Tutelle du comte de Flandre. — Mariage du roi. — Ses premières armes. — Actes et chartres de Philippe Ier. — Question de divorce. — Mariage avec Bertrade de Montfort. — Opposition de l'Église. — Yves de Chartres. — Urbain II. — Idée de la croisade. — Concile de Clermont. — Prédication de Pierre l'Ermite. — Excommunication du roi. — Préparatifs de pèlerinage.1060—1095. Philippe, associé depuis un an à la couronne et au partage
de la suzeraineté féodale[1], succéda enfant
au roi Henri Ier son père. Les lois de minorité n'étant point fixées encore
par les grandes coutumes, on ne savait s'il fallait suivre le droit canonique
ou le principe des fiefs. En aucun cas un suzerain de huit ans ne pouvait
mener ses barons dans des expéditions belliqueuses, et il fallut dès lors un
tuteur d'armes à Philippe Ier, qui prenait le sceptre[2]. Anne de Russie,
sa mère, se remariait au comte de Vermandois : c'était devoir pour les veuves
de chercher immédiatement un mari protecteur de leurs personnes et de leurs fiefs
: femmes et orphelins n'étaient point protégés encore par les lois de la
chevalerie : si la veuve ne trouvait asile dans le monastère, quelle
ressource lui restait-il dans son isolement ? Anne de Russie, en épousant le
comte de Vermandois, était entrée dans une nouvelle race ; elle perdait son
droit de surveillance sur Philippe Ier. Hélas !
écrit l'archevêque de Reims au souverain pontife, notre
royaume n'est pas peu troublé. Notre reine s'est remariée au comte Raoul, ce
qui déplaît extrêmement à notre roi, et ses ministres n'en ont pas moins de
douleur. Cette affaire me donne aussi, en mon particulier, beaucoup de
chagrin, et m'ôte le moyen d'exécuter, pour cette fois, ce que j'avais
beaucoup désiré. Je m'étais proposé de faire un voyage à Rome pour visiter le
tombeau des saints apôtres, pour avoir l'honneur de vous voir et de vous
rendre et au saint-siège tous les services qui m'auraient été possibles, mais
je n'ai pu le faire, tant le royaume est agité. Ainsi exprimait ses
douleurs le plus antique des archevêques de La tutelle de Philippe Ier fut déférée à Baudouin V, comte de Flandre, un des prudents barons de la monarchie féodale ; le noble comte protégea l'éducation de son pupille[3]. Baudouin lui-même, instruit dans toutes les sciences de la guerre, développa les forceps naturelles du jeune suzerain, il maintint l'état de paix dans le domaine du roi[4] ; la suzeraineté était trop restreinte pour qu'il fût possible à un roi enfant de conquérir les terres et les droits des fiefs nombreux qui avaient été usurpés. Baudouin ne tenta aucune expédition ; la race normande dominait tout, elle couvrait le monde de son éclat aventureux. Nul n'aurait osé, dans la toute jeunesse d'un roi, franchir les limites du Vexin français pour ravager les terres de Normandie et se mesurer avec ses belliqueux féodaux. Le comte de Flandre vit partir Guillaume le Bâtard pour l'expédition d'Angleterre sans s'émouvoir et sans se disposer à la combattre ! On ne pouvait savoir ce qu'il adviendrait de cette expédition ; d'ailleurs le duc Guillaume portait le gonfanon de saint Pierre sous la protection du pape, et cette sainte tutelle couvrait ses armes. Il mourut, te comte Baudouin, lorsque le roi venait d'atteindre sa quinzième année. Philippe n'était point majeur de plein droit par la loi féodale ; il prit néanmoins le gouvernement de son État ; il se sentait le bras assez fort, la main rude et prompte ; et pourquoi voulez-vous qu'il n'essayât point son courage ? Quand un suzerain n'était pas adonné à la clergie, lorsqu'il était élevé au noble métier des armes, rien de plus naturel qu'il couvrît sa tête et son corps nerveux d'une armure de fer pour conquérir terres et fiefs ; quelle autre vie eût pu lui convenir ? Lit mollet et doux ne pouvait servir au jeune varlet impatient ! il advint en l'année suivante (1068) que Foulques le Rechin (ou le rechigné), comte d'Anjou[5], se prit de querelle avec Geoffroy le Barbu, son frère, dont le corps estoit si velu, qu'on ne savoit mie si c'estoit un homme ou une beste brute des bois. Or, Foulques le Rechin craignait que sondit frère ne fût secouru par Philippe le roi ; il s'en vint incontinent en la cour plénière de Compiègne, et céda à son suzerain tout le Gâtinais, à condition qu'il ne prendrait point parti pour Geoffroy le Barbu ; ce que le suzerain consentit à faire. Lors le roi jura bonnement qu'il tiendroit la terre aux usages et coutumes qu'elle avoit été tenue, car autrement ne voudroit Guillaume du pays faire hommage. C'était ainsi une bonne terre acquise sans bataille ; les
Chartres posaient le principe de la réunion. Voilà que Robert le Frison,
comte de Hollande, pays alors barbare et germanique, apparut avec une grande
armée pour envahir le comté de Flandre, tenu par Arnould III, petit-fils de
Baudouin, le tuteur de Philippe I". On vit à la cour plénière de
Compiègne un enfant blond comme les anges du ciel ; Richilde sa mère le
tenait de sa main droite ; tous deux s'agenouillèrent devant le suzerain, et
le requirent de prêter secours à l'orphelin détrôné contre l'usurpateur.
Philippe le roi part à la tête d'une forte bataille de lances. Le dimanche de
Le découragement produit par la triste défaite de Montcassel détermina le roi à demander en mariage Berthe, la belle-fille de Robert le Frison. Berthe appartenait aussi à cette race du Nord qui obtenait le premier amour des rois de France ; douces et simples dans leur résignation, les filles du Nord étaient presque toujours délaissées pour les châtelaines du Midi, plus adroites, plus tenaces. Constance d'Aquitaine, sous le roi Robert, avait été le type de ces femmes de race méridionale qui absorbaient le caractère de leurs maris francs ; tandis que Berthe, et après elle Ingerburge sous Philippe Auguste, reproduisent la femme germanique, douce, patiente, mais d'une fadeur résignée dans la vie commune. Le mariage se célébra en la cour plénière de Fontainebleau[8], et ce fut fête pendant plusieurs jours au milieu de la forêt agitée par les chasses bruyantes. A ces parlements tenus çà et là, dans les fermes et maisons royales,se décidaient les causes d'Église et de féodalité ; les moines de Saint-Serge et de Saint-Aubin d'Angers étaient arrivés à ce point de dispute ardente à l'occasion d'un champ, que leurs serfs étaient prêts à se battre ; les abbés s'adressèrent à la cour du roi pour faire juger à qui devait revenir le champ et lequel des deux moutiers avait titre et possession ; il n'y avait pas de chartres antiques, pas de titres de propriété réelle et reconnue. Une transaction, scellée du roi, donna le champ à l'abbaye de Saint Serge, moyennant une redevance payée aux moines de Saint-Aubin[9]. Maintenant ce grave religieux que vous voyez venir dans la plaine, c'est Renaud, abbé de Saint-Médard de Soissons ; à ses côtés marche Albéric de Coucy ; que veut donc l'abbé de Saint-Médard ? il se plaint des usurpations d'Albéric. L'Église a raison, dit le roi Philippe Ier et Albéric prête serment de ne plus rien usurper sur l'abbaye ; que s'il y manque, dit la chartre, il s'engage à se donner en otage pendant quinze jours dans la tour de Compiègne[10]. Pourquoi prépare-t-on cette grande cuve d'eau chaude à la
face du roi dans l'église de Vie active de guerres et de plaisirs que celle de ce roi ! A peine s'est-il reposé de son expédition en Flandre, qu'il se porte en Bretagne, alors envahie par la race normande. La rivalité se manifeste dès ce moment entre Philippe Ier et Guillaume le Bâtard : hommes de France et de Normandie s'étaient souvent prêté appui ; depuis l'avènement de Hugues Capet, ils avaient marché de concert en Bourgogne ; plus d'un duc de Normandie avait secondé la race capétienne ; mais après la conquête de l'Angleterre, les jalousies se manifestent ; elles éclatent d'abord en vaines paroles et en simples moqueries. On se rappelle qu'un vieux traité, conclu sous le duc Robert, cédait le Vexin français à la race normande ; Guillaume, roi d'Angleterre, le revendiqua comme son propre héritage ; fallait-il lui céder de si belles, de si riches terres ? Guillaume était alors alité, son ventre avait considérablement grossi, à ce point qu'il montait difficilement à cheval ; et comment, à cette époque de batailles, un prince alourdi, au ventre énorme, pouvait-il inspirer respect et obéissance à ses vassaux ? il fallait à Guillaume une selle exprès, des étriers forgés de fer pour soutenir sa puissante corpulence. Il s'était donc alité, le roi Guillaume, et prenait remède pour s'amaigrir ; il craignait de devenir la risée de ses hommes, qui déjà lui jetaient à la face le titre de gros bâtard[15] ! C'était aussi un sujet de fou rire et de plaisanteries
pour Philippe Ier et les Français, que cette énormité du corps du roi
Guillaume. Quand donc le Normand réclama ses droits sur le Vexin, le roi des
Français répondit : Le gros bâtard relèvera-t-il
bientôt de ses couches ? Ce mot plein de moquerie et de méchanceté fut
rapporté au vaillant roi d'Angleterre : Dites à
Philippe, s'écria Guillaume tout rouge de colère, que j'irai bientôt faire
mes relevailles à Paris, avec dix mille lances en guise de chandelles[16]. Ainsi fit le
bâtard, car au son du cornet retentissant, il se précipita sur le Vexin : à
peine pouvait-il monter à cheval, tant son ventre lui pesait en sa selle ;
qu'importe, quand la colère bouillonne, Guillaume mit tout à feu et à sang ;
la vieille barbarie Scandinave se retrouva, pour le pillage des abbayes ; ses
archers vinrent jusqu'à Saint-Denis en France, et quelques-uns parurent même
sur les hauteurs de Montmartre[17]. Mais nul ne
peut compter sur les prospérités et les grandeurs de l'existence. Dieu
disposa de la vie du conquérant ; Guillaume s'échauffa tellement dans sa colère
qu'il voulut franchir un fossé, ainsi qu'il le faisait dans l'âge de la force
et de la jeunesse ; il tomba ; un chroniqueur dit qu'il se brisa tout le
ventre si charnu, si épais î le conquérant alla -rejoindre la terre qu'il
avait tant convoitée. Il mourut, le noble duc, dans un petit village aux
environs de Rouen ; les clercs l'inscrivirent parmi les morts de leur
obituaire[18],
et les cloches sonnèrent trois jours le glas de trépassés. Il ne resta plus
de lui que sa grande image sur les scels ; on l'y voit à cheval, l'épée nue
au poing, le casque de fer en tête ; de l'autre main il tient la boule du
monde, avec ces mots : Voici le signe du roi des
Anglais[19]. Ce fut une joyeuse délivrance pour Philippe Ier que la
mort d'un rival aussi redoutable que le bâtard, roi d'Angleterre et duc de
Normandie ! Guillaume laissait trois fils : l'un du nom de Guillaume le Roux,
à cause de ses cheveux ras et rouges comme les feux du soir ; l'aîné de race
prit la couronne de roi à Londres ; l'autre fut Robert II, Quel avantage que cette guerre civile pour Philippe Ier, car il pouvait opposer un frère à l'autre, les Normands aux Normands, et conquérir ainsi sur eux la suzeraineté ! Philippe Ier n'hésita pas à secourir Robert comme son vassal immédiat et son homme lige ; il lui prêta quelques batailles de lances. Une telle résolution du roi retentit en Angleterre. Guillaume le Roux connaissait trop bien Philippe Ier, sa rapacité et son avarice, pour redouter beaucoup cette guerre : un peu de corruption, quelques pesans d'or devaient suffire pour calmer le suzerain. Guillaume lui envoya une centaine de marcs d'argent, avec une lettre de prières et de soumission, et le roi des Français délaissa Robert avec perfidie[22]. Il avait besoin de se livrer aux dissipations et aux joies de sa cour plénière : tel était le caractère tout sensuel de Philippe Ier ; souvent il préférait les jouissances des fêtes chevaleresques aux périls et aux succès de l'ambition. Car les joies étaient bruyantes en la cour du suzerain ; on préparait de nouvelles noces. Les passions de Philippe Ier étaient vives, le roi se dégoûta tout à coup de Berthe, sa chaste épouse, et comme il fallait un motif pour rompre ce lien, le roi déclara devant la cour que Berthe était sa parente ; les lois canoniques ne permettaient pas ces unions par la chair et le sang[23] ; on invoquait ce prétexte pour briser le mariage. Une passion plus vive tenait au cœur du suzerain ; Philippe relégua Berthe à Montreuil-sur-Mer, fief désigné pour son douaire, et tandis qu'elle pleurait, la pauvre délaissée, Philippe enleva violemment Bertrade à Foulques le Rechin (le rechigné), comte d'Anjou, son mari : quand le désir était impétueux et le bras fort, qui pouvait arrêter le féodal ? Ainsi Philippe renvoya Berthe, et s'unit, par l'adultère, à la femme d'un autre, et tout cela à la face de l'Église, gardienne des chastes mœurs ! Cette insulte était trop profonde pour que le pape ne préparât pas ses châtiments contre l'adultère, avec l'activité de toute sa puissance. Heureusement le moyen âge vit la puissance de l'Église s'élever contre les écarts de la force matérielle et des passions brutales. Alors avait paru un de ces prélats a la parole hardie qui dominèrent le XIe siècle par l'action incessante de leur esprit. Yves, évêque de Chartres, né en Beauvoisis, de parents nobles, reçut ses premières leçons à l'abbaye du Pec, sous le diacre Lanfranc, la belle intelligence des cathédrales[24]. Yves voué à la vie monastique, fut offert enfant à l'ordre de Saint-Benoît, car l'existence des moines permettait seule les solitaires méditations et les progrès réels de la science ; il fut le fondateur de l'abbaye de Saint-Quentin à Beauvais, et dota cette institution nouvelle de tout son patrimoine, pour que l'on y enseignât les sciences humaines et sacrées ; les clercs s'étaient donné cette mission d'intelligence qui avait si fortement grandi leur autorité. Yves s'éleva jusqu'à l'évêché de Chartres, il y reçut le pallium des mains du pape Urbain II, et dans cette nouvelle dignité, Yves se déclara le défenseur des prérogatives pontificales, parce que, comme tous les hommes supérieurs, il avait apprécié la toute-puissance de l'unité. Le divorce de Philippe Ier avait retenti, et tout l'univers catholique s'occupait du nouveau mariage du roi avec Bertrade, la femme enlevée du comte d'Anjou. Quelques évoques de France avaient prêté complaisamment leur autorité pour confirmer les noces royales fixées à Paris ; ils avaient écrit à tous les monastères pour mander les abbés à venir dans les joyeuses cours plénières. Yves fut invite aux pompes du mariage ; il s'opposa vivement à la consommation de l'adultère. Dans ses lettres pressantes et fières au roi, il lui montra combien était indigne d'un prince catholique cette conduite qui brisait de saints liens[25] pour se jeter dans l'adultère ; il lui rappela surtout que Rome allait s agiter, que le pape Urbain H, le conservateur de l'Église universelle, ne laisserait pas sans répression cet outrage aux lois divines et humaines. A présent que je suis absent de Votre Sérénité, je lui répète ce que je lui avais dit avant son serment : vous m'ordonnez de me trouver à la solennité de vos noces ; je ne le puis et ne le veux point, jusqu'à ce que j'aie été pleinement informé qu'un concile général a défini que le divorce que vous avez fait avec la reine votre femme est légitime, et que vous pouvez en conscience épouser Bertrade. Si l'on m'invitait à me rendre en un lieu où je pusse librement examiner cette affaire avec les évêques mes confrères, où je fusse sûr qu'on ne nous ferait aucune violence, je m'y rendrais volontiers, et là j'écouterais, dirais et ferais avec eux ce que les lois et la justice m'ordonneraient. Mais comme vous me commandez simplement de me rendre à Paris auprès de votre femme (je ne sais si elle le peut être), je ne veux point le faire ; ma conscience, que je veux tenir nette devant Dieu, et la bonne réputation que je veux conserver devant tout le monde comme évêque, m'en empêchent. J'aimerais mieux être jeté dans l'eau, une meule de moulin au col, que de scandaliser les faibles et les ignorants[26]. Ces paroles étaient graves : la mort plutôt que le scandale, disait Yves de Chartres ; ces martyrs des idées de vertu et d'ordre sont nécessaires pour épurer les mœurs de la société qui s'oublie. Yves de Chartres écrivait, dans un ton respectueux et plein d'énergie, à l'occasion du mariage du roi Philippe Ier ; mais les passions du prince étaient trop vives, son caractère d'une trop grande brutalité féodale, pour qu'il s'arrêtât devant les simples remontrances des évêques : Cette femme me plaît, je la prends ; cette autre me déplaît, je la délaisse, telle était la loi des féodaux. Berthe, l'épouse répudiée, était morte ; Bertrade de Montfort, enlevée par le roi, vivait publiquement dans les cours plénières ; chacun savait qu'elle était sa mie, et que Philippe Ier allait la prendre pour femme. Yves de Chartres insiste fortement pour qu'un tel adultère ne se consomme pas, il menace le roi des foudres pontificales ; il écrit également aux évoques qui adhèrent à la célébration des noces royales : Ne prêtez pas la main à la consommation du crime, vous en répondrez devant Dieu. Yves de Chartres est l'esprit actif de cette époque ; ses épîtres forment une collection considérable, et se lient à tous les événements contemporains, car l'épiscopat avait une grande destinée ! Yves de Chartres se pose comme l'expression de la pensée morale de répression[27] ; le principe de sa conduite est dans son obéissance à la cour de Rome ; il sait toute la force de la papauté ; il suit dans l'affaire du mariage de Philippe Ier avec Bertrade l'impulsion de la papauté, la pensée unique de son gouvernement. Tous les esprits hors ligne des Xe et XIe siècles se rattachent à l'unité pontificale. Yves est en correspondance avec le pape Urbain II, ce pontife qui avait si fièrement succédé à Grégoire VII, l'organisateur de l'Église ; il sent que la force est en lui. Entre Urbain II et l'immense pontificat qui l'avait
précédé, il n'y eut que Victor III, abbé du Mont-Cassin, qui mourut dans la
solitude après quatre mois d'une administration agitée. Urbain II avait été un
des évêques désignés par le pape Grégoire VII pour lui succéder à la tiare.
Dès que les Romains reconnurent son élection, le nouveau pape se consacra de
toutes ses Forces à l'autorité pontificale, et comme pour confirmer la
puissance des légats dans les divers royaumes, le nouveau pape se destina à
l'existence active de l'apostolat. Ce fut une nouvelle vie pour la papauté[28] qui se montra
partout présente. Urbain II voulut faire reconnaître l'autorité de Rome, et
dans ce but, il passa les Alpes, annonçant lui-même qu'il tiendrait un
concile général à Clermont en Auvergne. Un concile était alors une des
grandes assemblées politiques de la chrétienté. Il ne s'agissait pas
seulement de réprimer les mauvaises mœurs des clercs et des laïques ; une
pensée de conquête et de lointains voyages avait saisi toute cette génération
; on parlait partout d'une expédition en Palestine ; une guerre sainte était l'immense
affaire du temps. Tel était le but spécial du concile de Clermont ; Urbain
II, suivi des cardinaux et de quelques évêques d'Italie, traversa Dans les vallées du Puy-de-Dôme, au milieu des cratères
formés par les volcans éteints, s'élève la ville de Clermont en la province
d'Auvergne ; la cité n'était pas, au XIe siècle, entourée de florissantes
manufactures et de ces campagnes fécondées par l'industrie. L'Auvergne avait
quelque chose d'âpre comme ses montagnes : des laves volcaniques couvraient
son sol d'une pierre noire et calcinée ; des montagnes veinées de porphyre et
de marbre blanc, de basalte, de granit, de plomb, de fer, couronnaient des
plaines couvertes de noyers, de châtaigniers et de verts pâturages pour les
bestiaux : ici le ruisseau de Tiretaine allait se perdre en murmurant sous
les murs de Clermont ; plus loin la source de Ce fut vers la cité de Clermont que le pape Urbain II
s'achemina, après avoir parcouru l'Italie et Autour de Clermont, la campagne présentait un air tout animé, mille tentes diverses resplendissaient sous les derniers feux du soleil de novembre ; on entendait le hennissement des chevaux, le cliquetis des armes, les cris de la foule émue. Des barons, des chevaliers, femmes, enfants et vieillards à la main affaiblie, les manants des cités, les serfs de la campagne, attendaient pêle-mêle l'ouverture du concile, afin d'écouler la parole solennelle d'Urbain II, le père commun des fidèles, qui devait parler des malheurs de Jérusalem, et appeler les chrétiens au secours de leurs frères de Palestine. On voyait au milieu de cette foule épaisse et agitée comme les flots de la mer, un homme petit de taille, le front chauve, couvert d'une robe de bure, avec un capuchon comme les serfs et les ermites qui habitaient les déserts de Bourgogne, de Champagne ou de Picardie ; il était monté sur un âne, ainsi que l'on voit le Christ à son entrée à Jérusalem, quand les palmes et les branches d'olivier couvraient sa tête divine. La multitude s'approchait de ce pauvre ermite, baisait ses vêtements, s'agenouillait autour de l'âne pour atteindre les pieds et les mains du solitaire. Partout retentissait le nom do Pierre l'Ermite ou de Petit Pierre ; c'était l'homme du peuple, parlant au peuple sa langue et ses émotions[31] ; on disait l'histoire de ses pèlerinages lointains a Rome, à Constantinople, à Jérusalem, de ses merveilleuses destinées, et les miracles de sa vie ; on parlait des périls du saint homme, des accidents de sa traversée en Palestine, des visions qui avaient doré son sommeil des plus fantastiques images. Et moi-même puis-je résister au désir de vous faire connaître la naïve chronique du solitaire qui remua le monde par la parole ? car ce fut un grand triomphe de la parole que la prédication de la croisade[32] ; ce fut la propagande la plus démocratique à travers les temps : elle vint du peuple pour retourner au peuple. Dans le diocèse d'Amiens, en Picardie, Pierre naquit vers
le milieu du XIe siècle. Quelle fut son origine de race ? on l'ignore ; alors
il n'y avait pas de titre traditionnel dans les familles, chacun portait un
nom de saint avec le surnom d'un village, d'une qualité de corps ou d'esprit,
d'un accident de la vie usuelle. Pierre s'était d'abord voué à la profession
des armes ; comme tous les hommes qui avaient quelque force dans le bras, il
mania l'épée dans les batailles ; on le voit dans le rôle des hommes d'armes
que le comte de Boulogne dirigea vers On le vit donc paraître au concile de Clermont, le saint ermite, couvert de son vêtement de serf ; il était là tout à côté du pape à la chape d'or, et comme son égal. Pierre se tenait sur son âne qui trottait modestement au milieu de la foule attentive. Pierre parla le premier devant le peuple dans la langue vulgaire, car il était d'Amiens, et le patois lui était familier. La multitude de ces contrées l'appelait le petit ermite dans son idiome naïf[39] ; mais ce petit ermite avait une puissance, une énergie de parole qui remuait au loin les masses ; elles s'agitaient bruyantes comme l'Océan autour de lui. Quand Pierre l'Ermite ou le Petit Pierre eut longuement narré les lamentables histoires des chrétiens de Jérusalem, quand il eut rappelé les pleurs que les fidèles versaient chaque jour sur le tombeau du Christ, les humiliations que leur faisaient subir les barbares envahisseurs ; alors, dis-je, il se fit un grand bruit, suivi d'un silence profond ; le pape Urbain II prit la parole, car il fallait au pauvre ermite, au simple et enthousiaste prédicateur, la grande sanction du pape. Urbain II avec sa figure grave, ses vêtements de lin, la tiare en tête, harangua aussi dans la langue vulgaire ; le pontife était né de la race des Francs, et la langue latine n'était point alors assez répandue pour qu'elle pût être comprise par les chevaliers, les hommes d'armes ou le menu peuple. Ce fut aussi aux Francs que la harangue du pontife s'adressa spécialement ; ils étaient ses compatriotes bien-aimés : Hommes français, hommes d'au delà des montagnes ; nation, ainsi qu'on le voit briller dans vos œuvres, choisie et chérie de Dieu, et séparée des autres peuples de l'univers, tant par la situation de votre territoire que par l'honneur que vous rendez à l'Église, c'est à vous que nous adressons nos paroles[40] ; il faut vous faire connaître quelles causes douloureuses nous ont amenés dans ce pays lointain, comment nous y avons été attirés par vos cris et ceux de tous les fidèles. Voici que des contins de Jérusalem et de la ville de Constantinople nous sont parvenus de tristes récits ! Les Persans, nation maudite, nation entièrement étrangère à Dieu, ont envahi les terres des chrétiens et les ont dévastées par le fer, le pillage, l'incendie ; ils ont emmené les fidèles captifs ; d'autres chrétiens ont été mis à mort d'une manière atroce ; ces misérables ont détruit les églises de Dieu, ou les ont fait servir aux cérémonies de Mahom et de Tervagant[41] ; ces hommes renversent les autels après les avoir souillés de leurs impuretés ; ils circoncisent les chrétiens, et font couler le sang des circoncis sur les autels, ou dans les vases baptismaux ; ceux qu'ils veulent faire périr d'une mort honteuse, ils leur percent le nombril, en font sortir l'extrémité des intestins, les lient à un pieu, puis à coups de fouet les obligent de courir autour jusqu'à ce que leurs entrailles sortant de leur corps, ils tombent à terre privés de vie. D'autres, attachés à un poteau, sont percés de flèches ; à quelques autres ils font tendre le col, el se jetant sur eux le glaive à la main, s'exercent à le trancher d'un seul coup. A ces tristes tableaux, à ces lamentables histoires des souffrances de leurs frères en Jésus-Christ, un sentiment d'horreur se' communiqua dans toute l'assemblée ; on écoutait en pleurant ces paroles du pape ; les chrétiens d'Orient n'étaient-ils pas des frères, des parents, des serviteurs d'une même loi ? Toutes les fois que les hommes d'une même opinion souffrent, il n'y a pas de limites et de climats lointains qui arrêtent : on gémit de leurs gémissements, leur sang rejaillit à votre face, et l'on frissonne à l'aspect des ruines qu'amoncelle un implacable ennemi ! Quand l'assemblée fui très-émue, bien vivement touchée, le pontife continua : Que dirai-je de l'abominable pollution des femmes ? il serait plus fâcheux d'en parler que de s'en taire. Alors le pontife se couvrit les yeux de ses mains comme témoignage de chasteté. Ils ont démembré l'empire grec, et ont soumis à leur domination un espace qu'on ne pourrait traverser en deux mois de voyage. A qui donc appartient-il de les punir et de leur arracher ce qu'ils ont envahi, si ce n'est à vous, à qui le Seigneur a accordé, par-dessus toutes les autres nations, l'insigne gloire des armes, la grandeur de l'âme, l'agilité du corps et la force d'abaisser la tête de ceux qui vous résistent ? Que vos cœurs s'émeuvent et que vos âmes s'excitent au courage par les faits de vos ancêtres, la vertu et la grandeur du roi Charlemagne et de son fils Louis, et de vos autres rois qui ont détruit la domination des Turcs et étendu dans leur pays l'empire de la sainte Église ![42] Ces souvenirs de Charlemagne le grand empereur, que rappelait ainsi Urbain II, étaient bien propres à exalter les cœurs dans d'immenses entreprises. Le nom de Charlemagne n'était-il pas présent partout avec ses pairs, les Roland, les Renaud, la fleur des paladins ? Déjà il se faisait dans la plaine un long murmure d'indignation et de courage parmi les chevaliers armés de pied en cap ? Ou entendait dans les airs mille cris de Jérusalem ! Jérusalem ! Dieu le veult ! Dieu le veult ! au milieu des barons et de la foule. Le pontife reprit encore d'une voix plus grave, plus solennelle : Soyez touchés surtout, mes frères, en faveur du saint sépulcre de Jésus-Christ notre Sauveur, possédé par des peuples immondes, et des saints lieux qu'ils déshonorent et souillent avec irrévérence de leurs impuretés. Ô très-courageux chevaliers, postérité sortie de pères invincibles, ne dégénérez point, mais rappelez-vous les vertus de vos ancêtres ! Que si vous vous sentez retenus par le cher amour de vos enfants, de vos parents, de vos femmes, remettez-vous en mémoire ce que dit le Seigneur dans son Évangile : Qui aime son père et sa mère plus que moi n'est pas digne de moi ; quiconque abandonnera pour mon nom sa maison, ou ses frères ou ses sœurs, ou son père ou sa mère, sa femme ou ses enfants, ou ses terres, en recevra le centuple, et aura pour héritage la vie éternelle. C'est ainsi, au nom du Christ, qu'on faisait un appel il
la piété chevaleresque d'une génération batailleuse ; le Christ, l'image du
Dieu-peuple, mort pour affranchir le genre humain ; le Christ qui brillait
partout dans les églises et dans les cités naissantes ; le Christ dont la
croix de fer protégeait le serf, le pauvre, le souffreteux I Quand cet appel
eut été bien entendu, le pape s'adressa bientôt à l'ambition des servants
d'armes, et là, parlant des immenses terres qu'ils avaient à conquérir ; Chevaliers francs, continua-t-il, ne vous laissez retenir par aucun souci pour vos
propriétés et les affaires de votre famille, car cette terre que vous
habitez, renfermée entre les eaux de la mer et les hauteurs des montagnes,
tient à l'étroit votre nombreuse population ; elle n'abonde pas en richesse,
fournit à peine à la nourriture de ceux qui la cultivent ; delà vient que vous
vous déchirez et dévorez à l'envi, que vous élevez des guerres, et que
plusieurs périssent par de mutuelles blessures[43]. Éteignez donc entre vous toute haine, que les querelles
se taisent, que les guerres s'apaisent, et que toute l'aigreur de vos
dissensions s'assoupisse. Prenez la route du saint sépulcre, arrachez ce pays
des mains de ces peuples abominables, et soumettez-le à votre puissance. Dieu
a donné à Israël cette terre eu propriété, dont l'Écriture dit : qu'il y
coule du lait et du miel. Jérusalem en est le centre ; son territoire,
fertile par-dessus tous les autres, offre, pour ainsi dire, les délices d'un
autre paradis ; le Rédempteur du genre humain l'a illustré par sa venue,
honoré de sa résidence, consacré par sa passion, racheté par sa mort, signalé
par sa sépulture. Cette cité royale, située au milieu du monde, maintenant
tenue captive par ses ennemis, est réduite eu la servitude des nations
ignorantes de la loi de Dieu ; elle vous demande donc et souhaite sa
délivrance, et ne cesse de vous implorer pour que vous veniez à son secours ;
c'est de vous surtout qu'elle attend de l'aide, parce que Dieu vous a
accordé, par-dessus toutes les nations, l'insigne gloire des armes. Prenez donc
cette route en rémission de vos péchés, et partez assurés delà gloire
impérissable qui vous attend dans le royaume des cieux[44]. Les paroles du pape, transmises par les échos dans la plaine, excitèrent un indicible frémissement ; traduites de bouche en bouche, ces exhortations produisirent le même effet que si la volonté de Dieu avait paru sur le mont Sinaï, à travers les foudres et la tempête. On entendait ce bruit effrayant, ces mille voix retentissantes qui ressemblent au bruit des vagues agitées ; on voyait cette mer de têtes qui s'ondule et s'agite lorsqu'une vive émotion réveille le peuple ! Partout fut poussé ce cri de Dieu le veult ! Dieu le veult ! prononcé dans des idiomes divers ; car il y avait là des hommes de la langue d'oc et de la langue d'oïl[45], des Francs, des Provençaux, des Picards, des Auvergnats. Les cris d'armes se mêlaient au bruit des épées et des boucliers violemment secoués. Le pontife vit bien qu'il fallait imprimer une règle, un ordre, une discipline dans cette confusion ; il reprit la parole : Dieu le veult ! Dieu le veult ! mais nous n'ordonnons ni ne conseillons ce voyage aux vieillards, aux faibles, ni à ceux qui ne sont pas propres aux armes. Que cette route ne soit point prise par les femmes sans leurs maris ou sans leurs frères, ou sans leurs garants légitimes ; car de telles personnes sont un embarras plutôt qu'un secours, et deviennent plus à charge qu'utiles*. Que les riches aident les pauvres et emmènent avec eux, à leurs frais, des hommes propres à la guerre. Il n'est permis ni aux prêtres, ni aux clercs, quel que puisse être leur ordre, de partir sans le congé de leur évêque ; s'ils y allaient sans ce congé, le voyage leur serait inutile. Aucun laïque ne devra sagement se mettre en route, si ce n'est avec la bénédiction de son pasteur ; quiconque aura donc volonté d'accomplir ce saint pèlerinage, en prendra rengagement avec Dieu, et ce dévouera en sacrifice comme une hostie vivante, sainte et agréable à Dieu ; qu'il porte le signe de la croix du Seigneur sur son front ou sur sa poitrine. Que celui qui, en accomplissement de son vœu, voudra se mettre en marche, la place derrière lui entre ses épaules ; il accomplira, par cette double action, le précepte du Seigneur, qui a enseigné dans son Évangile que : Celui qui ne prend pas sa croix, et ne me suit pas, n'est pas digne de moi[46]. Le pape avait ici la grande pensée d'imprimer une règle, une discipline à cette multitude qui prenait les armes sans frein, sans plan militaire ; il lui donnait un signe visible, la croix ; il voulait faire de la croisade une véritable expédition guerrière, et non point une confusion de multitude ; après avoir constitué la mi* lice du Christ, Urbain II voulait la conduire dans une voie sûre et vers un plein succès[47]. Alors tous les assistants se prosternèrent contre terre, et firent entendre, en se frappant la poitrine, le confiteor des pécheurs, sorte de confession générale à la face du jubilé et de la promesse d'un pardon. On s'accusa des fautes de sa vie, des pillages et des dévastations commises : chevaliers, hommes d'armes, barons hautains, tous demandèrent rémission de leurs égarements et des troubles qu'ils avaient jetés dans la société ; et n'était-ce pas un résultat social que d'avoir abaissé le front des hommes d'armes et de violence sous le repentir moral ? La puissance de cette parole du pape fut immense ; rien, dans les temps modernes, ne peut être comparé à cette agitation produite par la parole. Il fallait voir cette plaine toute remplie d'hommes appartenant aux provinces les plus éloignées ; ils s'entendaient, se jetaient dans les bras les uns des autres. Quand les hommes se touchent, souvent éclate cet enthousiasme subit qui fait frissonner de joie les âmes exaltées, et les entraîne aux grands sacrifices. Ce dévouement à une cause, produit par l'exaltation des idées, se voit de temps à autre dans l'histoire des peuples : liberté, religion, gloire, toutes ces nobles idées lèvent en masse les générations, parce qu'elles reposent sur la foi. Tous accouraient pour que le pape et les évoques voulussent bien coudre la croix du pèlerinage sur leurs épaules ; cette croix était le signe de l'engagement pris par tous, de suivre la milice sainte, l'armée catholique qui allait délivrer le tombeau de Jésus-Christ. Il arrive ainsi que tout un peuple court en armes pour défendre une idée : et ces temps-là ne sont pas les moins beaux, les moins héroïques dans l'histoire. L'enthousiasme fut au comble ; n'était-ce pas parler au véritable caractère de l'homme d'armes que de lui offrir le pardon de ses fautes en échange d'une conquête féodale dans un lointain voyage[48] ? Quoi de plus noble pour lui et quelle destinée répondait mieux au caractère belliqueux de la nation, le pardon accordé au courage ! Marchez, marchez, dignes chevaliers, vous avez des terres à conquérir, de beaux pays à visiter, et au-dessus de tout, vous obtenez l'indulgence plénière de vos fautes après les violents orages de la vie ; quand vous vous coucherez dans la tombe, les prières de l'Église apaiseront votre cercueil[49]. En Occident, la famine poignante rongeait les os du peuple
; les produits delà terre ne suffisaient plus pour assouvir la faim des
multitudes ; les entrailles étaient déchirées ; des tempêtes, des orages
bruyants venaient secouer les grandes eaux : un ciel habituellement grisâtre,
des brouillards épais jetaient la mélancolie au cœur ; on passait sa vie
entre le château aux murailles noircies et le moutier, où s'inscrivaient les
noms des morts dans l'obituaire. Qu'offrait-on aux barons et aux chevaliers
en prêchant la croisade ? que promettait le pape à leurs nobles épées ? un
beau ciel, des terres plantureuses comme les Normands en avaient trouvé en
Sicile ; il leur offrait cet admirable soleil tout reluisant sur des terres
chaudes et abondantes. Il faut lire dans les chroniques quelle fut
l'impression produite par les paroles pontificales ; jamais peut-être on
n'avait vu d'enthousiasme égal dans les émotions de l'antiquité. Déjà les comtes des palais étaient préoccupés du désir
d'entreprendre ce voyage, dit Guibert, et
tous les chevaliers, d'un rang moins élevé, cédaient à cette impulsion[50]. Mais voici que les pauvres eux-mêmes furent bientôt
enflammés d'un zèle si ardent, qu'aucun d'entre eux ne s'arrêta à considérer
la modicité de ses revenus, ni à examiner s'il pouvait lui convenir de
renoncer à sa maison, à ses vignes ou à ses champs : chacun se mit en devoir
de vendre ses meilleures propriétés à un prix beaucoup moindre que s'il se
fût trouvé livré à la plus dure captivité, enfermé dans une prison, et forcé
de se racheter le plus promptement possible. Il y avait à cette époque une
disette générale, les riches mêmes éprouvaient une grande pénurie de grains,
et quelques-uns d'entre eux, quoiqu'ils eussent beaucoup de choses à acheter,
n'avaient cependant rien ou presque rien pour pourvoir à ces acquisitions[51]. Un grand nombre de pauvres gens essayaient de se nourrir
de la racine des herbes sauvages ; et comme le pain était fort rare, ils
cherchaient de tous côtés de nouveaux aliments pour compenser la privation
qu'ils s'imposaient en ce point. Les hommes les plus puissants se voyaient
menacés de la misère dont on se plaignait de toutes parts, et chacun, témoin
des tourments qu'éprouvait le petit peuple par l'excès de la disette,
s'imposait avec beaucoup de soin une extrême parcimonie, dans la crainte de
dilapider ses richesses par trop de facilité ; les avares, toujours
insatiables, se réjouissaient d'un temps qui favorisait leur cruelle avidité
; et jetant les yeux sur leurs boisseaux de grains conservés depuis
longtemps, ils disaient sans cesse de nouveaux calculs pour évaluer les
sommés qu'ils auraient à ajouter à leurs monceaux d'or après avoir vendu ces
grains[52]. Ainsi, tandis que les uns éprouvaient d'horribles souffrances,
et que les autres se livraient à leurs projets
d'avidité, semblables au souffle qui brise les vaisseaux de la mer, le
Christ occupa fortement tous les esprits ; et celui qui délivre ceux qui sont
enchaînés par des chaînes de diamant, brisa tous les liens de cupidité qui
enlaçaient les hommes dans cette situation désespérée. Comme je l'ai déjà
dit, chacun resserrait étroitement ses provisions dans ce temps de détresse ;
mais lorsque le Christ inspira à ces masses innombrables d'hommes le dessein
de s'en aller volontairement en exil, les richesses d'un grand nombre d'entre
eux ressortirent aussitôt ; et ce qui paraissait fort cher, tandis que tout
le monde demeurait en repos, fut tout a coup vendu à vil prix lorsque tous se
mirent en mouvement pour entreprendre ce voyage ; et comme un grand nombre
d'hommes se hâtaient pour terminer leurs affaires, on vit, chose étonnante à
entendre, et qui servira pour donner un seul exemple de la diminution subite
et inattendue de toutes les valeurs, on vit sept brebis livrées en vente pour
cinq deniers. La disette des grains se tournait aussi en abondance, et
chacun, uniquement occupé de ramasser plus ou moins d'argent d'une manière
quelconque, vendait tout ce dont il pouvait disposer, non d'après
l'évaluation qu'il en faisait, mais d'après celle de l'acheteur, afin de
n'être pas le dernier à embrasser la voie de Dieu[53]. Tous donc voulaient quitter cette terre sombre des Gaules
inondée par les pluies, pressurée par les fléaux horribles. Il y avait
partout un besoin d'émigrer ; les Francs reprenaient leur vieux caractère de
nation errante ; ils imitaient les Scandinaves, les Normands autrefois
partis du Danemark et de Le pape Urbain II profita de l'ascendant que la prédication
de Pierre l'Ermite avait donné à l'appel pontifical, pour ramener un peu de
police sociale au milieu de cette multitude qui se pressait autour de sa chaire.
Les actes du concile de Clermont embrassent une série de dispositions
canoniques sur la discipline ecclésiastique et l'ordre de la société. L'Église, y est-il dit, doit
être catholique, chaste et libre, c'est-à-dire exempte de toute juridiction
séculière ; la simonie et la pluralité des bénéfices sont défendues ; l'abstinence
et le jeûne pendant le carême et les Quatre-Temps sont ordonnés ; les
prescriptions pour la trêve de Dieu sont renouvelées avec défense de toutes
violences contre les ecclésiastiques et leurs biens ; que les armes des
barons respectent les champs de blé, les prairies, les jardins cultivés des
pauvres laboureurs ; qu'ils ne pillent ni leurs outils, ni leurs semoirs qui
éparpillent les grains dans les guérets, ni leurs bœufs, ni leurs ânes ;
puis, défenses sont faites de marier les parents en deçà du septième degré,
d'élever les fils des prêtres et des concubines à l'épiscopat, s'ils ne sont
faits moines auparavant[55]. Ces dispositions du concile étaient destinées à constituer la police civile et cléricale dans l'Europe chrétienne. Le souverain pontife Urbain II profitait du suprême ascendant que la croisade donnait à son pouvoir pour mettre un peu d'ordre dans l'Église et dans la société politique. De la hauteur où il s'était placé, et dans la majesté de puissance qui éclatait autour de sa parole, le pape aperçut avec un admirable instinct que le moment était bien choisi pour frapper un grand coup contre la rébellion de Philippe, le roi de France, relaps et concubinaire, ce monarque qui violait la loi divine et humaine, en renvoyant l'épouse légitime pour une femme adultère. Urbain II voyait à ses pieds tous les barons francs ; il venait de remuer de sa sainte parole des milliers d'hommes armés ; des masses de peuple inondaient les avenues du concile, et formaient comme une nuée de têtes dans le creux des rochers du Puy-de-Dôme, nouvelle vallée de Josaphat où se pressaient les générations devant la parole du grand Dieu. Fort de cette puissance morale, quand les fronts étaient abaissés vers la terre, Urbain II frappa la terrible excommunication contre Philippe Ier comme adultère et relaps. Le pape était dans la province d'Auvergne sous des comtes indépendants[56] ; il invoquait la puissante loi morale de la chrétienté, il avait à ses ordres toutes les consciences et tous les bras, il créait une milice de la croix dévouée et obéissante au saint-siège, et mettait l'Église bien au-dessus du suzerain temporel. Il n'y avait plus d'idées étroites et territoriales ; la pensée universelle dominait les imaginations et les cœurs. Comment, à l'aide d'une telle puissance, le pape aurait-il craint de frapper anathème contre le roi ? comment aurait-il redoute l'adultère et l'incestueux, alors même qu'il portait le sceptre de la suzeraineté ? Pans ce vaste univers moral qui avait sa couronne d'étoiles au ciel, que pouvait être un roi tout de chair ? Aussi, quand la parole de la croisade soulevait l'Occident contre l'Orient, Urbain II frappait anathème contre le roi des Français. Philippe Ier allait devenir un objet d'horreur pour le peuple, car l'excommunié était en dehors de la société des hommes[57]. Les croisades avaient semé une ferveur catholique qui partout assurait l'obéissance aux lois de l'Église ; nul n'aurait osé résister au pape, quand sa sainte parole soulevait des myriades de chevaliers bardés de fer. Voici quelle était la différence du pape et du roi ; Urbain II, précédé d'un pauvre ermite, le capuchon sur la tête, monté sur un âne, remuait les entrailles des société par la seule puissance de la parole ; et Philippe Ier, roi couronné, couvert de sa cotte de mailles, le sceptre en main, convoquait en vain quelques féodaux pour obéir à ses ordres et volontés ; il envoyait ses Chartres scellées, et personne ne répondait ; il appelait ses bouteillers, ses comtes de l'étable, ses panetiers, et ils avaient fui le roi comme si c'eût été un lépreux ! Quand une forte idée de religion, de gloire, de liberté, je le répète, se révèle pour dominer le monde, tout ce qui se met en dehors, serait-ce un roi couronné, est proscrit, brisé, parce qu'il faut que le monde moral marche, et les générations ne s'arrêtent pas pour un homme ! |
[1] 23 mai 1059, Duchesne, tom. IV, p. 161.
[2] Epist. Gervasii archiepiscop. Remens., Duchesne, t. IV, p. 207.
[3] Il est une curieuse lettre de Philippe Ier sur sa propre éducation, et sur les troubles du commencement de son règne. Voyez l'original rapporté dans le Traité du Franc-Aleu, p. 286, 287.
[4] Aimoin, De Miracul. Sanct. Benedict., lib. IV, et Mabillon, de Re diplomatica, lib. VI, cap. DLXXXV.
[5] Chronique d'Anjou, ad ann. 1068.
[6] Meier, Annal. de Flandre, ad ann. 1070, 1071.
[7] Ces traditions sur les Frisons se retrouvent dans les romans de chevalerie, et l'Arioste s'en est fait lui-même l'écho.
[8] Duchesne, au tom. IV, Collect. Francor. Histor., p. 166.
[9] Cartulaire de l'abbé de Camps. — Philippe Ier, tom. Ier. L'abbé de Camps ne dit pas où il a trouvé l'original de cet acte.
[10] Mabillon, de Re diplomatica, liv. VI, cap. CLXII, p. 585.
[11] Ducange, Gloss. Latin., tom. I, col. 282, édit. en 2 vol.
[12] Notice de l'abbaye de Saint-Florent de Saumur.
[13] La chartre est écrite en français : Donné à Louvres, en Parisis, l'an du Christ 1061, et de notre règne le premier. (Cod. Louv. XV.)
[14] Et nominis sui charactere seu sigillo signari et prœsente propria manu tua crucefacta. (Collect. du Louvre, XV.)
[15] Roger de Hoveden, ad ann. 1087.
[16] Au reste, la bâtardise ne parait pas toujours une injure à Guillaume ; dans une chartre il en prend le surnom : Ego Guillelmus cognomento Bastardus, rex Angliœ, ad ann. 1080.
[17] Comparez Orderic Vital, Guillaume de Jumièges et Roger de Hoveden, ad ann. 1080, 1087.
[18]
Guillaume mourut à Hermentreville, le 8 ou le 9 septembre
[19] Hoc
Angle regem signo fatearis eumdem.
[20] Comparez sur cette guerre civile Orderic Vital et Guillaume de Malmesbury, p. 697.
[21] Orderic Vital, ann. 1089.
[22] Orderic Vital en fait le reproche, ann. 1090.
[23] Pour toute l'histoire du divorce et de l'excommunication de Philippe Ier, il faut surtout consulter la collection des épîtres d'Yves de Chartres, dans le tom. X des Bénédictins.
[24] Les Bénédictins ont publié la vie d'Yves de Chartres, et analysé ses œuvres dans le Xe volume de l'Histoire littéraire de France.
[25] Epistol. Yves Carnotens., Duchesne, tom. IV, p. 217. Ces lettres sont un curieux monument pour l'histoire de France ; il faut les comparer à la lettre d'Urbain II, qui se trouve dans le Spicileg. de Dachery, tom. V, p. 337.
[26] Epist. Yves Carnotens., Duchesne, tom. IV, p. 218.
[27] Duchesne a publié toutes les lettres d'Yves de Chartres ; mais, je le répète, pour se faire une idée exacte de l'esprit de toute cette correspondance, il faut consulter les Bénédictins, Hist. littéraire de France, tom. X.
[28] La vie du pape Urbain II mérite d'être spécialement écrite ; ce fut lui qui donna l'impulsion aux grandes croisades. Voyez Baronius et son continuateur le V. Pagi, ad ann. 1088, 1099.
[29] Je me suis plusieurs fois arrêté à Rome, dans le quartier transtéverain, tout à côté du Vatican ; c'est là qu'il faut chercher les souvenirs de la femme romaine des bas-reliefs. Le mélancolique tableau des Moissonneurs, de Léopold Robert, a seul reproduit ces traits ; les femmes d'Auvergne et d'Arles ont une grande ressemblance avec le type romain. Sur le concile, consultez Albert d'Aix et Guillaume de Tyr, liv. V.
[30] Sur le concile de Clermont, il faut conseiller aussi Robert le Moine, liv. Ier. Il était témoin oculaire.
[31] L'histoire de Pierre l'Ermite a été écrite avec beaucoup de soin par le P. d'Outreman, 2 vol. in-12°. Il y a des détails curieux, mais qui se rattachent plus à la croisade qu'à l'homme extraordinaire.
[32] Les chroniques opposent son corps exigu à ses grandes vertus : Major in exiguo corpore regnabat virtus. (Robert, Monach. Croniq., lib. I.)
[33] Petrus Achirensis.
[34] Re et nomine Eremita. Robert, Monach., lib. V.
[35] Guillaume de Tyr parle avec détail de la visite de Pierre l'Ermite au patriarche Siméon : les traditions s'en étaient conservées, liv. III.
[36] Anne Comnène le nomme Κυκυπετρε dans l'Alexiade, liv. X.
[37] C'est ainsi que l'explique Ducange dans son Glossaire, v° Cucullus.
[38] Comparez Albert d'Aix, liv. Ier ; — Robert le Moine, liv. Ier ; — Guibert de Nogent, témoins oculaires et historiens de la croisade.
[39] Kiokio (le petit).
[40] J'ai traduit le texte exact du sermon d'Urbain II : je me suis gardé de la tentation de faire une harangue, c'était un peu le faible de M. Michaud ; je regrette déjà que Robert le Moine, témoin oculaire, ait traduit en latin le discours du pape Urbain II ; j'aurais voulu le donner en langue vulgaire, et dans toute sa simplicité. Comparez Robert le Moine, liv. Ier, et Guibert de Nogent, ibid.
[41] C'était le nom que les peuples du moyen âge donnaient à Mahomet.
[42] L'opinion générale, aux Xe et XIe siècles, était que Charlemagne avait fait un pèlerinage armé en Palestine ; la chronique de Turpin, insérée dans celle de Saint-Denis, répandit encore cette opinion. Il existe dans les Mémoires de l'ancienne Académie des inscriptions des travaux remarquables sur ce point de critique historique, tom. XXI. J'ai examiné ces questions en traitant le règne de Charlemagne.
[43] Robert le Moine, liv. Ier.
[44] Chronique de Robert le Moine, liv. Ier, chap. Ier. Guibert de Nogent est peut-être le chroniqueur qui a le plus parfaitement décrit le mouvement imprimé au peuple par la croisade, liv. Ier.
[45] Albert d'Aix, liv. Ier.
[46] Chronique de Robert le Moine, liv. Ier.
[47] Voyez lettre d'Urbain II, dans les Annales de Baronius et Pagi, ad ann. 1095.
[48] Bientôt furent publiées une succession de bulles du pape sur les privilèges des croisés. Ducange, le grand Ducange a réuni dans son Glossaire, sous le titre de Crucis privilegia, tous les privilèges accordés aux croisés. (Gloss. lat. 61, col. 1279 et seq.)
[49] Toutes les chartres révèlent cette pensée craintive de la mort alors au cœur du baron. Voyez la grande collection de Bréquigny, tom. I et II.
[50] Chronique de Guibert de Nogent, liv. II. Il était contemporain de la croisade. J'ai consacré un chapitre spécial sur les effets produits par les prédications de la croisade.
[51] Comparez Albert d'Aix, Robert le Moine et Guibert de Nogent.
[52] Guibert de Nogent, liv. II. Guibert était abbé de Nogent : c'est un des plus remarquables chroniqueur du XIe siècle ; les Bénédictins ont écrit sa vie dans l'Histoire littéraire, tom, IX. Le recueil de Bongars, Gesta Dei per Francos, est toujours le plus complet sur les croisades. Bongars, comme tous les diplomates des XVIe et XVIIe siècles, s'occupait beaucoup d'érudition ; il fit ce recueil au milieu même de ses ambassades.
[53] Chronique de Guibert de Nogent, liv. II.
[54] Une grande gaieté domine les chroniques une fois la croisade résolue. Ce n'est plus le même peuple ; il ressemble à l'homme fatigué de travail quand il s'élance dans une voiture de poste pour l'Italie : il respire !
[55] Orderic Vital, ad ann. 1095. —
Duchesne, Hist. Norm., p. 719.
[56] L'école philosophique du XVIIIe siècle (M. Michaud) lui-même se sont indignés de ce que le pape Urbain osa braver le roi jusque dans son royaume ; ceci est de la phrase ; d'abord l'Auvergne n'était pas France, et les vassaux étaient assez indépendants pour agir selon leur volonté ; ensuite le mouvement catholique était si prononcé pour la croisade que le pape pouvait tout oser.
[57] Consultez toujours sur le divorce et l'excommunication de Philippe Ier, les épîtres d'Yves, évêque de Chartres, dans dom bouquet, tom. XI, Orderic Vital, liv. IX, p. 719, dans Duchesne, Histor. Normanor. Collect. Le chroniqueur Albéric des Trois-Fontaines ajoute que tous ceux qui avaient participé à ce mariage furent également excommuniés. Chroniq., ad ann. 1095.