Renonciation du comte de Nevers à la régence. — Suger seul régent. —
Puissance des abbés. — Unité et hiérarchie monastique. — Saint-Denis en
France. — Esprit des vassaux. — Suger et Eugène III. — Guerre féodale. —
Rivalité. — Actes de la régence. — Lettres de Suger. — Exhortation pour le
retour du roi. — La France
en Palestine. — Amours d'Aliénor. — Divorce. — Louis VII à Rome et en sa cour
plénière.
1147 — 1152.
L'assemblée d'Étampes, où naguère flottaient unies les
banderoles de chevaliers et les simples bannières des clercs, avait désigné
une double régence pour le gouvernement du royaume pendant l'absence du roi, pèlerin
eu Palestine. Le comte de Nevers, le baron de la féodalité, devait
représenter les intérêts des hommes d'armes ; Suger, l'abbé de Saint-Denis,
était le symbole des clercs[1]. On trouvait
ainsi le balancement des deux puissances, l'image des deux glaives, telle que
le reproduisaient alors les légendes. Il arriva que, par un serrement de
cœur, par une touchante et profonde tristesse, le comte de Nevers renonça
tout à coup à la vie des armes. Quand le front se dépouillait de la
chevelure, lorsque les rides se montraient à la face, comme les marques
indélébiles de l'âge qui vient, les barons n'avaient d'autre vœu que la
pénitence dans l'ermitage. Le comte de Nevers se jeta tout entier dans
l'ordre de Saint-Bruno ; il courut à la Chartreuse au sein de la montagne pour se
consacrer au repentir. Ce silence du désert plaisait après l'épuisement d'une
vie trop agitée. Quand le vent des passions a soufflé violemment sur les
âmes, elles ont besoin de voir les années s'écouler dans les bruyères
silencieuses[2].
Suger demeura donc seul chargé de l'administration du
royaume ; le clerc dominait parce que l'époque était monastique et que la
puissance de la crosse s'élevait au-dessus de l'épée et de la masse d'armes.
Les croisades, avec leur caractère religieux, avaient fortifié la puissance
des hommes de méditation et de parole. C'était alors une tête immense qu'un
abbé ; les ordres se tenaient par tous les liens ; on voyageait de monastère
en monastère ; la correspondance la plus intime faisait de toute l'Église un
corps qui n'avait qu'une âme, qu'une seule vie, l'unité en un mot qu'on
cherche en vain dans toutes les sociétés modernes. Lorsque les besoins de la
communauté exigeaient qu'un abbé se mit en marche pour un long voyage, il
trouvait partout aide et protection ; il visitait les solitudes sur la montagne,
les riches manses dans la plaine ; partout il était accueilli avec
vénération. Suger, à l'époque où il voulut saluer Rome, coucha chaque soir
dans une cellule de l'ordre de Saint-Benoît, depuis le Mont-Cassin jusque sur
les Alpes et le Jura[3]. L'abbé d'un
monastère était armé de toute la forcé d'une grande hiérarchie dans l'Église
; il agissait avec le secours de cette milice couverte de bure qui sortait du
peuple et parlait au peuple. Or, le monastère dont Suger portait la mitre
était celui de Saint-Denis en France, la vieille fondation religieuse des
rois francs ! Quelle immense renommée que celle de Saint-Denis ! sa
juridiction était vaste, l'abbaye avait fondé partout des colonies, on en
trouvait même dans la Bourgogne
qui payaient redevances au clocher de Saint-Denis ; elle avait des peuples de
serfs, des foires dans sa banlieue, des fours banaux, des étangs empoissonnés
de belles carpes. L'abbaye était un vaste gouvernement qui s'étendait à tout[4]. Que de fois j'ai
parcouru avec bonheur ses antiques cartulaires ! j'ai lu ses chroniques avec
tout l'amour que m'inspirent les vieux âges et les beaux manuscrits en vélin
des siècles passés : j'ai joie à vous voir, Chartres parcheminées avec vos
lettres gothiques enluminées d'or et de bleu céleste ; et vous encore, naïves
chroniques de Saint-Denis en France avec vos incidences,
pieux épisodes que le chroniqueur ajoute avec sa consciencieuse vérité aux
annales du monastère. Qu'elles sont belles et réjouissantes vos miniatures où
apparaissent mille oiseaux bizarres : le chien à la queue pendante, le renard
(le matois Isengrin) du moyen âge et
des fabliaux des trouvères, le petit oiseau chatoyant, le hibou à l'œil rond
et fixe ; puis sur les parchemins enluminés, le monastère avec ses tours
surmontées de la Vierge
: mille figures étranges et fantastiques sont semées d'or, de bleu céleste,
et de ce rouge carmin que nul ne peut imiter[5]. Là j'aperçois le
religieux aux couleurs pâles de jeûne, l'œil fixe, les doigts roides et la physionomie
tellement vivante, qu'on dirait que la parole coule goutte à goutte de ses
lèvres vermillonnées. Ici, c'est l'empereur Charles avec sa barbe longue et
bleuâtre, tenant la boule du monde en sa main, image du roi David. Plus loin
c'est un pieux évêque qui processionne devant des bourgeois dévotement
agenouillés ; et ce paysage de maisons et d'arbres lointains avec les naïves
règles de la peinture que l'école a gardées jusqu'au XVe siècle ; car je les
aime aussi ces lignes primitives de la perspective grossière, ces foules
groupées et plaquées sur un fond bleu, ces arbres si loin, si loin, puis se
rapprochant comme s'ils venaient à vous, tant ils se détachent ! règle de
perspective que le grand Sanzio a conservée plus d'une fois dans ses divines
peintures pour relever ses vierges célestes. Je les aime ces bergers de la
nativité qui descendent de la montagne comme sur les nielles florentins, ces
anges qui apparaissent sous le ciel pur avec leurs trompettes retentissantes.
Et tout cela les chroniques de Saint-Denis parcheminées nous le reproduisent
dans leurs belles enluminures. Je les ai sous les yeux sans pouvoir détacher
mes pensées des générations qui dorment au sépulcre et se reproduisent ainsi
dans les monuments impérissables des arts[6].
La puissance des abbés de Saint-Denis devait donc être
grande sur la société du moyen âge ; chevaliers, dames et varlets parlaient
de la sainte abbaye dont les actes servaient de règles ; elle était connue
des extrémités du inonde chrétien, et l'on venait de bien loin pour la voir.
Rien d'étonnant que Suger exerçât dès lors une absolue puissance, revêtu
comme il l'était de la chape et de la mitre de Saint-Denis, la cathédrale des
sépultures. Cette autorité était bien nécessaire, car le départ de Louis YII
avait jeté de la fermentation parmi quelques vassaux de la couronne. La
croisade avait sans doute attiré en Orient la multitude belliqueuse de la
féodalité ; les races franque et germanique avaient pris la croix du
pèlerinage avec ardeur ; mais il restait encore sur le sol des éléments d'un sourd
et profond mécontentement[7] ; la féodalité
était blessée de la régence de Suger. Quoi ! un simple abbé gouvernait le
royaume ! n'était-ce pas là un dédain pour les hommes d'armes ? ne fallait-il
pas profiter de cette circonstance pour se soulever tandis que les Anglais et
les Normands étaient prêts à donner la main aux barons du royaume.
Heureusement pour le roi Louis VII et la régence de Suger, la plus effroyable
division agitait la
Normandie, l'Angleterre et l'Anjou ; que pouvait le roi
d'Angleterre, Etienne, lorsque les Écossais envahissaient ses terres, et que
la reine Mathilde, glorieuse héroïne, préparait le règne des Angevins et des
Plantagenets ? Ensuite la prise de la croix était une garantie pour le
royaume ; quand un roi se faisait pèlerin, nul n'osait toucher ses terres,
car il y avait contre le relaps et le mécréant la peine de l'excommunication.
Il pouvait bien s'élever quelques violateurs de cette trêve, mais il était
toujours facile de les comprimer ; la tâche de Suger fut donc plus facile
qu'on ne le croit ; il avait pour lui la puissante parole de saint Bernard et
le pouvoir incontesté du pape Eugène III. Il faut voir avec quelle
supériorité saint Bernard traite Suger ; sa parole est souvent dure envers
lui, il le mène dans les voies qu'il lui indique, il le pousse avec fermeté
sans lui permettre de s'arrêter dans la mission de gouverner le royaume et de
réprimer les passions des vassaux[8]. C'est saint
Bernard qui réforme le monastère de Saint-Denis, il lui impose des règles
austères ; et en même temps Eugène III prête à Suger l'appui de la puissance
pontificale ; ce sont continuellement des conseils et des bulles sévères
contre les rebelles pour les soumettre au pouvoir de l'abbé ; on ne peut pas
insulter les terres des pèlerins, la main doit se dessécher en présence d'un
tel attentat. Dans un solennel concile où assistèrent mille évêques et abbés,
Eugène III proclama la trêve de Dieu ; le roi était absent, et les chrétiens
combattaient pour le saint sépulcre ! Ce pape défend les joutes et tournois
et toutes les habitudes guerrières ; ceux-là seraient privés de la sépulture
; tout devait être suspendu, même les procès, pour la possession delà terre[9].
Ces secours du pape Eugène III et de saint Bernard furent
bien utiles à l'administration de Suger ; elle ne fut plus dès lors qu'une
sorte de gestion de deniers et de bons approvisionnements pour le domaine.
Suger, tracassier et processif, ne passe pas une journée sans intenter une
instance, sans revendiquer un fief, une manse ; il lève des denier^ de droite
et de gauche, c'est l'esprit de la cléricature, la chicane qui se révèle ;
son administration, étroite et parcimonieuse, ne se rattache en rien aux
larges pensées de saint Bernard. L'abbé de Saint-Denis avait grandement
besoin d'argent ! Louis VII lui fait d'incessantes demandes ; dès qu'il
arrive sur les frontières de la
Hongrie, le roi écrit au régent : J'ai
été bien accueilli, mais j'ai beaucoup de deniers en dehors de mon
escarcelle, envoyez-moi le plus de marcs que vous pourrez[10]. Maintenant, le
voici à Constantinople, il écrit une seconde lettre à Suger, il lui parle de
ses fatigues, de ses périls, et il finit par cette impérieuse et laconique
demande ; Envoyez-moi quelques sommes de deniers, je
n'en puis plus[11]. D'Antioche,
Louis VII adresse trois lettres au vénérable abbé régent du royaume, et il
répète toujours ses paroles quêteuses dans la croisade : il a été obligé
d'emprunter aux Templiers, et il ne voudrait pas leur devoir de si fortes
sommes ; il prie donc le vénérable abbé de les rembourser ; autrement,
comment pourra-t-il marcher dans les voies de Dieu ? il a tant dépensé en
Palestine pour la sainte cause ! Afin de répondre aux instantes prières de
Louis VII, le régent du royaume multiplie les impôts, pressure les communes,
les villes et les détenteurs des biens du domaine ; il demande à chacun ce
qu'il doit au fisc, il ménage les ressources, les fiefs, d'une manière
parcimonieuse ; et cette administration de Suger excite des plaintes, soulève
des remontrances de la féodalité, des abbayes et des communaux ; il ne donne
plus aucune terre aux barons, il ne délègue plus aucune puissance, il prend
l'argent de toutes mains pour les besoins du roi ; une telle administration
prépare des difficultés nouvelles ; tantôt c est un péage qui est augmenté,
tantôt un droit sur les fours banaux et les moulins. Suger est peu favorable
aux communes, à moins qu'elles ne se rachètent en bons deniers. On ne trouve
qu'une chartre d'émancipation sous sa régence[12] ; l'esprit qu'il
avait apporté dans l'administration de Saint-Denis, il le conserve pour la
gestion des affaires royales. S'il est habile et fort, c'est dans la
compression de toutes les révoltes qui peuvent menacer la couronne ; il est
en rapport avec saint Bernard et Eugène III. Saint Bernard est pour lui la
grande parole qui domine les peuples ; une épître de l'abbé de Clairvaux
suffit pour imposer à Suger les lois impératives de sa conduite politique.
Eugène m le seconde avec tout l'ascendant que donnait l'unité pontificale ;
le royaume est ainsi garanti par la parole et la force d'unité ; quiconque
ose porter la main sur les domaines du pèlerin royal est aussitôt frappé
d'excommunication ; un féodal a-t-il la hardiesse de lever sa bannière contre
le roi, Suger marche contre lui en vertu des bulles qui garantissent les
terres du pèlerin, et presque toujours il dompte cette puissance hautaine, il
abat les tours élevées, il brise les créneaux, si c'est une commune qui se
soulève, le régent comprime les bourgeois avec le secours des abbés et des
comtes[13].
Une fermentation sourde et profonde se fait néanmoins
sentir ; un grand nombre de barons s'en revenaient de la Terre sainte ; ils
n'avaient pas été contents de la conduite de leur sire ; les uns l'avaient vu
s'embarquer en murmurant dans le port d'Attalie pour Antioche ; les autres
l'avaient quitté en Syrie même ; de longues plaintes étaient portées contre
Louis VII ; les féodaux voulaient abandonner le suzerain qui n'avait pas su
les conduire dans une expédition glorieuse[14]. Cette agitation
des esprits à peine calmée, Suger écrit à Louis VII pour l'engager à revenir
au plus tôt dans ses domaines : Les perturbateurs du
repos public, lui dit-il, sont de retour,
tandis qu'obligé de défendre vos sujets vous demeurez dans une terre étrangère
: à quoi pensez-vous, Seigneur, de laisser ainsi les brebis qui vous sont
confiées à la merci des loups ? Comment pouvez-vous vous dissimuler le péril
dont les ravisseurs qui vous ont devancé menacent vos États ? Non, il ne vous
est pas permis de vous tenir plus longtemps éloigné de nous. Tout réclame ici
votre présence. Nous supplions donc Votre Altesse, nous exhortons votre
pitié, nous interpellons la bonté de votre cœur, enfin nous vous conjurons,
par la foi qui lie réciproquement le prince et les sujets, de ne pas
prolonger votre séjour en Syrie au delà des fêtes de Pâques, de peur qu'un
plus long délai ne vous rende coupable aux yeux du Seigneur d'avoir manqué au
serment que vous avez fait en recevant la couronne. Pour nous, impatients de
vous revoir, nous vous attendons comme un ange de Dieu. Vous aurez lieu, je
pense, d'être satisfait de notre conduite[15]. Nous avons remis entre les mains des chevaliers du
Temple l'argent que nous avions résolu de vous envoyer ; nous avons de plus
remboursé au comte de Vermandois les trois mille livres qu'il nous avait
prêtées pour votre service. Votre terre et vos hommes jouissent quant à
présent d'une heureuse paix ; nous réservons pour votre retour les reliefs
des fiefs mouvants de vous, les tailles et les provisions de bouche que nous
levons sur vos domaines ; vous trouverez vos maisons et vos palais en bon
étal, par le soin que nous avons pris d'en faire les réparations. Me voilà
présentement sur le déclin de l'âge, mais j'ose croire que les occupations où
je me suis engagé par l'amour de Dieu et par attachement pour votre personne,
sans aucun retour sur moi-même, ont beaucoup avancé ma vieillesse. A l'égard
de la Reine
votre épouse, je suis d'avis que vous dissimuliez le mécontentement qu'elle
vous cause jusqu'à ce que, rendu en vos États, vous puissiez tranquillement
délibérer sur cela et sur d'autres objets[16].
On voit ici le bon ménager, le ministre fidèle gardien des
fiefs du roi. Suger appelle de tous ses vœux le retour de Louis VII ; ses
conseils sont graves, le faix de l'administration du royaume lui pèse, il
n'en peut plus. L'absence du suzerain avait réveillé bien des espérances ; un
parti de féodaux considérables entourait Robert de Dreux, frère du roi, qui
avait quitté la Palestine
fort mécontent. Les barons altiers souffraient avec impatience un sire
pénitent comme Louis VII, et un ministre clerc comme l'abbé de Saint-Denis.
Pourquoi n'élèverait-on pas à la couronne Robert, comte de Dreux[17], le propre frère
du roi ? Vaillant féodal, celui-là pourrait satisfaire les hommes d'armes,
leur répartir les fiefs et ne point pressurer les vassaux, comme le faisait
le vieil avare de Saint-Denis. Suger consulte sur ce point saint Bernard :
que faut-il faire ? quelle résolution prendre pour résister à ce soulèvement
des vassaux ? L'abbé de Clairvaux lui conseille de préparer un concile ou
assemblée, afin de consolider le lien monarchique ; Suger écrit au puissant
orateur : Mon frère, j'ai fixé l'assemblée à
Soissons. — Je vous en félicite, répond
saint Bernard ; et aussitôt des épîtres partent pour tous les évêques et les
vassaux afin qu'ils se rendent à Soissons[18]. Suger développe
une grande activité ; il s'assure la fidélité incertaine de quelques vassaux
importants, et surtout de Geoffroy, comte d'Anjou. Dans l'assemblée de
Soissons, l'abbé de Saint-Denis fait renouveler le serment féodal à Louis VII
: Serait-il bien d'abandonner un royal pèlerin[19] ? la guerre
sainte ne couvre-t-elle pas de son égide même les plus faibles, les femmes,
les veuves, les absents ? comment laisserait-on sans protection le suzerain
qui combat pour une sainte cause ? La royauté triomphe dans l'assemblée de
Soissons, et l'abbé de Saint-Denis n'a pas de repos qu'il n'apprenne le
retour du roi : Revenez ! revenez ! écrit-il
sans cesse, et il reçoit enfin une chartre revêtue du scel du roi : Je le remercie, illustre abbé, dit le suzerain, de ton zèle désintéressé ; je serai promptement auprès de
toi ; surveille mes ennemis ; Baudouin, mon chancelier, me précède ; il m'a
été fidèle et le sera comme un aide digne de ta foi[20]. Ce fut à la fin
de l'assemblée de Soissons que l'abbé de Saint-Denis récita l'épître du roi
sur son prochain retour, et les vassaux attendirent leur suzerain pour
célébrer avec lui les cours plénières. Il y avait si longtemps que son absence
se prolongeait, et que le palais de Paris en l'Île était vide !
Les colonies d'Orient offraient en ce moment à l'esprit
austère et maladif de Louis VII un affligeant spectacle de dissolution ; et
que devait dire le roi, pieux comme un cénobite, à l'aspect de la cour de
Raymond d'Antioche ! Le mélange des mœurs orientales et de l'esprit léger de
la chevalerie de France, la douceur du climat jointe à la galanterie des
barons,avait produit une corruption profonde[21]. Ces têtes
ardentes de chevalerie, transportées sous un soleil brûlant, éprouvaient
toutes les passions du corps et du cœur ; il régnait une vie libertine, une mollesse
de coutumes bien capables de froisser et d'indigner l'âme flétrie et pieuse
d'un monarque pèlerin aussi sévère que le triste Louis VII, repentant des
massacres de Vitry. Quand on veut connaître les habitudes mauvaises d'un
peuple, il faut parcourir ses lois pénales, et le plus sincère tableau qu'on
puisse trouver des mœurs épouvantables des pèlerins francs en Palestine, se
rencontre dans les dispositions du concile de Naplouse, assemblée religieuse et
politique tenue sous le patriarche Guaramond[22]. On frissonne à
l'aspect de ce désordre, car la dureté du châtiment indique la fréquence du
délit qu'on veut réprimer : l'adultère est le crime le plus habituel dans la Palestine, et la mort
était infligée à l'épouse qui s'oubliait sur cette terre où le Christ même
avait demandé aux anciens de la loi pour la femme adultère, Que celui qui n'avait pas péché lui jetât la première
pierre. Si le chrétien osait imiter les mœurs affreuses de Sodome et
les désordres des patriciens et des esclaves sous les palais de marbre de
Rome, il devait être brûlé[23] ; l'amour
sensuel avec une Sarrasine était frappé de la fatale peine qui flétrit
Abélard[24]
; et si une chrétienne se livrait à un fils de l'ardente race de Palestine,
elle devait être fustigée nue sur la place publique[25]. Le concile de
Naplouse, dans ses dispositions nombreuses, prévoit toutes les faiblesses
humaines, et les proscrit comme des crimes par des peines terribles ; preuve
évidente qu'il était besoin d'arrêter ces entraînants appétits des sens sous
un tel ciel : car c'est dans une société corrompue que les peines sont
implacables. Tarse, Antioche, Tripoli n'étaient-elles pas des cités de plaisir
et de dissipation ? C'étaient toujours fêtes et cours plénières quand la
trompette retentissante n'appelait pas les chrétiens au combat pour la foi[26].
Au milieu des séductions brillantes d'Antioche, la reine Aliénor
avait d'abord refusé de suivre Louis VII dans son voyage de Palestine ; elle
était si heureuse, la gaie Angevine, au milieu de ces fêtes et de ces plaisirs,
alors que Sybille de Flandre, Maurille de Roussy, les comtesses de Toulouse
et de Blois, et la dame de Bouillon prenaient leurs distractions et
passe-temps dans les nobles jeux de chevalerie ! Pourquoi l'entraîner en
dehors de ces belles joutes d'Antioche et de ces bains parfumés de rose ?
Cependant le sévère Louis VII avait ordonné à Aliénor de le suivre ; il
l'avait arrachée à la cour de Raymond, et la reine vint joindre le royal
pèlerin dans la cité de Jérusalem, mais avec un mauvais vouloir dont chacun
s'aperçut bien sous la tente[27]. Toute la
chevalerie était en armes ; les hospitaliers et les templiers tiraient le
glaive du fourreau pour aller dans une expédition lointaine ; il n'était plus
qu'un cri dans les rangs pressés de la chevalerie ; on allait marcher sur
Damas, la ville aux beaux vergers[28], qui s'étendait
jusque sur l'Anti-Liban. Là se firent des exploits d'une grande renommée ; l'empereur
Conrad, comme les grands barons de Charlemagne, pourfendit d'un coup de son
épée un Sarrasin gigantesque qui ressemblait à une tour ; Louis VII fut digne
de son nom de suzerain des Francs ; il portait des coups de masse d'armes à
ce point de briser les casques et les cuirasses : Damas se racheta par des
présents secrets. Déjà commençaient à se manifester les jalousies profondes
entre la chevalerie d'Occident et les barons établis en Terre sainte ; il n'y
avait plus cette noble fraternité des premiers jours de la croisade[29]. Les barons de
Palestine craignaient que les chevaliers d'Occident ne prissent trop de goût
pour leurs fiefs, et qu'ils ne devinssent ainsi les possesseurs des domaines
dans les cités de la Syrie
; ils les appelaient à leur aide quand ils craignaient l'invasion ; mais une
fois à l'abri des armées sarrasinoises, ils étaient impatients de les voir
s'éloigner de Palestine. Il y eut donc une certaine manifestation de joie
lorsque, parmi les Francs établis en Orient, Louis VII annonça son départ et
la fin de son pèlerinage[30]. Le roi de
France fit un marché avec les Génois et les Pisans pour le passage ; il
préféra la traversée de mer : nul ne pouvait lutter de force et de grandeur
maritime avec ces républiques d'Italie, puissantes de leurs mille galères
pavoisées. Le retour par la voie de terre offrait des périls inouïs ; en
s'embarquant au port d'Acre, on pouvait être rendu en quelques jours dans l'île
de Chypre, et de là dans la
Sicile. Le roi ne voulait pas s'exposer aux humiliations que
Conrad avait éprouvées à Constantinople ; Louis VII s'était montré vaillant
et fort en Palestine, mais il en revenait sans armée, sans ressources, comme
un pauvre pèlerin ; mieux valait donc faire un bon marché d'argent avec les
Italiens pour être transporté sur-le-champ en Europe par la voie de mer, si
facile aux Génois.
Lorsque les voiles latines des galères furent livrées aux
vents, les barons remarquèrent qu'Aliénor ne s'embarqua pas sur le même
navire que Louis VII ; la reine suivait la galère royale à l'étendard pisan,
mais sur un petit bâtiment à part ; elle vivait déjà séparée du mari qu'elle
n'avait jamais aimé[31]. De vives
querelles s'étaient manifestées en Palestine entre le roi et la reine ; Louis
VII avait violemment entraîné Aliénor d'Antioche à Jérusalem, et jamais
l'altière et joyeuse princesse n'avait pardonné cette contrainte. Si nous
croyons les chroniques franques et normandes, haineuses contre la race méridionale,
il se serait passé des faits étranges dans la conduite de la reine ; cette
folle fille du Midi, selon Matthieu Paris, l'austère chroniqueur de la race
normande, cette folle fille s'était diffamée par
l'adultère avec un infidèle fils du diable[32]. Le moine franc
Albéric dit : Que l'incontinence de cette femme fut
publique, et qu'elle se conduisit, non comme une reine, mais comme une fille
commune[33]
; et la chronique de Sens ajoute : Que pendant son
voyage en Palestine, Aliénor voulut quitter le roi pour suivre un Turc, et
c'est ce qui détermina Louis VII à la ramener violemment dans son royaume[34]. Ces témoignages,
tous émanés des chroniqueurs de la race du Nord, sont peut-être empreints de
la vive partialité qui séparait deux populations jalouses : des divisions
profondes partageaient toujours les deux races ; Aliénor de Guienne avait été
reçue avec le même sentiment de répugnance que Constance, lors du mariage
avec le roi Robert ; jamais son origine ne fut pardonnée ; on désirait son
divorce. Aliénor fut-elle coupable en Palestine, sous un ciel si chaud, aux
bords enchantés de l'Oronte, ou bien fut-elle seulement distraite par cette
cour d'Antioche, sous les frais ombrages, les ruisseaux murmurant aux pieds
et le beau soleil sur la tête ? La vie triste et chagrine du roi, cette
contrition de pèlerin qui en faisait plutôt un moine qu'un prince de
chevalerie, tout cela put dégoûter Aliénor et la séparer de Louis VII par une
répugnance invincible ; il n'y a que quelques âmes d'élite qui comprennent
les profondes douleurs et les empreintes qu'elles laissent sur l'existence ;
quand une vie porte sa croix, qui veut consentir à la partager et à la suivre
? La reine avait de trop vives distractions pour s'occuper de repentance et
des pleurs versés dans le saint voyage au tombeau !
En s'embarquant à Acre, on remarqua donc, je le répète,
que Louis VII ne monta pas le même vaisseau qu'Aliénor ; elle le suivait dans
une galère de Pise et de Gênes, et le roi ne voulait plus la voir, alors même
qu'elle se montrait sur le pont du vaisseau. Louis VII débarqua en Sicile,
d'où il écrivit à Suger pour lui annoncer son prochain retour ; puis,
traversant la Calabre,
les monts agrestes et parfumés qui s'étendent depuis Tarente jusqu'à Naples,
il visita Rome[35],
la ville sainte ; il y fut accueilli par le pape avec une haute distinction,
comme le défenseur de l'Église : à Rome, le roi de France fut glorifié.
L'abbé de Saint-Denis lui avait écrit l'agitation et les troubles occasionnés
par les féodaux, et comme il lui disait les sinistres projets qu'avaient les
barons de briser sa couronne et son sceptre[36], Louis VII se
mit sous la protection du pape ; il obtint toutes les immunités des pèlerins,
sa terre fut placée sous les privilèges des croisés ; tout baron infracteur
des droits de la couronne fut frappe de l'inflexible excommunication, et ses
fiefs durent être mis en interdit. Ces peines violentes, lancées contre les
rebelles, étaient de nature à arrêter les féodaux qui auraient voulu
méconnaître la puissance royale.
Louis VII laissa Aliénor malade en Sicile ; on la disait
enceinte ; et plus que jamais décidé à demander son divorce, le roi consulta
le pape sur la question de la parenté. On avait fouillé la généalogie des
lignages, et on avait trouvé que le roi et Aliénor étaient unis au degré prohibé,
d'après le droit canon[37]. C'était une
cause de nullité radicale que la parenté jusqu'au huitième degré ; le mariage
était alors considéré comme incestueux ; le pape conseilla au roi ce divorce
qui n'était pas seulement une affaire personnelle, mais encore une question
de race ; on se rappelle avec quel enthousiasme Louis VII partit afin de
quérir sa jeune fiancée quand elle quitta la Guienne et Bordeaux sa
capitale ; comme le roi Robert pour Constance, il s'était épris de cette
enfant du Midi qui arrivait avec sa cour joyeuse, ses troubadours, ses
chanteurs, ses baladins. Cette cour magnifique et légère avait vivement
excité la colère et le mépris des clercs et des barons du Nord ; les
chroniqueurs des monastères de la
France et de Normandie avaient plus d'une fois exprimé leur
haine contre Aliénor, et une des causes qui avaient le plus servi l'agitation
du royaume, fut évidemment le mariage de Louis VII et son pèlerinage intime
avec Aliénor ; la présence et la domination de cette reine excitaient la plus
vive opposition. Le divorce était tant désiré dans les châtellenies de la France, de la Champagne et de la Normandie ! Quand
Louis VII exprima le désir d'un divorce, il fut secondé par tous ses vassaux
de la Langue
d'oïl[38] ; ce fut une
satisfaction que le roi leur donnait ; il devint populaire quand il leur eut
sacrifié la jeune Aliénor de Guienne, la souveraine de Bordeaux.
Dans ce but, Louis VII fixa une grande assemblée à
Beaugency ; il s'agissait de prononcer la nullité de mariage à cause de
parenté ; Aliénor ne mit aucun obstacle à la poursuite que le roi faisait
devant les clercs ; la folle femme répétait sans cesse qu'elle avait cru épouser
un roi et non pas un moine[39] ; elle n'avait
pas compris que les entrailles du monarque se brisaient de douleur au souvenir
du sang versé au siège de Vitry ; il n'y avait plus rien de gai dans cette
âme abandonnée, et le séjour d'Antioche, les conseils de Raymond avaient
laissé dans le cœur d'Aliénor d'ineffaçables traces. Ce fut une grave
assemblée que celle de Beaugency ; on y vit siéger les archevêques mitres,
les barons couverts de leur hermine, et quand la demande du roi eut été
écoutée, les clercs examinèrent la généalogie[40] ; il se trouva
que Robert, duc de Bourgogne, frère de Henri Ier, avait eu pour fille Hildegarde,
laquelle épousa Guillaume VII, duc d'Aquitaine ; un fils naquit de cette
union, et se trouvait par conséquent cousin de Louis VII, Aliénor était parente
au septième degré dans le lignage ; et cela suffit pour la nullité du mariage
: le divorce n'était au reste que la séparation de deux races personnifiées.
Les archevêques prononcèrent d'une voix solennelle qu'il
n'y avait plus aucun lien entre Aliénor et Louis VII ; tout cela se fit
froidement, sans regrets et sans retour. La belle suzeraine d'Aquitaine
recouvra ses riches États des mains du chancelier royal ; elle reprit ainsi
les magnifiques fiefs de ses aïeux, et avec la Guienne la Gascogne, le
comté de Poitou, et presque toutes les terres au delà de la Loire. La race des
barons francs fut satisfaite ; la haine put se manifester ; la fille du Midi
s'éloigna des cours plénières du Nord, pour habiter de nouveau ses belles
châtellenies de Poitiers et de Bordeaux sur la Garonne ; elle eut ses
banderoles flottant de nouveau sur tes plus hautes tours de la Langue d'oc, et la
monarchie qui avait tant acquis par le mariage d'Aliénor et de Louis VII, se
vit réduite au plus triste morcellement par le divorce[41]. Ce fut ici
encore une réaction de races contre races ; on l'avait tentée sous Robert
contre Constance, on l'accomplit sous Louis VII contre Aliénor. Or, ces
terres plantureuses, ces belles seigneuries d'Aquitaine, du Poitou, du
Limousin, dans quelles mains allaient-elles tomber ? Les dignes barons de
haute race ne manqueraient point pour époux à Aliénor : qui pouvait ne pas
souhaiter un si bel héritage, un si magnifique patrimoine, un fleuron si
éclatant pour la couronne ? Le duché d'Aquitaine comprenait la plus riche
partie des Gaules : toute la chevalerie méridionale s'offrit à Aliénor ; elle
choisit parmi eux un époux de la race poitevine, Henri, fils de Mathilde et
de Geoffroi, comte d'Anjou et duc de Normandie. Il y avait là conformité de
mœurs, d'origine et de sang. Henri était gai, magnifique, comme il le fut
depuis roi d'Angleterre ; il aimait les troubadours et encourageait les
chants de Geste dans les batailles. A seize ans il avait hérité du duché de
Normandie, à vingt du comté d'Anjou, et le nom de Plantagenêt, verte et
splendide origine de campagne et de fleurs, rayonnait sur son front et sur le
blason de ses armes[42]. Son mariage
avec Aliénor en faisait le plus puissant vassal de la couronne ; il
réunissait sous son bâton de duc et de comte toute la race méridionale ; puis
enfin la Normandie,
soumise au comté d'Anjou ; et bientôt Henri, élevé à la couronne
d'Angleterre, devait devenir le plus formidable rival de Louis VH et de ses
successeurs. Les haines de races pouvaient librement se manifester : la Guienne devait fournir
les bons archers à l'armée anglaise ; la Normandie la pesante cavalerie avec ses
coursiers au beau poitrail, à la forte encolure ; les Poitevins étaient bons
tireurs d'arc ; les Gascons serraient leurs rangs dans la montagne ou
bondissaient de rocher en rocher. Le divorce d'Aliénor et de Louis VII allait
donner tous ces auxiliaires à la race anglaise et saxonne[43] ; ce fut moins
un acte de jalousie domestique qu'une répugnance des barons francs, qui
craignaient de voir envahir les cours plénières par les hommes du Poitou, de
l'Anjou et de la Gascogne
; les antipathies étaient si vivaces, les haines si profondes ! Les barons
n'avaient pas une politique assez raffinée pour envisager les conséquences du
divorce ; ils n'y voyaient qu'un seul résultat : ils pouvaient dire que les
Méridionaux ne seraient plus les maîtres de la cour de leur suzeraine, et
c'était pour eux un triomphe. Tous ces hommes aux habits courts, à la
chevelure noire, au teint bruni, à la mine rieuse, ne viendraient plus
insulter la noble race des sévères et hauts barons de France, la Langue d'oc devait rester
séparée de la Langue
d'oïl, les histrions demeureraient éloignés des clercs austères ; la gaie
science d'amour ne viendrait plus dominer les épopées et les graves chants de
Geste.
Le divorce d'Aliénor et de Louis VII fut ainsi comme le
symbolisme de la haine des deux races ; Aliénor la Poitevine épousa un
Angevin ; ce qui était de la race méridionale demeurait avec son caractère
indélébile. Aliénor, digne suzeraine de son duché, se retira dans le grand
fief d'Aquitaine ; elle affranchit ses sujets des mauvaises coutumes, et le
vieux code de la mer, les lois d'Oléron[44], furent son
ouvrage. Aliénor, en visitant l'Orient, avait étudié les basiliques des empereurs, les lois de Rhodes ;
les statuts maritimes de Pise et de Gènes. De retour en sa bonne ville de
Bordeaux, la suzeraine promulgua les grandes coutumes de la mer !
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