Premières batailles de Normandie. — Guerre nationale contre les Allemands. — Prise d'armes de la chevalerie de France. — L'oriflamme de Saint-Denis. — Retraite de la race germanique. — Guerre contre les Anglais. — Invasion de l'Auvergne. — Louis le Gros et sa lignée. — Corpulence du roi. — Sa maladie et sa mort. — Administration royale. — Chartres et diplômes. — Avènement de Louis VII. — Sacre. — Guerre. — Incendie de Vitry.1116 — 1145. Louis le Gros, roi batailleur de la féodalité, s'était habitué dès son enfance à combattre dans les champs de guerre ; on le voit incessamment autour du Parisis assiéger les châteaux, dompter les comtes ; sa vie se passait en armes ; depuis son extrême jeunesse, dans le monastère de Saint-Denis jusqu'à sa mort, son père, Philippe Ier, lui avait donné le soin de guerroyer ; quand les châtelains des environs de Paris furent domptés, on put franchir ces fiefs si rapprochés de la cité, et Louis VI se rencontra dans de plus fortes luttes avec les chevaliers d'Angleterre et de Normandie, qu'animait toujours une profonde haine contre les Français. On se rappelle que Guillaume le Roux, roi des Anglais, était mort percé d'une flèche dans les sentiers les plus sombres d'une épaisse forêt où retentissait le hurlement des loups ; il avait eu pour successeur Henri Ier, surnommé le Beau Clerc ou l'Escolatre, à cause de sa science et de son amour de la dispute, caractère dominant de l'époque[1]. Henri l'Anglais ne dédaignait pas les batailles ; il avait hérité d'une certaine avidité de conquêtes ; désireux de nouvelles terres, il souriait aux fiefs plantureux, aux manses abondantes. La chevalerie de Normandie et d'Angleterre avait alors mis en usage les armures formidables ; un chevalier était tellement couvert de cottes de mailles, de hauberts, de cuirasses, de gantelets ; sa tête était si préservée par son casque et sa double visière, qu'il était impossible de l'atteindre ; les Anglais et les Normands savaient fortement caparaçonner lés chevaux de manière à les rendre invulnérables[2] ; en vain on aurait cherché à percer le poitrail des nobles coursiers ! la pointe des épées s'émoussait, la lance était impuissante pour les atteindre ! La chevalerie normande était lourde dans ses mouvements, mais tellement impénétrable qu'on aurait dit une muraille d'acier ; lorsqu'un chevalier était renversé, il restait immobile sur la terre, nulle arme ne pouvait pénétrer jusqu'à sa poitrine j il fallait le prendre captif et prisonnier. La chevalerie de France avait imité les armures des Normands et des Anglais : souvent, lorsqu'ils se rencontraient sur un champ de guerre, tous roulaient dans la poussière ; on faisait prisonniers des masses de fer à coups de masse de fer, comme le dit un chant de Geste, mais le sang ne coulait plus ; l'armure préservait le chevalier depuis le cimier de son casque jusqu'au dernier clou scellé au pied de son cheval de forte encolure[3]. Dans la plaine de Brenneville, au Vexin normand, il y eut une de ces rencontres de chevalerie ; on ne compta que trois chevaliers morts parmi les neuf cents qui se heurtèrent lance contre lance, casque contre casque[4]. Les Français ne furent point heureux ; leurs rangs furent brisés, et il y eut cent quarante chevaliers pris par les Normands. Le roi Louis le Gros, reconnu dans la mêlée à sa corpulence, fut arrêté par un écuyer anglais qui, prenant la bride de son coursier, dit d'une voix forte en langue vulgaire : Le sire roi est pris. Louis, se levant sur ses étriers, asséna un coup de masse d'armes sur la tête de l'Anglais, et lui répondit : Apprends qu'on ne prend jamais le roi, pas même aux échecs. Les échecs n'étaient-ils pas la belle partie féodale dans les loisirs, l'image des coutumes et des lois de la chevalerie ? Or le roi ne pouvait être pris, parce qu'il fallait imprimer respect pour la suzeraineté. Louis le Gros fut obligé de fuir le champ de bataille ; il se confia à un serf qui le conduisit jusqu'à Chaumont. Un peu plus tard on voit apparaître une seconde fois en Normandie le roi à la tête des rustres et des paysans, conduits par les clercs ; chacun sous la bannière de la paroisse. Louis invoquait l'appui de la vieille race neustrienne, réduite en servitude, contre les Normands et les Anglais, qui la dominaient depuis Rolf le Scandinave et Guillaume le Conquérant. Les Neustriens étaient, par rapport aux Scandinaves et aux Anglais, dans la même servitude que les Gaulois avaient été envers les Francs et la race germanique[5] ! Ainsi finirent les batailles de Normandie, la belle
province ; mais il y eut bientôt une invasion plus terrible : les Allemands,
sous l'empereur Henri V, passèrent le Rhin et s'avancèrent vers les
frontières de Champagne : tout ces blonds Germains à l'armure brunie
voulaient envahir Reims, la vieille ville franque du sacre. Cette armée des
Allemands se composait de Lorrains, de Bavarois, de Souabes et de Saxons,
belliqueuse et forte chevalerie ; la race franque était ainsi menacée tout
entière ; elle se leva avec enthousiasme ; il n'y eut pas d'hésitation parmi
les grands vassaux ; les cartulaires content que deux cent mille hommes de
forte mine se levèrent en ordre pour repousser les Allemands, car il
s'agissait d'une guerre de nationalité, comme on en voit de temps à autre
chez les peuples. Louis VI se mit à la tête de ce mouvement féodal, et ce fut
alors que s'éleva au milieu de Saint-Denis l'oriflamme couleur rouge en forme
de bannière, telle qu'elle ressemblait à la chape du martyr[6]. Le roi ne savait-il
pas que le bienheureux saint Denis était le défenseur de la nationalité
franque ? n'était-il pas le patron spécial et le protecteur particulier du
royaume ? Le roi se rendit en hâte à ses pieds et le
sollicita du fond du cœur, tant par des prières que par des présents, de
défendre le royaume, de préserver sa personne, et de résister, comme à son
ordinaire, aux ennemis. En outre, et suivant le privilège que les Français
ont obtenu de saint Denis, de faire descendre sur l'autel les reliques de ce
pieux et miraculeux défenseur de Ainsi parlait Suger en rappelant la patriotique
institution du reliquaire de Saint-Denis, le vieux drapeau de Suger et les chroniques exaltées et patriotiques rappellent ainsi dans ce récit les opinions des vassaux de France contre la race allemande, l'ennemie de leur nationalité : barons, communaux, clercs étaient pleins d'impatience de marcher au-devant de l'armée envahissante. Cette ardeur fut calmée par les sages et les plus prudents du baronnage de France : Ils conseillaient d'attendre que les ennemis fussent entrés sur notre territoire, de leur couper la retraite, et quand ils ne sauraient plus où fuir, de tomber sur eux, de les culbuter, de les égorger sans miséricorde comme des Sarrasins ; d'abandonner sans sépulture, aux loups et aux corbeaux, les corps de ces Barbares, à leur éternelle ignominie, et de légitimer ces actes de rigueur et ces terribles massacres par la nécessité de défendre notre pays. Ainsi, dans leur haine profonde, les Français assimilaient la race germanique aux Sarrasins, aux ennemis des chrétiens ; il fallait que le ressentiment s'élevât au plus haut degré d'exaltation ; les infidèles n'étaient-ils pas les mécréants de Dieu même ! Cependant, reprend Suger, les grands du royaume rangent en bataille dans le palais et sous les yeux du suzerain les diverses troupes de guerriers, et règlent celles qui, d'après l'avis commun, doivent marcher ensemble. Ceux de Reims et de Châlons, qui sont plus de soixante mille tant fantassins que cavaliers, forment le premier corps de bataille ; les gens de Soissons et de Laon, non moins nombreux, composent le second ; au troisième sont les Orléanais, les Parisiens, ceux d'Étampes, et la nombreuse armée du bienheureux saint Denis, si dévouée à la couronne[9]. Voici donc les communes, le peuple de la paroisse, armés comme les chevaliers ; le courage vient au cœur de la race serve ; cette race conquerra bientôt sa liberté, car elle combat aussi hardiment que les féodaux, et nul ne peut dès lors s'opposer à son émancipation. Le roi, plein d'espoir dans l'aide de son saint protecteur, s'écrie Suger, décide de se mettre lui-même à la tête de cette troupe : C'est avec ceux-ci, dit-il, que je combattrai courageusement et sûrement ; outre que j'y serai protégé par le saint mon seigneur, j'y trouve ceux de mes compatriotes qui m'ont élevé avec une amitié particulière, et qui certes me seconderont vivant, ou me rapporteront mort, et sauveront mon corps. Le comte du palais, Thibaut, qui était venu par son devoir féodal avec son oncle le noble Hugues, comte de Troyes, conduisait la quatrième bannière des hommes de France ; à la cinquième, composant l'avant-garde, étaient le duc de Bourgogne et Je comte de Nevers ; Raoul, comte de Vermandois, renommé par son courage, illustre par sa proche parenté avec le roi, et que suivaient une foule d'excellents chevaliers et une troupe nombreuse tirée de Saint-Quentin et de tout le pays d'alentour, bien armée, de cuirasses et de casques, fut destiné à former l'aile droite. Les hommes de Ponthieu, Amiens et Beauvais formèrent l'aile gauche ; on mit à l'arrière-garde, le très-noble comte de Flandre, avec ses dix mille excellents soldats, dont il eût triplé le nombre s'il avait été prévenu à temps ; et près de ceux-ci combattirent Guillaume duc d'Aquitaine, le comte de Bretagne, et le vaillant guerrier Foulques, comte d'Angers, qui rivalisaient d'autant plus d'ardeur que la longueur de la route qu'ils avaient eue à faire, et la brièveté du délai fixé pour la réunion, ne leur avaient pas permis d'amener des forces considérables, lesquelles allaient durement venger sur l'ennemi l'injure faite aux Français[10]. Ainsi se levaient la féodalité et les communes sans
distinction ; la prise d'armes s'étendit aux barons de Tout prospéra depuis pour la guerre. Les Anglais avaient menacé une fois encore d'envahir le Vexin ; ils furent repoussés ; les Auvergnats, nation remuante des montagnes, avaient un comte aussi audacieux qu'eux-mêmes, lequel persécutait l'église de Clermont ; Louis le Gros marcha sans hésiter contre les Auvergnats ; sa cour était belle et éblouissante : on y voyait le belliqueux comte d'Angers, le puissant comte de Bretagne, et Guillaume, l'illustre comte de Nevers. La féodalité s'habituait à se grouper sous les bannières royales comme vers le centre de la nationalité ; on assiégea Clermont et le château de Montferrant ; c'était merveille à voir que l'éclat des cuirasses et des casques frappés par le soleil ! Amaury, comte de Montfort, eut les honneurs du siège. Celte expédition se poursuivit à la face des Aquitains, la nation méridionale qui, pour venir au secours des Auvergnats, avait quitté Bordeaux sur la Garonne[12] ; Auvergnats, et Aquitains parlaient la même langue, avec des nuances bien légères ; ils avaient les mêmes traits de caractère, et les Français leur étaient également étrangers ; la rivière de Loire n'était-elle pas la grande séparation des deux nationalités ? l'invasion germanique avait pu seule les réunir un moment sous les armes ! Les Aquitains s'avancèrent sans oser attaquer les barons de France, et leur duc écrivit à Louis VI une chartre de soumission ; elle constate les rapports des grands fiefs avec le suzerain, qui chaque jour se développent : Ton duc d'Aquitaine, seigneur roi, te souhaite santé, gloire et puissance ; que la grandeur de la majesté royale ne dédaigne point d'accepter l'hommage et le service du duc d'Aquitaine, ni de lui conserver ses droits ; la justice exige sans doute qu'il te fasse son service, mais elle veut aussi que tu lui sois un suzerain équitable[13]. Le comte d'Auvergne tient de moi l'Auvergne, comme je la tiens de toi ; s'il s'est rendu coupable, je dois le présenter au jugement de ta cour quand tu l'ordonneras ; cela je ne l'ai jamais refusé : il y a plus, j'offre de le faire, et je te supplie humblement et avec instance d'y consentir. En outre, et pour que ton Altesse daigne ne conserver à cet égard aucun doute, je suis prêt à lui donner tous les otages qu'elle croira nécessaires. Si les grands du royaume jugent qu'il en doit être ainsi, que cela soit fait comme ils diront. Le roi ayant donc délibéré sur ces propositions avec les grands du royaume, reçut du duc d'Aquitaine, comme le commandait la justice, la foi, le serment, des otages en nombre suffisant ; il rendit la paix au pays et à l'Église, fixa un jour précis pour régler et décider, en parlement à Orléans et en présence du duc, entre l'évêque et le comte, les points auxquels jusqu'alors les Auvergnats avaient refusé de souscrire ; puis, ramenant glorieusement son armée, il retourna victorieux en France[14]. Les progrès de la royauté se développent rapidement ; le règne de Philippe Auguste, qui acheva l'œuvre, se prépare ; l'obéissance des grands feudataires s'établit d'après certains principes. Louis le Gros avance le triomphe de la suzeraineté dominant les féodaux ; ce prince passait sa vie dans les batailles ; le roi, depuis son enfance, était toujours à cheval, poursuivant çà et là les barons dans ses conquêtes ; il avait une bonne réputation de guerre ; hélas ! l'incessante activité de son corps ne l'avait point empêché de grossir démesurément ; tout enfant, il avait déjà de larges épaules, des membres forts et épais ; un peu plus tard il ne pouvait plus se tenir en sa selle, et dans sou expédition d'Auvergne ses cuisses étaient si grosses, sa poitrine si large, ses membres si épais, qu'on était obligé de le mettre à cheval comme une tour de châtellenie[15] : les hommes d'armes avaient besoin de voir tout le courage du roi, d'assister à ses batailles, pour ne pas le prendre en moquerie, tant il était grotesque ; comment tout joyeux chevalier n'aurait-il pas ri aux éclats sous son casque d'acier, quand celte grosse boule de roi roulait sur la selle ? Mais Louis le Gros frappait dur et fort l'insolent qui osait mal dire de son suzerain ! Il se désolait pourtant de voir en vieillissant cette corpulence s'arrondir encore ; on lui disait de jeûner, et le roi ne pouvait s'abstenir de manger de la venaison et de boire à grands flots le vin de Rébéchin et d'Orléans. Il est à remarquer que presque tous les féodaux, après quarante années, avaient la panse rebondie, bien repue de toutes choses ; et à côté d'eux ils avaient ces moines vivant dans l'abstinence, comme pour symboliser la lutte de la chair et de l'esprit, de la force brutale qui se repaît de viande, et de l'indigence qui vit de méditation. Louis VI avait été fiancé à Lucienne, fille de Guy le Rouge, sire de Rochefort, avant qu'elle fût nubile, selon la coutume. Gomme le mariage ne fut point accompli, le roi se remaria avec Alix ou Adélaïs, fille du comte de Maurienne ou de Savoie, Humbert II[16]. Il en avait eu une longue lignée vivante en son manoir ; son fils aîné portait le nom de Philippe, varlet jeune et ardent, et qui mourut d'une façon malheureuse. Voilà qu'il s'en revenait un peu haletant de Saint-Marcel, gros bourg assez lointain de Paris en l'île, sur le revers de la montagne de Sainte-Geneviève, au delà des ruines du palais de Julien ; son fringant cheval de bataille s'en allait au galop, lorsqu'un porc, car il y en avait beaucoup aux rues et fumiers de la cité, vint se mettre dans les jambes du fougueux coursier ; le cheval effrayé se cabra et renversa le jeune prince, qui mourut cruellement de sa chute[17]. Le roi le pleura comme l'héritier de sa race et de sa couronne. Le fils puîné, du nom de Louis, prit la place de son frère ; il fut sacré immédiatement à Reims et reconnu comme successeur ; rien n'était moins sûr alors que la transmission du pouvoir royal. La cérémonie se fit dans la cathédrale, comme on le dira plus tard, avec des pompes inaccoutumées ; il fallait inspirer respect et obéissance aux vassaux. Le roi avait encore plusieurs enfants d'Adélaïs : Louis
qui régna, puis Henri qui se fit moine de Clairvaux, et plus tard fut élu à l'évêché
de Beauvais et salué comme archevêque de Reims. Robert, le quatrième, fut la
souche de la grande branche des comtes de Dreux ; le cinquième, Pierre de
Courtenay, est la noble tige de cette illustre race que je retrouve partout
dans les annales du moyen âge. Salut donc à toi, souche royale des Courtenay,
avec tes fleurs de lis au blason, ici tenant la charrue, là l'épée, te
renouvelant par tes fils dans toutes les provinces ; tu brillas en
Angleterre, à Constantinople, en France, dans l'Orléanais, dans Combien il vieillissait Louis le Gros ! Il était inquiet,
mécontent de ce ventre proéminent qui l'obligeait de rester couché sur son
séant et de dormir debout ; il pouvait à peine marcher quand il touchait les
écrouelles à tous les pauvres dans son palais, ou bien quand il allait à
Saint-Denis pour visiter les reliques ou entendre sonner la grande horloge,
qu'on remontait trois fois par jour. Dans cette année la maladie vint ; le
roi fut pris d'une affreuse dysenterie, et il maigrit tant qu'il n'était plus
reconnaissable[19]
; il vit bien dès lors que c'en était fait de lui et qu'il fallait
recommander son âme à Dieu. Les chaleurs de l'été étaient étouffantes, elles
brûlaient et accablaient ; Louis se vit près de la mort ; il désirait se faire
transporter à l'église Saint-Denis, il n'en eut pas la force ; de sa voix
mourante il ordonna de le déposer sur une croix de cendres, et c'est là qu'il
rendit l'âme dans les calendes d'août 1137 ; il avait atteint la soixantième
année de son âge[20]. Louis le Gros
fut surtout un roi batailleur, qui constitua la royauté par de forts coups
d'épée et de longs soucis ; on a voulu voir en lui un légiste, un prince qui
émancipa le peuple dans une vue d'équité et d'égalité politique. Si Louis le
Gros donna la liberté aux paysans et aux serfs, ce fut surtout par un motif
de guerre et de conquête ; il avait à lutter contre les sires féodaux du
Parisis et de Les ordonnances du règne de Louis le Gros sont néanmoins nombreuses : une de ses premières Chartres indique un bourgeois de Paris expert dans l'art géométrique pour arpenter toutes les terres de France[21]. L'abbaye de Saint-Denis, dit une autre chartre, pourra tenir un marché en son nom et à son profit[22]. Les serfs de l'église de Saint-Maur pourront désormais stipuler en droit et être admis en témoignage contre les personnes franches[23] ; les habitants de Saint-Germain, au diocèse de Chartres, sont tous affranchis de servage et exerceront toute la justice[24]. Une chartre reconnaît le droit de bourgeoisie à un serf du nom de Richard des Costes[25] ; puis vint la commune de Laon avec ses privilèges et franchises. Toutes ces lettres, Chartres et diplômes sont scellés de la main du digne roi Louis VI, que Dieu ait reçu en son saint paradis, comme le dit la pieuse chronique de Saint-Denis en France ! Il faut maintenant vous parler de l'enfance et gestes de Louis VII, de la noble lignée, et revenir un peu sur les temps. Quand la mort implacable eut enlevé le fils aine dans la race de Louis le Gros, du nom de Philippe, le roi s'empressa de couronner le second des fils de son lignage, Louis, jeune varlet de belles espérances : qui peut répondre du temps dans la vie de l'homme ? Or, tous les barons s'étaient rendus, sur l'avis et semonce de leur suzerain, dans la belle cité de Reims ; la loi féodale leur en faisait un devoir, et nul tenancier n'eût manqué aux cérémonies des cours plénières quand ils étaient mandés pour un grand plaid. Dans cette circonstance surtout, le pape Innocent II, exilé de Rome, devait présider au sacre et couronnement de Louis VII ; sainte sanction que cette main du pape se reposant sur le front d'un prince[26] ! La cérémonie du sacre eut lieu à Reims avec les pompes royales : il fallait imprimer un peu d'éclat sur l'enfance de l'héritier du suzerain, afin d'éviter les révoltes et séditions ! Le pape visita d'abord Saint-Denis en France pour adorer les saintes châsses ; car tous devaient saluer monseigneur saint Denis. Suger a raconté lui-même toutes les pompes pontificales qui accompagnèrent la visite d'Innocent II à son abbaye. Le pape, dit-il, suivi de plusieurs cardinaux, sortit de grand matin de l'abbaye, et se retira au prieuré de Lettrée ; là tous se parèrent de leurs plus riches ornements, comme ils ont coutume de faire à Rome dans les grandes cérémonies ; on mit sur la tête du pape un diadème composé d'une mitre couronnée par le haut d'un cercle d'or, en manière de casque. Le saint-père étant monté ensuite sur une mule blanche caparaçonnée, tous les cardinaux, couverts de longs manteaux et montés sur des chevaux de couleur différente, dont toutes les housses étaient blanches, allaient devant lui deux à deux en chantant des hymnes. Les barons et autres feudataires de l'abbaye marchaient à pied, conduisant la mule du pape par la bride ; d'autres précédaient et jetaient quantité de pièces de monnaie pour écarter la foule. Toutes les rues étaient tendues de riches tapisseries et jonchées de verdure. Outre plusieurs batailles de chevalerie qui vinrent par honneur au-devant du pape, il y eut un concours prodigieux de peuple[27] ; les juifs mêmes de Paris accoururent à ce spectacle, et présentèrent au pape le livre et la loi en un rouleau couvert d'un voile. A cet hommage le saint-père répondit par ces paroles pleines d'une tendresse compatissante : Que le Dieu tout-puissant daigne ôter le voile qui couvre les yeux de votre cœur ! Enfin le pape arrive à la basilique des Saints-Martyrs, toute brillante de l'éclat des couronnes d'or et des pierreries beaucoup plus précieuses que l'or et l'argent. Il célébra les divins mystères avec nous, et nous immolâmes ensemble le véritable agneau pascal ; après quoi, on descendit dans le cloître tout couvert de tapis sur lesquels on avait dressé des tables ; là le pape et toute sa suite, couchés à l'antique, mangèrent d'abord l'agneau matériel ; on s'assit, et le reste du festin, qui fut très-splendide, se fit comme à l'ordinaire[28]. Les chartres et diplômes ont ainsi précieusement conservé la visite du pape à Saint-Denis ; cet honneur était si mémorable ! Louis le Gros salua lui-même son fils comme son seul
héritier, et le lit reconnaître en ce titre par tous les comtes et féodaux de
France. Louis, fils du roi, lors de son sacre, avait dix ans à peine ; élevé
dans le monastère de Saint-Denis, il s'était instruit comme son père dans les
arts de la grande chevalerie, qui formaient l'éducation des varlets. On vient
de dire que le pape Innocent II, qui alors visitait les monastères de France,
versa sur son jeune Iront l'huile de la sainte ampoule, et l'enfant promit à
son tour de maintenir les privilèges de l'Église et les franchises des
féodaux et du peuple[29] Cet empressement
à faire sacrer l'héritier de la couronne s'expliquait par l'esprit hautain des
vassaux ; rien n'était moins ferme et constant que la coutume de l'hérédité ;
il fallait faire reconnaître et saluer l'hoir présomptif du vivant de son
père ; autrement le pauvre orphelin pouvait être abandonné par les vassaux ;
les acclamations des barons devaient retentir sous les voûtes de la
cathédrale pour reconnaître le successeur du roi, comme la framée des Francs,
bruissant sur le champ de guerre, saluait les fils de Clovis. Louis, l'enfant
du suzerain, revint en la cour plénière de Paris sous l'aile de son père ; il
le suivit dans quelques-unes de ses prouesses de chevalerie, et quand il fut
arrivé à l'âge d'amour et de fiançailles, Louis le Gros, le roi de France, se
hâta de lui choisir une femme. Les feudataires n'avaient pas grand lignage, on
était en guerre avec le comte de Champagne ; le duché de Normandie était en
litige et exposé à mille hostilités ; Que de belles escarboucles ne rayonnaient pas dans la
couronne ducale d'Aquitaine ! Nombre de duchés et de comtés relevaient de
Bordeaux sur Le duché d'Aquitaine était sous la suzeraineté de Guillaume IX, issu d'une des grandes lignées de la race méridionale, noble homme, pieux à la fin de ses jours, et qui avait brisé de sa dure main, dans sa jeunesse, plus d'une crosse épiscopale au milieu des conciles. Quand les années vinrent, et avec elles le repentir, Guillaume résolut de faire un pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle, lien vénéré en Espagne comme l'était le tombeau du Christ pour les pèlerins de Jérusalem. Guillaume n'avait pas d'enfants mâles, mais seulement deux filles : l'aînée, Aliénor, était l'héritière de son fief, car, dans les coutumes du Midi, femmes et filles héritaient féodalement ; la seconde dans la lignée de Guillaume se nommait Alix ; comme Aliénor, ardente et légère dans les tensons, dires d'amour aux légendes du Poitou[35]. Depuis longues années Louis convoitait le duché d'Aquitaine comme la perle du bel État de France ; Suger lui conseilla de l'obtenir par noces et fiançailles : une négociation pour le mariage s'engagea par le conseil de l'abbé de Saint-Denis ; or, Louis VI se sentant près de sa fin, envoya son fils bien-aimé dans la terre d'Aquitaine pour accomplir les royales noces. On venait d'apprendre que Guillaume en s'acheminant vers le pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle, avait été saisi de maladie, et la malemort s'était emparée de lui avant d'arriver au saint lieu ; le fougueux baron, contempteur de l'Église en son jeune âge, avait fermé les yeux couché sur la cendre de la pénitence[36]. Aliénor héritant du fief d'Aquitaine, n'était-ce pas le
cas de hâter le mariage, afin d'obtenir cet immense héritage pour la couronne
de France ? Voilà donc le fils du roi Louis le Gros, accompagné du sage
Suger, vêtu de sa chape abbatiale et suivi d'une belle chevalerie sous les
ordres de Thibaud, comte de Blois, et du comte de Vermandois, qui s'achemine
vers les terres d'Aquitaine. Le temps printanier rayonnait ; c'étaient tout à
la fois une pompe féodale et une armée pour la conquête, car on n'était rien
moins que sûr des Aquitains, si hostiles aux Francs. Les châtelains du Midi
voudraient ils se soumettre à la souveraineté du roi ? Les corps de bataille
s'avançaient donc les gonfanons déployés, traversant les villes, les
campagnes, jusqu'à Bordeaux sur Ce fut un bel itinéraire, dont parlent les chroniques avec ravissement : mais lorsqu'on arriva vers Poitiers, un messager vint de Paris en toute hâte ; il était vêtu de deuil, et annonça la triste nouvelle que le roi Louis VI était mort en sa cour. Les joies se changèrent en tristesse ; Suger, dans sa prévoyance, fut fort inquiet des résolutions qu'allaient prendre les féodaux du royaume. Que pourrait-on résoudre[37] ? Le jeune prince, fils de Louis le Gros, qui venait avec une suite d'Aquitains et de méridionaux, serait-il salué roi avec Aliénor sa nouvelle épouse, déjà en haine à la race franque, comme Constance, la femme de Robert ? La transmission de la couronne aurait été simple et naturelle, si la loi de l'hérédité avait été incontestablement admise ; mais cette loi n'était point assez vieille. Si les clercs et les abbés la soutenaient invariablement, en invoquant les saintes Écritures, il n'en était pas ainsi des féodaux, toujours prêts à heurter dans les batailles les poitrails de leurs forts coursiers et à briser une lance[38]. C'était dans cette crainte d'une résistance que Louis le Gros avait fait sacrer son fils encore enfant, dans la basilique de Reims, par le pape Innocent II ; ou l'avait reconnu roi et son successeur à la couronne. Néanmoins, tant l'habitude de batailler était grande parmi ces hommes d'armes, qu'il y eut encore une résistance des barons et des comtes féodaux : et tandis que le jeune roi entrait bannière déployée dans les murs de Paris la cité, une ligue de châtellenie se formait contre lui pour ne pas reconnaître son droit. Cette révolte fut rapide et se répandit dans le Parisis et
Ce fut une exécution barbare, car Louis VII avait juré d'être seigneur inexorable envers les communaux de Vitry. Louis VII monta, l'épée au poing, jusque sur le haut des remparts, sa colère fut si grande, que nul ne fut épargné : pauvres communaux, comment éviter les yeux flamboyants du suzerain[41] ! Le bourg de Vitry fut ars et brûlé ; on voyait briller les flammes des lieux lointains. En vain les pauvres serfs se réfugient dans l'église, Louis VII y pénètre : quand le suzerain est lancé, il est comme le sanglier furieux qui fracasse tout devant lui. Sans respect pour les autels et le sanctuaire, le sang coula sur le marchepied (les châsses, et sortait à grands flots par les portes de l'église. Ces marques de la colère inexorable du soigneur restèrent longtemps indélébiles sur les murailles, ot le bourg s'appela Vitry-le-Brûlé, en commémoration de ce sanglant massacre. Un cri lamentable fut poussé par les communaux quand on
apprit la cruauté du seigneur roi ; les clercs firent entendre des paroles
éclatantes contre le monarque cruel qui n'avait rien respecté dans sa colère
! saint Bernard surtout appela les grands repentirs pour expier ce forfait
inouï de l'autel du Christ baigné dans le sang[42]. Pénitence !
pénitence ![43]
et ce cri brisa le cœur de Louis VII ; le souvenir du massacre de Vitry le
suivait partout comme un spectre affreux dans ses rêves ; il voyait devant
lui un peuple de cadavres. Les clercs ne portaient jamais la parole sans
rappeler ce massacre à la pensée du roi ; sa passion ardente pour la reine
Aliénor ne l'arrêtait pas dans ces accès de repentir, qui éclataient par la
macération et les prières. Louis VII fut dès lors un roi pénitent, un prince
de douleurs. Aliénor, princesse légère, sentit naître une sorte d'antipathie
pour un roi si péniblement distrait ; Aliénor s'attendait à voir en France
les cours plénières, les dignes chevaliers brisant des lances dans les
tournois pour elle, les trouvères et les jongleurs chantant des vers à sa
louange ; elle se vil entourée de macérations, de jeûnes et de pénitence. Les
filles du Midi, comme |
[1] Orderic Vital, liv. IV, en le comparant à Matthieu Paris, qui commence à offrir quelque intérêt, liv. Ier.
[2] Ducange, v° Lorica, Armis, et ses notes sur Joinville.
[3] Les fortes armures normandes du XIe siècle sont très-rares aujourd'hui. Le grand travail du père Montfaucon en a reproduit quelques-unes, tom. Ier, ainsi que la tapisserie de la conquête normande en Angleterre et les vitraux de Saint-Denis.
[4] Suger, Vita Ludovici Grossi, chap. XXI.
[5] Voyez, sur cette guerre de Normandie et l'appui des communaux à Louis VI, Orderic Vital, liv. XII, p. 855-856.
[6] Suger se comptait dans le récit de cette guerre toute nationale. Il était abbé de Saint-Denis et avait assisté aux moindres événements de la prise d'armes. Voyez Vita Ludovici Grossi, chap. XXI.
[7] Suger, Vita Ludovici Grossi. C'est le tableau le plus complet du règne. Suger parle avec prédilection de cette prise d'armes des Français contre la race allemande, chap. XXI.
[8] Comparez, sur ce grand mouvement des races franque et germanique, Suger, Vita Ludovici Grossi, cap. XXI, et Othon de Frisingue, qui donne la contrepartie du récit dans le sens allemand, liv. IV.
[9] Cet armement des serfs et des communaux me parait un des faits les plus curieux, qui parle un peu plus haut pour l'émancipation des masses que les Chartres des communes isolées. Suger, Vita Ludovici Grossi. Le monastère Saint-Denis était l'institution patriotique de France.
[10] Par cette énumération de vassaux, on voit suffisamment que la guerre était nationale ; jamais, en d'autres circonstances, les méridionaux n'auraient marché avec les hommes du Nord, les Aquitains avec les Flamands. Voyez Suger, Vita Ludovici Grossi, chap. XXI, et le Cartulaire de l'abbé de Camps, tom. VIII, Mss.
[11] Suger, Vita Ludovici Grossi, chap. XXI.
[12]
Chronique de Saint-Denis, ad ann.
[13] Suger, Vita Ludovici Grossi, chap. XXI.
[14] Cette pièce est aussi rapportée par l'abbé de Camps, Cartulaire de Louis le Gros, tom. IX et X, Mss.
[15] Suger, Vita Ludovici Grossi, chap. XXI.
[16] Bénédictins, Art de vérifier les dates, tom. II, in-4°.
[17] Suger, Vita Ludovici Grossi, chap. XXI.
[18]
Il y a eu de grands travaux sur la généalogie des Courtenay. Gibbon les a
parfaitement résumés dans une dissertation à part de son bel ouvrage sur le
Bas-Empire. Ducange, dans ses notes sur
[19] Voyez, sur la fin de Louis VI, la biographie royale, si détaillée par Suger, Vita Ludovici Grossi, chap. XXI.
[20] Louis le Gros fut enseveli à Saint-Denis. A cette occasion, Suger s'écrie :
Felix qui potuit, mundi nutante ruina,
Quo joscat prœscisse loco.
Chap. XXI.
[21] Datée de Paris, 1115, Ordonn. du Louvre, tom. II, p. 381.
[22] Mai 1118, Ordonn. du Louvre, tom. XV, p. 478.
[23] Ut servi sanctœ Fossatensis ecclesiœ adversus omnes homines, habeant testificandi et bellandi licentiam. Cod. Louv., tom. I, p. 4.
[24] Cod. du Louv., tom. XVI, p. 321.
[25] Lyon, 1126. Gloss. de Ducange. Voyez Henrton de Pansey, Autorite judiciaire, p. 38, note.
[26] Voyez dans Marlot, Hist. Rem. metrop., tous les détails sur cette cérémonie, liv. II, p. 348.
[27] Suger, de Vita Ludovici Grossi, cap. XXI.
[28] Comparez Suger, chap. XXI, et Baronius continué par Pagi, ad ann 1130-1140.
[29] Chronique de Saint-Denis, ad ann. 1130-1135.
[30] Art de vérifier les dates, tom. III, in-4°.
[31] Voir le texte de Glabert.
[32] Bénédictins, Art de vérifier les dates, t. III, règne de Louis VII, in-4°.
[33] Collect., pièces des troubadours, par M. Raynouard, tom. I. Dissertations sur ces cours d'amour.
[34]
J'ai déjà dit que le plus beau travail sur la race méridionale a été fait par
les deux modestes bénédictins dom Vaissète et dom Levic ; voyez sur cette
époque, le 2e vol. in-fol. Depuis on a publié un lourd et prétentieux travail
sur
[35]
Comparez Aimoin, Continuat., chap. LII, Gest. Ludov. VII, cap. I ; Duchesne, tom. IV, p. 390
: Hist. glorios Ludovic., Duchesne, tom. IV, p. 412.
[36] Cum apud castrum Bestisiacum rex Ludovicus Grossus pervenisset, celeriter subsecuti sunt eum nuncii Guillelmi, ducis Aquilaniœ, denuntiantes eumdem ducem ad sanctum Jacobum peregre profectum in via demigrasse. Suger, de Vita Ludovic., Duchesne, tom. IV, p. 390.
[37] Voyez le savant Besli, Preuves de l'histoire des comtes de Poitou, p. 490.
[38] Cartulaire de l'abbé de Camps (art. Louis VII), portefeuilles Fontanieu, Mss. Bibliothèque royale.
[39] Chronique de Saint-Denis, ad ann. 1137-1140.
[40] Suger, Vita Ludovic. VII. Comparez avec les propres épîtres de saint Bernard dans l'édition de Chifflet, ad ann. 1667.
[41] Saint Bernard dénonce avec sa puissance de parole la barbare conduite du roi au siège de Vitry, Epist. 67, apud Chifflet.
[42] Epist. 67, apud Chifflet.
[43] La croisade fut la grande pénitence. Cependant Othon de Frisingue donne une autre origine au pèlerinage : Ludovicus dum occulte Jerusalem eundi desiderium hahebat, eo quod frater suus Philipus eodem voto astrietus, morte praventus fuerat. (Otto Freising, lib. I, cap. XXXIV.)
[44] Légende méridionale sur la sainte Madeleine des Basses-Alpes, à quelques lieues de Saint-Maximin.