté l'ancre clans la rade de James-Town, M. le Prince de Joinville se mit en rapport avec le gouverneur de l'île, et présida, ainsi qu'il résulte du rapport suivant, adressé au ministre de la marine, à l'accomplissement de sa mission :

En rade de Cherbourg, 30 novembre 1840.

... Parti le 14 septembre de la baie de Tous-les-Saints, je mouillais le 8 octobre sur la rade de James-Town.

Mon premier soin a été de mettre M. Chabot, commissaire du roi, en rapport avec M. le général Midlemore, gouverneur de l'île. Ces messieurs avaient à régler, selon leurs instructions respectives, la manière dont il devait être procédé à .l'exhumation des restes de l'Empereur et à leur translation à bord de la Belle-Poule. L'exécution des projets arrêtés fat fixée au 15 octobre. Le gouverneur voulut se charger de l'exhumation et de tout ce qui devait avoir lieu sur le territoire anglais ; pour moi, je réglai, par un ordre du 13 octobre, les honneurs à rendre par la division placée sous mes ordres.

Le 15, à minuit, l'opération commença en présence des commissaires français et anglais, M. Chabot et le capitaine Alexander. A dix heures du matin, le cercueil était à découvert dans la fosse. Après l'en avoir retiré intact, on procéda à son ouverture, et le corps fut trouvé clans un état de conservation inespéré. En ce moment solennel, à la vue des restes si reconnaissables de celui qui fil, tant pour la gloire de la France, l'émotion fut profonde et unanime.

A trois heures et demie, le canon des forts annonça à la rade que le cortège funèbre se mettait en marche vers la ville de James-Town. Les troupes de la milice et de la garnison précédaient le char recouvert du drap mortuaire, dont les coins étaient tenus par les généraux Bertrand et Gourgaud et par MM. de Las Cases et Marchand ; les autorités et les habitants suivaient en foule. Sur la racle, le canon de la frégate avait répondu à celui des forts, et tirait de minute en minute. Depuis le matin, les vergues étalent en pantenne, les pavillons à mi-mât, et tous les navires français el étrangers s'étaient associés à ce signe de deuil. Quand le cortège parut sur le quai, les troupes anglaises formèrent la haie, cl le char s'avança lentement vers la plage.

Au bord de la mer, là où s'arrêtaient les lignes anglaises, j'avais réuni autour de molles officiers de la division française. Tous, en grand deuil et la tête découverte, nous attendions l'approche du cercueil ; à vingt pas de nous il s'est arrêté, et le général gouverneur, s'avançant vers moi, m'a remis au nom de son gouvernement les restes de l'empereur Napoléon.

Aussitôt le cercueil a été descendu dans la chaloupe de la frégate, disposée pour le recevoir, et là encore l'émotion a été grave et profonde : le vœu de l'Empereur mourant commençait à s'accomplir ; ses cendres reposaient sous le pavillon national.

Tout signal de deuil a été dès lors abandonné. Les mêmes honneurs que l'Empereur aurait reçus de son vivant ont été rendus à sa dépouille mortelle, et c'est au milieu des salves des navires pavoises, avec leurs équipages rangés sur les vergues, que la chaloupe, escortée parles canots de tous les navires, a pris lentement le chemin de la frégate.

Arrivé à bord, le cercueil a été reçu entre deux rangs d'officiers sous les armes, et porté sur le gaillard-d'arrière disposé en chapelle ardente. Une garde de soixante hommes, commandée par le plus ancien lieutenant de la frégate, rendait les honneurs. Quoiqu'il fut déjà tard, l'absoute fut dite, et le corps resta ainsi exposé toute la nuit. L'aumônier et un officier veillèrent près de lui.

Le 16, à dix heures du matin, les officiers et équipages des navires de guerre et de commerce français étant réunis à bord de la frégate, un service funèbre solennel fut célébré. On descendit ensuite le corps dans l'entrepont, où une chapelle ardente avait été préparée pour le recevoir.

A midi, tout était terminé et la frégate en appareillage.

FRANÇOIS D'ORLÉANS.

 

Le 18 octobre, après quatre jours de mouillage sur la rade de James-Town, la Belle-Poule appareilla, et mit le cap au nord, sur la France. Le 30 octobre, elle arrivait en rade de Cherbourg, où, après une attente d'environ un mois, le cercueil de l'Empereur fut transborde de la frégate sur le bateau à vapeur la Normandie, disposé en chapelle ardente, et qui, escorté par le Courrier et le Véloce, devait le transporter jusqu'à Courbevoie. Immédiatement après le transbordement, le convoi se mit en marche pour le Havre, en tirant un coup de canon de quart d'heure en quart d'heure.

Ici, la parole revient aux contemporains ; et voici, fidèlement tracée par un témoin oculaire, la marche du convoi funèbre, du Havre jusqu'aux Invalides, ainsi que le récit des funérailles accomplies en présence du Roi, des pouvoirs publics et des députations de tous les départements :

Du Havre à Courbevoie, les populations de vingt lieues à la ronde vinrent se presser en foule sur les pas du triste cortège, avides de rendre un pieux hommage aux restes du héros, puissant génie qui avait changé la face de l'Europe, et que la vengeance haineuse des souverains avait enchaîné sur le rocher de Sainte-Hélène. Du haut des collines, du fond des vallées, de partout d'où l'on pouvait distinguer la flotte, partaient des signaux de toute espèce indiquant des groupes de citoyens : les deux rives de la Seine en étaient bordées : on en voyait jusque sur les arbres qui çà et là se miraient dans l'eau, et parfois, lorsque le soleil resplendissant perçant la nue brumeuse, illuminait d'un vif éclat le lit de la rivière et enclavait le cercueil dans les reflets d'une lumineuse atmosphère, des cris d'enthousiasme partis de tous les points, répétés de distance en distance, étaient portés sur l'aile du vent jusqu'à plus d'une journée de marche. Aussi les coteaux, les collines, les berges du fleuve, les arbres eux-mêmes, littéralement peuplés de monde, mobiles comme une mer houleuse, bruyants comme une forêt agitée, semblaient s'être animés pour saluer le retour du héros populaire.

A l'homme seul qui vivant était entre triomphant dans toutes les capitales du continent de l'Europe, il était donné de triompher encore dans la mort.

A Rouen, le cercueil fut une seconde fois transbordé du pont de la Normandie sur celui de la Dorade, qui, précédée de la Parisienne et de huit autres bateaux à vapeur servant d'escorte, arriva le 14 décembre au pont de Neuilly.

Le lendemain, 15, eurent lieu les funérailles, une de ces grandes cérémonies nationales qui font époque dans l'histoire. En voici l'historique, dont, pour plus d'exactitude, nous prenons les détails dans l'Annuaire de Villeroi. Mais avant de suivre le cortège dans le trajet de Courbevoie à l'Hôtel-des-Invalides, il n'est pas sans intérêt de donner une idée des lieux qu'il avait à parcourir.

A Courbevoie, s'élevait au débarcadère un temple grec à jour, de quatorze mètres d'élévation, sous lequel était placé un char funèbre, digne par ses proportions colossales et la richesse de ses ornements, de recevoir le corps de Napoléon.

Au pont de Neuilly, la décoration avait pris un caractère tout maritime, comme pour rappeler la part honorable de la marine dans ce grand acte de reconnaissance nationale.

En tête du pont s'élevait une immense colonne rostrale, haute de 47 mètres, dédiée à Notre-Dame-de-Grâce, patronne des marins. Cette colonne, de forme octogone, était assise sur trois soubassements superposés, dont le premier était orné d'un grand bas-relief représentant le voyage de la Belle-Poule et le trajet de Cherbourg à Paris. Trois trophées maritimes, entourés de drapeaux aux insignes impériaux, plantés au milieu d'un amas de bombes et d'obusiers, décoraient le second. Enfin, sur le troisième soubassement, se tenait assise la statue de la patronne des marins. Autour de cette figure, de grande proportion, étaient disposés trois énormes trépieds qui jetaient des flammes de couleur. Les angles supérieurs du dernier socle étaient surmontés de quatre aigles aux ailes déployées et qui tenaient la foudre dans leurs serres. Enfin, le chapiteau était couronné par un globe colossal sur lequel était placé, en lettres d'or, un seul mot : FRANGE, que dominait un aigle de cinq mètres d'envergure.

A l'Arc de triomphe de l'Etoile, ce gigantesque monument dont l'Empereur avait posé la première pierre en 1810, les décorations rappelaient les grandes actions des guerres de Napoléon. Sur le sommet de l'Arc se déployait une vaste composition représentant l'apothéose du héros. L'Empereur, revêtu du grand costume impérial, comme au jour de son sacre, se tenait debout devant le trône. A ses deux côtés étaient deux figures représentant les génies de la guerre et de la paix. A chacun des angles étaient d'énormes trépieds d'où jaillissaient des flammes de couleur. Au milieu étaient groupés des trophées d'armes.

Depuis l'Arc de triomphe de l'Etoile jusqu'à la place de la Concorde, régnaient deux longues files de piédestaux supportant alternativement des colonnes, des statues, des candélabres antiques et de grands vases en forme de lampe funèbre.

Quatorze statues, de proportions colossales, représentant des victoires ailées, tenaient d'une main la palme consacrée, et de l'autre présentaient des couronnes au cercueil triomphateur.

Huit statues allégoriques, au-dessus desquelles s'élevait, devant le palais Bourbon, une statue gigantesque de l'Immortalité, ornaient le pont de la Concorde. Le front ceint du diadème, la statue de l'Immortalité tenait de la main droite une couronne d'étoiles d'or qu'elle semblait prête à déposer sur le cercueil du mort illustre.

Sur le quai des Invalides s'élevait la statue colossale de l'Empereur. Napoléon tenait dans sa main droite un large cordon auquel était attachée la croix de la Légion-d'Honneur ; la main gauche était appuyée sur le sceptre. De là, cette grande figure de l'Empereur semblait dominer sur deux longues rangées de statues représentant les grands rois, les grands capitaines de la France, et qui décoraient l'avenue principale de l'esplanade jusqu'à la grille des Invalides.

En avant de la grille d'entrée de l'Hôtel s'élevait un dais magnifique sous lequel devait s'arrêter le char impérial. Sur la façade de cette cour, en avant du portail de l'église, était une vaste chapelle ardente, de 51 pieds de haut, pour recevoir le corps de l'Empereur. Elle était de forme carrée, ornée de frontons aux armes impériales, et d'architraves contenant les portraits des généraux célèbres et les noms des grandes batailles de la République et de l'Empire. A la hauteur des combles, tout autour de la frise, apparaissaient en lettres d'or tous les noms des grands hommes de guerre depuis 1792.

La chapelle était pavoisée dans tout son pourtour, et des bas-reliefs imitant le bronze y rappelaient de tous côtés les souvenirs de notre grande épopée militaire.

Dans la nef de l'église, d'immenses tentures noires, à bordures argentées et relevées en rideaux, étaient garnies de trois magnifiques cordons, composés, le premier de guirlandes de laurier placées au-dessous des drapeaux des nations conquises ; le deuxième d'écussons aux insignes impériaux, placés sur le milieu de chaque pilier ; enfin, le troisième, d'une draperie représentant la couronne impériale, sur laquelle étaient croisés deux bâtons, le sceptre et l'aigle.

Depuis le sol jusqu'au premier ordre d'architecture, tout le dôme était tendu d'une draperie en velours violet et or et parsemée de toutes les insignes impériaux.

Au milieu s'élevait un immense catafalque entouré de trophées et de drapeaux, orné de plumes d'aigle et des armes de l'Empereur, rehaussé de quatre rideaux de velours brodé d'hermine, se relevant et soutenus par une couronne octogone. Aux quatre angles du catafalque s'élevaient quatre figures de victoires dorées et adossées à des trophées d'armes. Au sommet du monument, l'aigle impériale déployait fièrement ses ailes.

Au fond de l'église, on avait construit un autel au-dessus duquel, à droite et à gauche, étaient deux tribunes pour les personnes de la suite du roi. Là étaient d'immenses estrades construites pour la Chambre des Pairs, la Chambre des Députés et les grands corps de la magistrature. L'église, dont les bas-côtés étaient garnis d'estrades, était transformée dans toute sa longueur en chapelle ardente. Plusieurs milliers de bougies suspendues à des lustres étincelants, ou régnant en cordons lumineux le long des frises, répandaient une clarté éblouissante dans toutes les parties de l'église.

Sur le devant des tribunes supérieures descendait une tenture noire et argentée. Sur la tenture, des couronnes vertes encadraient les inscriptions suivantes :

CAMPO FORMIO. — CODE NAPOLÉON. — CRÉATION DE LA LÉGION D'HONNEUR. — CONCORDAT. — RÉTABLISSEMENT DU CULTE. — CRÉATION DE LA COUR DES COMPTES. — LUNÉVILLE ET AMIENS. — INDUSTRIE, COMMERCE, AGRICULTURE. — LETTRES, SCIENCES ET ARTS. — CRÉATION DE LA BANQUE DE FRANCE. — CRÉATION DU CONSEIL D'ÉTAT. — ORGANISATION DE L'ADMINISTRATION PUBLIQUE. — TRAVAUX D'UTILITÉ PUBLIQUE.

Au delà de la nef, des degrés tapissés de noir conduisaient au rond-point qui précédait le tombeau.

Du haut de la voûte pendaient de longues et majestueuses tentures de drap violet, portant pour armoiries l'aigle impériale, sur le manteau héraldique de pourpre et d'hermine, avec des N parmi des abeilles d'or.

Tout le dôme était drapé de tentures de drap violet, parsemé d'abeilles d'or et portant des écussons au chiffre de l'Empereur.

L'autel avait été transporté à l'abside. C'était là que l'archevêque de Paris, assisté de ses évoques, devait dire le service funèbre.

Telle était la voie triomphale qu'avait à parcourir le cercueil de l'Empereur, avant de prendre possession du tombeau que lui avait assigné la munificence nationale.

Maintenant, suivons le cortège.

Le froid était intense. Cependant, malgré la rigueur de la température, la population de Paris et de vingt lieues à la ronde s'était, dès le matin, dirigée vers les lieux que devait parcourir le convoi de l'Empereur.

Le cortège marcha clans l'ordre suivant :

La gendarmerie de la Seine : la garde municipale à cheval : deux escadrons du 7e lanciers : le général Darriule, commandant de la place, avec son état-major ; un bataillon d'infanterie de ligne ; la garde municipale à pied ; les sapeurs-pompiers ; deux escadrons du 7e lanciers ; deux escadrons du 5e cuirassiers ; le lieutenant-général Pajol, commandant la division, et son état-major ; les officiers de toutes armes sans troupes, employés à Paris ; l'école spéciale et militaire de Saint-Cyr ; l'école polytechnique ; l'école d'application d'état-major ; un bataillon d'infanterie légère ; deux batteries d'artillerie : un détachement du 1er bataillon de chasseurs à pied ; sept compagnies du génie ; les quatre compagnies de sous-officiers vétérans ; deux escadrons du 5e cuirassiers ; quatre escadrons de la garde nationale à cheval ; le maréchal Gérard, commandant supérieur de la garde nationale de la Seine, et son état-major ; la 2e légion de la garde nationale de la banlieue ; la 1re légion de la garde nationale de Paris ; deux escadrons de la garde nationale à cheval de Paris ;

Un carrosse, dans lequel était M. l'abbé Coquereau, aumônier venant de Sainte-Hélène ;

Les officiers généraux de l'armée de terre et de mer du cadre de réserve ou en retraite ;

Les officiers généraux de la marine royale ;

Le corps de musique funèbre ;

Le cheval de bataille ;

Un peloton de vingt-quatre sous-officiers décorés, pris dans les différents corps, sous les ordres d'un capitaine de la garde nationale ;

Un carrosse attelé de quatre chevaux, dans lequel étaient les membres de la commission de Sainte-Hélène, le lieutenant-général Gourgaud, le baron de Las-Cases, le comte de Rohan-Chabot ;

Un peloton de trente-quatre sous-officiers décorés, de toutes armes ;

Les maréchaux de France ;

Les quatre-vingt-six sous-officiers, portant les drapeaux des départements, sous les ordres d'un chef d'escadron ;

Le prince de Joinville et son état major ;

Les cinq cents marins arrivés avec le corps de l'Empereur.

Venait ensuite le char funèbre, traîné par seize chevaux blancs, couverts de riches housses de deuil : les cordons d'honneur, fixés au poêle impérial, étaient tenus par MM. le maréchal duc de Reggio, grand-chancelier de la Légion-d'Honneur, le maréchal Molitor, l'amiral Roussin et le général Bertrand ;

Les anciens aides-de-camp et officiers civils et militaires de la maison de l'Empereur ;

Les préfets de la Seine et de police ; les membres du conseil général, les maires, adjoints et conseils municipaux de Paris et des communes rurales ; les anciens militaires de la garde impériale, en uniforme ; la députation d'Ajaccio ; les militaires en retraite.

Tel était le nombreux et brillant cortège, presque exclusivement militaire, qui célébrait les funérailles de l'Empereur au milieu du deuil immense de tout un monde, dont le respect profond changeait le char funèbre en char de triomphe, et ajoutait la majesté de la sympathie nationale à l'ineffable majesté de la gloire, du malheur et de la mort : dernier et beau fleuron à la couronne d'immortalité du vaincu de Waterloo.

A deux heures, au brait du canon de l'hôtel des Invalides, le cercueil était arrivé devant la grille principale, où l'attendait l'archevêque de Paris, assisté de tout son clergé, pour dire les prières de l'eau bénite. Dans l'église, sous un magnifique dais de velours, surmonté de drapeaux et de panaches flottants, et à droite de l'autel, étaient le roi, portant l'uniforme de garde national, les ducs d'Orléans et de Nemours en habits de lieutenants-généraux, la reine et les princesses en grand deuil. Le clergé était à gauche de l'autel, en face du roi. Sur les estrades de la croix siégeaient la Chambre des Pairs et la Chambre des Députés ; au dessous, le conseil d'État, la cour de cassation et la cour des comptes. Venaient ensuite, à droite, la cour royale, le conseil général et le conseil municipal, les états-majors de la garde nationale et de l'armée, et le conseil d'amirauté ; à gauche étaient les membres de l'Université, de l'Institut, les corps savants, les tribunaux de première instance et de commerce. Les aides-de-camp, les officiers d'ordonnance, les écuyers du roi et des princes, les dames de la reine et des princesses, étaient dans une tribune, à gauche du roi, au-dessus des bancs des ministres. Dans la nef, sur les gradins, étaient des détachements d'honneur, l'état-major de l'hôtel des Invalides, les préfets et les maires des départements, les écoles, les marins de la Belle-Poule, une foule de militaires décorés. Au-dessous de l'orgue, un nombreux orchestre, et, dans les tribunes élevées, les personnes munies de billets. Auprès du catafalque, on remarquait les membres de la commission de Sainte-Hélène, et sur un fauteuil, à la suite du banc du clergé, le maréchal-gouverneur de l'hôtel des Invalides.

A deux heures et demie, les prières de l'eau bénite dites, le clergé, vêtu de violet comme pour l'office des martyrs, fut recevoir le corps sous le porche drapé. En ce moment, du haut de l'estrade placée en avant des orgues, les trombones et les contrebasses firent entendre une marche d'un double caractère, funèbre et triomphal à la fois : le canon retentit au dehors ; la garde nationale présenta les armes, les invalides serrèrent le sabre à leurs épaules, et le cercueil entra porté par des soldats et des marins. Ce fut un instant d'une admirable solennité. Tous les assistants étaient debout, la tête découverte, les yeux et les bras tendus vers ce cercueil, dans lequel reposait tant de gloire et de grandeur. Des invalides, qui faisaient la haie sur le passage du corps, s'étaient agenouillés malgré la consigne ; d'autres essuyaient les larmes roulant sur leurs paupières.

En ce moment, le roi quitta la place qu'il occupait clans le dôme. Il était suivi des princes et des généraux Bertrand et Gourgaud, portant sur un coussin de velours, l'un l'épée, l'autre le chapeau de l'Empereur. Il s'avança au devant du convoi que conduisait le prince de Joinville, l'épée à la main, et qui, la baissant jusqu'à terre, dit :

— Sire, je vous présente le corps de l'Empereur Napoléon.

Le roi répondit :

— Je le reçois au nom de la France.

Et il ajouta :

— Général Bertrand, je vous charge de placer l'épée de l'Empereur sur son cercueil.

Le général Bertrand obéit. Le roi reprit :

— Général Gourgaud, placez sur le cercueil le chapeau de l'Empereur.

Le général Gourgaud s'avança, et plaça le chapeau à côté de l'épée.

Le service funèbre commença ; et, à cinq heures, le dernier vœu de l'Empereur était rempli.

Le spectacle de ces funérailles grandioses et véritablement, nationales émut profondément les esprits.

Il y avait là six cent mille personnes, dit madame de Girardin qui y était. Paris est encore tout occupé de la grande cérémonie, chacun s'aborde en se demandant : Eh bien, comment l'avez-vous supportée ?

Moi, dit un jeune peintre, ce qui m'a le plus frappé, c'est ce beau rayon du soleil qui tout à coup a illuminé le pont de la Concorde, à l'instant même où le char venait de s'y arrêter. Les baïonnettes, les lances, les casques, les housses de drap d'or qui couvraient les chevaux étincelaient ; le char était éblouissant de clarté : c'était une véritable apothéose.

— Moi, ce qui m'a fait battre le cœur, dit une jeune femme, c'est le moment où l'on a apporté à l'église le corps de l'Empereur. On a tiré le canon, et quand j'ai pensé que c'était le canon des Invalides, et qu'il ne l'entendait pas, je n'ai pu m'empêcher de pleurer.

Et ces braves soldats de la vieille garde, s'écrie un écolier, ils étaient bien contents, allez, de revoir leur Empereur. Ils pleuraient joliment[7].

Oui, Paris tout entier assista à ces funérailles, la France y était par ses représentants, par ses délégués, par ses soldats. Un seul y manquait, qui avait plus qu'aucun autre le droit de s'y trouver ; c'était l'héritier légitime de l'Empereur, celui que la destinée tenait en réserve, pour continuer sa dynastie.

Enfermé dans la sombre forteresse de Ham, le prince Louis Napoléon sentait la France frémir autour de lui, et son âme, franchissant les murs de sa prison, prenait sa part de l'émotion publique. Dans cette journée mémorable du 15 décembre 1840, il ne voulut pas que le grand Empereur revint dans sa capitale sans y être reçu par l'amour, le respect et les larmes des siens ; et, s'élançant au devant du char funèbre, par la pensée, il lui adressa cette pieuse et touchante bienvenue.

Citadelle de Ham, le 15 décembre 1840.

Sire, vous revenez dans votre capitale, et le peuple en foule salue votre retour : mais moi, du fond de mon cachot, je ne puis apercevoir qu'un rayon du soleil qui éclaire vos funérailles.

N'en veuillez pas à votre famille de ce qu'elle n'est pas là pour vous recevoir : votre exil et vos malheurs ont cessé avec votre vie ; mais les nôtres durent toujours !

Vous êtes mort sur un rocher, loin de la patrie et des vôtres : la main d'un fils n'a point fermé vos yeux. Aujourd'hui encore, aucun parent ne portera votre deuil.

Montholon, lui que vous aimiez le plus parmi vos dévoués compagnons, vous a rendu les soins d'un fils : il est resté fidèle à votre pensée, à vos dernières volontés ; il m'a rapporté vos dernières paroles : il est en prison avec moi.

Un vaisseau français, conduit par un noble jeune homme, est allé réclamer vos cendres : mais c'est en vain que vous cherchiez sur le pont quelqu'un des vôtres : votre Famille n'y était pas !

En abordant le sol français, un choc électrique s'est fait sentir : vous vous êtes soulevé dans votre cercueil ; vos yeux, un moment, se sont rouverts ; le drapeau tricolore flottait sur le rivage ; mais votre aigle n'y était pas.

Vous avez revu ces Français, que vous aimiez tant ; vous êtes revenu dans cette France que vous aviez rendue si grande ; mais l'étranger y a laissé des traces que toutes les pompes de votre retour n'effaceront pas.

Sire, le peuple, c'est la bonne étoffe qui couvre notre beau pays ; mais ces hommes que vous avez faits si grands, et qui étaient si petits, ah ! Sire, ne les regrettez pas !

Ils ont renié votre évangile, vos idées, votre gloire, votre sang ; quand je leur ai parlé de votre cause ; ils nous ont dit : Nous ne la comprenons pas !

Sire, le 15 décembre est un grand jour pour la France et pour moi. Du milieu de votre somptueux cortège, dédaignant certains hommages, vous avez un instant jeté vos regards sur ma sombre demeure, et, vous souvenant des caresses que vous prodiguiez à mon enfance, vous m'avez dit : Tu souffres pour moi, ami ; je suis content de toi (Œuvres de Louis-Napoléon Bonaparte, t. III, p. 1).

 

 

 



[1] Ces détails sont tirés de la brochure publiée le 10 juin 1838, par M. Armand Laity, sous le titre : Le prince Napoléon à Strasbourg : brochure qui amena la condamnation de l'auteur par la Cour des Pairs.

Le prince Louis Napoléon avait lu et approuvé la brochure ; et par conséquent les détails de son entrevue avec Lafayette sont exacts.

[2] Cette conversation est rapportée dans la brochure que M. de Persigny publia à Londres, le 15 décembre 1836, quelques mois après la mort de Carrel.

[3] Nous tenons de M. de Persigny lui-même la révélation de ce projet, qui fut sérieux, et dont nous abrégeons les détails.

[4] C'était l'aigle du régiment de Labédoyère, le 7e d'infanterie légère.

[5] Moniteur universel, 13 mai 1840, séance du 12.

[6] Béranger, les Souvenirs du peuple.

[7] Vicomte de Launay, Lettres parisiennes, 20 décembre 1840.