Géographie du pèlerinage. — Routes. — Bornes. — Ponts et péages. —
Villages. — Cités. — Populations. — Races. — Les Allemands. — Les Hongrois. —
Les Bulgares. — Les Petchenègues. — Les Grecs. — L'Asie Mineure. — Nicée. —
Antioche. — La Syrie.
— Les Sarrasins. — Les Turcs. — Le califat et l'Égypte. — Transaction et
chartre pour le départ des croisés. — Privilège des pèlerins.
1095.
Tout ce peuple de chrétiens, qui s'armait avec tant
d'enthousiasme pour la délivrance du saint sépulcre, avait de vastes terres à
traverser avant de saluer Jérusalem ! Dans le concile de Clermont, quand la
parole eut soulevé des myriades d'hommes, Urbain II s'efforça de mettre un
peu d'ordre, un peu de discipline au milieu de ces masses émues. Les
prescriptions pontificales avaient pour objet de grouper en armées régulières[1] la foule des
pèlerins qui allaient s'acheminer tumultueusement vers le saint sépulcre. Le
pape savait que les routes n'étaient pas sûres ; les croisés avaient à
traverser des populations diverses à peine chrétiennes, hostiles aux
étrangers ou méfiantes au moins pour ces hommes d'armes qui venaient de
lointains climats. L'itinéraire n'était pas tracé, et d'ailleurs la
protection qui suffisait à quelques pèlerins marchant isolés ne devait point
répondre aux besoins immenses de ces populations entières qui allaient
déborder, comme les eaux des grands fleuves, sur l'Allemagne, la Hongrie, la Bulgarie, la Grèce et l'Asie Mineure[2].
Rome impériale avait semé le monde de magnifiques routes,
impérissables œuvres qui liaient toutes les parties de ce vaste univers.
Depuis les murailles de la
Calédonie jusqu'aux confins de la Perse ; depuis la Germanie indomptée
jusqu'au grand Atlas qui supportait les cieux sur ses vastes flancs de
rochers, des travaux immenses avaient tracé ces voies romaines, dont les
débris restent encore debout ! Les légions signalaient leur passage à travers
une province en y laissant les monuments de leur patiente immortalité[3] : ici des arcs de
triomphe que les centurions et les tribuns élevaient à César ; là des
aqueducs suspendus qui unissaient les montagnes ; partout ces routes en
pierre que le ciment romain préservait des ravages du temps ; les cirques,
les théâtres, les tours dures comme le diamant entouraient la cité d'une
triple enceinte. Tous ces monuments de l'art avaient survécu ; dans le Xe
siècle, on voyait épars ces souvenirs des grandeurs impériales et les
inscriptions qui en perpétuaient la mémoire. Le moyen âge vécut des débris de
la civilisation romaine ; ce fut à l'aide de ces pierres carrées, et avec la
poussière de ces splendeurs, que les châteaux fortifiés des premiers siècles
féodaux furent construits[4]. Les routes
militaires étaient largement tracées et bien conduites ; aux grandes époques
de Rome, le char du préteur ou du proconsul parcourait les itinéraires qui
embrassaient le monde connu[5].
Tous ces débris de Rome allaient encore servir l'instinct
voyageur des pèlerins pour Se diriger vers Jérusalem ; les traces étaient si
bien marquées, qu'un seul chemin conduisait de l'embouchure du Rhin jusqu'à
l'Oronte, et les pèlerins pouvaient se rendre des marais de la Belgique jusqu'aux
riants bosquets de Daphné sous les murs d'Antioche, célébrés par l'empereur
Julien[6]. Ainsi ces
vestiges de routes qu'avaient traversées autrefois les légions victorieuses,
les pèlerins chrétiens les parcourraient aujourd'hui pour accomplir le but
pieux de leur voyage, l'adoration du grand sépulcre. Les uns allaient partir
de la Gaule
occidentale ou méridionale ; les autres quittaient l'Allemagne ou l'Italie
pour visiter d'abord Constantinople, et de là, traversant le Bosphore, ils
devaient toucher la terre d'Asie Mineure ; ils avaient à parcourir des
provinces nombreuses, des pays à peine connus. Les Barbares avaient fait bien
des ruines dans leurs primitives invasions du quatrième siècle : cependant
les voyageurs devaient trouver sur leur route des villages, des ponts, des
bacs avec péages féodaux ; ces bourgs étaient très-multipliés ; il y avait
peu de grandes villes, mais des habitations ici, là éparses se groupaient
ensemble en hameaux, et formaient des peuplades dans les positions abritées
de la campagne, au pied d'une haute montagne, dans le creux d'un vallon, au
bord d'une rivière qui fertilisait les champs agrestes[7]. Le voyageur
égaré trouvait secours dans les oratoires et les hospices (hospitium),
et ces maladreries que les fondations chrétiennes avaient jetées sur les
routes, de lieu en lieu, dans les situations les plus périlleuses. Partout où
il y avait un désert, on voyait une croix s'élever comme un signe de
miséricorde et de secours pour les voyageurs. L'hospice était une idée toute
chrétienne inconnue à l'antiquité polythéiste[8]. Dans leur temps
de victoire, les logions de Rome avaient aussi placé des bornes milliaires
qui indiquaient les véritables voies, et ne permettaient pas aux pèlerins de
s'égarer quand ils entreprenaient le lointain voyage de Jérusalem. Ainsi la
prévoyante administration de Rome servait encore aux barbares conquérants qui
avaient foulé la poussière de ses ruines !
Le premier peuple qui se trouvait sur la route du
pèlerinage, quand on avait traversé l'Allemagne, était les Hongres ou
Hongrois, dont le souvenir effrayait encore les chroniqueurs du Xe siècle ;
ces populations aux traits aplatis, à la figure ronde, au nez large et épaté,
avaient une origine tartare ; leurs ancêtres étaient les Ouigours[9], d'où dérivait le
mot Hongrois ; ils sortaient de la Scythie ou de la Tartarie, origine
première des Huns[10] et des Avares,
si célèbres aux derniers jours de l'empire romain. Les Ouigours avaient
d'abord planté leurs tentes au milieu de la Pannonie ; comme toutes
les races tartares, ils montaient de petits chevaux et portaient le carquois
sur l'épaule. Les chroniques nous racontent avec effroi les mœurs de ces
populations, comment elles se précipitaient impétueusement dans la bataille,
puis fuyaient pour se réunir encore. Leur idiome était le tartare mantchoux ;
leur premier chef portait le nom d'Almus et se disait issu d'Attila ; car
lorsqu'il y a une grande renommée chez un peuple, tous veulent y chercher
leur origine pour se donner une empreinte de sa grandeur. Les Hongrois
étaient restés barbareset païens jusqu'aux deux tiers du Xe siècle, lorsque
parut Etienne, fils du duc Géisa ; il était de haute stature et de belles
formes ; il se distinguait du commun des Hongrois par la taille et les traits
de son visage. Quelques saints moines avaient parcouru les terres des
Hongrois pour prêcher la loi du Christ, Etienne reçut le baptême des mains de
saint Adalbert, évêque de Prague ; il fut reconnu waivode ou duc de Hongrie
parles acclamations du peuple. Etienne, devenu chrétien, se donna la belle
mission de convertir et de civiliser ses peuples ; il fut obligé de dompter
les Hongrois qui se révoltaient sous sa main pour revenir à leurs dieux et à leurs
vieilles mœurs. La barbarie a ses charmes d'habitude et d'innocence ; les
idoles que votre enfance vous a faites d'or, ce culte, ces coutumes du
berceau, ce campement sur des chars à la face du ciel pur, cette vie des
forêts quand l'air épanouit les poumons, tout cela constitue la vie
primitive, et les peuples l'oublient difficilement. Etienne devint le roi le
plus fidèle au saint-siège[11] ; il voyait dans
Rome le principe de la civilisation et de la force ; il lui fit hommage de
son sceptre : Etienne, avec la pourpre de roi, reçut le nom d'apôtre de
Hongrie. A la fin du XIe siècle, sa couronne fut déférée à Coloman, prince
mal fait de corps et d'un esprit méchant ; Coloman, depuis tristement célébré
par les chroniques de la croisade, alors que les bandes des pèlerins
traversaient les villages hongrois qui commencent là où le Danube déploie ses
eaux immenses. Le Danube a quelque chose de sauvage, souvenir de ses
habitants primitifs[12].
Quelle était l'origine des Bulgares, populations nomades
que l'on voyait avec leurs tentes se transporter ici, là comme les Arabes du
désert ? Les Bulgares, Scythes d'origine, appartenaient encore à cette vaste
famille du Volga, la
Sarmatie asiatique des anciens : une colonie de Bulgares
vint se fixer dans la
Valachie et la
Moldavie, et posa ses pavillons noirs dans l'empire même
des Grecs. Gomme les Hongrois, les Bulgares s'étaient convertis au
christianisme sous leur roi Bogoris, l'unité européenne arrivait par la
croix. Ce fut une histoire miraculeuse que cette conversion de tout un peuple
: une jeune fille bulgare, aux traits marqués des races de Tartarie, la sœur
même de Bogoris, avait été captive à la cour de Constantinople, auprès de
l'impératrice Théodora ; elle admira les pompes chrétiennes, les peintures
d'or dans les églises de Sainte-Sophie, au milieu des immenses basiliques
grecques ; elle avait vu les églises parfumées d'encens : ardente pour les
enseignements de Théodora, la jeune Bulgare embrassa la foi du Christ ;
puis elle s'en revint auprès du roi son frère, et comme Clotilde pour Clovis,
elle abaissa le cou du Barbare, en lui révélant les dogmes de châtiment et
d'espérance qui constituent la foi religieuse ; le rôle de femme fut toujours
si puissant dans le catholicisme ! Alors de fréquentes relations existaient
entre les Grecs et les Bulgares[13] ; ces races
tartares voulaient imiter le faste brillant de la cour de
Constantinople ; Bogoris avait demandé un peintre pour jeter quelques
ornements dans son palais, et ce fut le moine Méthodius qui se donna cette
mission d'art qui pouvait servir la foi. Dans une assemblée nombreuse où les
Bulgares se livraient à leurs jeux sur des chars qui soulevaient la
poussière, Méthodius, avec l'admirable instinct de l'école chrétienne,
reproduisit la peinture du jugement dernier, cette effrayante image du grand
Dieu dans sa justice et dans sa colère, ce chœur éblouissant de vierges
candides et célestes, d'anges aux ailes séraphines, cette multitude de
confesseurs agenouillés, l'archange Michel lançant la foudre sur les méchants
et sur les pécheurs, cette échelle effrayante de corps amoncelés qui se
déploie sous la main des anges exterminateurs, ces femmes grasses et
charnelles jetées aux tourments des enfers, l'avare qui a fermé ses
entrailles aux pauvres, le guerrier implacable, le voluptueux efféminé,
l'homme de chair et de sang qui sacrifie tout à l'enveloppe mortelle ; le
jugement dernier, en un mot, la plus sublime conception morale que l'art se
soit transmise d'âge en âge[14]. Cette peinture,
le moine Méthodius la traça rapidement sur les murs du palais, et le roi
Bogoris en fut tellement frappé, qu'il s'agenouilla tremblant devant la
puissance de ce grand Dieu ; véritable triomphe de l'artiste. Depuis cette
époque, les Bulgares se civilisèrent, et ils furent réunis à la domination grecque
sous l'empereur Basile le Victorieux ; ils se soumirent et se révoltèrent
tour à tour ; quelques villes s'élevèrent au milieu de cette population
jusqu'alors nomade. Il en fut des Bulgares comme des Hongrois, la masse tout
entière ne se convertit pas au christianisme ; il y eut des bourgs qui
conservèrent leur vieille origine[15]. Là se
montraient encore les pompes du culte des ancêtres ; on conservait cette
religion des Scythes dont parle Quinte-Curce, et les pèlerins de la croisade,
en traversant les vastes plaines de la Bulgarie, trouvèrent sous leurs pas les
vestiges des dieux asiatiques.
Les Petchenègues, dont le nom retentit si souvent encore
dans les monuments de la croisade[16], étaient aussi
des populations tartares qui, sans territoire fixe, se mettaient au service
tantôt des Grecs, tantôt des Hongrois, et couraient partout où le pillage les
appelait. Les Petchenègues, moins assouplis que les Bulgares, conservaient
une activité remuante ; ils se servaient de Tare avec une admirable
dextérité, et leurs chevaux, aussi sobres que le chameau et Pane du désert,
les portaient rapidement sur le champ de bataille. Ils formaient avec les
Turcomans une milice redoutable aux armées grecques ; quelques tribus
s'étaient mises à la solde de l'empereur, et composaient des troupes
considérables appelées à défendre Constantinople ou les frontières de
l'empire menacé ; dans cette décadence de toute énergie, Byzance appelait les
Barbares contre les Barbares ; c'était la politique des derniers empereurs
romains, au moment où Rome et l'Italie croulaient de toutes parts sous
l'invasion.
Quand on avait traversé ces tribus barbares, on arrivait
aux frontières de l'empire de Byzance. Ici les mœurs changeaient ; c'étaient
les manières efféminées, les habitudes de ruse et d'obéissance ; point de
force, mais de la mauvaise foi, de l'adresse et de la dextérité dans les
moyens ; les Grecs avaient les yeux du lynx, l'intelligence ouverte et souple
; rien de cette franchise brutale des vassaux d'Occident. Le type grec se
révélait dès qu'on avait passé Nicopolis ; on rencontrait là les vêtements
longs, les amples tuniques, les dalmatiques brodées d'or et les tiares ornées
de pierres précieuses qui couvraient leurs têtes dans les grandes solennités.
L'administration du Bas-Empire était absolue ; l'empereur, absorbé dans sa
robe traînante aux plis ondoyants, toute de soie, brochée de perles, d’émeraudes
et de diamants, recevait l'adoration de ses sujets ; toutes les dignités du
palais inscrites sur le livre de pourpre se réglaient dans un ordre
invariable, depuis le curopalata (le grand maître de la garde-robe) jusqu'au logothète (le
gardien des lois) et le protostrator
(le chef des forces militaires), et le protospathaire, qui commandait les gardes du
palais[17]. Les provinces
étaient régies par des gouverneurs qui représentaient la majesté impériale,
comme les satrapes des antiques rois de Perse et de Babylone dont parle
l'Écriture. L'obéissance la plus absolue était imposée ; les ordres de
l'empereur étaient sacrés comme la parole de Dieu même, jusqu'à ce que les
révolutions de palais vinssent leur arracher les yeux avec des tenailles
d'or, ou les jeter dans un monastère obscur, prison éternelle de la puissance
déchue. Au milieu de ces peuples rusés et soupçonneux, les pèlerins devaient
trouver mille embûches, car quelle ressource reste-t-il à la faiblesse quand
la force gronde ? Les Grecs professaient tous la foi chrétienne, ils
adoraient le même Dieu ; dans les églises de Constantinople, de Nicopolis ou
de Smyrne, on voyait sur un fond d'or le Christos du Nouveau Testament
avec sa face divine, son manteau d'un bleu céleste, sa tunique pourprée et
cette auréole rayonnante autour de sa chevelure. On voyait également Paul,
l'apôtre des aréopages d'Athènes[18] ; Pierre, qui
traversait la Syrie,
la Palestine,
pour annoncer la bonne nouvelle ; et Joannes, le beau jeune homme, le
disciple chéri aux idées ardentes, à l'imagination qui déborde dans le
terrible Apocalypse, le livre conçu à l'île solitaire de Patmos, quand les
chevaux amaigris lui apparaissent dans les airs avec leurs naseaux de feu,
lorsque les sept sceaux brisés répandent sur le monde les fléaux de la peste
et de la famine. Les Grecs étaient chrétiens, mais ils ne considéraient pas
les Barbares d'Occident comme leurs frères ; tous se disaient d'une race
supérieure : qu'avaient-ils de commun avec ces hommes d'une origine étrangère
qui venaient ainsi traverser les terres du grand empire ? Avaient-ils des
desseins de conquête et d'envahissement, comme les enfants de Normandie alors
dans la Rouille
et dans la Sicile
? n'étaient-ils pas de la même race que Robert Guiscard et Bohémond ?
Alexis Comnène, fils de Jean, prince d'une illustre
naissance, avait été élevé à l'empire ; fier du sang pourpré de son origine,
il croyait relever la dignité des empereurs. Depuis son élection, Alexis
était en guerre avec Robert Guiscard (le Rusé) et les Normands de la Fouille, les ennemis des
Grecs. Alexis envoyait contre les Barbares d'Occident des myriades d'hommes,
et ces myriades étaient brisées parles valeureux enfants de Normandie. A
Durazzo il arriva que dix mille chevaliers défirent en rase campagne plus de
soixante mille Grecs[19], et Bohémond,
l'habile et fort Normand, était venu mettre le siège devant Larisse en
Thessalie. L'empire était ainsi comme une proie que deux races dévorantes se
disputaient : à l'Orient les Sarrasins, à l'Occident les fils de la Scandinavie. Alexis
vit bien qu'on ne pouvait combattre qu'avec la ruse ces hommes aux poitrines
de fer, qui foulaient sous les pieds de leurs chevaux les terres de l'empire
; il temporisa donc : que pouvait faire la faiblesse lorsque la force
conquérante débordait victorieuse ? Alexis Comnène avait dans le palais du
Bosphore sa jeune fille du nom d'Anne. Au moment décisif où la croisade
gronda sur l'empire, Anne atteignait à peine sa douzième année, et déjà une
pénétration extrême lui avait révélé les fatales destinées que les Barbares
réservaient à l'empire d'Orient. L'histoire admiré, avec une curiosité
attentive, cette jeune fille qui se trouve tout à coup jetée au milieu des
cris de guerre à la face des Barbares. Anne Comnène a décrit elle-même les
doits que Dieu lui avait prodigués ; en écrivant la vie de son père, dans son
pompeux récit de l'Alexiade, Anne Comnène dit que, jeune fille, elle
avait là taille bien prise, le pied petit, de beaux cheveux qui tombaient
tressés à la manière grecque, comme on voit encore aujourd'hui les filles de
Smyrne, de Chio el de Crète ; sa tunique blanche brochée d'or lui servait à
envelopper son frêle Corps, amaigri par la méditation et l'étude[20]. Anne Comnène
n'avait que douze ans, et déjà l'esprit d'observation se révélait en elle ;
la princesse avait profondément réfléchi sur les philosophes de la vieille
Attique ; Grecque par le sang, elle était fière d'Homère comme d'un de ses
ancêtres, et se rappelant la langue harmonieuse de Démosthène, elle jetait
ses mépris sur les idiomes barbares d'Orient. Anne Comnène discutait avec les
savants sur les origines et les causes des idées humaines ; les scolastiques
la considéraient comme une perle de science incrustée au milieu de la tiare
des empereurs, et cette tiare pouvait briller au front d'Anne Comnène, comme
elle avait brillé sur les cheveux tressés des impératrices Zoé, Théodora et
Eudoxie.
L'empire grec était envahi de toutes parts ; les infidèles
campaient sur le Bosphore ; du haut des tours de Constantinople, on pouvait
voir les tentes noires des Turcomans qui couvraient les terres asiatiques ;
et lorsque les vents impétueux ridaient les flots du Bosphore, ils apportaient,
comme une menace de destruction, le hennissement des chevaux tartares campés
sur la rive opposée. Toute l'Asie Mineure avait subi le joug des infidèles ;
Nicée, la cité des conciles, la ville aux souvenirs de l'Église primitive ;
Antioche, qui défendit si longtemps les dieux de l'Olympe, Apollon et ces
bosquets de lauriers où frémissaient, comme la feuille d'arbre, les oracles
de Daphné ; toutes ces villes de l'Écriture, ces Églises chrétiennes
auxquelles Jean adressait sa voix pure et ses conseils d'amour, avaient vu
s'élever les mosquées de Mahomet. La croix s'était abaissée, les cloches
n'appelaient plus les fidèles à la prière, les patriarches et les papas grecs
étaient poursuivis par de fatales persécutions : encore quelque temps, et le
feu grégeois même ne préserverait plus Constantinople ! la ville des
empereurs allait tomber au pouvoir des enfants du prophète[21].
Dans cette situation désespérée, l'empereur Alexis avait
écrit au pape et à quelques comtes francs pour appeler leurs secours au milieu
de l'empire désolé. Alexis ne songeait point au soulèvement de l'Europe par
la croisade ; mais il implorait l'appui de quelques troupes de pèlerins
glorieusement armés pour le nom du Christ. L'empereur exposait les douleurs
de l'Église chrétienne : est-ce que l'Occident demeurait impassible, quand
l'Orient était envahi par les Barbares ? On retrouve une épître lamentable
d'Alexis Comnène, adressée au comte de Flandre, qu'il avait connu dans son
passage à Constantinople : l'empereur expose au comte féodal tous les
malheurs qu'éprouvent les chrétiens. Le texte de la lettre est perdu ; mais
Guibert de Nogent, le bon et pieux chroniqueur, en rapporte des fragments
qu'il accompagne de ses observations naïves[22]. Ces sortes de
pièces et Chartres écrites couraient de monastère en monastère ; on se
communiquait ces plaintes et ces lamentations de châteaux à châteaux, pour
appeler appui, et je ne puis résister au désir de faire connaître cette vive
expression contemporaine. L'empereur, dit le
bon moine, se plaignait de ce que les Gentils, en
détruisant le christianisme, s'emparaient des églises et en faisaient des
écuries pour leurs chevaux, leurs mulets et leurs autres bêtes de somme ; il
était également vrai qu'ils employaient aussi ces églises à la célébration de
leur culte, en les appelant des mahoméries ou mosquées, et ils
faisaient en outre, dans ces mêmes lieux, toutes sortes de turpitudes et
d'affaires, en sorte que les églises se trouvaient transformées en balles et
en théâtres. Il serait superflu, ajoutait-il, de parler des massacres des
catholiques, puisqu'il est certain que ceux qui meurent dans la foi reçoivent
en échange la vie éternelle, tandis que ceux qui leur survivent traînent leur
existence sous le joug d'une misérable servitude, plus dure pour eux que la
mort même, comme j'ai lieu de le croire. En outre, les vierges fidèles,
lorsqu'elles sont prises par eux, sont livrées à une prostitution publique ;
car ils n'ont aucun sentiment de respect pour la pudeur, et ne ménagent point
l'honneur des épouses. Puis le naïf chroniqueur exprime l'opinion
générale de l'Occident sur les mœurs et les habitudes abominables des races
turque et tartare.
En faisant ainsi d'épouvantables tableaux de la
dépravation des infidèles, l'empereur voulait surtout exciter l'indignation
des chrétiens ; allaient-ils abandonner leurs frères dans le dénuement et la
disgrâce ? allaient-ils laisser leurs évêques, les pères de tous en
Jésus-Christ, au milieu de ces Barbares ? La rougeur devait monter au front à
toute la race d'Occident ; le cri d'armes devait retentir dans tous les
châteaux de chevalerie. Les Sarrasins,
continuait l'empereur, ont menacé d'assiéger
Constantinople, événement, ajoute le vieux chroniqueur, qu'Alexis redoutait
pardessus tout, et dont il était sans cesse effrayé, dès que ses ennemis
auraient franchi le bras de Saint-Georges. L'empereur disait, entre autres
choses, que si l'on ne voyait aucun autre motif de se porter à son secours,
on s'y déterminât du moins pour défendre les six apôtres dont les corps avaient
été ensevelis dans cette ville ; il fallait empêcher les impies de les livrer
aux flammes ou de les précipiter dans les gouffres de la mer. Alexis faisait
valoir l'illustration de Constantinople ; cette ville n'était pas célèbre
seulement par les monuments qui renferment les corps de ces saints, mais
aussi par le mérite et le nom de celui qui l'a fondée, et qui, en vertu d'une
révélation d'en haut, transforma un petit bourg antique en cette cité digne
des respects du monde entier, seconde Rome, où tous les hommes de l'univers
devraient accourir, s'il était possible, pour l'honorer de leurs hommages.
C'était parler la langue du moyen âge, que de rappeler les
noms des saints qui honoraient Constantinople, car les reliques étaient un
objet de vénération et de richesse pour les monastères. L'empereur, continue Guibert indigné, dit qu'il a aussi chez lui la tête du bienheureux
Jean-Baptiste, laquelle (quoique ce ne
soit qu'une fausseté[23]) est encore
aujourd'hui recouverte de la peau et des cheveux, et ressemble à une tête de
vivant. Si cette assertion était vraie, il faudrait donc demander aux moines
de Saint-Jean-d'Angély quel est le Jean Baptiste dont ils se vantent aussi
d'avoir la tête, puisqu'il est certain, d'une part, qu'il n'a existé qu'un
Jean Baptiste, et d'autre part qu'on ne saurait dire sans crime qu'un seul
homme ait pu avoir deux têtes[24]. Guibert de
Nogent, si naïf, porte toujours l'empreinte de son siècle, de ses opinions,
de ses controverses. Les translations de reliques étaient la grande affaire
du temps : les églises, les monastères se disputaient la prééminence ; un
corps saint était un souvenir immense pour un bourg, pour un village, car
jamais on ne porta plus loin que dans le moyen âge le culte de la
personnalité, l'admiration des vertus et des services de l'homme. Ici Guibert
reprend : L'empereur disait, après tout cela, que si
les Francs n'étaient pas déterminés à lui porter secours par le désir de
mettre un terme à tant de maux, et par leur amour pour les saints apôtres, du
moins ils devaient se rendre à l'espoir de s'emparer de l'or et de l'argent
que les Gentils possédaient en des quantités incalculables. Enfin l'empereur
Alexis terminait par un argument qu'il était bien inconvenant de proposer à
des hommes sages et tempérants, car il cherchait à attirer ceux qu'il
sollicitait, en exaltant la beauté des femmes de son pays (le chroniqueur, Franc et tout national, s'indigne
de cette préférence) ; comme si les femmes
grecques, s'écrie-t-il, étaient douées d'une
si grande supériorité, à ce point qu'elles dussent incontestablement être
préférées aux Françaises, et que ce motif pût seul déterminer une armée de
Français à se rendre dans la
Thrace ![25]
La vieille haine des deux races franque et grecque se
révèle dans le témoignage de Guibert, le vieux chroniqueur de la croisade.
Les deux familles de peuple obéissent bien à la loi du Christ et adorent le
même Dieu dans les basiliques ; mais les Occidentaux, impatients de
conquêtes, savent les riches terres que possèdent les Grecs, les opulentes
moissons qui remplissent leurs greniers, la vigne dorée qui pend aux branches
sauvages, les forêts d'oliviers et de jujubiers. Ils savent les cités
merveilleuses du Bosphore ; les pèlerins leur ont appris les grandeurs de
Constantinople, la ville aux palais d'or, aux statues d'airain et de bronze ;
et quand la famine ronge les os du peuple dans la Normandie, la Bretagne, le duché de
France ou de Bourgogne, les Grecs savourent à longs traits le vin de Chypre
et de Chio, autour des tables chargées des mets les plus exquis. Ces récits
étaient bien capables d'exciter la fureur des conquêtes et des victoires dans
le cœur des barons d'Occident. Ces Grecs, d'ailleurs, n'avaient-ils pas la
main faible, le bras impuissant pour arrêter les batailles de chevalerie ?
Les chroniques toutes récentes disaient que Robert Guiscard, à la tête d'un
petit nombre de lances, avait mis en fuite une armée de soixante mille Grecs
; Bohémond, son digne fils, marchait à la conquête de la Thessalie, le berceau
primitif de l'antique Grèce. II n'y avait pas à comparer ces deux races pour
la force et le courage ; c'était le désespoir qui forçait l'empereur Alexis à
recourir aux comtes francs qui méprisaient ses armes et convoitaient son
empire ; mais le péril était imminent, l'empire était menacé sur le Bosphore[26] !
La grande invasion des Tartares, qui avait englouti les
plus belles provinces de l'Occident, s'était également dirigée, comme un
fleuve de feu, sur les contrées soumises quelques siècles auparavant par les
Arabes ; les Turcs ou Turcomans, nation de pasteurs,avaient passé l'Oxus sous
la conduite des enfants de Selgiouk ; tous appartenaient ainsi à l'immense
race des Tartares asiatiques ; ils en avaient les mœurs errantes, le courage
indomptable, et cette force de corps qui brisait les peuples efféminés. Les
Turcs s'étaient donc emparés de la
Perse, de la
Mésopotamie, de la
Syrie et de l'Asie Mineure ; leurs étendards ornés du
croissant et de queues de chevaux flottantes au vent, fidèles compagnons de
la conquête, menaçaient à la fois l'Egypte et Constantinople. Les Turcs,
campés sur le Bosphore, dédaignaient le séjour des villes encore remplies
d'une population grecque et arménienne ; les Turcomans gardaient leurs
troupeaux dans la montagne, menant une vie errante et nomade, souvenir des
steppes de l'Asie ; quand le tambourgi retentissait sous la tente en longs
éclats, ils tiraient leurs cimeterres recourbés, et le hennissement des
chevaux était comme un pronostic
de guerre et de victoire[27] : les Turcs,
race tartare, étaient partis sans autre culte que celui du désert et des
astres, religion de la solitude ; mais quand ils s'établirent en Perse, en
Mésopotamie, ils saluèrent la loi de Mahomet. Partout les Turcs élevèrent des
mosquées, et les églises chrétiennes d'Antioche, de Jérusalem, furent la plupart
changées en mahoméries ; ils se fanatisèrent comme les Arabes pour ce
paradis d'Orient, pour ces houris au front de perle, aux yeux noirs, à la
chair grasse et rebondie.
Le mahométisme n'avait point conservé son unité ; la
domination arabe, le culte primitif du prophète, se concentrait dans
l'Égypte, l'Afrique et une partie de l'Espagne. Un fellah, qui se disait issu
de Mahomet par Fatime, avait séparé de la religion commune une portion de
l'Afrique, de l'Égypte et de la Syrie. Dans cette Syrie même, au milieu de
Bagdad, la ville des roses, aux tapis somptueux, aux bazars de l'Asie, le
calife, qui appartenait aussi par Abhas au sang de Mahomet, n'exerçait plus
qu'une puissance spirituelle : les Turcs, comme les féodaux d'Occident,
avaient opposé la force matérielle à la puissance du calife, le pape des
musulmans, comme le disaient naïvement les chroniques du XIe siècle[28]. L'Égypte
saluait aussi un chef du pontificat, également sous le nom de calife. Les
débris des villes antiques, Alexandrie avec ses tronçons de colonnes
incrustées d'hiéroglyphes ; le Caire avec ses déserts parsemés de pyramides
antiques, des aiguilles d'Antoine et de Cléopâtre, des zodiaques qui marquent
le temps, des sphinx à la chevelure plate et noire, à l'orbite creux, au nez
épaté ; ces sphinx qui abritaient de leur ombre gigantesque des caravanes
entières, quand le soleil dardait ses feux sur le sable brillant ;
l'Égypte avec son Nil, son Delta, ses villes populeuses et turbulentes,
n'avait point subi encore le joug ; les mameluks, ces fils des esclaves
robustes, ne s'étaient point montrés pour soumettre les populations arabes.
Le calife d'Egypte pouvait ainsi jeter des myriades d'hommes noircis au
soleil d'Afrique dans une guerre religieuse[29].
L'islamisme était divisé en sectes, partout des opinions
étranges se manifestaient ; dirai-je les mœurs des haténiens ou ismaéliens,
que les vieux chroniqueurs appellent les Assassins
? Les isméliens, secte d'une fanatique contemplation, professaient le
sentiment d'oubli absolu de tout individualisme ; ils s'abreuvaient de
liqueurs enivrantes et d'opium ; s'abîmant dans la vie méditative, ils
n'avaient aucun culte que celui d'une obéissance aveugle envers leur
chef ; quand le Vieux de la
Montagne au front ridé, à la barbe longue et blanchie[30], ordonnait aux
ismaéliens de frapper un prince, un muphti même, une tête puissante, rien ne
les arrêtait ; ces jeunes hommes exécutaient dans le plus profond secret les
ordres de leur seigneur, qui leur montrait un ciel fantastique dans les
jouissances de l'ivresse, alors que l'opium fermentait dans les coupes de
jaspe et d'émeraude. Les ismaéliens attaquaient la victime désignée un
poignard à la main ; ils le tournaient dans la plaie profonde, afin de
s'assurer que les ordres du Vieux étaient exécutés. Plus tard on verra la
terreur que la secte des ismaéliens jeta jusque dans l'Occident, et les rois
mêmes eurent à se garder contre les Assassins[31].
Gomme nation envahissante, les chrétiens n'avaient à
craindre que les Turcs ; le sultan Malek-schah avait réuni toute la puissance
des Selgioukides ; c'était sous ce valeureux envahisseur que la Syrie et l'Asie Mineure
avaient subi le joug ; mais comme il arrive toujours au sein des nations
conquérantes, les chefs s'étaient déclarés indépendants ; l'Asie Mineure se
divisait en deux gouvernements militaires sous des émirs ; Kilig-arslan, fils
de Soliman, campait dans Nicée, tandis que le nord de la Syrie avait pour chef un
autre émir du nom tartare de Kemeschtekin[32] ; on comptait
également une foule de chefs indépendants dans la Mésopotamie :
Kerboga commandait à Moussoul, et Bagui-sian élevait son croissant d'acier,
couronné du turban vert, dans Antioche. Les Égyptiens avaient aussi envahi,
par un mouvement qui se produit à toutes les époques, les villes maritimes de
la Phénicie
et de la Palestine
; leurs étendards pendaient sur les murs de Jérusalem la sainte. Telles
étaient les nations que la féodalité d'Occident allait avoir à combattre !
Que de terres n'avait-on pas à traverser ! que de peuples divers n'avait-on
pas à saluer dans une longue route ? Les Francs avaient à visiter les
Allemands, les Hongrois, les Bulgares, les Grecs, pour se trouver ensuite au
delà du Bosphore à la face des musulmans, les plus implacables ennemis de la
croix. Nobles croisés, vous avez des périls à vaincre, des sacrifices à vous
imposer ! Déjà le soleil de mars vous invite, les routes sont libres de neige
! Allons, digne chevalerie, fourbissez vos armes, sellez vos vaillants
coursiers, le temps est venu pour la conquête ! Humbles pèlerins, partez, car
de belles terres vous attendent, et une gloire plus grande encore, celle de
délivrer le sépulcre du Christ !
Or, quand une idée de voyage vous prend au cœur, quand on
va quitter le clocher et le manoir, il se mêle au dernier adieu plaintif
donné au lieu de naissance, une joie secrète, une insouciante pensée pour le
foyer qu'on laisse : on brise son nid du pied, comme l'oiseau voyageur qui
vole à tire-d'aile ; on ne pense plus qu'aux pays qu'on va voir, aux émotions
qu'on va éprouver. On change sa vie d'habitude pour une plus brillante
enveloppe ; le pèlerin soupire après un nouveau soleil, il appelle un air
plus pur. La vieille terre lui pèse ; il ne respire plus en liberté dans ce
vêtement de pierre que forme le château, le clocher ou la ville natale ; il
secoue la poussière dorée avec la joie du papillon ; il ne rampe plus sur le
sol. Le pèlerin vole de climat en climat sous les mille feux du ciel comme la
merlette des vieilles armoiries. Ce saisissement de toute une population qui
s'épanouit à l'idée d'un saint pèlerinage explique la plupart des
transactions du XIe et du XIIe siècle ; tenait-on à ses fiefs, à son manoir,
quand on avait devant soi la perspective de brillantes conquêtes ? Le croisé
devait être prodigue et insouciant de son patrimoine[33] ; que pouvaient
être les terres d'Occident sous un horizon grisâtre, quand on les comparait
aux merveilles de Jérusalem telles que l'imagination les reproduisait ?
D'après les récits de l'Écriture, la Palestine n'était point cette terre brûlée où
coule le Jourdain, toujours épuisé sous un lit de limon et de sable ; la
fontaine de Siloé, le mont pierreux des Oliviers. La ville sainte avec ses
maisons carrées, ses rues étroites, ses mosquées appauvries, apparaissait à
la pensée des croisés comme un lieu de délices où des ruisseaux de miel et de
lait abreuvaient les hommes.
Jérusalem était l'image de cette ville éternelle où Dieu
conviait les vierges et les archanges dans un commun festin du pain céleste.
Jérusalem semblait aux simples, aux humbles chrétiens comme ces villes aux
couleurs bleues, aux murailles de saphirs et d'escarboucles brillantes de
mille feux qui se produisent à vous dans des nuages de pourpre quand l'esprit
se plonge dans les ravissements de la contemplation[34]. Ne devait-on
pas tout donner à mépris, châteaux, terres, fiefs, pour jouir un moment de
cette vue de la ville sainte, et prendre part au festin des anges ? Quoi
d'étonnant que les chartres de donations soient devenues si nombreuses aux Xe
et XIe siècles, et que les chevaliers n'aient tenu compte d'aucune des
richesses qu'ils laissaient derrière eux ? L'insouciance et la prodigalité
formaient le caractère d'une génération qui s'en allait toute en pèlerinage,
abandonnant le sol et la famille !
Les premières Chartres sont des donations pieuses ; les
chevaliers, en partant pour la croisade, étaient animés de la plus sainte
ardeur : comme ils avaient de grands périls à vaincre, de longues fatigues à
subir, comme rien n'était plus chanceux que leur retour dans le pays
d'Occident, car la traversée était lointaine, quelle plus utile destination
pouvaient-ils faire de leurs biens que dé lés consacrer à l'Église[35] ? N'avaient-ils
pas besoin de prières s'ils succombaient ? ne devaient-ils pas laisser
quelques saintes fondations pour l'âme des défunts ? il y aurait tant de
funérailles dans les croisades ! tant de nobles chevaliers allaient trouver
la mort dans ces longs pèlerinages ! Le culte des âmes du purgatoire
commençait alors à se populariser dans l'Occident ; pieuse légende des
tombeaux où vous apparaissent à la face tous les ancêtres, comme une pale
procession d'ombres chéries ; adoration consolante qui vous fait causer une
dernière fois avec les êtres qu'on a aimés, avec les âmes qui vous ont
compris dans le court chemin de la vie. Lorsqu'une fondation était faite dans
le monastère, on célébrait une messe perpétuelle d'obiit dans le cloître, en présence des chevaliers, des
nobles dames, des varlets agenouillés ; n'était-ce pas le meilleur moyen de
perpétuer la mémoire des grands services ? La chartre de donation était
inscrite dans le cartulaire et renfermée au trésor de l'église ; le nom du
chevalier était incrusté sur le marbre ou la pierre froide qui dallait les
nefs ; et quand les moines foulaient de leurs sandales ces inscriptions
tumulaires, plus d'une prière lamentable sortait de ces poitrines austères[36]. L'Église avait
institué la fête des morts, où toutes les funérailles sont réunies dans une
même commémoration ; jour de tristesse de la nature, car la feuille tombe de
l'arbre, le vent d'automne vient pleurer dans les vitraux comme un triste et
dernier entretien des âmes en souffrance dans le purgatoire. Ce culte des
morts, alors que la nature se mourait elle-même, cet appel au tombeaux des
ancêtres à travers les frissonnements de l'automne, excitait dans l'âme des
chevaliers une pieuse terreur ; les idées de la vie éternelle et de ses
châtiments apparaissaient à leur imagination exaltée. En partant pour la
croisade, tous désiraient laisser un souvenir dans l'église de leur
naissance, afin que le glas des funérailles sonnât plaintivement s'ils
succombaient dans la guerre sainte. Une chartre de donation au monastère
était comme un témoignage de la foi du chrétien ; on lisait souvent sur les
cartulaires ces naïfs témoignages : Guillaume, chevalier,
et Ingerburge son épouse[37], ont donné une manse de terre pour le repos de leur âme.
Consacrer son champ inculte, son fief à Dieu, c'était le donner en quelque
sorte à un service public ; celte terre souvent aride, allait être fertilisée
par le labeur des moines. L'homme d'armes dédaignait la culture des champs,
ses mains gantées ne touchaient que l'épée ; les moines cultivaient les
rochers élevés, arrosaient les plaines desséchées ; le bien n'était-il pas
ainsi donné à bonne ferme dans un intérêt social ?
La prédication de la croisade avait jeté dans toutes les
âmes des féodaux une grande insouciance de la fortune ; tout ce qu'on
laissait en Occident paraissait à vil prix ; que pouvait être un manoir pour
qui rêvait avec Jérusalem un monde de merveilles ? On avait besoin d'armes,
de chevaux de bataille et de casques d'acier, de brassards et de cuirasses ;
le sol n'était plus rien, l'unique pensée était la terre sainte arrosée du
sang du Christ ! A quoi pouvaient servir les forêts séculaires, les grands bois
pleins de cerfs, de loups et de sangliers ? le seigneur, orgueilleux de la
croix sur sa poitrine, ne pouvait plus lancer sa meute de lévriers ; le
château, le clocher du bourg allaient être en veuvage. C'était bien peu de
chose que le droit de propriété dans ces âmes ardentes pour la conquête. La
terre n'était plus utile à ces nobles familles qui ne voyaient que la Palestine dans leurs
rêves d'or. De cette insouciance pour le sol, de ce mépris pour tout ce qui
n'était pas l'Orient, naquirent les ventes et les donations à vil prix qui
marquent l'époque du départ des croisés[38]. L'érudition
patiente a recueilli plus de trois cents chartres scellées dans les trois
premières années de la croisade ; les barons cédaient tout ce qui ne pouvait
servir au départ : aux uns le fief, aux autres le château, le manoir où
brillait le souvenir des ancêtres. Quelques écus d'argent suffisaient pour
satisfaire les chevaliers impatients de suivre une autre fortune ; les
chartres constatent qu'on obtenait cent acres de terre pour quelques pièces
de monnaie. Le temps de départ pressait, et l'on vendait tout ; péages, bacs,
fours banaux, sels et greniers ; on échangeait un serf, un juif contre un
coursier au poil luisant, contre le bœuf qui traînait les chariots de vivres,
ou pour une épée de bataille fortement trempée comme celle de Roland ou du
grand Charles, ou même pour quelques provisions de route que l'on traînait
sur de lourds chevaux. Tout ce qui n'était pas pour le service de la croisade
était méprisable aux veux de ces âmes ardentes[39].
Dans toutes les grandes exaltations de peuples pour la
religion ou pour la patrie, il apparaît deux classes d'hommes marqués d'un
caractère différent : les uns se laissent entraîner et dominer par
l'enthousiasme ; prodigues, aventureux, ils ne tiennent compte d'aucun
sacrifice, ils marchent par le cœur et l'imagination vers le côté fantastique
d'une idée qu'ils éprouvent fortement ; les autres exploitent cet
enthousiasme de nobles âmes, ils spéculent sur l'entraînement, et profitent
de la plus sainte ferveur pour la religion ou la patrie. La génération de la
croisade fut empreinte de ce double caractère ; s'il y avait de braves et
dignes chevaliers qui se dépouillaient de tous les biens des ancêtres pour
courir au saint sépulcre, secouant ainsi la robe terrestre, il y avait
d'autres hommes qui profitaient de cette entraînante prodigalité. Le croisé
avait-il besoin de quelques deniers pour son voyage ? il trouvait là les
clercs du domaine royal, gens fins et matois, qui échangeaient quelques pièces
d'or pour un comté, une baronnie, ou toute autre terre de cette nature dont
ils augmentaient le domaine. Philippe Ier restait dans son royaume, et ses
clercs du trésor, comme des vautours, pressuraient les barons prodigues qui
ne pensaient qu'à la terre sainte[40].
Ces dons que faisaient à l'Église les dignes chevaliers
allant en Palestine, étaient pour le repos de leurs âmes ; les ventes qu'ils
consentaient au profit du fisc avaient pour but de garnir un peu leurs
escarcelles vides ; s'ils ne trouvaient pas à les vendre, ils donnaient ces
mêmes terres en gages, selon Vus du droit coutumier ou romain, jusqu'à leur
retour t n'avaient-ils pas des terres, les nobles chevaliers ? étaient-ils
sans fiefs et sans avoir ? les pieux voyageurs arrachaient l'escarboucle, les
topasses, l'émeraude de leurs toques ou capels aux plaids féodaux et cours
plénières, pour les donner en gage aussi à des juifs, à des marchands
italiens, à des bourgeois expérimentés de la cité qui avaient le nez toujours
si fin pour les prêts à usure à six sous pour livre le mois ; ces
marchands couards, tous enfermés dans leurs maisons et échoppes, réunis dans
les foires, spéculaient sur l'enthousiasme des croisés qui ne rêvaient que
gloire et chevaucha j ils cherchaient à garnir leurs huches de bons deniers
comptant au préjudice des nobles hommes qui montaient les puissants
coursiers. Les braves chevaliers féodaux allaient exposer leurs poitrines
dans les champs de Palestine ; ils étaient suivis du menu peuple, car le menu
peuple avait du courage,- dignes chevaliers, ils allaient passer les grandes
mers avec insouciance, et mourir pour un sentiment, pour une exaltation, pour
une idée. Les marchands calculaient mieux : ils arrachaient à ces poitrines
des chevaliers tout ce qu'elles portaient de riches vêtements, en prêts sur
gages ; l'hermine de l'hiver, la toque des cours plénières agrafée de pierres
précieuses ; tous ces ornements n'avaient-ils pas une bonne valeur[41] ?
Ainsi les marchands et les juifs gagnèrent beaucoup aux croisades
; c'était une bonne aubaine pour eux ; ils exploitaient la prodigalité
insouciante, ils échangeaient quelques armes de bataille, quelques deniers
d'or contre de précieux atours de la chevalerie ; ils prêtaient sur gages à
grosse usure ; ils s'emparaient de la terre pour une ou deux années de
récolte payées d'avance ; des fiefs nombreux passèrent ainsi aux bourgeois.
Les chroniqueurs ont décrit l'enthousiasme désintéressé des croisés pour se
débarrasser de tout ce qui gênait le vœu de leur pèlerinage ; et Guibert,
abbé de Nogent, a dépeint, dans son style naïf et pittoresque, l'aspect du
peuple quand la sainte prédication fut annoncée. Ainsi,
dit-il, on voyait dans ce moment s'opérer ce
miracle, que tout le monde achetait cher et vendait à vil prix[42] : on achetait
cher, au milieu de cette presse, tout ce qu'on voulait emporter pour l'usage
de la route, et l'on vendait à vil prix tout ce qui devait servir à
satisfaire ces dépenses. Naguère les prisons et les tortures n'auraient pu
leur arracher aucune des choses qu'ils livraient maintenant pour un petit
nombre d'écus. Mais voici un autre fait non moins plaisant : la plupart de
ceux qui n'avaient fait encore aucun projet de départ se moquaient un jour et
riaient aux éclats de ceux qui vendaient ainsi à tout prix, et affirmaient
qu'ils feraient leur voyage misérablement, et reviendraient plus misérables
encore ; et le lendemain, ceux-là mêmes, frappés soudainement du même désir,
abandonnaient pour quelques écus tout ce qui leur appartenait, et partaient avec
ceux qu'ils avaient tournés en dérision. Les enfants, les vieilles femmes se
préparaient à aller à la guerre ! Qui pourrait compter les vierges et les
vieillards tremblants et accablés sous le poids des ans ? Tous célébraient la
guerre en même temps ; ils se promettaient le martyre qu'ils allaient
chercher avec joie au milieu des glaives : Vous,
jeunes gens, disaient-ils, vous combattrez
avec l'épée ; qu'il nous soit permis, à nous, de conquérir le Christ par nos
souffrances[43].
Elles étaient belles et héroïques ces paroles des
vieillards ! Ne semble-t-il pas entendre avec des émotions différentes et les
accents d'une autre civilisation, les vieillards de Sparte conseillant à
leurs fils de mourir pour la patrie ? N'était-ce pas le même héroïsme ? les
bras débiles invoquaient les bras forts ; au lieu de la patrie terrestre,
c'était la patrie céleste. Ainsi les mêmes sentiments exaltés produisent
partout le même dévouement ; l'héroïsme républicain et l'héroïsme chrétien
s'étaient montrés puissants sur les âmes ; les vieux barons, épuisés de
guerre et de fatigue, semblables aux archontes de la Grèce antique léguaient
leur exemple à leurs successeurs ; les féodaux éteints disaient à leurs fils
pleins de vie : Mourez pour le Christ,
comme les vieillards de la république disaient à leurs enfants : Mourez pour la patrie. Le chroniqueur Guibert dans
tout l'enthousiasme de la croisade continue ainsi à peindre cette insouciance
pour le sol et la propriété : Vous eussiez vu en
cette occasion des choses vraiment étonnantes, et bien propres à exciter le
rire ; des pauvres ferrant leurs bœufs à la manière des chevaux, les attelant
à des chariots à deux roues, sur lesquels ils chargeaient leurs minces
provisions et leurs petits enfants, qu'ils traînaient ainsi à leur suite ; et
ces petits enfants, aussitôt qu'ils apercevaient un château ou une ville,
demandaient avec empressement si c'était là cette Jérusalem vers laquelle ils
marchaient. A cette époque, et avant que les peuples se fussent mis en
mouvement pour cette grande expédition, le royaume de France était livré de
toutes parts aux troubles et aux plus cruelles hostilités ; on n'entendait
parler que de brigandages commis en tous lieux, d'attaques sur les grands
chemins, et d'incendies sans cesse répétés. Partout on livrait des combats
qui n'avaient d'autre cause que l'emportement d'une cupidité effrénée ; et,
pour tout dire en peu de mots, toutes les choses qui s'offraient aux regards
des hommes avides étaient livrées au pillage sans aucun égard pour ceux à qui
elles pouvaient appartenir. Bientôt les esprits se trouvèrent complètement
changés d'une manière étonnante, même inconcevable, tant elle était
inattendue ; et tous se hâtaient pour supplier les évêques et les prêtres de
les revêtir du signe de la croix, selon les ordres donnés par le pontife de
Rome ; comme le souffle d'un vent impétueux ne peut être calmé que par une
pluie douce, de même ces querellas et ces combats de tous les citoyens ne
furent apaisés que par une inspiration intérieure qui provenait sans aucun doute
du Christ lui-même[44].
La croisade fut donc une grande trêve de Dieu ; les
passions humaines se turent devant de si puissants desseins. Jamais
chroniqueur n'a fait de peinture plus forte, plus naïvement expressive de
l'enthousiasme qui animait la génération de la croisade ; on ne s'arrêtait à
aucun intérêt, on transigeait, on vendait, on donnait le sol comme chose la
plus simple et la plus vile ; ce fut un des notables changements dans la
propriété foncière. La permutation de la terre se faisait de plein gré, sans
que rien arrêtât, ni les liens de famille, ni l'instinct naturel des intérêts
; on livrait son fief en gage à la couronne, à l'Église, comme l'escarboucle
au juif. Les cartulaires constatent tout ce que le roi et les monastères
gagnèrent au milieu de cette émotion du peuple. Dans l'entraînement général,
il y eut également quelques concessions faites aux bourgs, aux villes, aux
petits villages même qui entouraient les châteaux. Il ne faut pas chercher
dans ces actes l'idée morale et forte de la liberté politique, elle n'entrait
pas dans la pensée de ces générations ; elles ne voyaient ni si haut ni si
grandement. Ce qu'on appela la chartre des communes fut tout d'abord une
concession destinée à soulager les habitants et manants réunis[45], des mauvaises
coutumes que les siècles avaient établies. On appelait mauvaises coutumes les sujétions bizarres et
pesantes, vieilles de dates : l'obligation de cuire le pain au four
seigneurial sous une forte redevance, ou de secouer la poussière de ses
routes ; en un mot toute nécessité d'une brutale servitude, qui obligeait le
pauvre communal à des actes contraires à sa volonté et à sa liberté. Dans
telles villes on devait fermer les portes durant les vendanges, pour que les
agents du féodal où de l'abbé pussent percevoir un droit fiscal ; dans telle
autre il fallait porter toutes les prémices aux religieux des monastères,
droit justifié par Chartres et donations pieuses. Partout où il y avait
réunion d'habitants, il y avait des coutumes plus ou moins dures, et il était
naturel que chacun eût la volonté de s'en affranchir : c'était le mouvement
de ce qui souffre pour conquérir le droit de respirer à l'aise dans sa
demeure[46].
Telle fut l'origine des Chartres appelées communales
; ces concessions ne furent, dans le XIe siècle, que l'abolition des
mauvaises coutumes ; en vain on chercherait le sentiment moral de la liberté
et d'une théorie de gouvernement politique dans ces âmes primitives[47] : on
s'affranchissait naturellement d'un joug qui pesait, mais on n'allait pas au
delà. Lorsque les féodaux furent prêts à partir pour la croisade, et qu'ils
requéraient argent de toutes mains, ils écoutèrent favorablement les plaintes
et les griefs des manants et habitants qui demandaient à se racheter ;
n'avaient-ils pas besoin pour leur voyage d'avoir leur escarcelle bien
argentée ? il fallait faire deniers de tout buis ; et quand les manants
venaient dire au seigneur : Abolissez tel péage, et
nous vous donnerons bonne récompense pour votre huche, le seigneur ne
refusait pas, et ainsi fut fait le rachat des mauvaises coutumes. Le croisé
qui cheminait pour la
Palestine donnait aussi bien l'affranchissement au bourg
qu'il vendait le fief au roi et le manteau d'hermine au juif ; il fallait de
l'argent à tout prix, et la liberté fut donnée aux communautés, par ce motif
de garnir un peu la panetière de voyage[48].
En échange de tous ces dons d'une prodigalité aventureuse,
les chevaliers, peuples et clercs qui prenaient la croix, recevaient des
privilèges, des garanties pour tout le temps qu'ils marchaient à la croisade
; pieuse consécration, saint travail dans la vie de l'homme. La puissance du
pape était alors si grande, que se mettre au service de l'Église c'était se
placer sous de nombreuses et fortes immunités. Avec l'étendard de saint
Pierre, les Normands n'avaient-ils pas conquis l'Angleterre ? Cet étendard
aux clefs d'or ne s'élevait jamais que pour couvrir d'une protection absolue
le défenseur des idées catholiques. Dans une époque de désordre et de
confusion, il fallait un refuge respecté également par tous ; le croisé qui
délaissait famille, manoir, richesses, opulence, avait à protéger sa personne
et sa terre : pour sa personne, elle était placée sous la sauvegarde de Dieu
et de l'Église[49].
Qui oserait toucher un pèlerin ? Les mécréants seuls pouvaient commettre de
telles indignités ; le croisé devait être accueilli sous tous les climats,
partout où la croix dorée réfléchissait les rayons du soleil : il n'était pas
un baron puissant dans son fief, ou un pauvre serf exténué de fatigue aux
champs, qui ne dût l'hospitalité aux chevaliers croisés pour la terre sainte.
N'étaient-ils pas soldats du Christ ? Le signe de la croix, cousu sur la
poitrine en couleur d'un rouge flamboyant, établissait le principe de
l'égalité. Quiconque avait fait vœu de se dévouer à la milice sainte,
obtenait la même indulgence, le même pardon, la même protection de l'Église :
il ne payait plus de redevances, il ne devait aucun service militaire, soit
au seigneur supérieur, soit à l'abbaye ou au monastère voisin. Le croisé
était affranchi de ses dettes[50] ; nul ne pouvait
toucher sa terre sans encourir l'excommunication j nul ne pouvait coucher ses
blés sous les lévriers haletants, ou couper les arbres qui ombrageaient son
fief. On ne pouvait poursuivre ni faire vendre la propriété du pèlerin ; elle
était marquée d'une croix de bois : le pèlerin ne restait plus soumis
aux redevances envers le baron, et s'il voulait vendre sa terre, il n'avait
pas besoin de requérir permission du seigneur suzerain, contrairement à la
coutume. S'il était affranchi du péché, comment ne le serait-il pas d'une
obligation matérielle qui se rattachait à la terre ? Il reprenait sa liberté
pleine et entière ; son fief était, comme son cheval de bataille, exempt de
tout service, si ce n'est envers Dieu ; il pouvait en disposer à son gré, car
il avait bien des marches lointaines à faire, bien des périls à essuyer.
Ainsi la prédication de la croisade opérait dans la
propriété et dans les personnes un changement remarquable ; il y eut comme
une suspension d'armes dans toute la chrétienté ; on ne courut plus
chevaliers contre chevaliers ; la société ne fût préoccupée désormais que
d'une seule idée : la délivrance de la Palestine. Les
guerres privées furent suspendues[51] ; les nobles
coursiers des paladins, nourris aux pâturages de Normandie ou du Poitou, ne
heurtèrent plus leurs beaux poitrails les uns contre les autres ; les lances
cessèrent de se croiser en champ clos : il y eut repos pour la campagne
désolée. Par un mouvement spontané, la trêve de Dieu s'exécuta partout ;
quand il y avait une guerre sainte, que devenaient les intérêts humains ! On
considéra comme un impie le fougueux baron qui lançait ses hommes contre la
terre d'autrui ; un frein fut mis au désordre. La police se fit par un pieux
dévouement à la guerre du Christ ; les Gestes de Dieu par les Francs[52], commencèrent
sur un vaste théâtre. Il résulta de cet enthousiasme pour le saint voyage une
plus libre disposition de la propriété, livrée jusque-là aux usurpations et
au pillage. Le croisé put vendre son fief et en disposer. Comme à toutes les
époques de grandes commotions militaires, le croisé reçut ensuite les
privilèges et immunités des défenseurs de la patrie[53] : le chevalier
qui abandonnait son manoir pour Dieu, ne dut point payer d'autres redevances
; la croix était un affranchissement dans le sens divin comme dans
l'interprétation terrestre. Il y eut un principe d'égalité ; tout fut soumis
à une règle commune, le serf comme le baron, l'homme de bourg comme le
châtelain ; plus de distinction de naissance pour qui suivait le même
étendard. Les besoins de la croisade amenaient aussi de rapides transmissions
de propriétés ; ils entraînaient également l'abolition des mauvaises coutumes
; on vendait à poids d'argent cet affranchissement successif de la bourgade
ou du hameau, du serf et du bourgeois. La prédication d'Urbain II changeait
la face de la société et en bouleversait la vieille physionomie : à une
génération sédentaire et silencieuse succédait une autre génération tout empreinte
d'émotions voyageuses et actives : chrétien, on voulait saluer le tombeau du
Christ. La terre d'Europe pesait, les châteaux n'étaient plus que des prisons
de pierres pour des oiseaux qui mouraient du désir de jeter leurs ailes au
vent.
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