Les villes municipales. — Reims. — Paris. — Metz. — Bourges. — Périgueux.
—Toulouse. — Nismes. — Marseille. — Mouvement de serfs et ric peuples.
-Tumulte des communaux en Normandie. — Armements. — Régularisation de
quelques communes. — Croisade populaire. — Départ des croisés. — Le peuple
marche sur la Palestine.
XIe SIÈCLE.
La prédication de la croisade, celle prise d'armes du
peuple, avait excité une grande effervescence parmi les barons, les clercs
d'église, les manants et les serfs. C'était sur la place publique, à la suite
d'ardents sermons, pour appeler l'égalité des hommes devant Dieu, que les
chrétiens s'armaient pêle-mêle afin de délivrer leurs frères d'Orient[1]. La parole du
pape avait été comme une sainte propagande qui s'annonçait au monde. De
toutes parts dans les campagnes on n'entendait que des exhortations pieuses,
le bruit des armes et le hennissement des chevaux de bataille ; le pape
Urbain II avait appelé la multitude à prendre la croix, et cet enthousiasme
créait entre tous les fidèles un système d'égalité catholique favorable à
l'émancipation du pauvre. Tous suivaient le même drapeau ; la confusion
tumultueuse des clercs, des barons, des manants et des serfs s'avançant sur
une même route, au milieu des mêmes périls, favorisait une sorte de
fraternité démocratique, et la croisade était ainsi un mouvement qui partait
des entrailles du peuple.
Au moyen âge, la servitude était le caractère général des
populations qui cultivaient la terre et arrosaient la campagne de leurs
sueurs ; les serfs, vilains et manants des villes se trouvaient pour la
plupart soumis à des seigneurs, à des évoques, aux comtes du palais, au roi
ou aux monastères qui avaient été la source de leur origine antique.
Cependant, au milieu de cette soumission générale, il y avait de grandes
cités qui conservaient les traces de l'administration romaine, et le vaste
système de surveillance fondé par Charlemagne[2]. De glorieuses
dominations ne passent pas sur un peuple sans laisser de profondes empreintes
; le gouvernement des villes, la commune même dans le vaste développement de
sa liberté, ne naquirent pas comme un produit immédiat qui s'implante dans le
cœur d'un pays à la suite d'un événement fortuit : l'idée municipale était
vieille comme Rome ; partout où se groupaient quelques hommes, se formulait
en même temps ridée de l'administration communale, institution de résistance
et de défense mutuelle. Les municipes étaient répandus sur toute la Gaule ; les Barbares
avaient détruit les monuments, foulé les populations ; mais comme il y avait
des ruines, des ponts, des routes, des aqueducs, magnifiques débris du grand
empire, des cirques et des arcs de triomphe, il restait aussi debout quelques
souvenirs des franchises municipales échappés à la conquête et aux ravages
des Barbares[3].
Au nord, Reims était une des cités les plus antiques de la Gaule, dans l'histoire de
son épiscopat et de sa tradition de saint Rémi[4] : toutes les
Chartres constatent qu'elle avait, depuis sa fondation, un ordre de citoyens,
un peuple qui élisait ses magistrats, et l'évêque lui-même, le premier de la
cité. Sous la seconde race, Reims avait des échevins, une administration ; et
quand Urbain II écrivit sa lettre encyclique pour la croisade, il l'adressa à
l'ordre, aux chevaliers et peuple de Reims[5]. Dans une chartre
en lambeaux du Xe siècle, on voit un juge, un vidame et les échevins de ville
qui exerçaient la magistrature dans la cité[6]. Et qui pouvait
refuser à Reims ces nobles titres d'une liberté née dans la première race ? N'avait-elle
pas partout les monuments de sa vieille splendeur ? Sur les ruines du temple
de Vénus et de Cybèle, l'archevêque Ebbon avait fait construire l'église de la Vierge ; l'antiquaire en
salue encore les vieux débris reproduits sur le portail de la belle
cathédrale du sacre. Reims, avec ses arcs de triomphe de la porte de Mars, le
mont d'Arène, souvenir des sables qui le couvraient, alors que les empereurs
et les proconsuls parcouraient ses grandes voies, et les sept chemins qui
sillonnaient les Gaules : rouillez la terre, et vous en retrouverez encore
les traces ; puis vous verrez à Reims la porte vieille et noircie qui servit
de prison à Ogier le Danois, le preux de Charlemagne, selon les traditions
chevaleresques. Reims, la noble cité, avait donc tous les titres pour nu
gouvernement municipal ; elle en était en possession au Xe siècle, et la
commune trouva dans ses vieilles Chartres un beau modèle d'indépendance.
Paris, de Saint-Germain et de Sainte-Geneviève, sur la
rivière qui coule à grands flots, avait une administration de nautes et de
marchands qu'a symbolisée le vaisseau peint au fond de ses armoiries d'or sur
azur, depuis surmonté de fleurs de lis[7]. La vieille corporation
de la marchandise et de l'eau, ainsi que la nomment les Chartres, était le
corps municipal ; il y avait un prévôt de la marchandise, des échevins, des
bourgeois, et un parloir où se réunissaient les prud'hommes, el il le fallait
bien, car Paris s'agrandissait tous les jours vers la montagne Sainte-Geneviève[8] ; on y trouvait
des oratoires, des stations pour monter si haut ; le sommet de la colline
était peuplé d'ermitages avec des jardinets, le puits et le figuier sauvage.
Au revers, du côté du midi, s'élevait Saint-Victor, abbaye solitaire, et puis
dispersées quelques petites maisons où les docteurs enseignaient les élèves
et étudiants, plus tard si folâtres en leurs jeux. Le centre était toujours
Paris-en l'île, avec ses rues étroites et bien pressées, car les prud'hommes
voulaient éviter les grands vents de Seine, les feux du soleil, et la pluie
battante qui fouette le visage ; chacun en sa ruelle était paisible,
trottinant pour les affaires du ménage sur sa mule ; après le couvre-feu, nul
ne sortait, quoiqu'au coin de chaque rue il y eût un oratoire grillé, avec la Vierge et le saint
patron, éclairé en sa niche par un réjouissant luminaire.
A Metz, la cité de Childéric II, les titres municipaux
révèlent aussi l'existence des échevins, des prud'hommes maîtres et patrons,
élus par le concours simultané des clercs et du peuple sur la place publique[9]. A Bourges, la
ville des grandes libertés, tout habitant était affranchi du servage : Les citoyens (cives) de la
cité et septaine de Bourges, dit la coutume, sont
libres[10].
Voulez-vous savoir également l'histoire de Périgueux, colonie romaine, où le
sénat et les empereurs ont laissé d'immenses amphithéâtres et d'utiles
aqueducs ? Les chartres disent, en parlant de la cité de Périgueux : les citoyens-seigneurs de Périgueux[11]. Ils étaient
gouvernés par des consuls ; et la commune, c'est-à-dire le droit de défense
mutuelle, existait de temps immémorial avec sa garde de l'universalité des
habitants. Toulouse avait son Capitole et son sénat ; le titre de consul se
lit dans les Chartres de la langue d'oc du Xe siècle, Le vieux droit romain
appelait Toulouse une cité, c'est-à-dire qu'elle possédait le privilège des
municipes, affranchie de tout servage envers le comte ; Toulouse faisait la
guerre ou la paix en son nom. Le Capitole, qui formait comme le centre de la
cité, donna le nom aux capitouls, magistrature si élevée et si puissante au
moyen âge[12].
A quelques lieues d'Avignon, la ville papale, se déployait
Nismes la romaine : qui peut le disputer en souvenirs et en grandeur à
l'amphithéâtre et à sa Maison carrée, œuvres admirables de Rome impériale ?
Plus tard, lorsque la comtesse Berthe fait une donation à la cathédrale de
Nismes, elle écrit sous la garantie de son scel : que
si les parents n'héritent pas d'après la coutume romaine, les biens et fiefs
de ladite dame reviendront à la puissance publique de Nismes[13], expression qui
se rapporte sans doute à la magistrature du Potestat,
qui domina au moyen âge les cités de Provence, d'Italie et du Languedoc. Si
le peuple de Nismes était libre et souverain, Arles nous apparaît, au Xe
siècle, comme un débris des colonies romaines dans la Gaule ; un comte d'Arles
traite avec le monastère de Saint-Victor pour les terres fertiles sur le
Rhône, et la chartre est scellée en présence de tous
les hommes d'Arles, des juges et des chefs[14]. Il y avait des
fiefs communaux, une communauté d'habitants ; Grégoire Vil écrit au peuple
d'Arles, et c'est à ce même peuple que Gibelin, créé patriarche de Jérusalem,
adresse ses adieux[15]. Arles fut comme
une colonie de Marseille. Nulle ville ne pourrait se comparer à la vieille
république municipale des Phocéens, quand l'étendard marseillais flottait au
vent sur les tours noircies, au haut de cette enceinte où était placée la
porte de Jules César ! Marseille avait sa maison de ville, ses magistrats,
ses échevins ; Geoffroy le vicomte fait une vente de fiefs et de terres
vaines ; elle porte don à l'universalité des citoyens de Marseille, qui
traitent avec Pise, Gaëte, Venise et Gênes. Marseille assure les droits de
son commerce par de précieux statuts qui depuis furent rédigés en dues formes[16].
Ainsi, dans les vieilles cités, la liberté municipale
était contemporaine de l'époque romaine ; la commune ne fut point un produit
spontané du XIe siècle ; sur toute la surface du sol on trouve des modèles de
municipalités, des types antiques sur lesquels les chartres de communes et de
bourgeoisies se modelèrent. L'épaisse race de Bourgogne, de Champagne,
n'allait pas si vite dans les conquêtes de la liberté que les populations
vives et intelligentes du Midi ; le soleil est favorable aux idées de peuple,
le cœur peut rebondir librement quand il voit la nature réchauffée et l'azur
des cieux rayonnant de lumière. L'air embrumé comme une vapeur qui oppresse
est pour l'imagination et les idées exaltées ce qu'est le mur humide et épais
du cachot pour le corps humain, une sorte de paralysie de l'âme. Seulement,
au Xe siècle, déjà une agitation profonde se manifeste parmi les serfs, la
parole avait agi[17] ; les
prédications catholiques annonçaient la liberté et l'égalité de tous devant
Dieu et l'Église.
Dans plusieurs provinces, les serfs se réunissent pour
résister ; on sent que le peuple souffre et qu'il est opprimé ; il n'y avait
pas de classes intermédiaires, le serf crie à la commune
comme à la meilleure organisation des biens du peuple. Voulez-vous un exemple
de ce grand rassemblement pour demander la commune
? en voici un des plus remarquables. Dans les divers comtés de la Normandie, les serfs,
les vilains, irrités de leur condition, se réunissent pour appeler une
situation plus libre ; rassemblés en foule et en armes dans la campagne,
autour des villes, ils s'arment en tumulte : que disent-ils entre eux, et que
réclament ces hommes confusément soulevés ? Ne
consentons plus à porterie joug des seigneurs ou de leurs agents, nous n'en
recevons jamais que du mal, jamais notre bon droit n'est respecté par eux ;
nous perdons à la fois nos profits et nos travaux, on prend chaque jour nos
bêtes de somme, on exige sans cesse de nouveaux services ; ce sont toujours
des demandes, des procès pour les forêts, pour les chemins, pour les
monnaies, pour les canaux, pour les moutures, pour l'hommage, pour les
redevances, etc. ; on enlève de force nos
troupeaux, et s'il existe des conventions à notre avantage, on ne les exécute
pas. Pourquoi souffrir tous ces outrages ? osons nous dérober à l'injustice
de nos tyrans ; ne sommes-nous pas hommes comme eux ? n'avons-nous pas des
membres aussi robustes, des corps formés comme les leurs ? nous portons aussi
bien qu'eux la fatigue et la peine ; s'il nous manque quelque chose, c'est le
courage[18]. Qu'un serment sacré nous lie à jamais ; nous avons à
défendre nos biens et nos personnes, soyons unis, aidons-nous, et s'ils
veulent nous attaquer, nous serons contre un seul chevalier trente et
quarante paysans adroits et résolus[19]....
Ce langage des serfs et vilains de Normandie sentait un
peu la couardise ; ils se mettaient quarante contre un chevalier, et encore
ils tremblaient ! Et vous ne voulez pas que ces lâches fussent esclaves
attachés à la chaîne ? Qu'avait de commun cette race d'hommes avec le féodal
qui jetait à l'aventure sa fortune et sa vie ? Néanmoins cette révolte raisonnée se formula
bientôt en assemblée générale, car tous ces hommes s'étaient organisés sous
des chefs ; chaque communauté députa deux manants qui la représentèrent dans
le conseil provincial de Normandie ; on prêta des serments sur la croix du
Christ, symbole d'égalité ; on discuta les intérêts de la Neustrie, et quand le
comte Raoul arriva, au nom du duc leur suzerain, avec ses chevaliers, pour
dissoudre l'assemblée communale, il trouva une résistance active. Pauvres
serfs ! pauvres communaux ! Aux uns le comte Raoul fit couper les mains et
les pieds, ou leur fit arracher les dents et les yeux[20] ; on devait un
exemple ! Aux autres, les plus riches, il les taxa de fortes sommes de
deniers pour racheter leur vie, et les serfs retournèrent à leur charrue. Le
temps n'était pas venu d'un peu de liberté[21] ! Les communaux
avaient les membres forts, mais la cotte de mailles n'enveloppait pas leur
corps durci ; ils n'avaient pas surtout le courage de résister à la face des
hommes de bataille. Cet essai de commune fut donc ainsi détourné dans son
développement par les hommes d'armes. Commune
devint néanmoins le mot adopté par tous les vilains réunis tumultueusement ;
il fut comme la formule d'usage pour exprimer la loi du peuple sous une
administration locale. Dès que les serfs, les manants se groupent autour d'un
village ou d'un clocher, ils forment une commune et déploient leurs étendards
sous des formes bizarres ; que peut avoir de noble un serf de terre ? Tout ce
qu'il crée est grotesque et contrefait. Au Mans, les habitants forcent le
comte à approuver une conjuration qu'ils appellent commune ; ils couraient
sur la place publique en poussant des clameurs ; et comment faire pour
résister à l'invasion des Barbares, des Hongres et des Normands ? comment
faire pour s'opposer aux excursions des châtelains ? Commune ! commune ! tel était le traité de
mutuelle garantie entre les habitants, traité vieux comme le sentiment de la
défense réciproque quand la multitude est éparse et faible.
La commune s'organisa souvent les armes à la main, et plus
d'une fois, au XIe siècle, on vit les clercs, suivis de leurs paroissiens,
l'étendard déployé, accompagner leur roi à la guerre[22]. Ce n'était pas
tout avantage que la communauté. Il s'agissait de l'administration de la
chose publique, bien plus pénible que la servitude habituelle et résignée. La
commune ne naquit donc pas spontanément, ce ne fut pas un fait inouï, éclos
d'une situation accidentelle ; le système municipal existait dans la plupart
des cités de la Gaule,
il se développait successivement comme un modèle et un type pour la défense
mutuelle des habitants. On avait emprunté ce gouvernement électif de la cité
aux communautés religieuses ; l'ordre de Saint-Benoît fut le premier modèle
de hiérarchie et de liberté ; on avait étendu l'admirable idée de corporation
à toutes les réunions d'habitants. La vie de la cité était commune, comme
celle des monastères ; on avait des biens viagers, des forêts où tous,
pauvres et riches, pouvaient aller couper du bois et faire du charbon ; il y
avait de gras pâturages pour les troupeaux, qui pouvaient vaguer en liberté
sur le bien de la bourgade. Ces droits existaient, un peu confus, souvent
disputés entre le seigneur, révoque et les habitants[23]. On prenait les
armes pour un péage, pour un pont, pour un moulin, pour un four banal ; les
disputes judiciaires se manifestaient plus violentes au XIe siècle, et
lorsque la croisade eut donné une impulsion démocratique aux serfs, aux
manants et aux vilains, ils prirent les armes pour obtenir une chartre
spéciale de commune, qui réglait les droits et les devoirs de chacun, ou bien
ils achetèrent le scel du baron ou de l'évêque en bons deniers comptants. Le
fait fut écrit spécialement dans le XIe siècle, mais il ne fut pas conquis à
cette époque, le régime municipal était bien antérieur ; seulement il se
manifesta plus ardent et plus énergique ; on aurait dit que la croisade, en
semant partout les idées de voyage et de liberté, avait animé d'une ardeur
nouvelle les habitants des cités et de la campagne. Les seigneurs avaient
alors tant de besoins, qu'ils vendaient les communes comme leurs fiefs ; les
paysans rudes et lourds de la
Picardie, de la Champagne, de la Bourgogne et de la Lorraine, s'étaient
pris dans ce temps de l'esprit de liberté, comme s'ils étaient ivres de vin nouveau,
tant ils étaient ardents et décidés à obtenir leur chartre communale ; de là,
en plusieurs villes, de sanglantes révoltes parmi les communaux. Cela devait
être ; et bientôt les cartulaires de Vézelay, Noyon et Beauvais s'ouvriront
devant nous, pour dire comment toutes ces villes conquirent leurs Chartres ou
privilèges scellés des rois, des comtes, des évêques et des seigneurs féodaux
! Que pouvaient-ils faire de mieux que d'assurer par chartres écrites les
coutumes de la cité ! Lorsque la parole retentit solennellement dans une
bouche enthousiaste, le peuple en éprouve la première impression, et c'est
lui qui s'émeut ; il se groupe, il se précipite sans ordre vers une idée ou
vers la passion généreuse ou mauvaise ; il agit sans calcul, sans crainte,
avec la foi des grandes choses. Le peuple avait été remué par la prédication
de Pierre l'Ermite, et il suffit qu'on peignit aux enfants de l'Église
universelle les souffrances de Jérusalem, pour qu'aussitôt la multitude
s'armât avec cette impétuosité qu'on avait vu éclater, comme les vagues de la
mer, au concile de Clermont[24]. L'idée
dominante fut alors la croisade, c'est-à-dire la délivrance des pauvres
frères d'Orient et la glorification de l'étendard du Christ ; on prêchait
cette croisade partout, on soulevait les masses avec l'idée de la propagande
chrétienne contre la servitude qu'imposaient les musulmans. L'enthousiasme fut
indicible, la foule prit avec feu l'idée d'un pèlerinage armé, on se
réunissait confusément : Jérusalem fut le vœu de tous. Il ne fallait plus
qu'un chef à ces masses pour les diriger dans le pays inconnu.
La féodalité comptait deux natures de seigneurs et
tenanciers : les uns avaient des fiefs, d'opulentes terres, de riches
seigneuries, des domaines qui s'étendaient sur les rivières lointaines, des
prés fleuris et des forêts sombres comme les Ardennes ; riches dans leurs
escarcelles, ils n'avaient rien à désirer en hommes ni en serfs ; ceux-ci
étaient les sires terriers, les suzerains de vassaux et de riches manses.
Mais à côte d'eux il y avait encore de braves chevaliers au bras puissant,
aux rudes coups de lance et d'épée ; ils n'avaient point de terres, ils
vivaient de batailles et de butins ; souvent prodigues, avaient passé leur
vie à la chasse au sanglier dans la forêt ; tantôt ils se mettaient au
service de tels sires, tantôt ils se posaient comme défenseurs et avoués d'un
monastère, moyennant certaines redevances d'argent. C'était comme les
prolétaires du baronnage et de la chevalerie ; gens dissolus pour la plupart,
qui mangeaient leur patrimoine ou leur avoir dans de joyeux festins, quand la
coupe pétillait jusqu'au bord. Y avait-il une expédition périlleuse, ils se
mettaient à la tête par plaisir et passe-temps, ils allaient conquérir la
fortune : qu'avaient-ils à perdre et que laissaient-ils après eux ? ils
n'avaient ni terre ni famille. Ces chevaliers plaisaient au peuple, qui aime
des caractères hardis et chercheurs d'aventures[25]. Quand la
multitude donc s'éleva confuse, pêle-mêle, pour marcher en Orient, les plus impatients
choisirent un chef : il se nommait Gauthier sans avoir (Walter senz aveir[26]). Voyez comme ce nom allait bien au pauvre
chef du peuple et comme il avait été élu à propos par les pèlerins dénués de
tout ! (Walter senz
aveir), c'est-à-dire sans sou ni maille, joyeux compagnon
de bonne naissance, mais ayant tout dépensé dans la vie aventureuse de la
chevalerie. La première troupe de pèlerins n'était pas elle-même très-huppée
; on ne comptait que huit hommes à cheval dans toute cette masse qui marchait
à pied, armée d'arcs, de pieux et d'arbalètes. On voyait cette foule en capuchons
et guenilles, avec ces figures grotesques et bizarres des multitudes aux gros
nez, aux lèvres épaisses, aux membres forts ou mal lotis : les dignes
compagnons étaient pauvrement vêtus, sans chaussures, ni sandales, mais ils
avaient un puissant enthousiasme qui leur faisait tout supporter ; ils
marchaient ainsi à la conquête, au triomphe de la grande idée qui leur tenait
au cœur : la délivrance de la patrie céleste et de leurs frères opprimés.
Chaque fois que le peuple s'émeut en armes, il n'invoque que son courage, il
marche à la défense de son principe ou de la patrie, sans souliers, sans
vêtements, et il n'en est pas moins beau dans l'histoire. Il y a une sorte de
magnificence dans l'enthousiasme de la misère, elle ne se bat point pour des
idées sans élévation, elle est désintéressée dans les résultats ; et, au
milieu de cette foule, s'élève à toute la hauteur du temps un homme d'armes,
comme Walter (senz
aveir), pour la diriger et la conduire aux grandes choses !
Ce fut donc avec cette pauvre troupe, où l'on voyait pêle-mêle,
comme le dit la chronique, chevaliers, moutons, chèvres, ânes et mulets sans
belle apparence, que Gauthier sans avoir se mit en marche pour Jérusalem,
sans s'inquiéter s'ils auront à la face amis ou ennemis[27]. En traversant la Hongrie, le seigneur Coloman, roi très-chrétien
des Hongrois, instruit des résolutions courageuses des fidèles et des motifs
de leur entreprise, accueillit Gauthier avec bonté, lui accorda la faculté de
passer en paix sur toutes les terres de son royaume et d'y faire des achats. Il
marcha en effet, sans faire aucun dégât et sans aucun accident, jusqu'à
Belgrade, ville de Bulgarie ; ayant passé à Malaville[28], cité située sur les confins du royaume de Hongrie, là il
traversa en bateau et en parfaite tranquillité le fleuve du Méroé[29] ; mais seize de ses hommes s'étaient arrêtés dans ce même
lieu de Malaville pour y acheter des armes à l'insu de Gauthier, qui déjà se
trouvait de l'autre côté du fleuve ; quelques Hongrois d'un esprit pervers,
voyant Gauthier et son armée déjà éloignés, leur enlevèrent leurs armes,
leurs vêtements, et les laissèrent aller ensuite nus et dépouillés.
Désespérés, privés de leurs armes et de leurs effets, ceux-ci pressèrent leur
marche et arrivèrent bientôt à Belgrade, où Gauthier et son armée avaient
dressé leurs tentes en dehors des murailles pour se reposer, et ils
racontèrent en détail le malheur qu'ils avaient éprouvé. Gauthier, qui ne
voulait pas retourner sur ses pas pour se venger, supporta cet événement avec
fermeté d'âme. La nuit même que ses compagnons de voyage le rejoignirent
dénués de tout, il demanda au prince des Bulgares et au magistrat de la ville
la faculté d'acheter des vivres pour lui et les siens ; mais ceux-ci les
prenant pour des vagabonds et des gens trompeurs, leur firent interdire les
marchés. Gauthier et les gens de sa suite, blessés de ces refus, se mirent à
enlever les bœufs et les moutons qui erraient çà et là cherchant leur pâture
dans la campagne ; et comme ils voulurent les emmener, il s'éleva bientôt de
sérieuses plaintes entre les pèlerins et les Bulgares qui voulaient se faire
rendre leurs bestiaux. On s'échauffa des deux côtés, et l'on en vint aux
armes ; tandis que les Bulgares devenaient de plus en plus nombreux, au point
qu'ils se réunirent enfin cent quarante mille, quelques hommes de l'armée des
pèlerins s'étant séparés du reste de l'expédition, furent trouvés par les
Barbares dans un certain oratoire où ils s'étaient réfugiés. Les Bulgares,
ainsi renforcés en même temps que Gauthier perdait du monde et fuyait avec
tout le reste des siens, attaquèrent cet oratoire, et brûlèrent soixante
hommes de ceux qui s'y étaient réfugiés ; les autres ne s'échappèrent qu'avec
peine du même lieu, eu cherchant à défendre leur vie, et la plupart d'entre
eux furent dangereusement blessés. Après ce malheureux événement, qui lui fit
perdre un grand nombre des siens, Gauthier, laissant les autres dispersés de
tous côtés, demeura pendant huit jours caché et fugitif dans les forêts de la
Bulgarie[30], et arriva enfin auprès d'une ville très-riche nommée
Nissa, située au milieu du royaume des Bulgares ; là, ayant trouvé le duc et
prince de ce pays, il lui parla des affronts et des dommages qu'il avait
soufferts. Le prince, dans sa clémence, lui rendit justice sur tous les
points, et lui donna généreusement, comme gage de réconciliation, des armes
et de l'argent ; il le fit en outre accompagner en paix à travers toutes les
villes de la Bulgarie,
Sternitz, Phinopolis, Andrinople, et lui accorda la permission d'acheter,
jusqu'à ce qu'il fût arrivé avec toute sa suite dans la ville impériale de
Constantinople. Lorsqu'il y fut parvenu, Gauthier demanda humblement et avec
les plus vives instances au seigneur empereur la permission de demeurer en
paix dans son royaume, et la faculté d'acheter les vivres dont il aurait
besoin, jusqu'au moment où Pierre l'Ermite, sur les exhortations duquel il
avait entrepris ce voyage, viendrait le rejoindre, afin qu'alors, réunissant
les milliers d'hommes qu'ils conduisaient, ils pussent passer ensemble le bras
de mer de Saint-Georges, et se trouver ainsi mieux en mesure de résister aux
Turcs et à toutes les forces des Gentils. Le seigneur empereur, nommé Alexis,
répondit avec bonté à ces demandes, et consentit à tout[31].
Ce devait être en effet un bien triste voisinage pour les
Hongres et les Bulgares, que cette troupe aventureuse de pauvres pèlerins,
querelleurs, mutins comme le peuple dans toutes les entreprises où il
s'expose à des périls ! Gauthier (senz aveir) avait eu là une rude tâche
pour lui, digne compagnon de chevalerie ; mais enfin le hardi paladin
arrivait, après d'inouïes fatigues, à Constantinople, le lieu de rendez-vous
pour toutes les troupes de pèlerins ; là devait se réunir l'armée des
fidèles, pour agir de concert dans une expédition contre les musulmans.
Pendant cette longue route, les compagnons de Gauthier avaient éprouvé bien
des souffrances, avaient subi bien des privations : les pèlerins débordaient
sur Constantinople exténués de besoins ; ils avaient devant eux une grande et
merveilleuse cité, pleine de richesses et d'abondance. Ils avaient traversé
bien des- terres arides, bien des montagnes sauvages ; ils pouvaient plonger
maintenant leurs regards ravis sur le Bosphore et ses rivages[32] aux mille tours
grecques qui s'élevaient autour des murailles, géants qui enveloppaient de
leurs vastes bras les palais de marbre, les hippodromes, les cirques, les
jardins de roses de Damas, de cyprès et de sycomores. Quelle différence entre
les tristes villes de l'Occident, sans en excepter Paris sur Seine, Orléans
sur Loire, avec leurs noires murailles ; Auxerre la vineuse, Champlitte,
Troyes, Reims, dont les coteaux arides et rougeâtres offraient le triste
aspect d'une végétation de ceps noircis comme une bruyère de bois mort ! Tout
était vert et ravissant à Constantinople ; les grands arbres avaient le
soleil à la cime et l'onde aux pieds ! Quelle description pompeuse ne font
pas les chroniqueurs, de ces richesses de la nature et de l'art, de ces
villes merveilleuses, du peuple si opulent, de ces vêtements de pourpre, de
ces robes traînantes, de ces palais où les eunuques gardaient les portes
d'airain roulant sur les parvis de marbre ! Quelle féerie pour les pauvres
compagnons de Gauthier sans avoir ! Les débris de ce grand pèlerinage étaient
dans le ravissement à l'aspect de Constantinople ; tous n'avaient, comme
Gauthier, ni denier ni maille, lorsque l'empereur leur fit distribuer
quelques mesures de tartarons de cuivre, ce qui excita l'enthousiasme de
cette espèce de Cour des Miracles ambulante[33].
Pendant ce temps, l'ermite Pierre continuait sa
prédication pour la croisade. Le voilà donc qui convoque le peuple chrétien
pour le départ, au son des trompettes et buccines ; la foule qui vint à lui
était plus innombrable que le sable de la mer ; telle est l'expression de la
chronique. Pierre avait parcouru la
Langue d'oïl et la fougue d'oc, la Suisse, la Souabe, l'Italie ; la
troupe qui suivait sa parole était encore un pêle-mêle de Français, de
Lorrains, de Bavarois et de peuples étranges qui s'étaient levés à la sainte
prédication. On y vit paraître même les Écossais, si
féroces chez eux, si doux chez les autres, la cuisse nue, le manteau et le
carquois sur l'épaule ; ils arrivaient du pays des brouillards[34]. La croisade
était une de ces entreprises d'opinion qui remuent si profondément ; le
mouvement du peuple devenait universel ; Pierre l'Ermite, avec sa tunique de
bure, ses pieds nus, son pauvre âne trottinant, avait rassemblé les
populations autour d'une idée qu'on saluait avec enthousiasme. Cette
multitude lui dit : Conduis-nous, toi qui as la
parole si brûlante, toi qui as vu Jérusalem. Et l'ermite accepta ; il
était l'homme du peuple, il sortait de ses entrailles : avant la vie de
solitude, n'avait-il pas fait la guerre ? il se souvenait des champs de bataille
où il avait brisé plus d'une lance contre ses adversaires. Périlleuse mission
que de guider la multitude émue quand elle entoure de son enthousiasme une
idée de religion, de gloire ou de patrie ! Pierre avait prêché la croisade,
et il résolut de conduire le pèlerinage. Le peuple s'était rassemblé sans
ordre[35] ; il se
groupait par bandes de ville en ville, de campagne en campagne ; l'ermite
prêchait, et quand la multitude s'était rassemblée, il lui donnait la parole,
le baiser et la croix. Ce peuple avait du cœur, une résolution de mourir ; et
à quels emportements n'allait-il pas se livrer dans une si longue route ! que
d'imprudences cette folle armée ne devait-elle pas commettre à travers les
populations hostiles ou étrangères à ses mœurs et à sa langue ! Elle était
pauvre, et elle allait traverser de beaux pays et des terres plantureuses ;
elle quêtait l'aumône, et elle avait en face des villes riches et bien munies
de tout ; elle se sacrifiait pour l'idée chrétienne, et autour d'elle
l'égoïsme savourait paisiblement les biens et les plaisirs du monde. Une
armée qui marche sous les feux de l'exaltation est naturellement cruelle ;
elle ravage tout, parce que, se sacrifiait elle-même à une cause, elle
considère comme ennemi non-seulement ce qui s'oppose à ses desseins, mais
encore ce qui reste indifférent au milieu de l'émotion commune.
Ainsi était l'armée du pauvre ermite ; que de peine pour
la contenir ; Pierre se montra digne du commandement ; il comprima tant
qu'il le put le désordre. Ce fut une longue et difficile marche ; la
multitude se dirigea, comme la troupe de Gauthier sans avoir, vers le royaume
de Hongrie. Pierre dressa ses tentes devant les portes de Ciperon avec toute
l'armée qu'il traînait à sa suite ; de là,
dit la chronique, il envoya des députés au souverain
de ce royaume pour lui demander la permission d'y entrer et de le traverser
avec tous ses compagnons de voyage. Il en obtint l'autorisation sous la
condition que l'armée ne ferait aucun dégât sur les terres du roi, et qu'elle
suivrait paisiblement sa route en achetant les choses dont elle aurait
besoin, sans querelle et à prix débattu. Pierre se réjouit beaucoup de ces
témoignages de la bienveillance du roi envers lui-même et tous les siens ; il
traversa tranquillement le royaume de Hongrie, donnant et recevant toutes les
choses nécessaires en bon poids et bonne mesure, selon la justice ; et il
marcha ainsi avec toute sa suite et sans aucun obstacle jusqu'à Malaville.
Comme il approchait du territoire de cette ville, la renommée lui apprit,
ainsi qu'à tous les siens, que le comte de ce pays, nomme Guz, l'un des
primats du roi de Hongrie, séduit par son avidité, avait rassemblé un corps
de chevaliers armés, et arrêté les plus funestes résolutions avec le duc
Nicétas, prince des Bulgares et gouverneur de la ville de Belgrade, afin que
celui-ci, à la tête de ses vaillants satellites, combattît et massacrât ceux
qui avaient précédé Pierre l'Ermite, tandis que lui-même attaquerait et
poursuivrait avec ses chevaliers ceux qu'il trouverait sur les derrières, en
sorte que cette nombreuse armée pût être entièrement dépouillée, et perdit
ainsi ses chevaux et tous ses vêtements[36]. En apprenant ces nouvelles, Pierre ne voulut pas croire
que les Hongrois et les Bulgares, qui étaient chrétiens, oseraient commettre
de si grands crimes ; mais lorsqu'il fut arrivé à Malaville, il vit, et ses
compagnons virent aussi, suspendues encore aux murailles de la ville, les
armes et les dépouilles des seize hommes de la troupe de Gauthier que les
Hongrois avaient surpris tandis qu'ils étaient demeurés en arrière, et pillés
sans remords. En apprenant l'affront fait à ses frères, en reconnaissant
leurs armes et leurs dépouilles, Pierre excite ses compagnons à la vengeance.
Aussitôt ceux-ci font résonner les cors bruyants, les bannières sont
dressées, ils volent à l'attaque des murailles, lancent des grêles de flèches
contre ceux qui occupent les remparts, et les accablent sans relâche d'une si
grande quantité de traits, que les Hongrois, hors d'état de résister à l'impétuosité
des Français qui les assiègent, abandonnent les remparts, osant à peine
croire qu'il leur soit possible de faire face, dans l'intérieur même de la
ville, aux forces qui les attaquent. Alors un certain Godefroy, surnommé
Burel, né dans la ville d'Étampes, chef et porte-enseigne d'une troupe de
deux cents hommes de pied, et qui était lui-même à pied[37], homme plein de force, voyant les ennemis quitter les
remparts en fuyant, saisit une échelle qu'il trouve là par hasard, et s'élance
aussitôt sur la muraille. Renaud de Bréis, illustre chevalier, la tête
couverte d'un casque et revêtu d'une cuirasse, monte après Godefroy sur le
rempart, et dans le même temps tous les cavaliers et les gens de pied font les
plus grands efforts pour entrer dans la place. Se voyant serrés de près et en
danger, les Hongrois se réunissent au nombre de sept mille pour se défendre,
et sortant par une autre porte de la ville qui fait face à l'Orient, ils se
rendent et s'arrêtent sur le sommet d'un rocher escarpé, au pied duquel coule
le Danube, et qui forme une position inaccessible de ce côté. La plupart
d'entre eux cependant n'ayant pu se sauver assez vite, à cause des étroites
dimensions de la porte, succombèrent sous le glaive auprès même de cette
porte ; d'autres, qui espéraient se sauver en parvenant sur le sommet de la
montagne, furent mis à mort par les pèlerins qui les poursuivaient ; d'autres
encore, précipités de ces hauteurs, se noyèrent dans les eaux du Danube ;
mais un plus grand nombre se sauva en traversant le fleuve eh bateau. On tua
environ quatre mille Hongrois dans cette affaire ; les pèlerins perdirent
cent hommes seulement, non compris les blessés. Après avoir obtenu cette
victoire, Pierre et tous les siens demeurèrent pendant cinq jours à Malaville,
à cause de la grande quantité de provisions qu'ils y trouvèrent en grains, en
troupeaux de gros et menu bétail, et en boissons ; ils prirent aussi un
nombre infini de chevaux[38].
Pierre avait déployé dans cette marche militaire de
l'audace et de la fermeté ; il n'avait pu retenir l'indignation des pèlerins
à l'aspect des cadavres dé leurs frères massacrés à Malaville ; Pierre avait
dirigé l'assaut ; en d'autres temps il avait porté le casque. Il y avait parmi
cette troupe émue quelques chevaliers qui connaissaient les grands coups de
lance ; ils avaient secondé l'ermite dans le commandement de cette multitude
désordonnée qui était restée en possession d'une grande cité. La guerre se
trouvait ainsi déclarée par les pèlerins aux Hongrois, aux Bulgares,
populations nomades dont ils traversaient le territoire[39]. Pierre pouvait-il
empêcher que des troupes pleines de misères tussent toujours disposées à
ravager la campagne pour se munir de vivres ? Cette foule de peuple, comme
toutes les multitudes, passionnée, impatiente, avait le sentiment profond des
sacrifices qu'elle s'imposait pour une mission sainte, et cette conviction
rend les masses difficiles à conduire et à comprimer. Tout ce qui arrêtait le
peuple dans son pèlerinage, il le brisait ; il avait des méfiances contre ses
chefs, contre les nations qui lui donnaient l'hospitalité : ici les pèlerins
prenaient une ville, là ils pillaient les troupeaux. Les Hongrois eux-mêmes,
population à peine civilisée : les Bulgares, les Petchenègues s'étaient levés
pour les combattre : n'avaient-ils pas à défendre leurs propriétés et leur
vie ? Il faut lire dans les chroniques les peines et les douleurs de ce
peuple franc à travers la
Hongrie, la
Bulgarie et la
Romanie jusqu'à Constantinople ; Pierre les conduisait avec
une fermeté, une tactique remarquables ; il s'agissait de dominer tout un
peuple avec ses passions, ses inquiétudes, ses besoins ; il fallait tout
l'ascendant de la parole de l'ermite, toute la puissance de son caractère
pour empêcher les pèlerins de s'abandonner à leur fureur contre ces races
tartares qui les entouraient de toutes parts. Ils avaient devant eux de si
beaux troupeaux, des bœufs aux cornes ornées de fleurs, des chariots à quatre
roues, des moutons et des brebis qui se trouvaient épars au milieu des
cavales et de leurs poulains bondissants !
Dans cette indiscipline de ses compagnons, l'ermite s'était
souvenu de son ancien métier de guerre ; on le voyait sans cesse entouré d'un
petit conseil d'hommes d'armes : Gauthier le Franc, cadet de la race de Galeran,
sire de Breteuil, près de Beauvais[40], et Godefroy
Burel, de la ville d'Étampes, tous deux chevalière nommés dans les Chartres.
C'est avec l'aide et les conseils de ces hommes d'armes que Pierre l'Ermite
conduisait sa troupe indomptée ; son itinéraire fut un passage incessant de
tristesse, de joie, de hardiesse et de découragement, comme il arrive toutes
les fois que le peuple entreprend une œuvre de patience et de résignation.
Les pèlerins étaient poursuivis par les Bulgares, les Komans et les Hongrois
; çà et là on les voyait accourir sur des chevaux tartares, leurs ares de
corne sur l'épaule et la pique en main ; ils se précipitaient sur les troupes
éparses, ils emmenaient les chars, les femmes, les jeunes filles, les pèlerins
épuisés qui s'écartaient de l'armée chrétienne, alors organisée en rangs
pressés. Pierre veillait à tout avec sa puissance de parole, il avait besoin
de réprimer les masses, toujours leurs caprices, leurs volontés, leur
souveraineté mobile ; ses compagnons Godefroy Burel et Foucher d'Orléans
exécutaient ses ordres, se portant tantôt à la tête, tantôt sur le derrière
de la troupe, pour que les rangs ne fussent point ouverts : tous veillaient à
la subsistance si difficile ; et comme on était au milieu des chaleurs de
juillet, on coupa les moissons jaunies qui fléchissaient sous les pas des
chevaux ; on fit rôtir les grains à des fours que les pèlerins portaient avec
eux, et cette pourriture agreste et abondante servit à tout ce peuple qui
marchait en armes vers Constantinople en parcourant les plaines immenses de
la Romanie[41].
A travers un si long itinéraire, Pierre l'Ermite s'était
montré d'une grande prévoyance, et les malheurs qu'avaient subis les pèlerins
n'étaient pas son ouvrage, ils avaient été le résultat de l'indiscipline et
des besoins du pèlerinage : avec sa seule parole, Pierre avait dompté bien
des passions brutales au cœur des multitudes. Sternitz, près de Phinopolis,
l'ermite reçut des messages d'Alexis conçus en ces termes : Pierre ; le seigneur empereur a reçu des plaintes graves
contre toi et ton armée, car dans son propre royaume, cette armée a enlevé du
butin et semé partout le désordre. C'est pourquoi l'empereur lui-même te
défend de demeurer plus de trois jours dans aucune des villes de son royaume,
jusqu'à ce que tu sois arrivé à la cité de Constantinople ; nous prescrivons,
en vertu des ordres de l'empereur, dans toutes les villes par lesquelles tu
auras à passer, que l'on vende tranquillement à toi et aux tiens toutes les
choses nécessaires, et qu'on ne mette aucun obstacle à ta marche, puisque tu
es chrétien et que tes compagnons sont chrétiens. L'empereur te remet en
outre entièrement toutes les fautes que, dans leur orgueil et dans leur
fureur, tes soldats peuvent avoir commises contre le duc Nicétas, car il sait
que déjà ils ont chèrement expié ces offenses[42]. C'était donc à
l'intervention de Pierre, à sa grande renommée catholique, à la puissance de
sa parole, que les pèlerins francs devaient les secours qu'ils recevaient de
l'empereur Alexis dans leur longue route. L'éclat de l'ermite était grand :
quand il arrivait dans une ville, il montait sur une hauteur et rassemblant
le peuple, il demandait quelques secours pour les soldats de la croix et pour
le saint sépulcre. Ces harangues produisaient toujours un effet merveilleux :
à Phinopolis et à Andrinople, les Grecs se dépouillèrent de leurs vêtements,
jetèrent à pleines mains les byzantins d'or et d'argent, afin que les
pèlerins pussent continuer leur route, car ils étaient bien fatigués. On
amenait des mulets, des chevaux, des vivres en abondance ; et la puissance
morale de Termite fut si active, que l'empereur Alexis lui écrivit encore
plusieurs lettres pourprées, pour l'inviter à hâter sa marche sur
Constantinople. On avait dessein de voir ce peut Pierre, et Anne Comnène ne
dissimule pas qu'elle était impatiente de contempler l'homme qui avait
soulevé l'Europe, celui qu'elle nomme le petit encapuchonné[43].
Tout ce peuple arriva dans la ville de Constantin ; l'étonnement
fut encore grand parmi ces pauvres pèlerins exténués de fatigue, quand ils
virent, comme les compagnons de Gauthier sans avoir, ces murailles de sept
lieues de tour, ces palais somptueux sur le Bosphore, et ces jardins qui
s'étendaient sur les rivages fleuris. Dès que l'empereur Alexis eut appris
l'arrivée de cette multitude de pèlerins sous la conduite de Pierre l'Ermite,
il désira l'appeler immédiatement auprès de lui. Or
Pierre, petit de taille, mais grand de cœur et de parole, suivi seulement de
Foucher, fut conduit par les députés en présence de l'empereur, désireux de
voir s'il était tel en effet que la renommée le publiait. Alors se présentant
avec assurance devant l'empereur, Pierre le salua au nom du Seigneur
Jésus-Christ ; il lui raconta en détail comment il avait quitté sa patrie
pour l'amour et par la grâce du Christ lui-même pour aller visiter son saint
sépulcre ; il rappela brièvement les traverses qu'il avait déjà essuyées,
annonçant que des hommes très-puissants, de très-nobles comtes et ducs
marcheraient incessamment sur ses traces, enflammés du plus ardent désir
d'entreprendre le voyage de Jérusalem, et d'aller aussi visiter le saint
sépulcre[44]. L'empereur, après avoir vu Pierre, et appris de sa
bouche même les vœux de son cœur, lui demanda ce qu'il voulait, ce qu'il
désirait de lui ; Pierre lui demanda de lui faire donner, dans sa bonté, de
quoi se nourrir lui et tous les siens, ajoutant qu'il avait perdu des
richesses innombrables par l'imprudence et la rébellion des hommes de sa
suite. Ayant entendu cette humble prière, et touché de compassion, l'empereur
ordonna de lui faire compter deux cents byzantins d'or, et de distribuer à
son armée un boisseau de pièces de monnaies que l'on appelle tartarons.
Après cette entrevue, Pierre se retira du palais de l'empereur qui parla de
lui avec bonté ; mais il ne demeura que cinq jours dans les champs voisins de
Constantinople. Gauthier sans avoir dressa ses tentes dans le même lieu, et
dès ce moment ils se réunirent et mirent en commun leurs provisions, leurs
armes et toutes les choses dont ils avaient déjà besoin[45]. Pierre, ainsi
que tout le peuple chrétien, accueillit avec empressement le message et les
conseils de l'empereur, et tous passèrent deux mois de suite en festins
continuels, vivant en paix et en joie, et donnant en pleine sécurité à l'abri
des Attaques de tout ennemi.
La politique habile d'Alexis consistait tout entière à
s'emparer de l'autorité morale sur les croisés, à mesure de leur arrivée à
Constantinople, et de les réduire à l'hommage ; l'empereur voulait, en
réprimant leur insolence, employer leur courage à la défense du territoire
grec si fatalement menacé. Ces pèlerins francs, qui arrivaient par nuées
comme les sauterelles des champs, avaient le bras fort, une valeur éprouvée ;
on pouvait les appeler au service de l'empire, comme les Bulgares et les
Warenges gardes du palais ; ils pouvaient former une barrière de fer opposée
aux races turques sur le Bosphore et Alexis les avait sous sa main à
Constantinople. Pierre écoutait ses conseils et servait d'organe à l'empereur
pour les porter ensuite au camp des pèlerins[46]. On jetait à ces
pèlerins des boisseaux de tartarons, la monnaie du peuple ; on leur
distribuait des vivres avec régularité comme à des pauvres de Jésus-Christ.
Anne Comnène nous raconte quels furent les soins de son père pour assouplir,
le fier caractère des Francs et comprimer leur impatience. Il fallut de
grands sacrifices ! mais l'ermite, par sa parole et son habileté, préserva
les croisés de beaucoup d'imprudences. Hélas ! resterait-il toujours le
maître[47] ?
Constantinople avait été choisie comme le vaste rendez-vous
du pèlerinage ; les troupes des croisés s'y succédaient comme les flots qui
suivent les flots ; et bientôt les coureurs de l'empire annoncèrent qu'une
nouvelle troupe de pèlerins venait de se montrer sur les frontières de la Bulgarie. Les
lettres des officiers de l'empire disaient que ces nouveaux croisés parlaient
la langue dure et gutturale de la
Souabe et des frontières du Rhin. Dois-je raconter la
chronique de ces nouveaux venus ? Avez-vous quelquefois longé les bords du Rhin,
depuis sa chute tumultueuse qui rebondit en écume de neige, jusqu'à Cologne
la vieille cité ? Là vivaient des chevaliers un peu insouciants de l'avenir ;
ils passaient leur existence de mécréants à boire le vin du Rhin, boisson
divine qui coule à grands flots dans les immenses foudres de Nuremberg et
d'Heidelberg, le château aujourd'hui désert sur la colline. Tout à coup la
population des sept montagnes, ces chevaliers, ces burgraves de cités, se
sentant animés d'une sainte ardeur, vendirent leurs terres, aliénèrent leurs
tonnes à vil prix, tous pour prendre la croix. C'étaient des Lorrains, des
Bavarois, des Allemands, bonnes gens, gros buveurs, la trogne rouge, comme le
disent les chroniques, et qui avaient les escarcelles pas mal garnies[48]. Voilà donc ces
rustres, ces chevaliers si réjouis qui se mettent en marche pour
Constantinople ! Les Hongrois les traitèrent dignement en frères, car ils
étaient pèlerins pour la foi du Christ ; le roi Coloman fit donner ordre de
les bien nourrir et de les bien vêtir durant toute la route. Mais qui peut répondre
des Allemands quand Us ont la tête frappée par le vin nouveau et par la bière
qui fermente ? Ils se mirent à vagabonder, et voici comment : Les Bavarois et les Souabes, hommes impétueux, et d'autres
insensés encore, se livrèrent sans mesure aux excès de la boisson, et en
vinrent bientôt à enfreindre les conditions du traité. D'abord ils enlevèrent
aux Hongrois du vin, des grains et les autres choses dont ils avaient besoin
; puis ils allèrent prendre dans les champs des bœufs et des moutons pour les
tuer ; ils tuèrent aussi ceux qui voulurent leur résister ou reprendre sur
eux les bestiaux, et ils commirent encore beaucoup d'autres crimes que je ne
saurais rapporter en détail, se conduisant en gens grossiers, insensés,
indisciplinés et indomptables[49]. Ainsi étaient
un peu les Allemands ; la race germanique n'était pas méchante une fois la
colère apaisée ; tous ces Bavarois, d'une simplicité candide, avaient fait
beaucoup d'excès, et tout repentants ils consentirent, pour donner bon
témoignage aux Hongrois, de se désarmer ; ils devaient marcher désormais
comme de pauvres pèlerins, sans épées et même sans bâtons. A peine
avaient-ils quitté leurs cuirasses, que les Hongrois mécréants se
précipitèrent sur cette multitude aux chairs lourdes, et la poursuivirent
sans pitié.
Cette troupe des pèlerins partie des provinces de Souabe
et de Lorraine ; arriva donc exténuée de fatigues sur les confins de l'empire
grec ; l'Allemand, bon et confiant, s'était échauffé la tête avec ce vin de
Hongrie noir et épais comme le raisin au midi du Danube. Hélas Iles pauvres
Germains avaient payé cher leur ivresse un peu brute ; les officiers de
l'empire les accueillirent par ordre d'Alexis[50].
Les troupes de croisés se succédaient dans cette tempête
de peuples qu'avait soulevés la parole do Pierre l'Ermite, Ce même été, quand
les feux de juillet se firent sentir, on vit accourir sur les bords du Rhin
des bandes de pèlerins de France, de Flandre, d'Angleterre et de Lorraine ;
pris d'un zèle impétueux, ils appelaient Jérusalem dans leurs cris d'armes et
dans leurs idées exaltées ; ils se livraient à tous les excès du plaisir et
de la dissipation. Les chroniques disent : qu'ils se
divertissaient sans cesse avec les femmes et les jeunes filles qui sortaient
aussi de chez elles pour se livrer aux mêmes folies[51]. Voilà donc une
croisade de joyeux compagnons s'abritant sous la tente et passant nuit et
jour en agréables festins ! Au bord du Rhin, l'argent manqua ; mais n'y
avait-il pas dans toutes ces villes des juifs à la barbe longue et sale, aux
vêtements longs et crasseux ? à Cologne la vieille ville, à Mayence la cité
de Charlemagne, pillards de bourgeois et de serfs, ils prêtaient à usure : un
chevalier, un pauvre avait-il besoin de quelques besans rognés, il allait trouver
le juif, lui portant l'escarboucle de sa toque, ou bien encore son cheval de
bataille, sa lance aiguë, et le pauvre, même son vêtement trempé de sueur. Ces maudits juifs n'avaient-ils pas élevé en croix le
Sauveur des hommes ? Quoi ? l'on partait pour Jérusalem à la délivrance du
saint sépulcre, et on laisserait les juifs paisiblement se gorger des
richesses du peuple ! Ainsi parlaient les pèlerins en contemplant les
juiveries toutes pleines d'or et d'argent imposés à la misère du pauvre. De
la colère à la vengeance le passage est rapide ; pour les nobles, un beau
lévrier était plus qu'un juif ; pour le pauvre, l'israélite au vêtement sale
était-il autre chose qu'un animal immonde qu'on pouvait écraser du pied ? Au
juif on pouvait arracher les poils de la barbe ou briser les dents de la
mâchoire : alors le cri de massacre se fit entendre, on courut partout sur
eux comme à la chasse d'un gibier friand, car celui-là était doré. A Cologne,
rien ne fut épargné : ni le vieillard aux cheveux blancs, ni la belle figure
d'Abraham et de Jacob, ni la jeune femme aux magnifiques traits de la Sulamite, ni l'enfant à
peine circoncis ; tout fut massacré sur les rives du Rhin par les paysans
allemands pleins de haine contre le juif pillard et usurier ; c'était une
vengeance du peuple[52].
A ce moment, en effet, la race germanique s'était levée
sous le comte Emicon, seigneur d'habitudes sauvages, qui vivait sur les bords
du Rhin, dans ces nids d'aiglons où se déploient encore les ruines féodales.
Le comte Emicon fut le chef de cette guerre à la juiverie ; les malheureux
israélites se placèrent en vain sous la tutelle de l'évêque de Mayence ; ce
bon évêque les reçut en son château fortifié : qu'importe aux Allemands enflammés
de colère ? ils attaquèrent la maison épiscopale, brisèrent les gonds ,
fracassèrent les murs ; tout ce qui portait au front le caractère juif fut
massacré ; puis Ton se partagea les mares d'or renfermés dans les huches. On
vit alors comme à la prise de Jérusalem par les légions de Rome, les juifs
s'immoler entre eux. Hélas ! disent les
rabbins, les frères perçaient de leurs poignards la
poitrine de leurs sœurs et de leurs femmes. Il périt là des docteurs de la
loi, des vierges élevées dans le temple, de jeunes hommes, espérance d'Israël[53] ; et le
lendemain le comte Emicon et Enguerrand de Vandeuil, qui commandaient les
pèlerins, burent à longs traits dans de vastes coupes d'or, pour célébrer
leur victoire. Les chefs de la troupe se distribuaient les immenses trésors
qu'ils avaient trouvés dans la juiverie ; ainsi procèdent toutes les armées
qui se lovent pour une opinion exaltée ; elles tuent, elles massacrent, et
cela pour une idée politique comme pour une idée religieuse ! Voilà donc
cette troupe furieuse à travers la
Hongrie et la
Bulgarie ; partout des excès et d'effrayantes catastrophes
: ces croisés, partis innombrables, arrivaient à Constantinople exténués de
fatigues et de privations ; ils étaient si simples, si simples, qu'ils
avaient entre eux les pratiques les plus folles, comme toutes les armées de
peuple. Les chroniques nous ont conservé de curieux épisodes de ce pèlerinage
et les témoignages de ces naïves et brutales croyances. Ces hommes avaient une oie et une chèvre qu'ils disaient
animées d'un souffle divin, et ils avaient pris ces animaux pour guides de
leur voyage à Jérusalem ; ils allaient jusqu'à leur porter respect, et
semblables eux-mêmes à des bêtes, ils adoptaient ces erreurs avec une pleine
tranquillité d'esprit. Que les cœurs fidèles, ajoute Albert d'Aix, se gardent de croire que le Seigneur Jésus veuille que le
sépulcre où reposa son corps très-saint soit visité par des bêles brutes et
dépourvues de sens, et que ces bêtes servent de guides aux âmes chrétiennes
que lui-même a daigné racheter au prix de son sang pour les arracher aux
souillures des idoles ; car en montant aux cieux, le Christ a institué pour
guides et pour directeurs de son peuple les très-saints évêques et abbés qui
sont dignes de Dieu, et non des animaux brutes et privés de raison[54]. Il y avait, hélas
! une simplicité instinctive dans ces gros pèlerins allemands qui préféraient
une oie et une chèvre aux prêtres et aux évêques, comme le rapporte avec une
colère pleine de naïveté Albert d'Aix. La chèvre bondissait sur les collines
de la Souabe
j et faisait les délices de cette population de pasteurs ; l'oie
s'épanouissait également par troupeaux dans les villes du Rhin, et quand le
pâté de venaison était servi à la table féodale, il était rare que le foie
d'oie, gras et luisant, ne se mêlât au jambon de sanglier, à la hure
réjouissante et à la chair du chevreuil faisandée sous les bandes de lard.
L'oie et la chèvre qui guidaient les pèlerins étaient donc un souvenir de la
patrie !
Les pauvres Allemands furent bien accueillis à
Constantinople, le rendez-vous général des croisés ; là mille tentes diverses
étaient dressées dans les faubourgs ; Pierre l'Ermite, à l'aide de sa grande
renommée et de sa parole entraînante, cherchait à maintenir quelque
discipline dans les rangs des croisés[55] ; mais
l'ascendant de l'ermite s'affaiblissait sensiblement. Il en est toujours
ainsi du peuple : il élève ses idoles et les brise presque aussitôt. Ce
pèlerinage tout multitude s'était préparé avec enthousiasme ; on l'avait vu
se développer dans une sorte de pêle-mêle et de tumulte, comme un torrent qui
rebondissait de rocher en rocher en éparpillant ses ondes immenses.
Maintenant ce peuple de pèlerins était à Constantinople, et l'empereur
cherchait à le discipliner pour le faire servir à ses desseins ; il n'y avait
aucun ordre, aucune hiérarchie, et les croisés pouvaient se précipiter sur
les Grecs aussi bien que sur les mécréants, car ils avaient un besoin de
batailles et de pillages : vous voilà rendu à la
ville de Constantin, peuple de la croisade ; soyez prudents ! attendez, pour
combattre dignement les infidèles, qu'il vous arrive le secours de la
féodalité en pèlerinages ; si la multitude n'a que son zèle et son corps, la
chevalerie a ses armes bien trempées, ses rangs pressés de lances.
Ainsi parlaient les chroniqueurs. Les barons avaient de plus vastes desseins
lorsque poussant leur cri d'armes ils déployaient leurs bannières de guerre
loin de la patrie !
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