Origine de la rivalité entre la
France et L'Angleterre. — Avènement des Plantagenêts. —
Henri II. — La race poitevine. — Discussion pour l'hommage. — Alliances et
batailles. — Invasion du comté de Toulouse. — La lignée du roi. — Traité de
paix avec Henri II. — Vieillesse du roi Louis VII. — Actes d'administration
après la mort de Suger. — Fiefs. — Communes. — Églises. — Pèlerinage en
Angleterre. — Maladie du roi. — Sa mort.
1150 — 1180.
Le caractère des expéditions actives de Louis le Gros, le
père de Louis VII, avait été tout féodal ; ses guerres s'étendaient aux
nombreuses et fortes châtellenies des environs du Parisis : on l'avait vu
lutter contre les sires de Montmorency et de Luzarche, contre les seigneurs
de Corbeil et de Senlis. Il n'y eut sous son règne qu'un seul mouvement
national, dont Suger a écrit l'histoire, il se manifesta contre la race
germanique, qui menaçait les frontières par l'invasion. On vit alors les
Aquitains confondus avec les Francs et les Champenois dans les batailles
communes. La première période du règne de Louis VII est absorbée par la
croisade ; toute l'attention de la chevalerie est portée vers la Palestine ; peu de
gonfanons pendent encore sur les castels en France, en Normandie et en
Champagne. Suger réprime avec fermeté les dernières entreprises des féodaux
possesseurs de petits fiefs dans le territoire de Paris. La guerre va prendre
désormais un caractère plus vaste, plus national. La rivalité entre deux
couronnes et deux familles se manifeste ; l'Angleterre et la France vont entrer en
lice, et les haines de peuples se déploieront pendant des siècles[1]. Guillaume le
Bâtard avait soumis l'Angleterre par la conquête à la race normande ; les
vieux fils des Scandinaves, les châtelains de Rouen, de Bayeux et d'Évreux
avaient passe les mers pour porter en Angleterre leurs lois et leurs coutumes
belliqueuses ; delà était née une première cause de rivalité, car les ducs de
Normandie ne furent jamais bons vassaux de la couronne de France. Déjà plus
d'une fois les lances s'étaient croisées sur les champs de guerre, et les
cris de bataille s'étaient fait entendre ! Mais ce qui grandit encore cette
rivalité, ce fut l'avènement à la couronne de Henri II, l'aîné de la maison
d'Anjou, issu de ces Plantagenêts dont l'histoire est si merveilleuse dans
les vieilles chroniques. La race des comtes de Poitou s'était souvent
soulevée contre les suzerains de France[2] ; ces comtes
appartenaient tous à cette famille méridionale qui s'étendait depuis la Loire jusqu'en Provence,
et parlait ainsi une commune langue. Le ressentiment des Plantagenêts contre
Louis VII tenait aussi à d'autres causes, et j'ai besoin de revenir encore
sur les temps.
Quand l'assemblée de Beaugency eut prononcé le divorce de
Louis VII et d'Aliénor, le beau fief d'Aquitaine, les terres plantureuses de
l'Anjou et du Poitou formaient un trop beau lot pour ne point exciter la
convoitise de tout le baronnage. Aliénor se donna corps et âme à Henri Plantagenêt
de la race angevine, qui déjà possédait sous l'hommage le duché de Normandie
! Quels fiefs ! quelles terres immenses ! quelles nombreuses châtellenies
depuis Caen jusqu'à Bordeaux, en passant par le Poitou, l'Anjou, le Limousin,
dont la chevalerie était si vaillante ! Salut donc à toi, duc de Normandie,
Henri Plantagenêt, comte d'Anjou, duc d'Aquitaine, car tu étais noble et fier
chevalier ; tu aimais les trouvères, les troubadours, les grandes et vieilles
chroniques, tout ce qui parlait enfin à l'imagination aventureuse[3] ! A la mort
d'Etienne, roi des Anglais, le noble Plantagenêt fut appelé à la couronne,
dans une cour plénière à Winchester ; tous les possédant fiefs lui firent
hommage, et le goût des Poitevins pour les fêtes joyeuses se révéla dans les
magnifiques somptuosités des tournois à Londres, à Durham, à Winchester ;
Henri II parut assis sous la couronne d'Angleterre avec Aliénor ; plus d'une
lance fut brisée pour la suzeraine, et Henri fut reconnu par les barons comme
leur roi. Ainsi, du chef de sa mère, Henri possédait le Maine et la Normandie ; puis,
comme époux d'Aliénor, sa bannière pendait sur les châtellenies du Poitou, de
la Saintonge,
du Périgord, du Limousin, de l'Angoumois et de la Guienne. Quel
souverain puissant ! Henri était dans la force de sa vie ; il avait vingt et
un ans ; un noble feu de conquêtes circulait dans tous ses membres ; il était
rusé autant que fort, habile autant que téméraire, et avec cela que pouvait
tenter contre lui le roi de France ? qu'avait-il à craindre de ses lances,
moins nombreuses que les siennes[4] ?
Louis VII, vieilli, macéré par le jeûne, avait vu avec
amertume le mariage d'Aliénor et de Henri Plantagenêt ; haineux contre la
race poitevine et ses comtes, il n'avait jamais passé la Loire que pour batailler,
comme ses ancêtres, avec les sires d'Aquitaine ; il n'avait ni la figure ni
la ruse des Plantagenêts, s'il pouvait combattre contre eux ii fer émoulu,
avait-il assez de dextérité pour empêcher un méridional d'arriver à ses fins
? Quand le sang normand se mêlait à la race du Midi, comme cela était arrivé
à la lignée de Bohémond en Sicile, est-ce que jamais la race franque et
germanique aurait pu lutter de souplesse dans une négociation ? Qu'on
s'imagine la fureur de Louis VII lorsqu'il apprit le mariage d'Aliéner et de
Henri Plantagenêt ; il fut comme le sanglier pris dans les toiles du chasseur
habile ; Louis avait eu deux tilles de la dame d'Aquitaine ; elles devenaient
les héritières d'Aliénor si elle fût restée en veuvage ; mais féconde comme
les races du Midi, Aliénor aurait sans doute une lignée mâle avec Henri
d'Angleterre ; et alors comment invoquer les droits des deux filles du roi de
France ? Quand la colère était dans l'âme des barons ils se précipitaient les
uns sur les autres, et bientôt les batailles commencèrent en Normandie. Dans
le droit féodal, à l'avènement de chaque grand possesseur de fiefs, il était
tenu à l'hommage ; il devait se présenter la tête nue, le bras déganté, et
s'agenouiller en face de son suzerain ; mettre ses mains dans les siennes,
jurer féauté comme le supérieur, qui à son tour devait protection au vassal[5]. Voyez comme
aurait été grande l'humiliation d'un Plantagenêt, seigneur de si riches
terres, agenouillé devant son rival, l'ancien époux d'Aliénor[6] !
Il y eut donc refus. Henri aima mieux appeler la bataille,
un choc de chevalerie en Normandie : ces hommes de fer se heurtèrent comme
des rochers, et les coups de masses d'armes retentirent comme sur des
enclumes. On fit ensuite un traité de paix ou de trêve, pour mieux dire, car
lorsque la chevalerie était fatiguée, lorsque le vassal avait fait son
service selon les termes de la coutume, il s'en revenait tout simplement en
son manoir, sans suivre plus longtemps le gonfanon de son seigneur. Il
arrivait ainsi que souvent les suzerains étaient obligés de traiter par le
refus d'armes de leurs vassaux, qui s'en retournaient chez eux, leur service
étant fini ; il n'y avait plus de guerres parce qu'il n'y avait plus de
lances. On lit plusieurs trêves entre Louis VII et le Plantagenêt, puis paix
et fiançailles entre Marguerite, fille du roi Louis VII, âgée de deux ans, et
Henri, qui en avait trois à peine, issu du roi d'Angleterre, duc d'Aquitaine
et de Gascogne. Marguerite recevait en dot les châteaux de Néaufle et de
Gisors[7]. Ces murailles
crénelées étaient remises aux mains des templiers comme en bonne garde ; les
vieux chevaliers du temple recevaient en tutelle les biens en minorité des
deux enfants royaux. Ainsi étaient suspendues pour un moment les vieilles
querelles entre Louis VII et Henri II, sauf à renaître ensuite à la première
circonstance.
Suger mourait alors, à un âge avancé de la vie, dans sa
soixante-dixième année[8]. Il s'était
retiré des affaires mondaines pour se consacrer entièrement au monastère de
Saint-Denis, qu'il avait orné de si nobles joyaux. Le dernier acte de son
administration politique fut la résolution de conduire lui-même une croisade[9]. Les malheurs du
dernier pèlerinage n'avaient pas corrigé les esprits ; une expédition en
Palestine était la pensée et le but de la génération ; partout se manifestait
cette idée de conquêtes, partout le cri de Jérusalem se faisait entendre, et
Suger, qui s'était tant opposé à la croisade de saint Bernard, fut entraîné à
préparer lui-même un nouveau pèlerinage armé dans la Palestine. La mort
le surprit dans cette préoccupation pieuse et politique. Ce fut à Saint-Denis
en France que la maladie le conduisit au tombeau ; le deuil fut grand ; Louis
VII suivit à pied le convoi de son ministre, il pleura quand il le vit
descendre dans le caveau silencieux de l'abbaye. Suger avait administré
longtemps la monarchie ; il mit de Tordre dans une époque désordonnée, et
cela fit sa grande réputation ; il gouverna la France avec la même
sollicitude qu'il avait apportée à l'administration de son monastère. Les
chroniqueurs le louent surtout comme homme d'Église ; l'un des moines de
Saint-Victor, du nom de Simon Chèvre-d'Or, s'écrie, en parlant de Suger : Elle n'est plus cette fleur de l'Église, cette pierre
précieuse, cette brillante couronne ; le drapeau, le bouclier, la bannière de
la chrétienté, l'abbé Suger, l'exemple des vertus, grave avec de la piété,
pieux avec de la gravité[10], magnanime, sage et honnête ; le roi gouverna par lui
avec modération son royaume, et régent, il fut presque roi ; tandis que Louis
restait plusieurs années pèlerin en Orient, Suger décora cette église et orna
sa chaire, le chœur de ses brillantes parures. Qu'il repose donc en paix dans
l'éternité.
Ainsi disaient les chroniques en parlant de Suger, et
elles avaient raison, car l'abbé de Saint-Denis avait fait dominer l'Église
avec sa pensée d'ordre moral, au milieu de l'anarchie féodale. Partout il
avait préparé le triomphe du catholicisme, qui était alors le mobile de la
civilisation et de la police des sociétés. L'administration régulière était
dans la royauté, l'ordre moral dans l'Église ; il en résulta pour Suger la
gloire d'avoir placé la féodalité sous ce double frein de l'unité
ecclésiastique et de l'administration royale ; il avança les idées de
gouvernement. Tel est son beau titre dans l'histoire. On avait besoin d'unité
et de nationalité en France, car la puissance anglaise s'accroissait dans
d'immenses proportions, et avec elle la rivalité instinctive entre les deux
couronnes ; la paix conclue en Normandie entre Louis VII et le Plantagenêt n'avait
pas tout fini ; la question de l'hommage était vidée ; Henri prêta sa foi par
procureur en cour plénière[11]. C'était bien
sans doute, mais pouvait-on priver longtemps la chevalerie de conquêtes et de
batailles. Tout à coup, en pleine paix, on apprit que les Poitevins, avec
Henri leur sire à la tête, s'étaient précipités sur le comté de Toulouse :
qu'allaient-ils faire dans la
Provence ? quelles luttes allaient-ils chercher contre les
féodaux de Saint-Gilles, de Montpellier et de Nismes ? Au vieux temps, Ponce,
troisième du nom, comte de Toulouse, mourut laissant plusieurs fils en sa
lignée ; l'aîné fut Guillaume IV, comte de Toulouse, et le puîné Raymond IV,
comte de Saint-Gilles ; or, sachez que Guillaume IV, féodal plein de largesse
et de luxe, vendit pour de bons écus d'or son comté de Toulouse à son frère
Raymond, lequel nous avons vu joyeux et pimpant, avec les Provençaux dans sa
croisade en Palestine[12]. Guillaume,
après avoir vendu son comté, eut une fille du nom de Philippia, laquelle fut
l'aïeule d'Aliénor Voilà donc qu'Henri II vint réclamer le comté du chef de
sa femme, comme s'il n'avait pas été vendu en bons deniers ; ledit comté
était au pouvoir alors de Bertrand, bâtard du comte Raymond, noble troubadour
en la croisade de la
Palestine : qu'advint-il ? c'est que, traître et mécréant,
le comte de Poitiers s'était emparé de la terre du pauvre pèlerin,
contrairement aux bulles. Alors les communaux et le peuple se soulevèrent au
profit du dépouillé ; ils chassèrent honteusement le vautour qui était venu
dévorer le nid de la merlette, tristement en mer pour la Palestine ! Dignes
communaux, ils avaient tant de vénération pour les pèlerins ! Ils se
soumirent au comte Alphonse, le fils légitime de Raymond de Saint-Gilles ; le
bâtard était mort en sa route. Alphonse fut surnommé Jourdain, doux nom, pur
souvenir de son baptême dans les eaux saintes durant le pèlerinage de son
père[13]
Le son rauque des trompes et buccines annonce que le roi
d'Angleterre Henri II vient réclamer le fief de Toulouse du chef de sa femme,
contre les communaux. Il approche avec ses épaisses nuées de lances normandes
et angevines ! une chevalerie nombreuse l'accompagne. Les communaux
s'adressent à leur seigneur suzerain Louis VII, roi de France ; ils le
supplient de porter aide et secours à leur comte et à leur cité ; l'ambition
de Henri II est insatiable : arrivé sur les terres de Toulouse, dans la
compagnie du duc de Gascogne et de quelques autres féodaux mécontents, le roi
d'Angleterre impose l'hommage à tous, il veut être le suzerain des terres
méridionales ; son ambition est de hisser sa bannière sur les hautes tours de
Toulouse[14].
Le roi Louis VII peut-il le permettre ? sa sœur Constance a épousé le comte
de Toulouse ; elle n'est pas heureuse sans doute avec son mari, seigneur et
maître ; elle se plaint à son frère, car elle n'a ni hôtel ni denrées ; elle
a quitté la cour du comte ; elle est très-inquiète, parce qu'elle craint qu'il
n'écrive contre elle au roi[15]. Comme toutes les
femmes du Nord, Constance se déplaît au milieu des cours du Midi ; la vie y
est trop active, trop familière ; elle aime ce froid respect des vassaux de la Germanie, de Flandre et
de Normandie ; Constance, avec ses fades manières, était à son tour fort déplaisante
aux seigneurs de Narbonne, de Toulouse et de Montpellier. Louis YII ne répond
pas aux plaintes de Constance, car son but est de combattre à outrance les
batailles de lances anglaises et angevines de Henri II ; les Francs passent la Loire et marchent sur
Toulouse pour délivrer le comte ; ils mènent à leur suite quelques châtelains
du Poitou mécontents de Henri II. Les suzerains s'habituent à se servir des
vassaux révoltés pour soutenir leur ambition ; mauvaise coutume, qui affaiblit
les liens de fidélité. Cette guerre méridionale se continue plusieurs années
; elle est suspendue par des trêves, puis elle recommence. Le comte de
Toulouse est tout entier dans l'hommage de Louis VH, son suzerain ; la
féodalité du Midi s'accoutume à prêter foi au roi des Francs, dont la force
est si loin pourtant, et c'est un progrès pour la couronne. La féodalité est
en correspondance active avec le roi ; Ermengarde, comtesse de Narbonne,
écrit à Louis VII[16] les paroles les
plus soumises : A mon très-révérend seigneur Louis,
par la grâce de Dieu roi des Francs, très-illustre ; Ermengarde, vicomtesse
de Narbonne, votre fidèle et humble vassale, salut et le courage de
Charlemagne. Ayant plu à votre hautesse, très-illustre seigneur, de m'écrire
par votre envoyé et par votre lettre, j'en ai beaucoup de joie, et j'en rends
toutes les actions de grâce possibles à Votre Majesté. Quant à Tordre que
vous m'avez donné de fuir le commerce de vos ennemis et de persister dans l'affection
que j'ai eue pour vous dès le commencement, je prie votre noblesse d'être
entièrement persuadée que je n'ai point fait d'alliance avec les ennemis de
votre couronne, et que je n'aurai jamais de familiarité avec eux. Je souhaite
et veux vous aimer sincèrement, et je m'attacherai à vous rendre en temps et lieu
tous les devoirs et tous les services que je pourrai. Je souhaite de
maintenir les intérêts du comte de Toulouse, et j'exécuterai vos ordres sur
ce sujet lorsqu'il en sera besoin. Mais si Votre Majesté venait elle-même
protéger et défendre le comte de Toulouse, je vous suivrais dans les armées
avec bien plus de constance et de bonne volonté. J'ai beaucoup de douleur, et
ce n'est pas moi seule ; mais tous ceux de notre pays sont dans un chagrin
extrême de voir que ces provinces, auxquelles la bravoure des rois des
Français avait acquis une liberté si glorieuse, passent par votre défaut,
pour ne pas dire par votre faute, sous la domination d'un prince à qui elles
n'appartiennent par aucun droit. Que je ne chagrine point Votre Altesse, mon
très-cher seigneur, si je lui parle avec tant de hardiesse ; je ne le fais
qu'à causé qu'étant plus spécialement vassale de votre couronne, j'ai plus de
peine à voir diminuer son éclat et sa grandeur qu'un autre n'en aurait. Ce
n'est point seulement à la ville de Toulouse que vos ennemis en veulent, leur
dessein est de se rendre maîtres de tout ce qui est entre le Rhône et la Garonne ; ils s'en
vantent et le publient eux-mêmes ; et s'ils s'empressent tant de prendre
Toulouse, ce n'est qu'afin qu'ils puissent aisément se rendre maîtres des
autres villes, après avoir soumis la capitale. Que votre courage se réveille
et s'arme de force, notre très-cher seigneur ; entrez dans notre pays à la
tête d'une puissante armée, afin de réprimer l'audace de vos ennemis, de
consoler vos amis et de relever leur espérance[17].
Ici se montre la respectueuse soumission de la dame de
Narbonne, scellant sa lettre et l'adressant à celui qu'elle salue du nom de Charlemagne,
grande renommée qui dominait tout le moyen âge[18]. Batailles et
trêves, telle était la vie féodale ; après donc beaucoup de sang répandu, on
arrêta une entrevue entre Louis VII et Henri II sur la rivière de l'Epte, si
souvent témoin des traités entre les suzerains de France et les ducs de
Normandie. Au mois de mai, quand les fleurs sont épanouies, l'an 1161, les
otages furent respectivement donnés ; mais il survint des incidents de toute
espèce : au moment où l'on allait apposer le scel sur les Chartres, le roi de
France apprend que Henri II vient de faire célébrer les noces de Henri son
fils, âgé de cinq ans, et d'Alix, fille de Louis VII, qui n'en avait que
trois, et tout cela pour obtenir les terres de la dot ; les templiers, qui en
étaient détenteurs, traîtres au roi de France, les délivrèrent à Henri II. Et
ici nouvelle guerre[19] : les lances se
croisent avec fracas, le sang se répand à grands flots en Normandie et dans le
comté de Toulouse, de part et d'autre on s'assure des alliances et des forces
; Henri se ligue avec le comte de Flandre et toute la race du Nord, tandis
que Louis VII va chercher dans les sires du Poitou, de l'Anjou, mécontents,
des auxiliaires contre leur seigneur et maître, Henri II d'Angleterre.
Faut-il suivre et répéter ces tableaux monotones comme les peintures qui
reproduisent toujours des champs de bataille avec des morts amoncelés ;
pendant dix ans ce n'est qu'une lice de chevalerie continuellement ouverte
aux grands coups de lances ; on se rapprochait par des conférences, on les
brisait tout aussitôt.
Henri II était furieux contre ses vassaux du Poitou, qui le
trahissaient pour Louis VII. Il faut lire dans les épîtres de Jean de
Sarisbery les difficultés que présentaient ces négociations, rompues à peine
entamées : il y eut des pourparlers entre les clercs, que fatiguait la guerre
à outrance ; les évêques s'interposèrent de leur austère parole, et il fut
arrêté : que le roi d'Angleterre devait rentrer en
l'hommage du roi de France, et lui promettre par la foi de son corps, dûment
jurée par lui-même publiquement, et en présence d'un chacun, de le servir
fidèlement pour le duché de Normandie, de même que ses prédécesseurs ducs de
Normandie ont accoutumé de servir les prédécesseurs du roi des Français. Le
roi d'Angleterre serait tenu de céder à Henri, son fils aîné, les comtés
d'Anjou et du Maine avec les hommages et féautés des grands qui ont des fiefs
mouvants de ces comtés, et que ce même fils en ferait hommage et féauté au
roi (Louis VII) pour et contre tous, sans être tenu envers le roi
d'Angleterre son père, ni envers ses frères, fils de ce roi, qu'aux devoirs
que la nature exige[20]. Le roi de France donnerait, sous les mêmes conditions,
le duché d'Aquitaine à Richard, fils du roi d'Angleterre, et lui accorderait
de plus sa tille en mariage, mais sans dot, cette princesse restant néanmoins
apte à recevoir un présent de noces, s'il plaît au roi son père de lui en
faire[21].
Ce traité habile divisait la puissance du grand féodal, il
appelait les fils de Henri II à une participation dans les fiefs d'un père
trop puissant. Henri et Richard recevaient de vastes terres sous la
suzeraineté directe du roi de France. En signant ces trêves, il y avait
souvent volonté de recommencer la guerre et les traités prenaient toujours un
caractère de mauvaise foi ; les suzerains ne s'adressaient plus seulement à
la force des armes, l'usage s'introduisait de s'assurer secrètement des
alliances pour armer les fils contre les pères, les vassaux contre les
suzerains ; il y avait une politique qui divisait les forces et affaiblissait
l'ennemi au préjudice de la loyauté. Tout changeait dans le droit public de
l'Europe ; le seul caractère qui domine dans cet ensemble d'événements, c'est
la rivalité profonde entre les deux couronnes de France et d'Angleterre ; les
guerres germaniques ne sont plus qu'un accident, tout s'absorbe dans cette
vaste lice, qui a pour théâtre les fiefs territoriaux depuis la Flandre jusqu'à
Toulouse. Pendant des siècles la guerre se circonscrit en Normandie et en
Guienne entre les rois de France et d'Angleterre ; les hostilités féodales
s'effacent devant le grand conflit qui fait tout converger vers la rivalité
des deux couronnes.
Au milieu de cette activité de chevalerie et de féodalité,
quand le gonfanon du roi était levé depuis Toulouse jusqu'à Amiens, Louis VII
avançait dans l'existence ; il dépassait cinquante ans déjà, et il avait usé
son activité dans des expéditions incessantes. Après son divorce avec
Aliénor, il épousa Constance, fille du roi de Castille, morte subitement, et
il prit alors pour troisième femme Alix, fille de Thibault, comte de Champagne,
dont il n'eut point d'hoirs mâles jusqu'en 1165 ; c'était tristesse aux
châtellenies lorsque naquit son fils Philippe, dont j'ai narré avec bonheur
la vaste histoire[22]. Louis VII,
fatigué de tant de guerres, venait passer l'hiver en ses manoirs ; alors il
s'occupait à régler ses fiefs, à fixer les principes et les droits
d'administration et d'Église : après la mort de Suger, il gouverne lui-même
la monarchie selon son privilège féodal de juger et de prononcer en matière
de fiefs et de justice. Une grande discussion s'élève devant le roi entre l'évêque
de Langres et le duc de Bourgogne ; Louis VII prononce souverainement, et la
chartre est scellée par les mains de Hugues le chancelier[23]. Voici
maintenant le roi dans l'assemblée de Soissons ; le plaid des barons s'ouvre
le quatrième jour des ides de juin en présence des archevêques de Reims, de
Sens, du comte de Flandre, de Bourgogne, et du comte de Nevers. L'assemblée
proclame la trêve de Dieu pour dix ans ; nul ne pourra piller les terres du
royaume, ravager les champs, troubler la sécurité des pâturages et ides
grands chemins, sous peine de subir le jugement de la cour[24]. Puis vient dans
le livre des Chartres la confirmation des coutumes de Lorris, privilège
communal dans sa plus grande extension. Quiconque
possédera une maison dans la paroisse de Lorris, ne paiera que six deniers de
cens, sans rien devoir comme impôt pour sa nourriture, pour son travail, pour
ses récoltes ; que nul ne puisse être commandé pour un service qui se
prolonge au delà d'un jour ; la liberté la plus entière sera donnée pour le
commerce et les foires aux marchands ; nul ne doit la corvée, et tous peuvent
vendre librement. Quiconque habitera la commune de Lorris un an et un jour
sera libre, alors même qu'il aurait une origine de servage : les habitants ne
répondent pas des dégâts causés par leurs animaux domestiques, l'âne, le
bœuf, la brebis, dans les forêts royales ; et ces beaux privilèges sont
conférés aux habitants de Chanteloup comme à ceux de Lorris[25]. D'autres
lettres du roi sont relatives à la régale de Laon, droit épiscopal maintenu
dans les Gaules[26].
En même temps l'évêque de Mende reconnaît la souveraineté du roi complète et
absolue[27].
Une chartre assure le revenu de Paris aux religieuses de l'abbaye d'Hières
pendant les vacances du siège[28] ; un autre
abolit les mauvaises coutumes de la ville d'Orléans, et défend d'ordonner le
duel pour une créance au-dessous de cinq sous[29]. Des lettres
accordent aux bourgeois de Paris le droit exclusif de vendre les marchandises
sur les foires et marchés[30] ; enfin une
chartre affranchit tous les esclaves de corps (femmes
et hommes) qui demeurent à Orléans. Qu'ils
soient tous libres, dit le roi, aujourd'hui
et à perpétuité[31].
Il y avait dans ces siècles un grand respect pour les
droits de tous, pour les privilèges des corporations spécialement, et en
voici un exemple : Louis VII entraîné par la chasse ardente aux sangliers
dans une forêt sombre, demanda gîte et hospitalité à un serf de l'église de
Paris aux environs de Créteil ; le suzerain arriva là avec sa meute, ses
valets, et occasionna du dégât dans la maison du serf de l'église ; quand l'évêque
fut instruit du préjudice souffert par son homme de corps, il porta plainte
au roi et demanda dommages ; et comme il y eut un premier refus, il jeta l'excommunication
et l'interdit sur le diocèse de Paris jusqu'à ce que réparation fût faite.
Ainsi le suzerain, l'homme de la force brutale, cédait devant le droit, et l'homme
d'armes était obligé de reculer en face du pauvre serf qu'il avait outragé[32]. L'Église avait
ses lois de protection et ses garanties dans tout le moyen âge.
Le bruit de guerre ne se fait-il plus entendre ? les
trêves ont-elles suspendu définitivement les batailles de Normandie et
d'Aquitaine ? La vieillesse ne glace pas le bras de Louis VII, et le roi est
plus que jamais décidé à poursuivre ses querelles avec l'Anglais ; il reçoit
en sa cour de Paris les clercs et les féodaux mécontents de Henri II, il
accueille toutes les rébellions. Le roi Louis VII s'agenouille devant Thomas
Becket, l'immense archevêque de Cantorbéry, violemment persécuté par le roi
d'Angleterre, comme expression de l'unité catholique luttant contre la force
brutale. Tout gonfanon rebelle à Henri II est sûr de trouver protection en
France ; tout clerc qui résiste à l'impérieux suzerain d'Angleterre reçoit l'encens
dans les basiliques. La chevalerie de Louis VII envahit la Normandie et
l'Aquitaine, on combat à outrance. Croisade ! croisade ! fut le cri qui
désarma les paladins prêts à courir les uns sur les autres ! Le pape
Alexandre III avait partout écrit des lettres encycliques sur les malheurs de
la terre sainte, proclamant cette grande maxime catholique du moyen âge, que tout ce qui était chrétien devait être libre.
La croisade n'était-elle pas un grand moyen de délivrance pour les chrétiens
?
Douce pensée pour Louis VII que de retourner en Palestine.
Il n'avait pas été heureux dans une première expédition, mais qu'importaient
encore ces souvenirs un peu tristes lorsqu'ils se mêlaient aux joies
voyageuses d'un pieux pèlerin ! La race chevaleresque était active ; une
fille de Louis VII venait d'être fiancée au fils de l'empereur de
Constantinople, une expédition devait sourire au roi. Partout où l'influence
des papes se faisait sentir, partout dominaient bientôt les pensées de paix
et de gouvernement. Le cardinal de Champagne était arrivé comme légat du pape
; magnifique figure encore au moyen âge que ce cardinal aux blanches mains,
comme le disent les chroniques, qui exerça une si grande puissance sur les
événements[33],
le cardinal de Champagne fut le promoteur de la paix entre Louis VII et Henri
II ; il se posa dans les négociations avec ridée d'une royale fraternité,
d'une ligue de peuple pour la croisade et se fit ainsi l'intermédiaire
puissant qui amena l'hommage définitif de Henri II au roi Louis VII son
suzerain, et la paix entre les vassaux. Cette formule d'hommage existe
encore.
Il est curieux de recueillir ces chartres contemporaines. Moi, Henri d'Angleterre, j'assurerai au roi des Français,
comme a mon seigneur, ses membres et son royaume, s'il m'assure comme à son
homme et à son vassal, mes membres et les terres qu'il m'a données par accord
fait entre nous, et pour lesquelles je suis son vassal, et à cause de la
soumission, de l'honneur et de l'amour que je dois au roi des Français mon
seigneur, je ferai une paix finale et un accord avec le comte Thibault, et je
mettrai au jugement de l'archevêque de Reims, de l'évêque de Nyon, du comte
de Flandre, touchant les différends qui sont entre nous ; et si cela ne plaît
pas, je me mettrai, pour la seule considération du roi à l'arbitrage de huit
personnes bien instruites de nos prétentions réciproques, dont il en choisira
quatre et moi quatre ; et ensuite si je lui dois quelques services, je le lui
ferai ; je déclarerai le reste de vive voix et plus amplement[34]. Par cet
hommage, fier encore dans ses expressions respectueuses, les querelles
étaient apaisées ; les fiefs que le roi Henri II possédait en France étaient
partagés entre ses fils ; le puissant vassal n'avait plus à sa disposition
toutes les forces ; on pouvait exciter les jalousies entre le père et les
enfants. Ce fut frère Bernard, du même nom que l'abbé de Clairvaux, solitaire
du bois de Vincennes, homme alors d'une haute puissance intellectuelle, qui
fit sceller ces Chartres d'hommage. On vit arriver à la cour de Paris Henri
II en personne, il habita le palais du roi sur la Seine, et Louis VII, pour
lui faire honneur, se relégua pendant quelques mois de fêtes au vieux palais
de Notre-Dame. La courtoisie la plus généreuse présidait aux festins, aux
cours plénières. Une seule pensée préoccupait la chevalerie : la terre
sainte, la délivrance du tombeau du Christ. Dans toutes les querelles
survenues, dans toutes les batailles qui se commencent, il y a toujours un
besoin de paix pour tourner les armes contre les Sarrasins, les véritables
ennemis des chrétiens. Comme il arrive, quand une génération se préoccupe
d'une grande guerre, toutes les autres hostilités sont considérées comme des
batailles civiles. L'expédition chrétienne devait se diriger vers la terre
sainte, et le peuple ne fut satisfait que lorsque, par un traité, Louis VII
et Henri II, cessant leurs querelles particulières, résolurent une nouvelle
croisade avec toutes les forces de l'Occident. Ce fut un beau jour que
celui-là dans les châtellenies de France[35] !
Ces idées de pèlerinage étaient si répandues que, déjà
vieux, Louis VII demanda la permission à son vassal de visiter en Angleterre
le tombeau de saint Thomas de Cantorbéry, où brillaient tant de miracles. Il
allait, pauvre pèlerin, s'acheminer vers la cathédrale pour demander la santé
de son fils Philippe, le seul héritier de sa couronne, fort malade dans le
château du bois de Vincennes. Louis VII accomplit son vœu ; il accabla de
riches présents, pierres précieuses et lampes d'or, la châsse du saint[36] ; et après avoir
visité les royales demeures de Henri II, les forêts séculaires où
retentissait le cor de la
Saint-Hubert, les solitudes mystérieuses, les abbayes
antiques de Saint-Alban, Louis VII se disposait à quitter l'Angleterre
lorsque la maladie le saisit ; il éprouva une sorte de paralysie sous les
voûtes froides de l'abbaye ; il en avait déjà subi les fatales atteintes. Il
revint en toute hâte à Paris ; sa maladie fut longue, douloureuse ; il mourut
le 18 septembre 1180[37]. Son corps fut
inhumé à l'abbaye de Barbeau qu'il avait fondée, et sous ces voûtes sombres
du monastère, Alix, sa femme, lui fit élever un tombeau de bronze, de marbre,
d'argent, d'or et de pierres précieuses. On lisait là des épitaphes qui
parlaient des misères de la vie et du néant de l'homme. Le roi était loué
surtout pour sa générosité envers les églises ; il les avait accablées de
dons, multiplié leurs revenus el les offrandes ; il fut dit dans l'épitaphe que le roi était digne de Dieu par sa chasteté, sa piété,
son abstinence et ses vertus chrétiennes. Louis VII n'avait eu que des
filles d'Aliénor et de Constance de Castille ; Philippe Auguste naquit d'Alix
de Champagne.
Maintenant si, adorateur du vieux temps, vous voulez lire
l'histoire de cet enfant merveilleux, conservé par les prières de son père au
tombeau de saint Thomas, j'en ai recueilli les précieux débris. L'époque de
Philippe Auguste complète le règne de Louis VII, elle est comme le
couronnement de l'administration de Suger[38]. Louis VII prépara
le règne de son fils ; nous retrouverons Philippe Auguste brisant une lance
avec Richard Cœur de Lion, comme Louis VII avait heurté le poitrail de son
cheval de bataille contre le beau coursier de Henri II. La rivalité de la France et de l'Angleterre
va désormais devenir l'histoire : chaque époque est ainsi sous l'empire de
certaines idées ou de grands faits : au XIIe siècle c'est la féodalité qui
lutte contre l'Église ; un peu plus tard vient la croisade ; après la
croisade la rivalité de la
France et de l'Angleterre ; puis la réforme contre le
catholicisme ; puis l'esprit révolutionnaire contre l'esprit monarchique. Les
générations se tiennent par un lien mystérieux dont Dieu seul a le secret ;
les systèmes se dévorent ou croulent les uns sur les autres, mais au fond de
la société il existe une sorte d'unité morale qui traverse les siècles pour
dominer les temps !
FIN DU DEUXIÈME ET DERNIER VOLUME
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