NINON DE LENCLOS

ET LES PRÉCIEUSES DE LA PLACE ROYALE

 

III. — LES PREMIÈRES AMOURS DU ROI LOUIS XIII (1619-1620).

 

 

Si l'on accepte comme la vérité le témoignage d'Érouard, le médecin attaché à la personne des enfants de Henri IV, le dauphin, depuis Louis XIII, avait, dès ses premières années, les pensées ardentes, un tempérament de feu[1] qu'il fallait contenir et réprimer ; le sang du Béarnais ruisselait en lui à pleine veine ; l'éducation religieuse, les craintes qu'elle inspirait au jeune prince purent seules enchaîner ses passions impétueuses. Il en résulta ce contraste qu'on peut incessamment remarquer dans le roi Louis XIII au front sévère, au teint maladif, l'impression chaude et colorée que surexcitait chez lui la vue d'une femme belle, élégante et la chasteté pudique de sa vie.

Tallemant des Réaux raconte mille vilainies sur Louis XIII, épris de quelques jeunes hommes de la cour[2]. La source de l'amitié, heureusement pour l'humanité, n'est pas toujours dans les actions honteuses ; et si les compagnons de Louis XIII aimaient à se parfumer d'essence de rose, de jasmin ou d'oranger, c'était pour passer leur vie charmante parmi les filles d'honneur de la reine, et j'aurais honte de dire avec Tallemant des Réaux qu'entre eux les beaux pages s'huilaient pour le combat et que la faveur de Barradas, par exemple, un des meilleurs tireurs d'arquebuse, fut due à de tristes complaisances ? Louis XIII cherchait le dévouement, la tendresse, autour de lui : trois de ces gentilshommes élevaient avec un art particulier les faucons et les émerillons[3] ; les autres vaillamment le suivaient à la chasse tirant sans coup férir le cerf et le sanglier, ou bien ils élevaient ces beaux lévriers de chasse qui suivaient le roi et venaient folâtrer jusque dans son lit ; celui-ci jouait merveilleusement du luth, celui-là dessinait avec grâce, tous croisaient l'épée avec intrépidité et ces distractions expliquent seules les vives amitiés, les tendres soins, la faiblesse de Louis XIII pour ses jeunes amis. L'histoire honnête ne peut admettre d'autres causes.

Marie de Médicis, dans sa sollicitude de mère, avait marié de bonne heure le roi son fils avec l'infante d'Espagne, Anne d'Autriche, jeune fille de quinze ans, sérieuse, retenue par l'étiquette sous la domination des duègnes de l'Estramadure et de la Castille, venues avec elle et qui ne pouvaient beaucoup distraire le roi comme frappé de stupeur par l'assassinat de son père[4], funèbre souvenir de son enfance. Heureusement l'institution des filles d'honneur (niñas del corte) plaçait autour de la reine une charmante couronne de demoiselles avec les plus beaux noms de France : Hautefort, Montbazon, la Fayette, Mirepoix, Ventadour, Créquy, et l'amour dans une fille de haute naissance ou de douce éducation, flatte et élève l'âme : jeunes espiègles toutes occupées de plaisirs et de distractions, elles devaient donner à la vie de cour un charme particulier. Durant les guerres civiles de la Ligue, Catherine de Médicis l'avait bien compris, quand elle avait créé ce bel escadron volant de filles d'honneur, l'ornement de ses ballets et de ses fêtes du Louvre. Cette coutume, Marie de Médicis l'avait acceptée ; chacune des filles d'honneur avait son servant d'amour, son chevalier fidèle parmi les seigneurs, les mousquetaires et les chevau-légers qui portaient leur couleur dans les carrousels de la place Royale[5]. La reine mère servait même ces galanteries avec sa facilité italienne jusqu'au mariage, couronnement du roman des amours. On n'était pas gentilhomme accompli si l'on ne se dévouait corps et âme à une des filles d'honneur de la reine.

Les dépêches de l'ambassade d'Espagne à Paris, qui suivait pas à pas les rapports du jeune Louis XIII et de l'infante, signalent une première affection du roi pour la duchesse de Luynes[6]. L'ambassadeur qui avait vu avec déplaisir et inquiétude la chute du maréchal d'Ancre, expression de l'alliance catholique-espagnole, avait recherché les causes réelles de l'influence et de la grandeur des frères Albert Brantès et Cadenet qui, de simples éleveurs de faucons, maintenant avaient grandi jusqu'aux premières faveurs. L'amitié du roi pour Albert, créé duc de Luynes, venait, d'après ces dépêches, de ce que Sa Majesté s'était pris d'une grande tendresse pour la duchesse ; la pauvre infante s'en était plainte sans trop insister ; dans sa naïveté, la pieuse Espagnole croyait la duchesse de Luynes trop attachée à ses devoirs pour manquer à ce qu'elle devait à son mari et à sa reine, mais elle craignait la domination de la duchesse, la perte de tout crédit : le roi ne cessait d'être auprès de Mme de Luynes[7] tendre et affectueux ; ils passaient des journées ensemble ; Anne d'Autriche n'avait plus pour la protéger Marie de Médicis, la reine mère, dont la disgrâce était arrivée avec celle du maréchal d'Ancre ; Luynes s'était élevé au pouvoir, et cette faveur, il la devait à la duchesse, sa femme. Ainsi se plaignait l'infante reine, avec une douceur angélique dans sa correspondance à Madrid. Un peu plus tard, nouvelles inquiétudes : le roi avait pris plaisir à s'entretenir plusieurs fois avec une des filles d'honneur de la reine mère, du nom de Mlle d'Hautefort : entrée au service de Marie de Médicis depuis l'âge de douze ans, Mlle d'Hautefort avait grandi en beauté parmi les filles d'honneur d'Anne d'Autriche : le roi lui témoignait presque publiquement une grande amitié ; il restait des heures en causeries ; mais au dire de tous, cet amour vif et ardent avait un caractère de chasteté particulière. Louis XIII se passionnait jusqu'à être jaloux, grondeur, exclusif ; il boudait la jeune fille tour à tour, ou se rapprochait d'elle avec bonheur ; mais les sentiments du roi se bornaient à des témoignages chevaleresques, à un amour respectueux et inquiet qui ne possédait pas et ne voulait pas laisser posséder à d'autres ; il avait au fond du cœur de ces feux qui couvent dans les âmes religieuses, assez fortes pour les comprimer honnêtement ; le roi aimait passionnément et il se contenait ; il avait une haute idée de l'honneur de la femme, la lecture des livres mystiques donnait à l'amour une romanesque pudeur qui dominait les sens même dans leur plus grande exaltation. La reine s'était quelquefois inquiétée des assiduités du roi auprès de Mlle d'Hautefort ; cette jeune fille, avec une sincérité particulière, lui rendait compte de chacun de ses entretiens avec Louis XIII[8].

Le roi se trouvait à cette époque dans des rapports délicats au point de vue politique, avec la reine Anne d'Autriche ; un grand parti de noblesse mécontente entourait Gaston, duc d'Orléans, pour l'opposer à son frère. Les façons gracieuses de Monsieur avec le parlement et la bourgeoisie le rendaient très-populaire ; le projet des parlementaires (on a quelque raison de le croire certain), était d'élever Gaston au trône à la place de Louis XIII, qu'on aurait déclaré incapable, même impuissant[9] ; Monsieur, duc d'Orléans, aurait alors épousé Anne d'Autriche, dont le premier mariage serait déclaré nul. Gaston et la reine étaient-ils entrés dans ces idées d'une façon absolue ? Aucun document ne le prouve, pas même les correspondances secrètes des ambassadeurs d'Espagne. L'intrigue n'était pas moins certaine entre les partis[10]. Monsieur, d'une charmante figure, l'enfant préféré de Marie de Médicis, était fort assidu auprès d'Anne d'Autriche, et cela suffisait à un certain point de vue, pour exciter la jalousie de Louis XIII qui n'avait que des froideurs et des craintes à l'égard de la reine : depuis le ministère du duc de Luynes, ces soupçons étaient entretenus par la duchesse, qui prétendait gouverner le roi en exaltant les sentiments qu'il lui portait. La duchesse et Mlle d'Hautefort se partageaient les affections royales et le pouvoir de l'une se balançait par l'autre ; la reine souffrait et ne disait mot[11].

La cour de Louis XIII, depuis la disgrâce de Marie de Médicis, était devenue plus triste et plus ennuyée : on ne voyait plus ni fêtes, ni carrousels à la place Royale. La rue Saint-Antoine était vide de ces cavaliers matamores tout emplumachés. Les Médicis aimaient les fêtes et la reine mère était la protectrice des filles d'honneur, comme autrefois Catherine de Médicis l'avait été de l'escadron volant de la reine ; maintenant disgraciée en son château de Blois, la reine mère laissait un grand vide à la cour de Saint-Germain ; Anne d'Autriche isolée était livrée comme une proie à la calomnie : on interprétait mal ses actions les plus innocentes, mais souvent mal réfléchies. L'éducation espagnole laisse une ravissante part à la galanterie ; la reine aimait les hommages, les compliments des beaux cavaliers ; et ses ennemis en prenaient prétexte pour irriter le roi contre elle ; en Espagne même, le rosaire est une expression d'amour, et les fleurs qui couvrent et environnent l'autel de Marie sont souvent des symboles dont les amants comprennent les doux et chastes parfums. La duchesse de Luynes n'était pas étrangère aux vilains propos qu'on disait sur la reine, abandonnée seule à la médisance de tous et que le roi repoussait de sa couche[12].

On était en pleine guerre contre les huguenots. Louis XIII développait une grande activité et un génie militaire très-distingué dans la campagne contres les places fortifiées du Languedoc ; l'art dé l'artillerie était son goût. Les écrivains qui ont peint Louis XIII comme une espèce de roi fainéant, incapable de toute action vigoureuse, n'ont qu'à lire sa correspondance à cette époque décisive et surtout les bulletins écrits de sa main qu'il adressait lui-même à la Gazette de France, rédigée par le sieur Renaudot[13]. Louis XIII, prince militaire, ne comprenait bien le Gouvernement qu'avec ses mousquetaires, qu'il présentait toujours comme un modèle de fidélité. Ces gentilshommes lui plaisaient parce qu'ils avaient le courage au cœur et l'épée au poing. Dans cette campagne du Languedoc, l'esprit de la noblesse se révéla dans son éclat ; les petits volontaires, fous de guerre à seize ans, aussi bien que les vieux seigneurs de fiefs faisaient leur devoir avec un entrain, une gaieté admirable, dont les Mémoires du chevalier de Gramont peuvent donner une idée exacte. Il existe, dessinés de la main du roi, des plans de fortifications très-remarquables et des modèles de pièces d'artillerie, de mousquetons et de fauconneaux d'une perfection particulière ; s'il laissait le gouvernement de l'État au cardinal de Richelieu, il se réservait les périls de la gloire militaire ; il aimait les sièges, les batailles, les assauts et la musique bruyante des mousquetades et des pétards : il laissait la galanterie aux belles dames de Saint-Germain et de la place Royale.

 

 

 



[1] Le journal du médecin Érouard en original dans les manuscrits. (Bibliothèque impériale.)

[2] Le succès des historiettes de Tallemant des Réaux est dû précisément à ces anecdotes scandaleuses. Tallemant est un vilain cœur qui n'eut jamais une pensée élevée. Aux temps modernes, on trouve encore des historiens de cette école. Voyez, dans Tallemant des Réaux, Historiette de Louis XIII.

[3] Les trois frères de Luynes.

[4] Une des causes de la tristesse et de la sévérité de Louis XIII, venait du souvenir de cet assassinat. La crainte était arrivée à ce point que le jeune roi ne se couchait jamais qu'avec des bougies allumées et en grande compagnie.

[5] Comparez mon travail sur Catherine et Marie de Médicis.

[6] Les dépêches se trouvent en original aux Archives de Simancas.

[7] La dépêche ajoute : Creciendo de otra parte los favores, conversaciones y visitas que el Rey, tiene con la duguesa de Luynas.

[8] Cette fidélité dans ses devoirs plaisait au roi ; il ne pardonna pas néanmoins à Mlle de Hautefort de tout rapporter à la reine Anne d'Autriche, quelquefois au cardinal de Richelieu.

[9] Le roi n'avait pas encore d'enfant ; les malcontents disaient qu'il n'en aurait jamais.

[10] J'en ai donné les preuves dans ma Marie de Médicis.

[11] Cette conduite faisait l'admiration de l'ambassadeur à Espagne, marquis de Montéleone. Lo dissimula con mucha buena prudencia.

[12] Ce fait est constaté par les dépêches des ambassadeurs d'Espagne. Au reste, Anne d'Autriche était très-froide pour son mari, et c'est à peine si les exhortations de son père l'entraînaient à lui faire quelques caresses. Por que ha empezado a hazer algunas caricias al rey su marido.

[13] Les textes sont corrigés de la main même du roi.