Organisation des ordres monastiques. — Règle de Saint-Benoît. — Vieilles
abbayes. — Saint-Denis. — Saint-Germain. — Saint-Wandrille. — Jumièges. —
Fleury-sur-Loire. — Saint-Bertin. — Saint-Victor. — Développement de la règle
de Saint-Benoît. — Fondation de Cluny. — Cîteaux. — Clairvaux. — Saint-Bruno
et la Chartreuse.
— Études monastiques. — Culture des lettres. — Enseignements.
950—1105.
Ainsi soupirait après l'Orient la génération active et
voyageuse du moyen âge, les barons, les digues chevaliers. Aux champs de
guerre, le tumulte ; dans le monastère, la solitude et la prière sous les
grandes voûtes, au milieu de la campagne déserte. Il y a des âmes qui appellent
le bruit et l'éclat dans la vie qui passe ; d'autres adorent l'écho : quand
un froissement subit vient briser les espérances, quand une déception amère
s'imprime à votre front en caractères indélébiles, on a besoin d'étreindre
les arbres touffus, on a besoin de pleurer au désert, le ciel sur la tête et
la bruyère aux pieds[1]. L'histoire des
ordres religieux, dans le moyen âge, est le plus haut sujet des méditations
politiques ; on peut la considérer comme la reconstruction du principe
d'ordre et de sociabilité. C'est le gouvernement et la règle au milieu du
désordre et de l'anarchie. En pénétrant dans les sources de notre nature, la
vie monastique se trouve profondément empreinte au cœur ; elle est puisée
dans les émotions de tristesse et de désenchantement qui surgissent au milieu
des générations. Le suicide moderne c'est le désespoir athée et sensualiste ;
le monastère, c'était le suicide spiritualiste, le sacrifice de la chair dans
la pensée morale et dans le sein de Dieu. Et pourquoi n'y aurait-il pas des
âmes malades que le bruit importune[2] ? et pourquoi n'y
aurait-il pas des yeux qui n'aiment pas l'éclat des pompes mensongères ?
ceux-là fuient l'agitation fébrile, clarté passagère du plaisir qui aboutit à
la dernière des solitudes, l'abîme sans fond. La retraite sous le ciel dans
les vallées profondes console les douleurs, cicatrise les plaies, elle
détache les liens importuns d'une sociabilité bruyante. La malade repousse le
bruit qui brise les parois du crâne.
Ce fut une forte conception politique et morale que la
règle de Saint-Benoît au VIe siècle ; elle est la plus remarquable organisation
d'une pensée de gouvernement et d'ordre au milieu de l'anarchie. Au temps où
tout s'agitait dans les voies tumultueuses, quand les hommes d'armes ne respectaient
rien, ni la hiérarchie ni les droits, ce fut une entreprise immense que l'organisation
d'une règle, c'est-à-dire que l'application des formes de gouvernement et
d'administration parmi les hommes. L'ordre monastique, dans les premiers
siècles de l'histoire, fut le modèle le plus perfectionné de la démocratie
sous une dictature ; l'abbé fut élu parmi ses égaux ; il y eut à côté de lui
un chapitre pour délibérer, et comme complément, chaque membre de la
communauté dut apporter une telle abnégation de lui-même, que tout moine,
vieillard ou jeune homme, dut s'abdiquer pour confondre sa personnalité dans
la corporation[3].
La règle de Saint-Benoît devint aussi un grand modèle de la société
politique, il n'y eut pas de type plus profondément complet dans la marche du
temps : quoi de plus parfait, pour réaliser l'idée démocratique, que
l'élection, la dictature, et une si absolue renonciation au moi humain, que
tout l'individualisme se confonde et s'abîme dans la communauté[4] ! Aussi
l'institut de Sainte Benoît, développant les premières et fortes idées de
Cassien, le solitaire méditatif, prit une commune existence dans les Gaules ;
l'esprit de corporation s'étendit avec une indicible rapidité, et dans le XIe
siècle la forme monastique devint le type social dans sa plus vaste étendue.
Tout ce qui était en armes courait à la conquête, aux batailles lointaines ;
les barons partaient le faucon au poing pour la Palestine, et à côté
de cette population errante, les monastères accoutumaient les hommes à la vie
régulière et stationnaire ; ils faisaient disparaître cette empreinte nomade
des races du Nord ; ils apprenaient comment on devait obéira la règle ; les
moines rédigèrent une formule de gouvernement dans le désordre.
En partant du centre du Parisis, vous trouviez, un peu en
dehors de la Cité
même, deux grandes abbayes fortifiées comme des châteaux, car il fallait se
défendre contre les Barbares : sur la rive gauche, Saint-Germain-des-Prés
avec son portique du VIIIe siècle, son pronaos, son baptistère, ses murailles
épaisses, sa tour carrée, débris des vieilles murailles romaines, quand
Julien bâtissait les Thermes, tout entourés de prés fleuris s'étendant au
loin dans la plaine. Sur la rive droite, Saint-Germain-l'Auxerrois, autre
abbaye antique assiégée par les Normands, lorsque le vigoureux moine Abbon
défendait les murailles menacées et perçait sept Barbares de sa flèche acérée[5]. Autour de
Saint-Germain- l'Auxerrois se groupaient des maisons basses et très-rapprochées
en ruelles étroites qui serpentaient, car les monastères étaient le centre
des bourgades. Aux premiers siècles, dans le parvis, çà et là s'élevaient
quelques maisons pour tenir la foire et loger les serviteurs de l'abbaye ;
peu à peu ces petites cases s'agrandissant, devenaient un bourg autour de
l'église. Ainsi s'étaient formées la plupart des villes ; la fondation d'un
monastère était comme la première pierre jetée pour la civilisation ; les
bourgades, les cités se formaient autour de la croix ; et voilà pourquoi tant
de villes de France retiennent encore le nom du pieux monastère qui fut la
base de leur origine provinciale. Saint-Germain avait été un nom si populaire
dans le Parisis ! Pieux évêque, il fut
le grand négociateur au temps de l'invasion des Barbares ; l'admiration des
peuples n'arrive jamais follement comme un caprice à des esprits sans mérite
et à de vaines intelligences. Il y eut dans les Gaules, du VIe au VIIe
siècle, une longue suite d'évêques éminents, de saints et de saintes qui
entrèrent dans le Panthéon catholique pour les services rendus aux
générations souffrantes. Qui pourra nous dire tout ce que fit saint Loup pour
préserver Troyes, sainte Geneviève pour sauver les Parisiens ? Saint Agnan
délivra Orléans d'un siège meurtrier, quand Attila réduisait les villes en
cendres. Puis, saint Hilaire de Poitiers, saint Romain de Rouen[6], tous dévoués à
la cause du peuple, tous martyrs pour le peuple, tous préservant les villes,
et obtenant ainsi les honneurs et les invocations dans ces pieuses
cathédrales qui portaient leur nom comme un éternel témoignage. L'histoire
antique ne présenta jamais une plus magnifique galerie de citoyens célèbres,
plus hautement placés que les évêques des Gaules élus par le peuple, et
sauvant le pays au milieu de l'invasion des Barbares.
En suivant la
Seine, à quelque distance de Paris, s'élevait le monastère
de Saint-Denis, l'apôtre des Gaules qui, parti de Rome, vint confesser sa foi
sur le mont des Martyrs : ce n'était point encore l'église gothique avec ses
vitraux de l'époque de la croisade, telle que Suger en jeta les fondements au
milieu des soucis d'une administration royale. Saint-Denis en France,
construit sur le tombeau du saint martyr enseveli par Catulla, la noble dame
romaine sa pieuse amie, formait comme une réunion de cellules garnies de
fortes murailles avec des portes en fer ; il fallait se défendre contre les
invasions des hommes d'armes[7] ; ces portes
criaient sur leurs gonds quand on les roulait pesamment aux solennités de
l'année. Le monastère de Saint-Denis était déjà un lieu vénéré sous le roi
Dagobert ; quelques tombeaux de princesse voyaient là en pierres blanches et
carrées sous les voûtes ; la bourgade s'élevait tout autour du monastère ; au
temps d'été, il y avait les foires du landit,
pleines de juifs et de marchands italiens. Les religieux de Saint-Denis labouraient
les plaines fertiles des environs de la Seine ; riches de toute espèce de biens, dans
la lutte féodale les religieux de Saint-Denis étaient menacés par les barons
hautains et seigneurs terriers qui avaient leurs châteaux en Parisis. Combien
de fois les Buchardus de Montmorency on les sires de Puiset n'avaient-ils pas
essayé de fracasser les portes de l'abbaye : si belle proie pour leur
rapacité ! Les abbés de Saint-Denis possédaient de riches terres, des manses
considérables, des serfs nombreux qui habitaient les champs ; leur cartulaire
était rempli de Chartres royales ; ils avaient reçu d'immenses dons de la
munificence des rois, qui aimaient à parer leur sépulcre ; et dans les
journées silencieuses, au bruit des matines et des tierces, les religieux
commençaient à écrire ces chroniques[8] devenues si
fameuses, et toujours citées comme des actes authentiques sous le nom de
Saint-Denis en France ; belles chroniques qui font frissonner de joie
l'antiquaire, tant elles sont naïves et sincères dans leur récit ; là
s'inscrivaient jour par jour les faits, gestes, merveilles, les légendes qui
doraient la belle histoire de France, et les traditions pieuses, annales
d'émotions, d'orgueil et de poésie pour chaque génération qui roule dans les temps
; car les unes ont des légendes de gloire, les autres des légendes de liberté
; quoi d'étonnant que le moyen âge eût aussi ses souvenirs et ses traditions
héroïques ? On parlait des chroniques de Saint-Denis comme des actes de foi
chevaleresque ; il y a pour chaque époque des émotions qu'il ne faut pas
approfondir, des faits qu'il faut sauver de l'examen, si l'on veut maintenir
les nobles traditions d'un peuple, son héroïsme et sa fierté de lui-même.
Clercs, chevaliers, clames, recherchaient dans les pages enluminées d'or et
de miniatures à Saint-Denis, les annales de leur lignée, l'origine de leurs
fiefs. On aime à fouiller dans ce passé qui remue l'esprit des temps et les
fait apparaître[9].
La
Normandie possédait deux grandes abbayes : Jumièges et
Saint-Wandrille, pieuses sœurs nées aux mêmes années, resplendissantes du
même éclat comme deux améthystes sur l'anneau épiscopal. Lorsque vous avez
quitté Caudebec, vous trouvez les ruines silencieuses d'un vieux monastère ;
à travers ces monceaux de pierre suspendus en voûte sur votre tête, et que
brise le vent de mer, au milieu de ces tronçons de colonnettes jetés
pêle-mêle à côté des saints évêques en pierres froides mutilés et debout dans
ces débris du temps, vivaient au xp siècle des moines soumis à la règle de
Saint-Benoît, le fondateur des ordres monastiques dans les Gaules. Vous
dirai-je la renommée de Jumièges[10] ? Elle
retentissait au loin, cette grande renommée ; on savait la fondation de
l'abbaye qui se perdait dans la nuit de la première race : là était le
tombeau de ses abbés, ici la sépulture de quelques grandes familles normandes
avec leurs histoires incrustées sur le marbre. Le souvenir de Jumièges fut
célèbre à l'époque surtout où les Scandinaves saccagèrent ses autels et
mutilèrent ses trésors. Depuis, les siècles ont passé sur ses murailles, le
temps a respecté quelques débris, et le paysan, qui chemine encore à travers
les arceaux suspendus sur sa tête, se rappelle les légendes des vieux temps ;
triste légende que celle de la reine Mathilde, qui jeta ses pauvres enfants,
les os brisés, dans une nacelle ; et la pieuse chronique de saint Aichèdre,
qui sut la mort de quatre cents des religieux dans une extase de méditation
et de silence ; il les avait contemplés la face rayonnante, s'élevant au ciel
comme on voit dans les basiliques les confesseurs de la foi dans un nuage de
pourpre et d'or. Jumièges, au VIe siècle, était une de ces grandes abbayes
qui divisaient le sol de la
Normandie ; elle voyait alors agenouillés aux pieds des autels
les fils de ces mômes Scandinaves qui avaient brisé ses portes et pillé les
chasses bénites. Ce monastère conservait les histoires des faits et gestes
des ducs de Normandie, et le chroniqueur Guillaume de Jumièges a gardé sa
célébrité toute patriotique. Nul ne pourrait écrire aujourd'hui l'histoire
normande sans recourir au moine de Jumièges[11] ?
Fontenelle ou Saint-Wandrille était la seconde abbaye
normande ; la pieuse maison était située au milieu de taillis épais, et
formait une de ces grandes solitudes que le catholicisme avait fondées dans
les terres incultes. Son premier abbé fut saint Wandrille ; dès sa fondation,
Fontenelle avait été une des vastes maisons de Dieu dans un terre inondée de
marais ou cachée sous les bruyères. On avait vu s'élever les églises de Saint-Pierre,
de Saint-Paul, de Saint-Laurent et de Saint-Pancrace, qui formaient comme une
croix latine au centre des cellules dans la forêt. Qu'opposer à la splendeur
de Saint-Wandrille, si ce n'est l'antique monastère de Saint-Ouen de Rouen,
saint Ouen, le confesseur de la foi dans la Neustrie ? Jumièges et
Fontenelle étaient ainsi les deux perles de Normandie. La description de
Fontenelle à ces temps du moyen âge est curieuse ; le monastère était comme
une ville de pierres avec ses greniers abondants et bien pourvus des récoltes
de l'abbaye ; de longues cellules où travaillaient les moines ouvriers, le
pressoir ou se faisait le cidre doré de Noël et de Pâques, l'écurie pour les
bœufs du labeur et les mules de l'abbé ; les cellules hospitalières, selon
les règles de Saint-Benoît, car l'étranger était admis au monastère, hébergé
et servi par les religieux ; le vivier pour les poissons abbatiaux, le
brochet, la carpe ; les jardins cultivés, et ce petit ruisseau qui avait
donné son nom à la grande abbaye ; un peu plus loin la chapelle Saint-Saturnin,
où l'on voit encore les peintures grossières du vice et de la débauche, les
serpents enlacés autour des tronçons de statues, le démon, image de la
tentation et du désordre[12] ; enfin la
fontaine de Notre-Dame de Caillouville, sorte de baptistère pour les
néophytes, alors qu'ils abandonnaient leurs faux dieux pour le Christ, le
sauveur des hommes. Salut à toi ! sire Nicolas d'Estouteville, seigneur
d'origine normande, issu des compasgnons de Guillaume ; tu es là sur ton tombeau,
couché roide et froid comme la pierre, avec le lion de tes armoiries sur ta
poitrine, le lion encore sous tes pieds, et ta longue épée à ton côté. Ainsi
mourait la race normande ; elle bataillait toute la vie sans respecter les
églises et moutiers, puis elle venait mourir dans le monastère, ainsi qu'on
voit le sire d'Estouteville dans l'église de Notre-Dame de Valmont[13].
Seigneurs el chevaliers, voici de grandes ruines encore
dans Saint-Omer, la ville de Picardie, et la chronique exalte l'abbaye de Saint-Bertin.
Qui ne connaît, au moyen âge, les annales du monastère écrites dans la
solitude, vieille chronique où tout est rapporté : les batailles, les
transactions, les mœurs du peuple, pour l'époque carlovingienne surtout ?
Quand tout est silencieux dans les vieux âges, lorsque nous soulevons en vain
la poussière des temps pour recueillir quelques souvenirs de l'épopée des IXe
et Xe siècles, pour connaître les guerres meurtrières, les cours plénières,
les invasions des Barbares, nous trouvons, comme deux fanaux qui nous guident,
les annales de Saint-Bertin et de Metz : les unes pour la race franque, les
autres pour la race germanique[14] ; car il y avait
dans Charlemagne deux natures, deux hommes ! le vieil empereur imprimait l'obéissance
aux deux côtés du Rhin, et dans sa grande enjambée, le colosse du moyen âge
touchait Francfort sur le Rhin d'un pied, et Paris en l'île de l'autre. Le
monastère de Saint-Bertin était la plus noble des fondations de la race
picarde ; ruiné, incendié incessamment, il se reconstruisait toujours ; vieille
institution qui trouvait au cœur des peuples une source puissante de
richesses ; on comptait au Xe siècle jusqu'à quinze cents frères tous occupés
à défricher la terre. Les moines de Saint-Bertin desséchaient les marais qui
environnaient l'abbaye ; les larges bâtiments semblaient s'élever sur les
eaux, tant le lieu était marécageux ; que ne peut le labeur, la patience et
la main de l'homme ? Un siècle plus tard, le monastère de Saint-Bertin
s'élevait au centre d'une plaine fertile ; des canaux serpentaient dans de
riches prairies, autour des vieilles murailles. La règle de Saint-Benoît
recommandait le travail de l'esprit et du corps ; quelques-uns des frères de
Saint-Bertin écrivaient les annales de France, tandis que d'autres poursuivaient
leur grand labeur : le défrichement de la terre, la culture du sol couvert de
bruyère[15].
Chaque province avait ses cellules monastiques dont les
souvenirs se rattachaient à son histoire populaire. Les monastères étaient
placés sous l'invocation d'un saint qui avait rendu d'immenses services dans
la confusion et le désordre de l'invasion des Barbares ; il n'y avait pas de
culte plus grand et mieux mérité que celui de ces illustres chrétiens,
évêques éloquents, ou de ces clercs courageux qui avaient souffert le martyre
dans les Gaules pour sauver les cités menacées, alors qu'Attila s'avançait
comme un torrent dévastateur. Parcourez les légendes des VIIIe et IXe siècles
; que de souvenirs nationaux ne se rattachaient-ils pas aux fondations
monastiques ! Ici c'était l'abbaye Saint-Benoît-sur-Loire (l'antique monastère de Fleury) : on
invoquait saint Benoît partout où devaient s'accomplir de pénibles travaux de
culture. Plus loin, vers la
Bretagne, de vastes solitudes dans les vieux bois
druidiques étaient consacrées à la vie du désert : le Poitou, la Langue-d'Oc, l'Anjou,
étaient pleins déjà de ces cellules de solitaires qui s'élevaient comme des
fermes modèles dans les retraites inaccessibles, au creux des rochers, dans
les vallées arides que visitaient le loup et le sanglier[16]. Telle fut l'histoire
de Saint-Florent-le-Vieux, de la
Croix Saint-Leufroy, de Saint-Rambert en
Lyonnais, de Saint-Marcel en Viennois.
Dois-je oublier la chronique de l'abbaye de
Saint-Victor-lez-Marseille ? Saint-Victor, monument des siècles primitifs,
quand le sang des martyrs coulait dans les catacombes, à l'époque des pieuses
femmes, des veuves qui ensevelissaient les clercs, les évoques, les
centurions agenouillés au pied de la croix ; temps des diacres, des vierges
qui recueillaient les fioles d'un sang précieux, puis essuyant les plaies des
martyrs avec leurs chevelures, plaçaient la palme dans le tombeau, comme on
en retrouve de pieux fragments à Rome[17]. Le monastère de
Saint-Victor avait pour fondateur primitif saint Cassien ; sa chapelle fut
d'abord un souterrain taillé au vif dans les rocs de la montagne druidique
qui s'étendait sur les bords de la Méditerranée ; cette grotte mystérieuse, où se trouvent
encore des tombes, des figures étranges que les cierges éclairent d'une
lumière fantastique, avait vu les chrétiens primitifs échapper à la
persécution. Quand la fureur s'apaisa, on vit sortir de la grotte humide les
fidèles ; et le monastère de Saint-Victor s'éleva sur la chapelle souterraine
qui avait salué les agapes et les
repas fraternels des enfants du Christ[18]. La voilà debout
encore cette image de saint Victor incrustée avec son armure chevaleresque
sur la vieille porte noire qui ferme le parvis de l'abbaye ; ce guerrier
plein d'énergie est donc le centurion Victor (le
glorieux) ; il a la pique romaine au poing, il terrasse un dragon,
serpent ailé qui enlace son fougueux coursier de ses longs replis ; courage,
brave et digne centurion ! ce monstre qui se débat dans les angoisses de la
mort, n^est que la pieuse légende des services que saint Victor rendit à la
cité grecque et romaine[19], ou bien sa
victoire sur le mal et le péché.
Presque toutes les saintes histoires des premiers siècles
chrétiens disent les dévouements patriotiques ; et tandis que saint Victor
terrasse le dragon à Marseille, sainte Marthe, la compagne de Lazare, délivre
Tarascon d'une grande calamité, personnifiée dans l'abominable tarasque,
monstre affreux qui se débat encore au milieu des fêtes municipales[20]. Ce symbolisme
des légendes était donc l'expression naïve de la gratitude des peuples : ce
dragon à la peau d'écailles, ce monstre brisé par le courage et la prière,
n'était-il que l'image du démon ou du péché ? Peut-être exprimait-il le
souvenir du fléau dont le saint faisait cesser la funeste influence par son
généreux dévouement. Saint Victor fut le Persée chrétien. Il faut à toutes
les époques ces légendes de courage qui rappellent les services et préparent
les grandes actions ; le martyrologe des Gaules est la plus magnifique
chronique des puissants efforts de la civilisation chrétienne. Le caprice des
peuples n*élève pas des autels ; il y a au fond de toutes les grandeurs de l'homme
une cause i ces immenses monastères qui peuplaient les provinces étaient
comme un noble témoignage ; l'adoration n'est pas une vaine chose ; la
légende fut le bulletin populaire des services rendus par les évêques et les
clercs au temps de barbarie !
Que de saintes femmes se présentent également dans l'histoire
de la prédication catholique au sein des Gaules ! L'ordre monastique s'était
étendu parmi de pieuses héroïnes, depuis sainte Geneviève jusqu'à sainte
Bathilde du monastère de Chelles[21], et cette
Gertrude[22]
; jeune fille qui mourut à peine à vingt ans, joyeuse et parée comme pour une
fête ; Gertrude portait, aux jours de ses funérailles, la couronne blanche et
virginale au front. Chaque province avait aussi sa sainte, comme elle avait
son pieux évêque ; une église monastique lui était consacrée. Le
christianisme avait élevé la femme à la double et noble condition d'égalité
et d'amour pur et chaste ; elle était passée de l'esclavage et de la
servitude à toute la dignité de la nature sociale. L'image de la Vierge Marie, cette
mère des douleurs, protégeait la vie faible et souffreteuse ; la proclamation
enthousiaste que fit le concile de Nicée, souvenir de l'Église primitive, sur
la divinité et la chasteté de Marie, fut un des magnifiques triomphes de la
femme ; elle marqua une nouvelle époque dans les sociétés modernes. Le double
culte de la Vierge
et de l'enfant Jésus forme la plus belle légende en l'honneur de ce qui est
faible et misérable : au temps* d'une civilisation brutale et violente, ce
fut une idée admirable que de placer au ciel, parmi les gloires et les
puissances, une femme et un enfant divin ; on arrachait ainsi la société à
l'empire de la force. Sous la seconde race, les monastères de femmes se
multiplièrent à l'infini ; cette consécration à des idées morales, à une vie
chaste et solitaire, était un grand exemple au milieu du désordre des mœurs
et de l'impureté des hommes d'armes ; la jeune fille se mettait ainsi sous la
protection de Dieu et de cette empreinte virginale, pur sacrifice qui
s'élevait au Seigneur, et que couronnait l'histoire de Marie, le triomphe de
la femme.
Tandis que les évêques préparaient des lois sévères et des
disciplines pour arrêter les écarts de quelques monastères dissolus, une
fondation immense était faite au milieu de la chrétienté, comme un
acheminement vers la pureté plus haute de la règle. Le Xe siècle s'ouvrait !
l'Aquitaine était soumise au duc Guillaume, fils de Bernard, comte
d'Auvergne, et petit-fils du comte de Poitiers. Guillaume avait pour femme
Ingelberge, fille de Boson, roi de Provence, et sœur de l'empereur Louis.
Ainsi sa lignée était magnifique ! Dès son enfance, ce duc s'était lié avec
un saint abbé du nom de Bernon, issu du comté de Bourgogne ; Bernon s'en
allait prêchant la réforme monastique, et la réputation de sa sainteté
s'étendit bientôt au loin[23] ; il vint
trouver Guillaume d'Aquitaine, le suppliant de lui donner un coin de terre
pour établir sa réforme monastique ; et comme le digne seigneur possédait des
manoirs dans le Maçonnais, il scella, lui et sa femme Ingelberge, la chartre
suivante qui fut l'origine de la grande fondation de Cluny : Moi, Guillaume[24], duc d'Aquitaine, voulant employer utilement pour mon Ame
les biens que Dieu m'a donnés, j'ai cru ne pouvoir mieux faire que de
m'attirer la gratitude de ses pauvres ; et afin que cette œuvre soit
perpétuelle, je veux entretenir à mes dépens une communauté de moines. Je
donne donc pour l'amour de Dieu et de notre Sauveur Jésus-Christ, aux saints
apôtres saint Pierre et saint Paul, de mon propre domaine, la terre de Cluny,
sise sur la rivière de Graune, avec la chapelle qui y est, en l'honneur de la
sainte Vierge et de saint Pierre, et ses dépendances ; le tout situé dans le
comté de Maçon ou aux environs. Je le donne pour l'âme de mon roi Eudes et de
mes parents et serviteurs ; à condition qu'à Cluny on bâtira un monastère
pour y assembler des pauvres vivant selon la règle de Saint-Benoît, et que ce
soit à jamais un refuge pour ceux qui, sortant misérables du siècle,
n'apporteront avec eux que la bonne volonté de servir Dieu[25]. Ces moines et tous ces biens seront sous la puissance de
l'abbé Bernon tant qu'il vivra ; mais après son décès ils auront le pouvoir
d'élire librement pour abbé, selon la règle de Saint-Benoît, celui qui leur
plaira, pourvu qu'il soit de la même observance ; sans que nous ou aucune
autre puissance empêche l'élection régulière. Tous les cinq ans ils paieront
dix sols d'or à Saint-Pierre de Rome pour le luminaire, et auront les saints
apôtres pour protecteurs et le pape pour défenseur ; qu'ils exercent donc
tous les jours les œuvres de miséricorde, selon leur pouvoir, envers les
pauvres, les étrangers et les pèlerins. De ce jour il ne seront soumis ni à
nous, ni à nos parents, ni au roi, ni à aucune autre puissance de la terre -,
aucun prince séculier, aucun comte, aucun évêque, ni le pape même, je les en
conjure au nom de Dieu et de ses saints et du jour du jugement, ne devra
s'emparer des biens de ces serviteurs de Dieu ; nul aussi ne les vendra, ne
les échangera, diminuera ou donnera en fief à personne, et ne leur imposera
point de supérieur contre leur volonté ; enfin anathème sera prononcé contre
ceux qui voudront empêcher l'effet de cette donation ; et de ma propre
puissance, moi, comte, j'ajoute une amende de cent livres d'or contre
quiconque méconnaîtra les immunités et privilèges de mon hospice des pauvres[26].
Ainsi fut fondée la grande cellule de Cluny en Maçonnais,
l'institution qui brille d'un si vif éclat dans la silencieuse société du
moyen âge. Le nom de Cluny apparent sur toutes les Chartres et diplômes ; les
cartulaires sont remplis de donations pieuses faites aux pauvres moines ; Cluny
! Cluny ! que ton souvenir est magnifique encore, au milieu même des
ruines ! Lorsque vous descendez la Saône qui roule ses eaux paisibles, jetez les
yeux à quelques lieues de Mâcon ; vous voyez s'élever des débris, puis un
bâtiment, puis de vastes dortoirs, de hautes murailles qui forment là comme
une cité ; foulez ces ruines, parcourez ces vallées, ces coteaux, ces lieux
si animés, cette ville peuplée, ces hameaux riches si bien cultivés, ces
petits bourgs de Saint-Maur, de Jalogny, de Larency, de Saint-Vincent-des-Prés,
Donzy-le-Royal, baigné des mêmes eaux que Cluny, ce lieu si fertile avec ses
prairies légèrement agitées par les vents de Saône ; tout cela fut produit
par le travail des religieux de Cluny[27] ; cette
civilisation fut leur œuvre, et les générations ingrates ont brisé les
premiers auteurs de leurs richesses. Cluny était au V siècle un désert
couvert de bruyères, dévasté par les féodaux des montagnes ; ce fut là que
les premiers fondements du monastère des pauvres de saint Benoît furent jetés
sous l'abbé Bernon ; le duc Guillaume d'Aquitaine avait désigné ce solitaire
pour abbé de Cluny. Après la mort de Bernon, l'élection fut reconnue la base
et le fondement de l'ordre. Désormais toute fondation religieuse dut réunir
les grands principes de la liberté démocratique, avec la dictature ensuite,
qui est le dernier résultat de tout système dont le peuple est la base[28].
Les privilèges de la fondation de Cluny grandirent bientôt
avec la piété et la renommée des religieux ; on vit alors les règles et les
coutumes monastiques de la pauvre cellule s'étendre sur toutes les provinces
; les religieux de Cluny étaient affranchis de la juridiction épiscopale ; l'évêque
de Mâcon ne pouvait pas franchir le seuil du monastère, même avec le bâton
pastoral aux mains. Cluny releva directement du pape ; l'abbé, avec sa mitre
sainte, sa croix de bois, ne dut son pouvoir qu'à ses frères[29]. Des cellules
s'étendirent au loin dans la campagne ; des oratoires çà et là placés
devinrent comme des succursales qui saluèrent la croix de Cluny, leur mère et
leur fondatrice ; et telle fut la puissante renommée de cette fondation, que,
dans l'espace de quarante années, Cluny reçut plus de cent vingt Chartres de
donations ; tout chevalier mourant léguait quelques manses de terre ou un
droit féodal, ou une somme d'écus d'or aux pauvres de Cluny qui exerçaient
l'hospitalité envers les voyageurs. Les religieux soignaient avec
sollicitude, dans leur infirmerie, les hommes d'armes blessés ; nobles,
clercs et peuple laissaient aux moines de Cluny des terres incultes que les
frères allaient défricher après l'étude et la prière[30].
Les coutumes de Cluny étaient rigides : dès que le chant
du coq se faisait entendre, les religieux étaient debout ; on écoutait
psalmodier les saintes leçons morales de l'Écriture ; au milieu d'une
silencieuse attention, on disait les cantiques des prophètes, cri douloureux
qui exprime l'impuissance et le désespoir de la vie ; on récitait ces hymnes
où l'âme saignante pousse un cri lamentable. Le roi David est l'image du
sensualisme épuisé, qui a trouvé partout le vide et l'amère déception ; le
roi puissant a porté la coupe du plaisir à ses lèvres ; elle s'est desséchée
: quelle puissante consolation pour ces religieux qui macéraient leur chair
et se séparaient du monde, quand on leur présentait ce monde avec ses misères
! Après la prière, un frugal repas d'herbes cuites, de légumes sauvages,
qu'assaisonnait légèrement le sel ; on mangeait aux fêtes de l'Église un peu
de chevreau et de viande, moins pour nourrir le corps que pour ne point
ressembler aux manichéens, qui avaient répugnance de toute nourriture
animale. Le repas était suivi du travail ; les disciples de saint Benoît se
dispersaient les uns dans le désert pour cultiver la terre, les autres dans
leurs cellules pour recueillir et copier les livres saints ou les traditions
de l'antiquité grecque et romaine. Il y a un indicible bonheur dans l'étude
des générations mortes, alors qu'on est sous les grands bois, quand le
murmure des vents secoue les feuilles qui naissent et tombent comme les
années du passé. Le silence était impérieusement commandé ; on n'entendait
pas dans le monastère un cliquetis de paroles oiseuses, d'inutiles propos ; à
certaines heures les religieux[31] pouvaient se
communiquer leurs pensées, mais habituellement ils devaient se replier sur
eux-mêmes, et méditer profondément sur les vanités du monde ; car l'énergie
de la pensée vient des sensations qui se refoulent solitaires vers la tête et
le cœur.
L'habitude monastique recommandée par les premiers chrétiens,
était de fonder des colonies de frères dans les lieux les plus sauvages et
les plus incultes des provinces ; si un monastère se trouvait trop nombreux,
il envoyait quelques-uns des moines au loin dans la campagne ; souvent c'était
sur les sollicitations mêmes de quelques pieux habitants que l'oratoire était
fondé ; cinq à six pauvres frères s'acheminaient avec le souvenir chéri
et les règles de l'ordre[32] ; lorsqu'ils
trouvaient un lieu propice où l'écho seul retentissait, une roche audacieuse
ombragée de quelques arbres sauvages, ou un torrent qui se précipitait
écumeux a travers les broussailles ; lorsqu'ils trouvaient un désert où
l'oiseau de proie poussait ses cris aigus, où le loup faisait entendre son
glapissement lugubre ; ou bien lorsque mille reptiles, la couleuvre, la
salamandre, prenaient la vie sous un sol humide, réchauffé par le soleil ;
dans ces lieux d'affreux aspect les moines choisissaient leur habitation de
préférence, comme si Dieu leur avait donné pour mission de cultiver, de défricher
incessamment la terre pour la nourriture de l'homme. Bientôt s'élevaient des cellules
de bois, une église de pierre, un hospice pour les pèlerins et les pauvres ;
puis un bourg, un village, une foire avec privilèges ; la vie de l'homme,
puissante et laborieuse, remplaçait bientôt la solitude sauvage. Ainsi fut
fondé Cîteaux, la fille de Cluny, colonie du monastère de Molesne en
Bourgogne ; vingt et un moines de l'abbaye allèrent s'établir dans un désert
à cinq lieues de Dijon ; ces terres incultes portaient le nom latin de Cistercium, et Ton disait Cîteaux dans la
langue franque et bourguignonne. Il faut lire dans les légendes la
description affreuse de celte plaine sauvage de Cîteaux, toute couverte de
bois et de broussailles ; on ne pouvait faire un pas sans se déchirer la
chair sous les vêtements de bure : les annales de Saint-Benoît disent qu'on
trouvait là le basilic aux yeux méchants, au regard oblique et pernicieux[33] ; et quand on
jeta les premiers fondements de quelques cellules en bois de sapin, il fallut
disputer la terre aux serpents qui sifflaient dans les herbes vénéneuses. Cîteaux
devint bientôt une magnifique demeure ; les religieux s'y étaient établis
dans la lune de mars 1098, un dimanche des Rameaux ; et dix ans après, la
renommée de Cîteaux s'étendait par tout l'univers ; car alors Clairvaux
n'était pas né encore ; il n'existait dans la vallée d'Absinthe, sur
la rivière d'Aube, qu'un simple oratoire de toute part entouré par des repaires
de voleurs, ainsi que nous l'apprend depuis saint Bernard ; triste surnom que
celui d'Absinthe, car il exprimait la tristesse et l'amertume des habitants
de ce désert en proie au pillage et à la dévastation.
Dans ce temps apparaissait à Cologne, la vieille ville du
Rhin, un clerc qui devait remplir de sa pieuse renommée les annales des
ordres monastiques ; il s'appelait Bruno, archidiacre delà cathédrale, une
des intelligences les plus savantes et les plus avancées de ce siècle ; sa
conduite était austère, son front large et chauve à vingt ans ; Bruno était
déjà la pierre précieuse du chapitre de Cologne avant que s'élevât cette
belle cathédrale, œuvre des confréries et des ouvriers de chaque état en la
ville. Bruno vint à Reims pour étudier et développer les enseignements
scolastiques ; profondément affligé des mauvaises mœurs des clercs, il conçut
la pensée d'une vie monastique plus rigide et d'une abdication du monde plus
profonde ; il ne trouvait aucune règle assez sévère, aucune discipline assez
impérative ; il résolut de se consacrer tout à fait à la vie des ermites, et
de fonder une communauté silencieuse qui se livrât tout à la fois à la
contemplation, à la prière et à l'étude, comme ces Pères du désert dont parle
saint Jérôme, et dont le Titien a divinisé les magnifiques têtes. Bruno
s'achemina donc vers les montagnes du Dauphiné ; il y était attiré par la
réputation des vertus du saint évêque de Grenoble. Bruno et deux de ses
compagnons s'agenouillèrent la face contre terre pour solliciter la solitude
et le désert ; l'évêque leur concéda des rochers amoncelés sur des rochers,
une sorte d'aire, nid d'aigle dans la montagne ; ce lieu est nommé dans les
vieux documents la Chartrouse
ou Chartreuse[34],
et devint une communauté d'ermites. Les compagnons de saint Bruno vécurent
ensemble, mais jamais ils ne se communiquèrent leurs désirs, leurs volontés
par la parole ; c'étaient des corps en dehors du monde, s'élevant par rame
vers la cité céleste, la seule espérance de leur amour. Dès qu'un peu de
terre leur fut concédée, ils l'ensemencèrent de quelques grains, puis ils se
livrèrent à l'éducation des troupeaux sur la montagne, comme les pasteurs et
les bergers ; leurs yeux s'élançaient au ciel, leurs mains calleuses
brisaient les rochers pour jeter quelque culture sur la cime des monts. Les
chartreux durent s'abstenir de vin et de viande, qui alourdissent le corps et
enflamment l'imagination des vains désirs du monde ; le silence méditatif fut
la règle impérative des religieux de la Chartreuse ; le travail dans chaque cellule, l'étude
par l'esprit surtout, puissante nourriture, ainsi que le dit saint Bruno :
voilà les prescriptions qui furent imposées aux solitaires[35].
On conçoit à peine, dans les sociétés modernes si agitées,
ce besoin qui jeta toute une génération dans le désert. Au moyen âge, une
sorte de tristesse soudaine pousse des populations entières à la solitude ;
aujourd'hui voyez autour de nous l'aspect de tout ce peuple qui travaille, et
se remue incessamment ; la génération actuelle est comme une vaste
fourmilière, où tout se meut sans but déterminé, pour arriver ensuite au
tombeau, le dernier terme d'une vie laborieuse. Spectacle bien mélancolique,
que l'aspect de ces masses qui s'agitent avec une sorte d'instinct
d'animalité, et bourdonnent comme des insectes autour de la société qui n'a
plus ni traditions, ni croyance, ni foi en elle-même ! Ce spectacle d'une
activité stérile, ce rapide retour des fêtes sans plaisir, des joies sans
bonheur, des félicités amères, tableau si effrayant dans la marche des
siècles, entraîne les esprits méditatifs en dehors de ce tourbillon qui vous
prend, vous mène sans cause et sans résultat. Quand l'âme déchirée pousse un
profond soupir, l'existence du désert soulage ; qu'importe le dur cilice sur
la chair, quand le cœur est en lambeaux ! qu'importent la macération et le
jeûne, quand la tête brûle et s'affaisse sur la poitrine ! qu'importe
l'aspect d'une terre sauvage, lorsque l'affreuse satiété ne donne plus de
sensations à l'âme épuisée ! La vie monastique s'explique par le cœur même :
en vain vous briserez la vocation solitaire, vous disperserez au vent les
débris des monastères ; cette vocation viendra, parce qu'elle est dans
l'instinct douloureux de chaque existence fatiguée. Les corporations
religieuses s'abîment et se reforment ; les hommes d'armes envahissent les monastères
dans le moyen âge, comme aujourd'hui les soldats, les industriels,
envahissent les ruines des cloîtres pour y transporter leurs habitudes
actives. Cluny a servi longtemps de caserne ; le bruit des armes s'y
faisait entendre, comme au moyen âgé le hennissement des chevaux dans le
monastère. Cîteaux abrite quelques ouvriers qui s'agitent pêle-mêle : femmes,
enfants, vieillards, abrutis devant une mécanique pour gagner un salaire
péniblement obtenu ; et Clairvaux est devenu la prison des délits politiques,
invention cruelle des sociétés modernes. Ainsi rien ne change que dans la
forme ; l'invasion de la solitude par les hommes sensuels, par les forts et
les puissants, est le retour vers la brutalité féodale ; la pensée morale est
dominée par la force de la chair jusqu'à ce qu'elle triomphe à son tour, car l'intelligence
est au-dessus de la matière, et l'homme n'est pas condamné à marcher sans
but, comme s'il était marqué au front par la malédiction de Caïn[36].
La règle de Saint-Bruno fut une réforme austère de celle
de Saint-Benoît : les mêmes prescriptions de travail et d'étude furent
ordonnées ; Bruno recommanda surtout l'hospitalité envers les étrangers,
pauvres voyageurs égarés dans les solitudes. Ce fut la première vertu[37]. Je vécus enfant
au milieu des débris d'une chartreuse, à la face de quelques fresques en
ruines qui reproduisaient les tableaux de Lesueur sur la vie de Bruno, et l'hospitalité
des frères qui avaient cultivé ces jardins potagers, ces bosquets embaumés de
roses au milieu d'une nature aride fécondée par les religieux[38] ; ce qui me frappait
dans ces fresques, c'était l'humble posture de ces religieux qui
s'agenouillaient la face contre terre, devant les étrangers au maintien
grave, à l'œil doux et reconnaissant ; et tandis que les frères observaient
une abstinence rigide, ils offraient aux visiteurs émus le poisson des
viviers, des fruits magnifiques étalés sur une table avec l'aménité d'une
hospitalité antique. Ces images qui m'avaient si vivement frappé, je les
retrouvai plus tard à la chartreuse de Grenoble, fondée par saint Bruno. Je
les ai vues encore à la chartreuse de Pavie, ce magnifique joyau où je
confondis deux religieux qui priaient immobiles avec les statues de marbre
des Visconti ; ainsi les peintures, les hommes, la mort et la vie, tout se
mêle et se confond dans cette immobilité. A la chartreuse de Grenoble même,
qui ne sent la paix silencieuse d'une âme battue par les orages de la vie au
milieu de cette nature sauvage, de ces rochers brisés par l'ouragan, de ces
cascades en poussière, moins déchirées encore que le cœur de l'homme ! qui
n'aime à contempler cette neige éternelle avec sa teinte rosée, lorsque les
derniers feux du soleil viennent frapper les lacs de glaces, mers immobiles
dont les ondes pétrifiées ne s'agiteront qu'au jour où la terre s'abîmera
dans le heurtement des mondes ! Dans les solitudes sous l'invocation de saint
Benoît, le premier devoir était l'étude, la première mission l'enseignement ;
au sein des monastères, comme dans les cathédrales, on avait formé des écoles
publiques destinées à apprendre aux riches et aux pauvres, sans distinction,
les éléments de la science. Il n'était pas une église qui n'eût,
indépendamment de la prédication dominicale, des leçons scientifiques après
matines ; les scolastres présidaient à l'éducation des jeunes clercs et
étudiants. La science resta néanmoins stationnaire dans les Xe et XIe siècles
; elle ne fit aucun progrès remarquable depuis l'époque du roi Robert jusqu'à
l'apparition de saint Bernard et de Pierre le Vénérable, types de la
scolastique. Un caractère commun se manifeste entre la situation littéraire
des deux siècles ; l'état de sauvagerie n'avait pas changé dans la société,
et au milieu des querelles sanglantes, la lance au poing, ou des combats à
outrance, comment trouver le moyen d'agrandir le cercle des études[39] ? La langue
vulgaire était toujours parmi le peuple un mélange corrompu du latin et des
idiomes de la conquête, débris de la vieille Gaule. Le peuple ne parlait pas
la langue de Tite Live et de Cicéron ; les tournures des phrases longues et
développées de Rome antique ne pouvaient servir aux passions belliqueuses et
rudes de la race franque et des autres Barbares envahisseurs ; la colère
vive, brutale, impétueuse, ne pouvait s'exprimer en périodes étudiées ; il
lui fallait une langue plus simple et plus altière. Il se forma donc partout
dans les Gaules un patois distinct, idiome de chaque province, qui se fondit
et se régularisa dans la double syntaxe de la langue romane[40] et de
l'anglo-normand, mélange du latin corrompu, du gaulois et du saxon. Là fut la
parole du peuple, la phrase usuelle, même des barons et chevaliers ; si les
clercs conservaient dans le sanctuaire l'étude de la langue latine, s'ils
s'en servaient dans leurs livres ou dans les hymnes qui s'élevaient à Dieu,
les hommes d'armes, les serfs, les manants employaient le parler vulgaire ;
cet idiome éclate et retentit dans les chansons de Geste, les cantilènes,
dans les serments prêtés de prince à prince[41], dans le cri de
guerre ou d'armes avant la bataille, comme à Hastings, ou dans la rédaction
primitive des lois normandes de Guillaume, et bientôt il se déploie avec plus
de magnificence dans les longs poèmes ou romans qui furent publiés à la fin
du XIe siècle. Chevaliers, voulez-vous ouïr la chanson
de Guillaume au court nez ? voulez-vous ouïr la cantilène du vicomte de
Ventadour en Limousin, ou bien la passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ par
le chantre du Dorât ? voulez-vous ouïr le cantique de saint Wulfram et de
saint Wandrille, par Thiébauld de Vernon, ou la belle légende de saint
Thibaud de Provins ?[42] vous trouverez
ces longues histoires, ces naïves poésies des cantadours, baladins,
jongleurs, toutes écrites en vulgaire ; car n'était-ce pas ainsi qu'on
devisait dans les cours plénières ? Et comment les dames et chevaliers
eussent-ils pu lire en latin la langue de clercs, les aventures de Guillaume
au court nez, avec les enfances de saint Guillaume, le couronnement de Louis
le Débonnaire, le moinage de notre Sire ? comment auraient-ils lu les beaux
faits d'armes de Roland qui mourut à Roncevaux ? Tout ce qui s'adressait aux
masses était écrit dans la langue du peuple ; ce peuple riait et gambadait en
écoutant les jongleurs et ménestrels ; quelle était la fête ou cour plénière
qui pouvait se passer de ménestrandie ? L'usage de multiplier les chansons de
Geste se répandit dans la société, et à la fin du XIe siècle on commença à
réciter la plupart des vastes chansons qui appartiennent au cycle de
Charlemagne et de la Table
ronde. Sous la période suivante, les épopées se régularisèrent dans les
œuvres plus parfaites[43].
La génération ne fut donc point littéraire dans le sens de
la vieille latinité grecque et romaine ; après les faibles lueurs du règne de
Charlemagne, il y a peu de souvenirs et de goût dans les intelligences pour
Rome impériale avec son cortège illustre de Cicéron, Virgile, Horace, Tite
Live, Tacite et Salluste ; on bégaie une littérature nationale, on prépare en
longues poésies les premières œuvres des langues d'oc et d'oïl, ces
chants de Geste, épopées dont je retracerai plus tard le développement
successif : ne cherchez pas encore une philosophie disputeuse, les arguties
ne vont pas aux époques de brutalité native et de franchise dans les idées et
dans les mots. La scolastique n'est point née, la croyance domine tout, et
lorsque quelque hérésie se montre, comme sous le roi Robert, on se hâte de
l'étouffer par un cruel mouvement de peuple et par de sanglantes exécutions.
S'il y a quelques traces de libre examen, elles s'abîment dans la foi naïve,
qui jette les ténèbres sur le monde, et abaisse toute conscience devant Dieu
et l'Église. L'examen libre, hardi, ne vient que dans les époques avancées ;
il ne se montre point quand la croyance embrasse tout ; la philosophie du
doute ne s'implante pas dans un champ stérile et sauvage ; l'examen est le
type et la plaie des sociétés épuisées et raisonneuses. Au XIe siècle, les
premières lueurs de la critique hautaine ne paraissent point encore dans les
sciences ; les observations pratiques font plus de progrès : comme elles sont
le résultat de l'application, elles se développent instinctivement ; ainsi la
chirurgie et la médecine s'avancent vers des résultats. Dans ces époques où
tant de fléaux régnaient, quand les chevaliers et les barons se faisaient de
profondes blessures de leurs grandes épées, il fallait bien que des
chirurgiens habiles pussent panser par des moyens simples les ravages de la
guerre ; s'il y avait des expériences maladroites, comme les chroniques nous
en ont laissé de nombreuses traces[44], d'autres furent
heureuses : de là toutes ces traditions de guérisons merveilleuses qui nous
restent dans les chansons de Geste ; de là cette poétique herborisation des
châtelaines bienfaisantes qui couraient la campagne pour chercher des
plantes, des baumes ; nobles dames qui guérissaient de leurs mains les plaies
cruelles des chevaliers blessés dans les combats. Les jongleurs faisaient
intervenir sans cesse dans l'épopée du moyen âge les fées enchanteresses en
rapport avec les esprits ; elles venaient porter aux hommes d'armes blessés
le secours de leur art divin : qui nous rendra les épopées d'or de Merlin et
de Morgane ? Ces traditions, en les dépouillant du merveilleux qui les
environne, font supposer un avancement assez sérieux dans la médecine et la
chirurgie[45]
; les légendes des vieux romanciers indiquent quelques guérisons surprenantes
qui avaient vivement frappé les esprits. Il n'y a pas de légendes absolument
fausses ; elles prennent toutes leur origine dans les impressions et les
souvenirs populaires ; ces fées gracieuses qui, dans les romans de Geste, se
servaient de quelques paroles murmurées pour rendre les forces et la vie aux
chevaliers, rappelaient les services des nobles châtelaines instruites dans
la science des simples, transmise depuis les druidesses sous les hautes
forêts celtiques. L'astronomie, les mathématiques et la chimie se mêlaient
alors d'une façon étrange à toutes les superstitions : l'astronomie cherchait
les temps, les horoscopes dans les phénomènes célestes, dans les étoiles
filantes ou les éclairs lumineux qui parcouraient l'horizon enflammé avec le
fracas de la foudre ; elle étudiait la grêle qui moissonnait les champs, les
pluies de pierres et d'animaux immondes qui de temps à autre venaient
effrayer l'imagination des solitaires. Tous ces phénomènes jetaient les
chroniqueurs dans d'étranges conjectures sur le mouvement des mondes et sur
la fin prochaine du genre humain ; car tout se rattachait alors à la vie
future ; la chair était comme une enveloppe importune. L'idéalisme catholique[46] était
l'abdication de toute sensualité.
Les mathématiques ne rectifiaient rien ; s'éloignant de
toute rectitude, elles étaient dans ces imaginations simples et ardentes un
moyen de calcul algébrique pour les sorts ; chaque nombre avait sa signification
et son pronostic. Fuyez, pauvres serfs, lorsque le
nombre treize apparaît ou sur votre case ou dans le calcul de vos journées,
ou bien encore si vous l'apercevez en songe au milieu de figures étranges et
de créations fantastiques. Maintenant si vos troupeaux s'amaigrissent, si de
pâles figures demeurent désormais dans les villages, c'est qu'on a jeté une
mauvaise combinaison sur les hommes et les troupeaux : le cercle, le
triangle, le mélange informe des signes cabalistiques, est comme la fatalité
qui vous menace. Fuyez au loin, dames et chevaliers, vos manoirs sont marqués
par les mauvais esprits[47]. Dans ces
combinaisons de simples, de nombres, dans ces mixtions de plantes,
apparaissent les premières idées de l'alchimie ; la science commence à se
déployer avec les ailes noires des esprits qui voltigent, comme des
chauves-souris, sur les fourneaux allumés de quelques solitaires ; les
savants soufflent les ustensiles rouges de feu, et s'abîment en méditations à
la face des métaux liquéfiés, pour y chercher incessamment les secrets de la
nature, de la vie et de la mort.
Au-dessus de tout il n'y a qu'une science qui reste intacte
comme une tradition sacrée, c'est la théologie ; elle domine les
intelligences, elle préoccupe les esprits, parce que la croyance est au fond
du cœur de ces peuples, et que la théologie n'est que la règle imposée au
culte qui monte vers le ciel i chroniques, légendes, histoires, tout se
rattache à l'adoration de Dieu[48] ; douce science
qui, vous détachant des misères de la terre et de la tristesse des réalités,
vous place dans un monde rêveur et imaginaire où se montrent le Seigneur dans
sa gloire, les vierges, les archanges et la poétique hiérarchie des cieux !
Le matériel de la vie n'est qu'un long désespoir autour des joies qui se
dessèchent et des plaisirs qui fuient ! Nature fatale qui s'attache à
l'homme, et lui présente toujours la plaie de sa destinée passagère ! La vie
est comme ces beaux fruits aux couleurs veloutées : on les touche, on les
cueille, et l'on trouve au cœur le ver rongeur. La théologie vous enlève au
désespoir des réalités, elle vous fait vivre dans un monde d'imagination où
tout est beau comme l'arc-en-ciel, où tout est nuage d'or et d'idéalisme,
comme ces horizons vagues et brillants qui présentent à l'œil une population
de feu, des têtes rayonnantes, des vierges au bleu céleste, et des séraphins
aux ailes d'argent ; tout cela disparaît quand la nuit vient avec ses ombres
noires ; la nuit, triste condition pour l'intelligence de l'homme, image de
la matière dans son effrayante nudité, lorsque nous voulons pénétrer le
mystère des sources de la vie. Au moyen âge, la théologie et la croyance
s'emparent des arts ; elles les élèvent, elles lés font beaux, elles jettent
sur les grandes œuvres comme un rayon céleste.
Alors commence la construction des vieilles cathédrales :
l'église de Sainte-Bénigne de Dijon, celle de Saint-Martin de Tours, de
Saint-Hilaire de Poitiers, la cathédrale de Chartres, Saint-Martial de
Limoges, la primitive église de Cluny appartiennent à cette période, et leur
architecture commence à s'élancer vers les cieux, le but ardent des
générations. Ces cathédrales n'ont pas de peintures encore, elles sont
simples et froides comme la pierre, elles n'ont d'autres ornements que les
stalles du chœur et les tombeaux : les stalles où les moines passaient la
vie, le sépulcre où ils la finissaient[49] ; çà et là des
sculptures dans les cintres des voûtes, figures grotesques ou hideuses. Le
goût des nations primitives a quelque chose d'abrupt qui ne devine pas le
beau. De grossières miniatures de l'art byzantin sont reproduites dans les
missels ; l'art de l'orfèvrerie y brille en topazes, émeraudes, fermoirs
d'ivoire, d'or ou d'argent, avec l'améthyste au centre, enchâssée dans
l'argent blanc et plat, selon l'us de
saint Éloi, l'argentier et orfèvre du roi Dagobert[50]. Ces peintures
et ces couleurs se reproduisent demi-effacées encore sur les tapisseries qui
se sont conservées comme des débris des vieux âges ; on tissait la laine
grossière qui servait aux vêtements du menu peuple. Au coin du feu, dans les
longues veillées, on voyait la quenouille antique aux mains des matrones ;
elles racontaient les légendes et les chansons de Geste des temps passés. Que
ne sait-on pas lorsqu'on a vu tant d'années s'écouler devant soi avec le
sablier des heures, le rouet qui tourne et l'horloge du temps ? On a tout
appris, excepté la science des choses, l'énigme de la mort, fatal mystère où
vous apparaissent les nuées noires, les ombres épaisses, les feux
éblouissants qui brûlent l'orbite de l'œil. La quenouille fut le meuble
héréditaire du manoir ; on la vit plus tard dans les images de sorcellerie,
et les vieilles devineresses parurent aux miniatures une quenouille en main
qu'elles filaient en jetant les sorts et les malencontreuses aventures sur le
populaire.
Au milieu de ces progrès informes encore dans l'art, il y
eut alors des métiers qui se perfectionnèrent par l'usage. Voici d'abord les
fourbisseurs d'armes qui trempaient de bonnes épées comme celles de
Charlemagne, de Roland et de Renaud ; Joyeuse, Durandal et Flamberge ; les
ouvriers qui tressaient les mailles d'acier du haubert ; les faiseurs de
cuirasses, les caparaçonneurs de chevaux, les maréchaux ferrants avec leurs
chefs, les connétables ; tous ces états devaient grandir avec l'usage des
armes de guerre ; la bataille était la pensée absorbante ! ne formait-elle
pas toute l'éducation des varlets et nobles hommes ? Les traditions d'épées
enchantées, des armes à l'abri d'un coup d'estoc, de ces lances qui
résistaient au heurtement des chevaux, devaient se rattacher à un
perfectionnement immense dans le travail de l'ouvrier : quand les besoins
alimentent une industrie, elle enfante des merveilles[51] ; les armes
furent bien trempées alors. Le baron avait aussi des manteaux d'hermine pour
tenir ses plaids de justice et ses cours plénières ; les nobles dames
portaient coiffes et bonnets de fin lin, robes traînantes, souvent doublées
d'étoffes : à aucune époque on n'abandonne le désir du luxe, il est au fond
de notre nature. On travaillait alors avec ténacité, et les tapisseries, ces
œuvres du manoir, nous donnent la mesure de la patience dans l'art. Les
corporations commençaient à s'organiser pour chaque état ; ne fallait-il pas
servir la richesse des vêtements de l'église ? on devait orner les étoles
brodées, les dalmatiques avec la croix, les robes violettes des évêques, les
mitres éclatantes qui surmontaient leur tête, les gants de daim qui
couvraient le rude poignet des chevaliers, quand ils passaient joyeusement
leur vie aux manoirs. Il y avait donc un besoin de travail et de progrès ; on
marchait vers la corporation.
Dès ce moment le drame va se déployer sur une plus vaste
échelle ; le XIIe siècle développe la Commune
; tout tend à se classer dans une hiérarchie : clercs, barons, communaux,
manants et serfs, tout va stipuler ses droits, racheter sa liberté, écrire
ses coutumes et se montrer enfin dans l'histoire. A peine le cri de croisade
a retenti que la vie et l'animation populaires se répandent partout ! La
prédication d'Urbain II a remué les masses ; la démocratie apparaît, parce
qu'elle se manifeste toutes les fois qu'un peuple s'agite pour une opinion.
Quand la foule des serfs pauvres marche à côté des barons pour la délivrance
du saint sépulcre, il naît delà une fraternité religieuse, premier progrès
vers l'égalité politique. C'est par cette action de la croisade que la Commune reçut son
impulsion. Il y eut des Chartres conquises par les serfs révoltés ; d'autres
furent concédées à prix d'argent ; d'autres enfin données dans une intention
pieuse pour le repos de l'âme. Ce nouvel état social va se produire quand les
gonfanons volent au vent du pèlerinage, et que les barons de France partent
tous pleins de joie pour la
Palestine !
FIN DU TOME PREMIER
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