Esprit de liberté produit par la croisade. — Le drame de Charles le Bon, comte de Flandre. — Les cités flamandes. — Leur comte. — Bourgeois. — Serfs. — Conjuration contre le comte. — Assassinat. — Vengeance. — Communes de France — Noyon. — Laon. — Beauvais. — Tentative des serfs de Vézelay. — Chartres et ordonnances royales. — Les Templiers. — Les Hospitaliers. — Les féodaux. — La chevalerie. — Corporation, actes et coutumes.XIe ET XIIe SIÈCLES. Quand le peuple fut au point d'exaltation produit par les croisades, il se fit un long frémissement contre le servage. L'Église abaissait la féodalité par le triomphe de la prédication, et les lois du Christ annonçaient l'égalité des hommes. Dans la fête du dimanche, lorsque les manants des cités écoutaient au moutier la vie et la mort de ce serf divin, de cet admirable ouvrier de Dieu qui annonça la liberté au monde, l'homme du corps ou de la terre devait se faire des idées plus hautes et plus émues d'un avenir libre et d'une existence meilleure. Les croisades avaient éloigné la plupart des comtes féodaux ; il n'y avait plus dans le donjon les hommes d'armes prêts à réprimer les révoltes ; la génération active était aux lieux saints ; la prédication de la croisade avait réuni plus d'une fois les masses populaires sur un même point ; elles étaient habituées à se toucher, à se voir, à participer en quelque sorte au mouvement armé[1]. Beaucoup de pèlerins du peuple étaient aussi de retour de la croisade ; s'ils avaient eu des malheurs et de longs soucis, s'ils avaient éprouvé tous les accidents d'un voyage lointain, leurs âmes s'étaient habituées aux périls, aux dangers ; elles s'étaient retrempées : ceux-là qui avaient bravé le cimeterre des Turcs pouvaient-ils encore abaisser leurs têtes sous le fouet du majordome ? Après la grande expédition pour le Christ, il ne devait plus y avoir de servage ; tous égaux et libres, les croisés du peuple, au retour de leur pèlerinage, ressemblaient à ces vieux soldats qui, après de longues campagnes, conservent toute l'énergie des batailles ; ils pouvaient indiquer aux serfs des champs, aux manants des villes, les moyens de secouer le joug, de se servir des armes et des forces de leur corps ; les pèlerins devinrent les chefs de ces colonies villageoises qui conquirent plus tard leur liberté au cri populaire de commune ; ils enseignèrent les batailles aux peuples, et leur apprirent à braver les barons : tous fils de l'Église, ils éprouvaient un sentiment d'égalité à la face même du féodal : n'avaient-ils pas tous marché sous la bannière de la croix quand la plaine retentit des acclamations de Dieu le veut ![2] Les grandes cités de Flandre formaient comme une fédération commerciale ; déjà même, au Xe siècle, Bruges était renommée entre toutes pour ses métiers ; à côté de Bruges était Ypres, Gand avec ses murailles et ses tours, ses corporations municipales-, Namur la forte, puis Lille, nouvellement bâtie dans un marais desséché. Toutes ces cités avaient, pour s'enrichir et se glorifier, des métiers, des corporations avec leurs bannières, où se voyaient les saints évêques sur broderie d'argent. Dans les villes de Flandre, les métiers tissaient la laine, fourbissaient les armes d'acier et travaillaient les cottes de mailles. Il y avait au comté de Flandre, selon les traditions antiques, des juridictions diverses : dans la campagne, le paysan était serf du comte, c'est-à-dire soumis à son droit et à sa verge ; dans les cités, il y avait d'abord des hommes dépendant de la juridiction du même seigneur comte, puis des gens de métiers, libres, quoique d'origine servile. Si les sergents d'armes du sire se déployaient avec leurs mines insolentes sous leurs casques fourbis et leurs pesantes cuirasses, comme pour faire menace, les compagnons de métiers montraient leurs bras nerveux, leurs cuisses musclées, leurs poignets formidables, leurs épaules nues et épaisses, image de la force brutale qu'au jour de la révolte ils pourraient opposer à leur comte quand le beffroi sonnerait. Les métiers avaient leurs prévôts, leurs syndics, nés comme eux dans la classe ouvrière, fiers hommes qui avaient devant eux, hautains comme des licteurs, les ouvriers tisserands avec leurs outils de fer ; les bouchers avec leurs coutelas et leurs chiens de garde ; les Fourbisseurs de cuirasses armés d'épées, de lances ou de poignards de miséricorde. C'était formidable quand les métiers processionnaient avec leurs prévôts, leurs bannières déployées, car ils avaient haine des hommes serviles de la campagne soumis au comte, tous de castes esclaves : les métiers étaient corporés, mais ils n'étaient pas serfs[3]. Le comte de Flandre était alors Charles le Bon, ainsi le surnommaient au moins les chroniques des monastères ; germanique d'origine y Charles avait succédé par héritage au comte de Flandre ; pieux croisé dans la grande expédition, il visita l'Orient, et à son retour, tant sa renommée fut retentissante, on lui offrit la couronne de Jérusalem, et même les insignes pourprés de l'empire, la succession de Charlemagne. Charles le Bon avait conquis une réputation de bienfaisance ; il était digne seigneur pour ses hommes ; mais, comme tous les féodaux, on le disait enclin à la violence ; nul ne pouvait lui résister quand il n'était pas en ses jours de clémence. Si un bourgeois flamand insultait aux serfs du comte, les hommes de son corps, il n'hésitait pas à se défaire dudit bourgeois par la pendaison au haut de sa tour, ou par le dur fouet du majordome. Comme il aimait la chasse, il ne pouvait souffrir que ses lévriers fussent arrêtés, même sur les terres municipales ; il élevait ses faucons de manière à voler sur les pigeonniers des gens de métiers, tréfileurs d'or, faiseurs de hauberts, vendeurs d'épices ou forgerons de cuirasses, comme saint Éloi. Tout cela inspirait beaucoup de haine contre monseigneur le comte. Ensuite, grand justicier, il observait les coutumes antiques contre les gens serviles qui voulaient se dire nobles. Si un chevalier se présentait au combat, il examinait les origines et les coutumes ; souvent il prohibait la bataille à outrance, quand des hommes de corps s'y présentaient ; tous devaient rentrer dans la condition de leur naissance[4]. Or, il y avait dans toutes les villes de Flandre la dignité de prévôt de la cathédrale, fort grande et fort exaltée ; le prévôt était l'homme des clercs et de la bourgeoisie, le chef des métiers, le second après le comte. Au moyen âge, chaque classe avait son juge, son chef ; les serfs mêmes avaient leurs syndics. Quand le prévôt convoquait les dignes ouvriers flamands, il y avait plus de bannières déployées que dans la chevalerie ; tout métier avait son symbole, sa couleur et son saint. Le prévôt de Bruges se nommait Bertulfe, sa famille était nombreuse, son frère était châtelain, et son lignage portait les armes de chevalerie. Charles, le comte de Flandre, voulait abaisser le prévôt, parce qu'il était d'origine servile et qu'il prétendait tous les droits de chevalerie. Ce fut une forte indignation dans le cœur de Bertulfe : Quoi ! s'écria-t-il, c'est moi qui ai fait élire ce Charles le Germain, et maintenant qu'il est comte, il veut nous faire serfs ! Dès ce moment la guerre fut déclarée, les hommes d'armes du prévôt de Bruges pillèrent les sergents et les laboureurs du comte. Le chef de ces ravageurs des pauvres serfs aux champs se nommait Bouchard, proche parent du prévôt ; et le comte à son tour ordonna qu'on détruirait la maison de Bouchard comme représailles : las ! ladite maison fut bientôt rasée et brûlée[5] ! Quelle rage parmi les parents du prévôt quand ils surent que l'hôtel de Bouchard, leur cousin, ami et confédéré, avait été brûlé ! Alors ils conjurèrent la mort du comte. Quatre chevaliers du prévôt, d'origine de métiers, mais très-versés au fait des armes, se réunirent à cet effet ; ils avaient noms Isaac, Bouchard, Guillaume de Werwich et Enguerrand ; tous avaient l'assentiment du prévôt pour le complot sanguinaire, disant qu'ils marchaient à la délivrance des cités de Flandre soumises à la tyrannie du comte. Dans le silence de la nuit, les conjurés se réunirent : une simple lampe de suif brûlait, ils l'éteignirent, afin de ne point violer la coutume normande du couvre-feu, et de ne pas signaler leur présence. Ce fut dans les ténèbres qu'ils se lièrent par serment de frapper dur le comte au cœur et au visage jusqu'à la mort[6]. Terrible vengeance ! Le crépuscule commençait à poindre, un brouillard épais couvrait la cité, et l'on ne pouvait distinguer à la longueur d'une lance. Les conjurés se rendirent à l'église Saint-Donatien, où le comte venait prier ; tous portaient des épées nues sous leurs manteaux ; ils se placèrent le glaive haut aux deux issues de la tribune, pour que nul ne pût échapper. Quand ils eurent ainsi entouré leur seigneur, de telle sorte qu'il ne pût se préserver de leurs coups, ils se précipitèrent sur lui, le frappèrent les uns au cœur, les autres au visage, comme cela avait été convenu dans le conciliabule, et ainsi fut fait du comte. Les assassins tuèrent aussi Thancmar, châtelain de Bourbourg et le sénéchal de Flandre. Toute la maison du comte fut pillée, ses serviteurs mis à mort ou obligés de prendre la fuite ; attentat sauvage de serfs à maître, atroce guet-apens de gens de condition servile ! Nul des amis du seigneur n'échappa, et bientôt la bannière des métiers flotta seule sur les murailles de Bruges. Comme le prévôt avait agi pour les corporations, une confédération se fit pour la défense de la cité ; le peuple se réunit autour du prévôt, les métiers fourbirent leurs armes, tous se décidèrent à vendre cher leurs privilèges[7]. Cependant la chevalerie flamande, les châtelains du comte, sa noble cour, s'étaient réunis contre les métiers et le prévôt pour venger la mort du comte ; tout ce qui avait au cœur la répression des serfs avait fait cause commune avec la châtellenie de Flandre ; on devait réprimer cette tourbe de peuple ; la comtesse de Hollande arrivait avec ses hommes de Frise, ennemis des Flamands. Le siège de Bruges commença ; le prévôt et les métiers, réfugiés dans le château, furent ensuite obligés de soutenir les assauts dans l'église, et puis dans cette tribune élevée où le comte avait été frappé. Les nobles hommes se tenaient tous dans la hiérarchie des fiefs contre les communaux, et c'était un trait douloureux décoché contre le baronnage que la mort du comte de Flandre ; un seigneur avait été frappé par ses serfs ! quel exemple ! on courut le venger. Louis le Gros, le roi des Francs, voulut aussi concourir à comprimer cette révolte servile ; les hommes d'armes de France vinrent devant Bruges[8] ; il y eut répression violente de ces séditions de métiers ; le prévôt Bertulfe, livré au bâtard d'Ypres, fut lapidé ; des supplices affreux devinrent la punition des meurtriers du comte ; les corporations furent frappées d'impôts ; on détruisit la hiérarchie des métiers, tous furent réduits au titre de serf, car Bruges s'était révoltée contre la chevalerie, la cité avait méconnu les droits du comte et frappé son seigneur. Ainsi s'accomplit la terrible vengeance féodale dont la chronique garde souvenir : la vie de Charles le Bon fut écrite comme celle d'un saint par les clercs et les moines surtout ; on exalta ses vertus, et les Bollandistes ont conservé cette lamentable histoire des communes de Flandre dans leur collection immense. J'ai narré la triste mémoire de Charles le Bon pour faire connaître l'esprit de la classe servile et des hommes d'armes, la vie des métiers et des corporations, et comment se manifestèrent alors les premières effervescences des masses. Le mouvement populaire pour la conquête d'un système communal se produisit avec plus de régularité dans les cités du domaine royal en France. La municipalité antique comme les colonies romaines dans les Gaules, avait éprouvé néanmoins des malheurs et des vicissitudes à travers les invasions et les races. Le municipe d'ailleurs, tel que la loi romaine l'entendait, n'était pas précisément la commune ; cette forme d'association populaire pour la défense du faible semble se manifester avec énergie au commencement du XIe siècle. C'est le type de gouvernement alors choisi pour les villes et la campagne ; il se produit partout un mouvement spontané ; la commune se mêle aux formes de la paroisse et au clocher. L'Église est encore le fondement de la liberté, le peuple se groupe et se réunit pour sa défense. L'origine de la commune est essentiellement épiscopale ; ce furent les évêques qui favorisèrent l'armement des serfs et des manants contre les féodaux, afin de maintenir la paix publique. Orderic Vital, le chroniqueur contemporain, raconte l'origine de la commune avec un grand accent de vérité[9]. Louis VI, pour comprimer la tyrannie des voleurs et des séditieux, demanda le secours à tous les évoques du royaume, et ce fut alors que les communes furent instituées en France par les évoques, de manière que les curés accompagnaient le roi dans les batailles ou dans les sièges en se faisant suivre de leurs paroissiens sous leur bannière. Ainsi ridée de commune et de paroisse fut intimement unie ; la bannière de l'Église fut l'étendard de la liberté pour les serfs ; on se groupa autour de la mitre épiscopale. Les trois premières communes établies furent celles de Noyon, de Laon et de Beauvais[10], vieilles cités épiscopales de la monarchie ; les évoques en étaient seigneurs temporels. Les chroniques disent plus d'une fois que les clercs portaient le casque en tête, la lance au poing pour défendre leurs droits avec l'impétuosité des barons ; il y avait là un mélange de féodalité et d'épiscopat, une confusion qui ne permet pas de distinguer précisément ce qui tient à la crosse et ce qui lient au glaive. Les évêques de Noyon et de Beauvais conservent leur caractère chrétien, cette protection de liberté et d'égalité envers leurs hommes ; ils dotent et favorisent la commune ; tandis qu'à Laon, Gaudri, dur féodal, quoique évêque, conserve son type normand et belliqueux au plus haut degré de fierté ; il lutte avec les communaux, il emploie la force batailleuse, et comme Charles le Bon, il tombe sous la colère et la révolte des serfs ; Gaudri est moins évêque que baron. Quel drame vivement coloré que l'origine et le
développement de la liberté dans On remarquera que, dans cette chartre primitive, la commune n'est pas toujours un droit, c'est plutôt une obligation pour tous ceux qui se lient ; il y a des engagements d'argent et de services souvent très-onéreux ; pour certains hommes, en être affranchi est considéré comme un privilège et une faveur. Si la commune offre les garanties d'une ligue contre la violence, elle impose de lourdes obligations ; si les manants la demandent avec tant d'insistance, si les bourgeois la sollicitent, c'est qu'ils sont de tous côtés pressés et torturés par les féodaux ; ils sont obligés de se réunir par un lien commun de paroisse contre les exactions et les pilleriez du baronnage ; mais ce lien est souvent lourd, appesanti par les obligations de service et d'argent ; la dure main du seigneur qui frappe explique seule l'ardeur avec laquelle la commune est appelée par les classes opprimées, comme un grand remède. Il y a un entraînement qui pousse les masses vers cette administration libre qui substitue un résultat d'argent à l'arbitraire des exactions. Commune ! Commune ! tel fut le cri poussé à Laon. La cité de Laon est la seconde commune qui s'élève dans l'ordre chronologique ; Gaudri, on l’a dit, est plus baron hautain qu'évêque de paroisses, l'homme de bataille dominait l'homme d'Église[14] ; incessamment en rapport avec le roi d'Angleterre, Gaudri portait la cuirasse et le brassard, c'était un féodal, et non pas un serviteur du Christ. Pauvres serfs de Laon, que pouvez-vous espérer d'un tel sire ? Il était du nombre de ces clercs batailleurs contre lesquels Grégoire VII s'était si puissamment élevé I Dur seigneur, Gaudri pressurait les serfs et les bourgeois de la ville de Laon ; avec ses portes vermoulues, ses antiques monuments, Laon respire les souvenirs de la paroisse et de la commune : que faire contre l'impitoyable seigneur Gaudri ? car ce n'était pas un évêque ; il portait l'épée haute, et plus d'une fois il s'était mêlé dans les batailles d'Angleterre : les serfs, les bourgeois se révoltèrent donc en criant : Commune ! Ils se précipitent vers le palais épiscopal ; ils sonnent le beffroi de la paroisse, tout est soulevé ; et comme cela s'était vu pour le comte de Flandre, il y eut une terrible tragédie de peuple et de clercs. Le dur féodal Gaudri fut frappé par les communaux ; les serfs ne virent point en lui le prélat revêtu de la mitre et de l'étole, mais le seigneur et le baron qui les avait opprimés le casque en tête[15]. La commune de Laon fut obtenue à prix de sang, et voici ce que disait la chartre : Sachez tous, clercs, chevaliers et manants, que nul homme libre ou serf ne sera désormais arrêté que selon la justice delà commune ; que si quelqu'un fait injure à autrui, clerc ou noble, marchand étranger ou indigène, qu'il vienne en justice devant les jurés pour se purger de sa faute, sinon il sera expulsé de la commune ; le malfaiteur sera retenu jusqu'à ce qu'il ait fait satisfaction ; si quelqu'un frappe un autre homme de son poing ou de sa main, qu'il paie des dommages arbitrés par les jurés et juges de la commune ; s'il y a des coupables d'un crime, la peine du talion sera appliquée[16] : tête pour tête, membre pour membre ; si l'on s'empare d'un voleur, justice en sera faite par les jurés ; le cens ou impôt sera exactement acquitté envers qui il est dû, autrement le débiteur sera poursuivi. Nul ne sera reçu dans la commune, s'il n'est libre ou s'il n'obtient la volonté de son seigneur ; il pourra être revendiqué dans les quinze jours par son maître[17] ; il sera exclu de la commune, si pendant l'année il n'achète une maison ou une vigne, un champ, ou s'il n'apporte un mobilier ; dès ce moment, il paiera la taxe et toutes les charges de la corporation : bien entendu que tous ces privilèges sont accordés, sauf les droits du roi et ceux de l'évêque, lesquels seront respectés par les communaux. Les dispositions générales de ces Chartres de communes révèlent un commencement d'administration politique ; le monastère avait été le type primitif sur lequel toutes ces administrations s'étaient modelées. Il y avait dans la commune privilèges et devoirs, avantages et soucis, droits et obligations. Souvent les charges de la commune étaient grandes ; on devait de l'argent et des services militaires ; le serf de corps, soumis à son seigneur, n'avait-il pas toutes les jouissances d'une vie résignée ? le féodal veillait sur lui, tandis que le communal, pour un peu de protection, avait tous les devoirs de l'existence libre[18]. Le serf travaillait brutalement ou machinalement au son de la cloche, depuis le soleil levé jusqu'à son déclin ; le féodal devait prendre soin de lui. Hélas ! l'homme de la commune était soumis à des taxes régulières, au guet et à la garde des murailles ; il fallait sacrifier son repos, exposer sa vie, et ces obligations ne plaisaient pas toujours ! Il n'y avait pour l’ordre communal que le sentiment de liberté, grande puissance sur les âmes ; souvent ou y sacrifie son repos, et cette pensée, je suis libre, fait noblement palpiter le cœur. L'esclavage est partout dans la société, mais il n'est pas visible et senti. Plus d'un serf resta en dehors de la commune pour s'affranchir de ces charges et vivre de la vie paresseuse et régulière dans les champs du seigneur. Cette impulsion effervescente de la commune se révélait dans quelques cités plus exclusivement menacées par les féodaux : le Parisis était si plein de châtelains et de barons pillards et belliqueux ! Plus loin, les querelles entre les évêques et les comtes favorisaient le soulèvement des multitudes pour la commune. Quand le comte avait besoin de bras nerveux pour briser le pouvoir des moines, il promettait aux manants la liberté[19] et la commune. Lorsque l'évêque à son tour élevait le gonfanon épiscopal contre le sire de la féodalité, il invoquait également les serfs et leur promettait la commune : c'était pour le grand nombre un appât, une récompense ; et comme la croisade avait imprimé dans les esprits des idées de liberté et d'égalité chrétiennes, le soulèvement se produisait partout avec une certaine énergie. Bans le bourg de Vézelay en Bourgogne, si renommé par son monastère, le comte de Nevers et l'abbé de Vézelay sont en querelle sur leurs droits ; ils prétendent l'un et l'autre la suzeraineté du bourg ; leurs hommes d'armes s'étaient plus d'une fois rencontrés dans des disputes pour les fiefs ; le comte de Nevers invoqua pour lui l'appui des manants et habitants du bourg qui faisaient des dégâts sur les terres de l'abbaye ; le comte leur disait : Pourquoi ne feriez-vous pas une ligue de communes contre le monastère ?[20] Ces idées de confrérie pour la défense mutuelle étaient partout ! La révolte des communaux prit tons les caractères de violence des époques désordonnées. Longtemps cette querelle d'armes entre le féodal et le monastère se prolongea ; on y voit intervenir, comme dans un drame, le peuple, l'abbé et le comte. Ces trois éléments : la féodalité, le clergé et les communaux se disputent l'influence sur la société : le serf réclame la liberté avec une énergie brutale et presque sans intelligence ; le comte de Nevers favorise ou comprime le développement de la commune de Vézelay comme un instrument d'usurpation. Ici les moines de Vézelay s'opposent à la commune, parce qu'ils agissent, comme l'évoque de Laon, en qualité de seigneurs territoriaux[21], et non point comme corporation religieuse. Les monastères se lient par la terre au système féodal ; ils sont empreints de deux esprits : comme organisation chrétienne, ils sont favorables aux serfs ; mais comme seigneurs de la terre, ils en partagent les intérêts et les passions ! voilà ce qu'il ne faut pas oublier dans l'histoire du moyen âge ; les clercs se mêlent à la féodalité, comme la féodalité se mêle au monastère ! La commune fut au moyen âge l'organisation des serfs et
des manants pour la défense mutuelle ; elle leur offrit une force pour se
protéger dans la confusion de tous les droits, dans la lutte de toutes les
violences ; le monastère fut aussi la règle dans l'Église, quand la pensée
religieuse se manifesta au milieu de la solitude et du désert[22]. Les seigneurs
hautains, les barrons, les châtelains, les hardis possesseurs de la terre,
devaient-ils rester seuls en dehors de ce mouvement de fraternité du XIe
siècle ? Il se manifestait une tendance générale ; tous les éléments de la
société se portaient alors vers l’ordre et la hiérarchie ; les forces
confuses, désordonnées, cherchaient à se grouper ; les féodaux seuls
resteraient-ils dans leur situation effrénée, dans cette effrayante
individualité qui les faisait courir aux armes à chaque insulte, à chaque
offense, ou pour un but de pillage et d'ambition ? Ce chaos serait-il la
forme invariable de l’ordre féodal, et la force pouvait-elle être à tout jamais
le droit et le devoir, et l'état sauvage pouvait-il être le but final de Le sentiment de repentance qui saisissait au cœur le
farouche châtelain ne devait pas toujours le conduire vers la solitude et le
désert ; la croisade avait montré à la génération active qu'on pouvait servir
Dieu les armes à la main, et cela convenait aux habitudes batailleuses des
barons. Il se forma des corporations religieuses, qui, tout en conservant
leurs masses d'armes au poing, faisaient des vœux de pénitence et se
soumettaient à une règle sévère. Le nom de milice
sainte[25] leur demeurait,
comme pour témoigner leur double caractère de chevalerie et de monastère ;
ils se consacraient au triomphe de la pensée catholique et de la pensée
belliqueuse. Le mélange du clerc et de l'homme d'armes est continu dans le
moyen âge ; ce sont deux natures qui se confondent, quand elles ne se
heurtent pas par les intérêts du sol et des fiefs. La constitution des ordres
de Saint-Jean de Jérusalem et du Temple est donc marquée de ce double signe :
ce sont des hommes de guerre qui se font moines tout en conservant leur
destinée de batailles ; institution naturelle dans Le plus antique de ces ordres militaires fondés en Palestine fut celui de Saint-Lazare[26] ; moins vigoureux et moins brillant que les chevaliers de Saint-Jean et du Temple, l'ordre de Saint-Lazare était sous la protection de ce grand saint ressuscité du sépulcre, qui proclama, le visage encore couvert des pâleurs du tombeau et le flanc rongé par le ver de la mort, la gloire du Christ. Les religieux de Saint-Lazare avaient mission de panser les pèlerins blessés ou malades ; la route était si longue, le climat si brûlant, les besoins si nombreux ! Quand les pauvres de Dieu visitaient Bethléem, Nazareth, lieux ou demeuraient debout de si puissants souvenirs de la prédication chrétienne, ils trouvaient les lazaristes pour bander leurs plaies, étancher leur soif ou calmer la fièvre brûlante : il y avait un hôpital de lazaristes à Jérusalem, tout à côté du saint sépulcre, le grand séjour des souffrances. Les lazaristes étaient chevaliers ; tous conservaient leur caractère belliqueux quand il fallait défendre les conquêtes ou préserver les pauvres malades. Toutefois, dans les statuts de l'ordre, on distinguait trois classes de frères[27] : les chevaliers ne quittaient jamais le glaive ; ils portaient dignement la cotte de mailles, l'épée au poing et le manteau blanc de l'ordre, avec une croix de gueule sur la poitrine ; les servants étaient vêtus comme les infirmiers des léproseries ; c'étaient les humbles et les plus repentants. Lorsque le vent du désert soufflait, et que la peste, comme un cavalier de feu armé de flèches, arrivait sur la terre de Palestine avec ses désolations, les religieux de Saint-Lazare soignaient les souffreteux étendus sur leur lit, tandis que les prêtres lazaristes (le troisième ordre) se consacraient au service des autels ; triple et sainte union pour la défense de Jérusalem, sauver la santé du corps et fournir les remèdes, afin de guérir les douleurs de l'âme des pauvres pèlerins qui s'en allaient en Palestine ! Ils étaient bien modestes les lazaristes ! il y avait plus
de force et d'éclat dans les hospitaliers désignés dans les Chartres
primitives sous le nom de chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem[28] ; la mission des
hospitaliers était de recueillir les pèlerins égarés ou malades j quand la
cloche sonnait aux hospices de Nicée, d'Antioche ou de Jérusalem, tous les
hospitaliers étaient debout ; c'est qu'il arrivait auprès du monastère un pèlerin
venant de lointain climat avec son bourdon et sa panetière ; ne fallait-il
pas lui prodiguer les services et loi donner asile ? Vous tous qui avez
éprouvé le vide et la solitude des voyages, ce vaste désert que forme autour
de vous la langue étrangère, le sol étranger, et l'absence de la patrie,
quand le cœur est serré de tristesse, vous savez quelle satisfaction on
éprouve si une main s'étend vers vous, si l'hospitalité rayonne sur votre
front assombri. Ce fut ce but de secours et d'appui qui détermina la
fondation du pieux Gérard dans Jérusalem conquise, aux portes mêmes du Temple
! Le titre d'hospitalier signifiait que la maison était ouverte à tous
venants sans distinction, à une époque surtout où les Italiens n'avaient
point fondé encore les alberga dans
leur égoïsme spéculateur ; froides hôtelleries où les services s'empreignent
d'une indifférence d'autant plus pesante qu'elle est attentive, où tout vous
rappelle le vide d'un sentiment affectueux, où tout se perd dans la banalité
de soins incessamment renouvelés pour tous. L'ordre de Saint-Jean conquit
bientôt une grande renommée ; les premiers frères furent Raymond du Puys,
Dudon de Comps, Gaston de Bordeil, Conon de Montaigu ; ils étaient du
Dauphiné, de l'Auvergne et de Ainsi les lazaristes avaient le soin des malades, les
hospitaliers devaient fournir le gîte et le toit aux pauvres pèlerins. Puis
il se forma une milice plus puissante et plus hautaine autour du temple de
Jérusalem, fière confrérie vouée à la défense de Les hospitaliers et les templiers étaient une milice particulière, un ordre militaire établi comme une règle de moines avec un grand maître élu, sorte de mélange de l'esprit féodal et des règles du monastère. Mais il se formait en dehors de la pénitence religieuse une puissante ligue de chevalerie dont l'éclat brilla pur au moyen âge. Si la commune fut l'union du serf et du manant contre la violence du seigneur, la chevalerie loyale et militaire, telle qu'elle naquit alors, devint comme la fraternité des hommes d'armes et des seigneurs châtelains pour protéger les droits du faible contre la violence du fort. Il faut suivre la vie de Louis le Gros telle que l'a écrite Suger ; il faut voir ce roi continuellement en lutte contre les seigneurs du Parisis, pour se faire une juste idée de cet état social violent, où rien n'est respecté : la force dominait tout ; le seigneur, la lance au poing, le casque en tête, pillait et dévastait ce qui était à sa convenance ; il n'y avait aucun lien, aucune raison dans le droit. La commune s'était formée contre cette anarchie seigneuriale ; les châtelains voulurent avoir leur confraternité, leur ligue de bien public, et de là naquit la chevalerie ! Toutes les fois que les individus isolés sont trop faibles dans un ordre social, la corporation les groupe et se forme naturellement pour repousser la violence. La chevalerie fut donc une association d'hommes d'armes pour maintenir une foi commune, le droit et le principe moral violemment ébranlés par l'individualisme hautain des pilleurs d'églises et de manoirs. On s'unit contre le mécréant et le sire qui méconnaissaient les droits de l'orphelin et de l'innocence[37]. Le moyeu âge est l'époque des agrégations ; on se corporait partout : dans le monastère, dans la commune, dans les métiers. La chevalerie devint la noble association pour défendre le faible ; elle eut ses devoirs : la protection de ce qui souffrait contre les cœurs durs et les têtes méchantes : ainsi se manifesta, comme cause première et enthousiaste, la constitution spontanée de l'ordre de chevalerie ; sorte de ligue armée contre les dévastations et le désordre. Tout chevalier doit son courage à la répression du mal ; il commence sa vie, jeune varlet, en écoutant les enseignements des dames dans les manoirs ; il apprend le déduit d'amour et de la chasse presqu'à son berceau ; à mesure que ses bras deviennent nerveux, on lui enseigne à être courtois et à n'employer sa force que pour la protection du faible et la répression du méchant ; sa pensée humble s’agenouille devant Dieu, il fait vœu de toujours combattre les oppresseurs, de défendre les orphelins, les femmes et les pauvres. Comme tout ce qui était faible était persécuté par la violence, le chevalier en prend hautement la défense ; les nobles frères de l'ordre de chevalerie parcourent les grandes voies, les forêts profondes et mystérieuses, pour y trouver d'héroïques aventures. Y a-t-il un seigneur malfaisant dont le château sur un pic élevé menace toute la contrée, tout aussitôt le chevalier s'élance pour réprimer le sauvage baron qui plane du haut de sa tour comme l'aiglon dans son aire. Un chevalier discourtois dépouille les dames de leurs vêtements et déshonore les filles[38] ! le chevalier va combattre ce châtelain misérable ! Noble institution que la chevalerie ! elle reconstitua les douces mœurs, elle laissa comme une empreinte de dévotion sur toutes les idées généreuses. La chevalerie l'ut un culte pour les sentiments exaltés, pour les idées enthousiastes. A côté des chroniques, on aime à parcourir ces admirables légendes de chevalerie où tant de prouesses sont faites et tant de dévouements donnés aux pauvres souffreteux, à la femme, aux orphelins. La lâcheté est jetée au mépris, la couardise flétrie ; on fait la guerre aux Barbares comme aux félons, on proscrit la traîtrise comme un vice du cœur. La chevalerie reconstruit la société, elle l'épure surtout par la puissance des idées de loyauté[39] L'ordre, dans la tenure féodale, fit pour la terre ce que
la chevalerie prépara pour les mœurs ; elle plaça le devoir au-dessus de la
force. Au Xe siècle, tout est confusion dans la propriété ; il y a des
usurpations pour chaque fief, pour les cités ou pour les bourgs ; la conquête
bouleverse tout ; ici l'on s'empare d'une terre, là d'un four banal ou
d'un pont ; les petits, les pauvres femmes, les orphelins sont sans protection.
Si le suzerain est le plus audacieux, pourquoi respecterait-il le voisin plus
faible ? si une propriété lui convient, il s'en empare : ainsi se montrait
l'époque désordonnée. La loi de tenure dans les fiefs créa des rapports
réguliers, en constituant une grande hiérarchie de la terre, depuis le
suzerain jusqu'au dernier vassal. Dès qu'il n'y eut plus d'alleux[40], c'est-à-dire
quand les propriétés libres et isolées se lurent effacées, tout fut soumis à
une supériorité ; la maxime nulle terre sans
seigneur domina le droit public de La chevalerie et la féodalité eurent leur langue, leur symbolisme ; on vécut dans une sorte d'idéalisation de la vie matérielle ; les cloîtres avaient leurs magnifiques légendes pour exalter le saint évêque ; la corporation chevaleresque eut aussi ses merveilles, ses poétiques histoires, ses hauts barons, ses géants immenses, ses féeries, ses enchanteurs, tout ce monde qui s'agitait dans les forêts sombres, autour de ces châteaux aériens et ces tours de diamants qui se perdent dans les astres et plus brillantes qu'eux. On eut les armes enchantées, les lances d'or, les cors retentissants, les poitrines invulnérables comme le fer, les casques aux influences magiques, et les bonnes épées qui eurent leur histoire comme les coursiers de la féodalité. La chevalerie eut ses épopées, ses chansons poétiques, ses histoires, ses chroniques qui entraînent incessamment les imaginations dans un monde merveilleux ; elle eut comme langue le blason qui fut le témoignage parlant des actions de la race et la chronique de la famille féodale[44]. Qui peut dire le charme et le mystère des émaux, signes symboliques, expression des glorieuses épopées du moyen âge ? L'écu porte-t-il le rouge pour émail, c'est la gueule du lion, le symbole de la violence et de la fierté victorieuse ; le sable, c'est le tourbillon de poussière qui s'élève tout noir sous le pas des chevaux dans les batailles ; l'azur, c'est le ciel si pur et si beau ; le sinople est le vert oriental, ou le souvenir des flots de la mer qu'on a traversée en pauvres pèlerins de la croisade. Le blason porte-t-il une tourelle crénelée, c'est la mémoire du manoir chéri ou de la tour qu'on a brisée dans ses jours de gloire ; les merlettes, oiseaux sans becs ni pattes, c'est le symbole des pèlerins qui s'en vont s'acheminant en Syrie humiliés et contrits ; les besants d'of sont le prix de la rançon du captif aux mains des infidèles ; ce fond d'hermine est l'image de la cour plénière où justice est rendue par le comte en toque et en mantel, ces coquilles larges et d'argent rappellent le bourdon et la panetière ; le lambel, c'est la peinture de la table du seigneur, où le lambel pendait comme une riche draperie, au jour des festins, quand la coupe se vidait à la ronde ; l'épée flamboyante, c'est le signe de la vaillance et de la conquête[45]. Les alliances illustres se redisent et se perpétuent par l'union des deux armoiries ; la fusion des couleurs arrive comme la fusion des races ; s'il y a bâtardise, le témoignage s'en empreint aussi sur le blason. Rien n'échappe dans cette histoire du chevalier, de la maison ou de la race. Tout se symbolise dans le blason ; chaque chevalier porte sur sa poitrine une attestation publique de son origine, de ses exploits et de sa loyauté ; nul ne peut se cacher, c'est la vie en dehors ; le couard peut-il encore se dérober à la flétrissure, le perfide à sa déloyauté ? S'il y a honte ou tache, le blason parle haut ; le moyen âge est une époque de franchise où chacun se révèle dans ce qu'il fut et dans ce qu'il sera ; on doit mettre sa vie en dehors. La chevalerie, la féodalité et le blason furent le premier principe de cette loyauté qui caractérisa longtemps la gentilhommerie de France[46] ; il était impossible d'être discourtois et trompeur quand chaque action de la vie devait se révéler en public dans les armoiries j le lâche voyait son écu brisé sur sa tête, et le félon subissait l'infamie d'une tache marquée dans le blason de sa race. Quand les armoiries furent effacées, la loyauté française perdit de son éclat : dès que la vie put se cacher, que devint la foi des gentilshommes ? Si les nobles possédant fiefs portaient haut leur blason, leurs vieilles généalogies, les métiers à leur tour formaient comme de grandes corporations qui avaient aussi leurs signes de reconnaissance et leurs enseignes armoriées[47]. Les besoins étaient grossiers alors, mais ils restaient considérables dans la vie usuelle : les barons avaient de fortes armures qui exigeaient un art perfectionné parmi les forgerons, les tréfileurs d'acier et de cottes de mailles. Dans leurs cours plénières les féodaux portaient de riches étoffes, des fourrures, dépouilles des forêts ; ils avaient à leurs doigts l'anneau qui leur servait de scel sous leurs gants de peau de daim ; sur la tête la toque de velours qui garantissait leur front. Les châtelaines étaient vêtues de robes traînantes, souvent garnies de pierreries ; leurs voiles, qui descendaient jusqu'aux pieds, étaient de fin lin ; et ces ornements d'une toilette raffinée exigeaient un grand nombre d'ouvriers experts et instruits dans toutes les industries perfectionnées. Le château voyait s'introduire un luxe jusqu'alors inconnu : l'oratoire contenait une sainte et pieuse chapelle ornée de la châsse d'argent garnie de pierres précieuses, une croix artistement travaillée, des vases en vermeil, des chandeliers d'or, des livres d'heures sur parchemin enluminé, avec les riches couvertures enchâssées de topazes et de rubis. Les meubles exigeaient un grand travail ; partout des bas-reliefs sur bois, des incrustations d'ivoire sur ébène, comme l'école byzantine en offrait le modèle ; et ces mosaïques reproduisaient de beaux sujets : des chasses au courre et aux sangliers, des animaux fabuleux, des batailles à outrance et des faits d'armes héroïques[48]. Si des manoirs féodaux vous descendiez là-bas dans la plaine, vous trouviez au monastère et dans l'église que surmontait la croix des objets habilement façonnés par l'art de l'ouvrier : le clerc paraissait à l'autel revêtu d'habits sacerdotaux imités des vieilles coutumes grecques ; la dalmatique, l'étole étaient brochées d'or avec une certaine richesse d'ornement ; la tiare, la crosse des abbés exigeaient un soin d'incrustation remarquable ; les couleurs des vêtements sacerdotaux étaient vives, le rouge, souvenir du sang des martyrs, le bleu céleste rivalisant avec l'azur des cieux ; on possédait des secrets inconnus pour une teinture si brillante et si tenace ; rien ne pouvait se comparer au luxe des autels, à ces travaux d'orfèvrerie qui depuis saint Éloi s'étaient produits avec une si grande perfection. Les bourgeois, les serfs et les moines, serfs de Dieu, portaient des vêtements de laine et de bure, grossiers, mais d'un long usage ; leur forme était simple et chaude, ils avaient tous un capuchon ou chaperon sur la tête qui les préservait des intempéries de la saison ; lorsque la pluie était froide et battante, ces vêtements de lame abritaient comme une cellule le bourgeois et le pauvre serf. Ce n'était pas un mauvais vêtement que la cape de bure ; la bonne laine de brebis empreinte sur le corps était plus saine que le lin recueilli dans les marais fangeux ; la robe des religieux aux monastères n'était point gracieuse, mais elle imprimait à l'homme une certaine dignité ; ce vêtement était commode, il laissait aux membres une aisance pour se mouvoir ; le cordon qui serrait la taille tombait jusqu'aux pieds pour couvrir les sandales : le chaperon pendait sur les épaules aux saisons chaudes, et ce n'était que dans les temps humides et froids qu'il cachait la tête vénérable de l’abbé ou des frères repentants[49]. Il y avait de nombreux métiers et états pour répondre à tous ces besoins de vêtements, de luxe et de richesse du moyen âge ; rien ne se faisait alors que par corporations, Les forces individuelles étaient trop éparses, trop faibles pour se défendre elles-mêmes, l'isolement n'était point permis dans un temps de désordre et de luttes personnelles ; il fallait s'agréger, se corporer. Tout métier était un corps, parce que l'association crée une force. Le plus renommé était les orfèvres, et les plus anciens statuts s'appliquaient à eux ; les objets de luxe préoccupent plus vivement que le nécessaire ; l'art de l'orfèvrerie était presque tout entier originaire de Constantinople, où on le portait à sa perfection. L'école byzantine avait enseigné les orfèvres francs, les argentiers, les doreurs, qui incrustaient si bien les beaux meubles, les chasses saintes, les couronnes de comtes et les poignées de grandes épées. Apres les orfèvres venaient les forgerons, qui frappaient sur l'enclume d'un bras fort et nerveux, car il faut préparer les boucliers, les lances et les durs vêtements des chevaux qui garantissent leurs nobles poitrails. Le tréfileur tenait aussi à la confrérie des armuriers, car c'est lui qui faisait les cottes de mailles impénétrables, les hauberts enchantés. Quelle perfection dans les armures si fortement trempées que la pointe de l'épée s'émoussait sur les boucliers ou glissait comme sur l'écaille luisante ! Et les imagers qui reproduisaient les belles peintures, et les marchands d'épices, la corporation des nautes et bateliers du Parisis ; les bouchers en leurs étaux et dignes trancheurs de viandes. Tout cela formait de grandes corporations, qui toutes avaient leurs syndics, leurs maîtres, leurs statuts comme dans les villes de Flandre[50]. Chaque état avait aussi son enseigne, sa bannière et son saint : l'enseigne était pour le métier comme le blason pour le comte, transmise de père en fils. Quand on avait la croix blanche, le cheval, les escuelles d'argent pour belle enseigne, il fallait maintenir sa réputation, et cela était une garantie. La bannière de chaque métier se portait en procession comme le gonfanon du féodal ; le boucher était aussi fier quand il hissait sa bandière avec son coutelas au côté, que lorsque le roi allait chercher l'oriflamme à Saint-Denis Et puis ce saint protecteur qu'on voyait en sa châsse vénérable n'était-il pas le premier et le plus noble d'entre tous les ouvriers ? ce saint avait été orfèvre comme eux, forgeron comme eux, imager comme eux, et il régnait en sa gloire dans les cieux bien au-dessus des comtes et des féodaux. Quelle puissante consolation pour les dignes ouvriers quand ils processionnaient un cierge à la main et l'outil, symbole de leur labeur, qu'ils portaient haut comme un hommage rendu à leurs travaux pénibles, et que Dieu récompenserait en son saint paradis[51] ! Les manufactures de tissus étaient presque tout entières dans les monastères. Aux vastes ateliers, tout à côté des dortoirs, se faisaient les vêtements des bourgeois et des serfs ; on y filait la laine grossière, ou la tissait ensuite avec la même activité ; tout se préparait de la main des moines, les grands industriels du temps ; ils recueillaient les produits et appliquaient incessamment leur labeur aux œuvres de tissage et foulage. Ces produits, ils les donnaient aux pauvres ou les vendaient au marché de chaque semaine. Les petites villes tenaient ce marché à jour fixe ; le privilège leur était concédé par chartre royale et seigneuriale[52]. Là il y avait un concours de peuple pour acheter et vendre ; on se procurait tous les besoins de la vie par vente et par achat. A des périodes plus éloignées se tenait la foire presque toujours fixée à la fête du saint, afin qu'on en gardât plus longtemps mémoire. Une foire était un bienfait pour la contrée ; comme pour les marchés on les obtenait par une chartre royale ; et ces ordonnances de concessions de foires faites aux habitants de la ville et du bourg sont nombreuses ; on s'y rendait de tous les côtés en caravanes, car les routes n'étaient pas sûres, on ne pouvait voyager que par troupes aux rangs pressés. Aux foires, accouraient les juifs à la barbe longue, les marchands italiens, qui déjà exploitaient par leur industrie tous les marchés de l'Europe. Les Italiens étaient rusés, matois ; les juifs prêtaient sur gages, sur l'escarboucle du comte comme sur le vêtement du serf ; rien ne pouvait empêcher leurs mauvaises habitudes de lucre ; ils y tenaient avec persistance jusqu'à ce qu'une révolte de bourgeois et de serfs vînt leur faire rendre gorge. Les foires étaient, sous plus d'un rapport, lucratives pour les seigneurs ou les cités qui en avaient le privilège ; Saint-Denis n'eût pas donné son landit pour cent besants d'or. On louait les échoppes, on rançonnait les marchands étrangers ; et puis ce nombreux concours de juifs ou d'Italiens jetait la prospérité sur toute la ville[53]. Quelquefois un des privilèges de la foire était précisément d'être exempté d'impôt ; le marchand ne devait ni péage, ni droit de tonlieu et les transactions étaient affranchies. Chacun pouvait gambader à volonté et joyeusement s'ébattre : les foires devenaient l'occasion d'une multitude de jeux que les baladins faisaient pour l'amusement de la compagnie : en la foire de Saint-Denis il y avait déjà des tréteaux où l'on commençait à jouer le mystère de la passion ou de l'agonie du Seigneur[54]. Les arts étaient inhérents aux métiers : comment était-il possible que les imagers pussent ignorer en leur état les règles de la peinture et l'art du dessin ? l'orfèvre avait besoin des couleurs pour nuancer ses belles œuvres ; l'armurier, le fourbisseur de cuirasses devaient souvent placer les émaux du blason sur la poitrine des hommes d'armes. Il fallait donc cultiver l'art du dessin et le coloris ; les lignes sont imparfaites encore, il y a peu d'avancement dans les diverses parties de l'œuvre ; mais ce qu'il y a de remarquable, c'est l'expression vive et la couleur saisissante. L'école byzantine se manifeste dans ces essais informes : si les images sont roides aux yeux fixes, les couleurs sont vivement relevées ; tout est Saillant dans ces miniatures de manuscrits si grossières, mais conservées à travers les âges ; empreintes sur parchemin, les lettres sont ornées avec patience ; on y voit des fruits, des fleurs et des animaux à mille formes[55]. Tout ce qui est sans animation de pensée est magnifique ; c'est une imitation exacte, une copie tellement technique, qu'on croirait que la fleur est plaquée sur le parchemin. Une indicible rêverie vous saisit en feuilletant ces manuscrits, l'œuvre patiente de quelques moines silencieux qui passèrent de longues années, la tête dans leurs mains, en pensées contemplatives sous les voûtes des monastères ; il faut les lire surtout à la lampe du soir dans cette bibliothèque de Sainte-Geneviève, qui m'a reproduit si souvent la vie studieuse des Bénédictins, quand un pas retentissant se fait entendre Sur ces dalles tellement accoutumées au silence que le vol de l'insecte retentit au loin sous les longues galeries[56]. Si l'art de la miniature jette quelque éclat dans le XIe siècle, l'architecture se développe dans des proportions gigantesques et gracieuses, dont je retracerai les progrès dans le siècle suivant. Les cathédrales supposent de vastes conceptions dans l'architecte ; ces monuments ne sont point une improvisation du génie, ils reposent sur les règles positives et les conditions mêmes qui forment les bases fondamentales de l'architecture : la magnificence de l'œuvre et sa solidité. On éprouve une impression indicible quand on entre dans ces cathédrales chrétiennes du XIIe siècle ; quelque chose d'ineffable et d'inconnu vient jeter l'âme dans les méditations qui s'élancent vers Dieu à travers les soupirs de l'orgue. Tout est disposé dans l'idée de la prière et les méditations de l'infini ; l'architecte est non-seulement un poète, mais le croyant qui a jeté son âme et sa foi dans son œuvre. Les merveilles des anciens, les temples qui sont demeurés debout depuis tant de siècles, les colonnes grecques et romaines qui, par leur masse et leur solidité, défient le temps, reposent toutes sur de larges bases. Mais l'ogive, ces flèches, ces clochers qui se balancent à travers la foudre, ces saints de pierre dans leurs niches qui forment un si admirable tout dans leur harmonie, ne sont point posés sur un piédestal immense, sur des murailles épaisses comme le Parthénon d'Athènes ou le Panthéon de Rome. Les églises du moyen âge semblent si sveltes, qu'on dirait qu'elles se jouent au vent, et que le premier souffle va les renverser ; et pourtant elles se maintiennent debout et bravent les siècles comme les géants de l'époque héroïque ; les passions des hommes seules les ont atteintes[57]. Rien de comparable à cette architecture si ce n'est la musique solennelle, ces hymnes qui se font entendre sous les voûtes, et s'associent si bien à ce grand tout ! Si les instruments de ménestrandie étaient imparfaits, si la vielle était monotone sous l'archet, si l'orgue bruyant faisait éclater mille voix inconnues, si la corne du cerf façonnée en trompe jetait ses sons au loin dans la forêt, il y avait cependant une indicible mélodie dans ces chants d'église qui remuent encore aujourd'hui si profondément l'imagination. L'hymne, c'est le chant de douleur ou de joie des Xe et XIe siècles[58] ; tout se rattache à ces harmonies infinies qui jettent l'âme dans des sensations vagues et mélancoliques. Dans le silence des monastères se composèrent ces magnifiques chants, œuvres de foi, que l'on cherche en vain à imiter : c'est souvent une religieuse, un pauvre moine qui, par la seule étude du plain-chant grec, produisent ces œuvres d'une simplicité si magnifique et d'un effet si soudain ; ils improvisent les paroles et le chant ; l'hymne qui s'élève à Dieu est la peinture des souffrances du cœur humain, l'expression de la plaie profonde que tous nous portons, comme le Christ porta la croix sur ses épaules ; quelquefois ce sont les joies d'une âme pure, la prière s'élançant avec ses blanches ailes vers le trône de Dieu. Je trouve dans un vieux manuscrit du temps, les hymnes composées par une simple religieuse du nom de Herade ; elle fut abbesse de Hohembourg ; ses chants suaves sont destinés à encourager ses sœurs dans la prière et dans la confiance envers le Christ ; quelle douceur dans ces compositions ! quelle paix dans ces exaltations pieuses ! Salut ! salut ! chœur de vierges, chante la noble abbesse, plus blanches que le lis, amantes du fils de Dieu. Le Christ n'aime point ce qui est souillé ; il veut les branches pures de l'arbre ; ô mes sœurs, soyez fidèles comme la tourterelle ! aimez toutes votre céleste époux ! alors votre beauté se montrera éclatante comme le lis ; ô fleurs si pures, la vertu a de si saintes odeurs ! méprisez cette poussière terrestre, et portez vos yeux vers le ciel, afin que vous puissiez voir le Christ votre divin amour[59]. Ces cantiques sont fréquents à l'époque du moyen âge : tantôt c'est un moine qui fait bruire dans le Dies irœ toutes les passions du cœur abîmé par la mort[60] ; la voix de Dieu éclate dans le son de l'orgue et le cri rauque du serpent ; le tonnerre qui fait résonner les vitraux annonce le Dieu d'Israël en sa colère, car il vent frapper, frapper encore le vice et les mauvaises actions de l'homme ; tantôt c'est la voix des anges qui vous ravit jusqu'aux cieux, comme si vous reposiez votre tête dans un jardin de roses, de lis et de jasmins. La musique d'église a son origine dans l'imagination de l'homme vivement affectée, dans le sentiment de ses joies ou de ses douleurs ; elle ne cherche pas ses combinaisons dans des idées savantes ou réfléchies ; c'est le bruit fatal des passions ardentes, c'est le cri de la prière ou le naïf enthousiasme d'un cœur qui n'a jamais aimé que le Christ. Il y a des chants pour le vieillard vénérable qui attend la mort, le front calme et la conscience pure ; il y en a pour l'homme qui lutte vivement contre les appétits sensuels ; il y en a pour la jeune vierge qui, comme une fleur de vallée, s'épanouit sous le soleil du Christ. Les hymnes, les antiennes et les litanies, mélange de chant grec et latin, expression de cette double foi religieuse, de ce symbole tout chrétien, forment un ensemble admirable et s'identifiant aux basiliques, aux vitraux des cathédrales, à l'architecture gothique ; car, pour comprendre la musique d'église au moyen âge, il faut lire ces larges notes des livres du plain-chant telles qu'elles nous sont conservées en caractère rouge, carré et solennel dans les heures parcheminées[61]. Le moyen âge au XIe siècle est comme une époque
mystérieuse que les ténèbres couvrent encore ; les monuments sont rares, les
coutumes presque partout inconnues, et c'est à travers les chartres qu'il
faut rechercher les débris de cette civilisation. Ce qui reste le plus
distinct dans ce chaos, ce sont les coutumes ; on chercherait en vain des
lois écrites ; chez les nations primitives la mémoire suffit ; chaque peuple
qui composait les Gaules avait des coutumes et sa jurisprudence ; partout où
il portait la conquête il établissait des lois : ainsi le Doom's book,
ou le livre des services militaires, constate la coutume normande des fiefs
et des hommages en Angleterre ; le service la lance au poing est la suite du
partage des manses féodales ; chaque fief a son territoire, chaque baron son
fief, chaque simple chevalier même son arrière-fief ; voilà U coutume de la
conquête. S'agit-il d'une ville ? si elle est soumise à son évêque ou à un
féodal, die reçoit de lui les coutumes. Ici domine le droit canon pour le mariage
et l'état civil ; là le droit féodal pour les devoirs et les services ; dans
d'autres provinces, le droit romain avait laissé des vestiges ; dans la
campagne, c'est le servage pour la terre, les alleux ont presque partout
disparu ; comme le paysan n'a pas eu le courage de se défendre contre le
barbare, il s'est fait serf du chevalier, du féodal, de l'homme de cœur et de
dévouement. Partout où il y a châtellenie, il y a obéissance et servitude, le
serf est imposé à volonté[62] ; il est l'homme
de son maître, son serviteur de corps ; il se livre aux travaux des champs,
ou bien il sert dans les coutumes de la vie. Voyez-vous ces petites cases
répandues dans la campagne ? elles sont habitées par des hommes la tête
rasée, les reins ceints d'une corde ; dès que la cloche sonne, il prennent la
pelle ou la bêche, ils ensemencent les champs, cultivent les campagnes, ils
sont lâches de cœur ; car leurs membres nerveux et tout noircis par le
soleil, ils n'osent les lever contre le majordome ou le sire dont la tour
brille dans la campagne ; c'est donc leur faute s'ils baissent la tête :
quand quelques-uns d'entre eux ont une poitrine plus forte, plus courageuse,
le châtelain les prend pour ses archers, ils reçoivent sa solde et obéissent
à ses commandements. Point de règle pour le service ou pour les impôts ;
quand le seigneur a besoin d'argent, il faut bien qu'il en trouve ; s'il ne
peut pressurer les juifs, piller les marchands, il multiplie les péages, les
droits de tonlieu ; il lève des deniers de toute espèce. C'est inouï à voir
les droits inventés dans la fiscalité grossière des seigneurs ; tantôt c'est
la poussière que le pas des brebis soulève quand un troupeau nombreux passe
sur la route ; tantôt c'est un droit sur les roues de chaque voiture qui
traverse les champs[63], les marchés.
Les ponts, rivières, péages, tout est imposé de quelques deniers de cuivre ou
d'argent ; et la ville et le bourg ne s'exemptent de ces redevances que
parles coutumes écrites ou des ordonnances sanctionnées ou achetées à bon
denier comptant. Je trouve dans une vieille chartre un seul exemple d'une
coutume écrite qui date du XIe siècle ; c'est la loi de Vervins en Picardie ; elle contient un
formulaire de justice tant civile que criminelle. Vervins dépendait du comté
de Coucy, de l'antique lignée ; et la chartre se conservait de toute
antiquité chez le bailli de Vervins : la coutume fut donnée par Thomas,
seigneur de Coucy et de Marie, le fils et l'héritier d'Enguerrand ; elle est
une des plus anciennes lois usagères de France ; sorte de résumé des lois
civiles et canoniques, servant de complément aux coutumes de Tout se tenait ainsi dans le moyen âge ; il y avait un besoin commun de Chartres, de lois et de règlements ; la société sortait du désordre du Xe siècle et des invasions des Hongres et des Normands ; partout se manifestait la nécessité des coutumes régulières ; la commune commençait à se former ; les Assises de Jérusalem, le livre des fiefs en Angleterre, les coutumes de l'Anjou et du Poitou, la loi de Vervins, tout cela tenait au système communal et provincial, et se liait à ce nouvel état de la société, qui se formulait par la commune. L'agitation des esprits produite dans la croisade avait montré à chacun l'image de la liberté et de la coutume ; il n'y a rien d'étonnant qu'il se fit alors un travail d'organisation et de liberté. Cet instinct ; tout matériel encore, a-t-il son principe dans de fortes études et l'homme arrive-t-il à l'affranchissement par un sentiment naturel ou par la réflexion philosophique ? Ici se présente la question du haut enseignement ; je vais parcourir la montagne universitaire ; il faut visiter Sainte-Geneviève du mont, vivre de l'existence des étudiants, car la liberté n'a de force qu'alors qu'elle arrive par un progrès de sciences et d'examen ; autrement elle n'est qu'un mouvement brut et matériel, un pur instinct d'indépendance sans durée et sans force ! |
[1] Les deux grandes assemblées du peuple furent à Clermont pour entendre Urbain II, et à Vézelay pour écouter saint Bernard. (Voyez Robert le Moine, ann. 1095, et Odon de Deuil, sur la croisade de Louis VII, liv. L).
[2] Il suffit de lire la collection des Chartres, pour s'apercevoir qu'un nombre infini de pèlerins, fils du peuple, arrivaient chaque année de la croisade ; ils avaient l'imagination toute remplie de l'Orient. (Voyez Bréquigny, Collect. diplomat., ann. 1099-1150.)
[3] Il y a évidemment à faire une histoire des corporations flamandes, dans leur origine et leur développement. (Voyez Meier, Annal. Flandrens., de 1100 à 1190.) Rien ne prête plus à l'épopée.
[4]
Toul ce grand drame de Charles le Bon se trouve dans le recueil des
Bollandistes, Acta Sanctor., mens. Mart., tom. I, p. 179-
[5] Vita Carol. comit. Fland., chap. II.
[6] Vita Carol. comit. Fland., chap. III, Bollandistes.
[7] Les Bollandistes rapportent des miracles éclatants lors des funérailles du comte de Flandre, Vita Carol., chap. V.
[8] Comparez aux Bollandistes, Suger, Vita Ludovir. Gross. ad fin. Il n'y a plus de numéros pour les chapitres.
[9]
Ludovicus in primis ad comprimendam ejusmodi tyrannidem
prœdonum et seditiosorum, auxilium totam per Galliam, etc. Ergo communitas in
Francia popularis instituta est a prœsulibus ut preshyteri comitarentur regem
ad obtidionem vel pugnam cum vexillis et parochianis omnibus. Orderic Vital, ad ann. 1108, lib.
XI. Dans Duchesne, Hist. Normannor. scriptor., p. 836.
[10] M. Henrion de Pensey, peu favorable aux évêques, avoue néanmoins que ce furent eux seuls qui donnèrent l'impulsion au système communal (n° 25). (Voyez aussi l'admirable préface des Ordonnances du Louvre, tom. XI, in-fol.)
[11] Voyez les Annales de l'église de Noyon, tom. I, p. 805. Ducange a savamment disserté sur les communes, comme sur toutes les grandes institutions du moyen âge. (Voyez Ducange, verb. Commune, tom. l, p. 1118.)
[12] Ce texte appartient à la chartre de confirmation de la commune, année 1181. Voyez les Ordonnances du Louvre, tom. XI, p. 224.
[13] Chartre de l'église de Noyon. — Ordonnances du Louvre, tom. XI, p. 224. Elle fut confirmée par Louis VII en 1140. Voyez Préface des Historiens de France, tom. XVI, p. 6.
[14] Cette distinction n'a pas été faite par l'auteur des Lettres sur l'Histoire de France ; elle l'aurait empêché de tant déclamer contre les évêques. L'histoire de la commune de Laon a été écrite par Guibert, de Vita sua, liv. III. On trouve de grands renseignements dans le Gall. Christ., tom. II, f° 620, act. 2.
[15] Le drame de la commune de Laon est rapporte par Guibert avec un accent d'indignation. Guibert, de Vita sua, liv. III.
[16] Caput pro capite, membrum pro membra reddat. (Ordonnances du Louvre, tom. XI, p. 185.)
[17] La chartre de Laon est datée de Compiègne, ann. 1128, Code du Louvre, tom. XI, p. 185.
[18] Ducange, v° Commune, et la préface de Villevaut et Secousse. Les Ordonnances du Louvre donnent plusieurs exemples des communes qui demandent elles-mêmes leur révocation. (Cod. du Louvre, tom. XI.)
[19] L'histoire des querelles du comte de Nevers et des moines de Vézelay forme un grand épisode dans la chronique de Vézelay. (Voyez dans dom d'Achery, Spicilegium, tom. I, p. 529.)
[20] Les habitants firent et instituèrent des consuls : Principes vel judices quos et consules appellari censuerunt. (Hist. Vizelliac. monast., d'Achery, Spicil., tom. I, p. 529.)
[21] Je renvoie, pour les faits qui justifient ce système, aux préfaces des Ordonnances du Louvre, tom. XI et XII. Les Bénédictins en ont également parlé dans leur prolégomène, au tom. XVI de leur Collection des Historiens de France.
[22] Voyez le chapitre XXX de ce livre, où je développe l'histoire des ordres monastiques.
[23] Voyez Albert d'Aix et Robert le Moine, dans le Gesta Dei per Francos, de Bongars.
[24] Voyez Ducange, Glossaire, v° Militia.
[25] Voyez Ducange, Glossaire, v° Militia.
[26] Benoît IX, dans une bulle de 1045, parle déjà de l'ordre de Saint-Lazare. Urbain II le cite également dans une bulle de 1096. Baronius et Pagi, Annal., ad ann. 1045-1105.
[27] Regul. ordin. Sanct. Lazar. : Preuves de l'Histoire des ordres de chevalerie, tom. I.
[28] Les Annales de Baronius sont encore le meilleur travail sur l'histoire des ordres religieux. L'histoire de Vertot sur l'ordre de Malte est partiale, souvent ridicule et imparfaite.
[29] Plus tard, les chevaliers laïcs purent porter une cotte d'armes de gueule avec la croix d'argent pleine. Bulle d'Alexandre IV. (Bullar., Magn. ad ann. 1250.)
[30] Les hospitaliers eurent bientôt des mœurs très-relâchées. Le pape Innocent II leur en fait de grands reproches. (Bullar., Magn. ad ann. 1135.)
[31] Le statut des templiers date du concile de Troyes ; il fut approuvé sous ce titre : Regula pauperum comilitonum templi Salomonis. Ad ann. 1128.
[32] Non nobis, Domine, non nobis, sed nomini tuo da gloriam. Voyez les Statuts, 1128.
[33] Saint Bernard a fait un opuscule tout exprès sous le titre : Éloge de la nouvelle milice. Il remplit quarante-trois colonnes des œuvres générales. Il a été composé en 1130, selon Chifflet.
[34] Molt sont prodomme li Templiers ;
Là se rendent li chevaliers
Qui ont le siècle sovoré
Et ont tot veu et tot tasté.
(
[35] Saint-Pons, près d'Albertas, au sud des petites Alpes.
[36] Li frères, li mestre du Temple
Qu'estoient rempli et ample
D'or et d'argent et de richesse,
Et qui menoient telle noblesse,
Où sont-ils ? que sont devenus
Que tant ont de plait maintenu,
Que nul à olz ne s'osoit prendre.
Tosjors achetoient sans vendre ;
Nul riche à olz n'étoit de prise ;
Tant va put à eau qu'il se brise.
(Roman de Fauvel.)
[37]
Consultez, sur les mœurs de la chevalerie, l'admirable Théâtre d'honneur
de Favin, p. 84 et suiv., et le traité de l'Épée française, avec le bel
ouvrage du candide et loyal marquis de
[38] Eustache Deschamps, fol. 309, col. 4.
[39]
[40] Comparez Crag., Jus feudal., liv. II, Beaumanoir, Coutumes du Beauvoisis, chap. LXI, p. 311, et Houard, Anciennes lois françaises.
[41] Ducange, Observat. sur Joinville, et v° Fidelitas et Investitura, Gloss.
[42] Voyez l'excellente Préface de M. de Pastoret, XVIe vol. des Historiens de France.
[43] Ducange, Gloss., v° Feudum
militiœ.
[44] Comparez, sur l'origine du blason, Mabillon, Traité diplomatique, liv. II, chap. VII, et Mémoires de l'ancienne Académie des inscriptions, t. XX. p. 579.
[45] Voyez le bel ouvrage du père Ménestrier sur les armoiries. Mabillon a aussi étudié profondément l'origine des armoiries. Voy. Diplomat., liv. II, chap. XVIII.
[46]
Le père Ménestrier fut le savant qui reproduisit avec la plus grande érudition
l'histoire des armoiries ; il était de l'ordre des jésuites à Lyon, et a publié
[47] Il y aurait une belle chronique à faire, ce serait celle des corporations au moyen âge. Elle serait la seule véritable histoire du tiers état, bouffonnerie qu'on a commandée en vertu de la brochure de l'abbé Sieyès.
[48]
[49] Sur le vêtement des moines et du peuple il faut lire la table des conciles. Comme les Pères assemblés réprimaient incessamment le luxe, les dispositions des conciles s'appliquaient aux vêtements. Voyez aussi Cartulaires de Baluze ; ils ne s'étendent qu'à la fin de la deuxième race, mais ils fournissent des renseignements curieux sur le luxe et les corporations.
[50] Il existe plusieurs dissertations sur l'état du commerce pendant les trois races ; M. Pardessus les a résumées dans ses travaux récents sur le droit commercial. Il y a aussi plusieurs Mémoires dans le recueil de l'Académie des inscriptions. Parcourez les tables si parfaites des Ordonnances du Louvre, tom. I à III.
[51] Il y a dans les Bollandistes plusieurs légendes spéciales des saints, patrons des ouvriers ; saint Éloi en est un grand exemple. De là sont venues les fêtes des patrons pour chaque état. Voyez Bollandistes, Aug., 27.
[52] Ducange, Gloss., v° Mercata.
[53] Les chartres les plus nombreuses des Xe et XIe siècles sont relatives aux foires et marchés. Voyez Bréquigny, Chartres et Diplômes, tom. I. — Ordonnances du Louvre, tom. I, et aux tables.
[54] Dom Félibien, Histoire de l'abbaye de Saint-Denis, in-fol.
[55]
[56]
La bibliothèque de Sainte-Geneviève possède des richesses inconnues ; la lâche
commode des bibliothécaires n'est pas de fouiller. Je me souviens que c'est
dans un grenier de cette bibliothèque que je découvris les plus curieux des
documents sur
[57] Je me garde d'établir un système sur le symbolisme des cathédrales, c'est chose trop facile, usée et fausse ; le seul symbole de cette architecture c'est le catholicisme et les légendes de saints. L'explication en est dans les Bollandistes.
[58]
Sur le chant de musique et les instruments du moyen âge, il faut consulter l'Essai
de M. Roquefort sur la poésie du XIIe siècle. Son Glossaire de
[59] Mabillon, Act. Sanct. Benedict., tom. IV, p. 487.
[60] Je parle du Dies irœ primitif.
[61]
J'ai passé des heures à contempler ces livres de plain-chant.
[62] Voyez Ducange, Gloss., v° Villanus, Servus.
[63] Je ne pourrai rien dire de mieux sur les impôts que ne l'a fait M. de Pastoret dans sa belle préface des Ordonnances du Louvre, tom. XVI et XVII.
[64] On trouve la première indication de cette loi de Vervins dans Lacroix du Maine, Biblioth. franç., p. 466, et dans Duchesne, Hist. généalog. de la maison de Coucy, p. 159.