Les quarante Normands pèlerins. — Leur retour en Normandie. — Récit de
leur pèlerinage. — La
Pouille. — Belles villes. — Beau ciel. — Promesses. —
Population normande. — Le duc Richard. — Le baronnage de Hauteville. — Le duc
Robert. — Départ du lignage de Tancrède. — Influence de la race normande. —
Avènement de Henri Ier. — Les trois grands pèlerins. — Les comtes
d'Angoulême, d'Anjou. — Robert de Normandie. — Histoire des grands
feudataires.
983—1045.
Les trompettes retentissaient aux champs de Normandie ;
les cloches de l'église de Bayeux, présent du duc Richard, sonnaient à pleine
volée. Un peuple de dignes chevaliers, de nobles dames, de clercs en étole,
de religieux et de serfs entourait quarante pèlerins normands au teint noirci
par de longues fatigues : ils étaient tous revêtus de rudes armures, un
casque de fer couvrait leur tête ; ils portaient la cuirasse et le brassard :
seulement quelques-uns avaient encore le bourdon et la panetière,
l'escarcelle de voyage et les coquilles qui annonçaient à tous les chrétiens
que les pauvres pèlerins avaient traversé les mers lointaines[1] : ils avaient vu
le rivage de la Syrie,
le tombeau de Jésus-Christ ; des larmes ruisselaient sur leurs joues quand
ils racontaient les outrages dont le saint sépulcre était l'objet de la part
des mécréants : braves chevaliers, ils avaient aussi d'autres aventures à
conter. En s'en revenant donc de Palestine, ils étaient passés d'abord à
Constantinople ; la ville de Constantin, parée des dépouilles de Rome, leur
avait paru brillante ; ils avaient vu les empereurs couverts d'or, les
hippodromes de marbre, les chars traînés par des chevaux blancs ; les palais
qui s'élevaient sur le Bosphore, les populations efféminées qui passaient
leur vie dans les molles émotions de l'Orient. A Constantinople, les Normands
avaient trouvé parmi les gardes du palais des hommes qui descendaient avec
eux d'une commune patrie ; quand la main de toutes les races méridionales
s'était affaiblie de manière à ne pouvoir plus tenir le glaive, il avait bien
fallu que les Grecs dégénérés appelassent d'autres défenseurs. La garde des empereurs
fut confiée aux Warenges, leur origine était Scandinave ; ils appartenaient
tous à cette mystérieuse famille du Nord dont l'histoire se mêle aux
traditions d'Odin[2]
et de Thorn.
Les chevaliers normands avaient été bien accueillis à
Constantinople ; on leur avait proposé d'entrer comme prétoriens au service
de l'empire : pauvres pèlerins ! ils ne pouvaient se consacrer qu'au service
de Dieu ; ils voulurent revoir la Normandie avec ses plaines vertes, ses pommiers
et ses herbages plantureux[3]. Tout en
cheminant vers l'Italie, les pèlerins, selon l'usage, visitèrent les tombeaux
de saint Pierre et de saint Paul, les apôtres et les serviteurs de Dieu ; un
pèlerinage n'était pas complet quand Rome n'avait point été saluée !
Jérusalem et Rome, le sépulcre du Christ et le tombeau des apôtres, tel était
l'itinéraire de tout pieux voyageur. Les chevaliers normands s'étaient donc
dirigés vers Rome afin de recevoir la bénédiction apostolique du pape dans
l'église de Latran ; ils furent dignement accueillis, comme les pèlerins
devaient l'être dans la loi catholique ; que pouvait-on refuser à ces humbles
chrétiens ? La panetière, le bourdon étaient la sauvegarde à travers les
longues routes et les périlleuses aventures. Les cloches sonnèrent aux
basiliques tout comme elles furent mises au vent à Bayeux quand les Normands
arrivèrent ; on les entourait de toutes parts dans le Campo Vaccino, et ils
firent leurs stations au Colisée purifié par l'image des saints. Lorsque les
braves Normands furent admis dans la basilique de Latran, le pape leur exposa
le triste étal du midi de l'Italie, envahi par les Sarrasins. Comment ces
braves chevaliers ne songeraient-ils pas à combattre les infidèles[4] ? Ces terres du
midi de l'Italie, vivement menacées par les mécréants, étaient alors la Pouille, Naples et la Sicile ; des navires aux
longs flancs, à la carène noire, aux voiles découpées et fines, débarquaient
de nombreuses troupes de Sarrasins qui désolaient ces belles contrées. La Pouille, désignée dans
les chroniques sous le titre générique d'Apulia,
avait passé de la domination grecque sous celle de quelques seigneurs et
comtes particuliers qui se défendaient avec peine contre les Sarrasins ; ces
comtes, possesseurs de riches domaines, de campagnes riantes, devaient foi et
hommage aux empereurs de Byzance ; mais ils s'en déchargeaient sans scrupule
quand ils avaient assez de force pour se défendre contre les Grecs et les
Sarrasins[5] ; ils
gouvernaient sans reconnaître la souveraineté de Constantinople. Il en était
des comtes d'Italie comme des comtes francs, affranchis de tout suzerain ;
Naples se trouvait dans les mêmes conditions que la Pouille, tandis que la Sicile, envahie par les
infidèles, subissait la domination absolue de l'islamisme ; ses églises
étaient transformées en mosquées, ses monastères, ses oratoires étaient
livrés au pillage, et les jeunes filles de Syracuse embellissaient les
sérails de Bagdad, d'Alep et de Tripoli.
Les Sarrasins assiégeaient alors Salerne, la ville chantée
par Horace ; les habitants, vivement pressés par les infidèles, n'attendaient
plus de secours des hommes ; ils imploraient la Vierge sainte, les
patrons de l'Église, lorsque les gonfanons des chevaliers normands se
montrèrent dans la plaine. Cestui pélegrin alèrent à
Guaimar, serenissime principe, liquel governait Salerne à droite justice, et
prièrent qu'il lor fust donné arme et chevauz, et qu'il vouloient combatre
contre li Sarrasin, et non pour pris de monnoie, mes qu'il non povoient
soustenir tant superbe de li Sarrasin ; et demandèrent chevauz. Et quant ils
orent pris armes et chevauz, il assaillirent li Sarrasin et moult en
occistrent, et moult s'encorurent vers la marine, et li autre fouirent par le
camp ; et ensi li vaillant Normant furent vinccor (vainqueur), et
furent li Salernitain délivré de la servitute de li pagan (païen, infidèle)[6]. C'est avec un
sentiment de fierté que la chronique raconte dans sa naïve langue le courage
et le désintéressement des pèlerins de Normandie ; il fallait voir la joie et
la reconnaissance qui les entouraient ! Quels étaient ces dignes et nobles
pèlerins ? que pouvait-on leur offrir pour récompense ? des terres, des
honneurs, tout devait leur être prodigue. Et quant
ceste grant vittoire fu ensi faite par la vailantise de ces xl. Normant pélegrin,
lo prince et tuit li pueple de Salerne les regracièrent moult, et lor
offrirent moult domps, et lor prometoient rendre grant guerredon. Et lor prièrent
qu'il demorassent à deffendre li chrestien. Mes li Normant non vouloient
prendre mérite de deniers pour ce qu'ils avoient fait por lo amor de Dieu, et
se excusèrent qu'il non poicnt demorer[7].
C'étaient ces héroïques pèlerins qui arrivaient à Bayeux à
l'heure que je vous ai dite, quand les trompettes et buccines
sonnaient ; les clercs, les chevaliers, les entouraient pour ouïr les
nouvelles de leur pèlerinage : combien de terres n'avaient-ils pas parcourues
! quelle était la souffrance du peuple pieux qui adorait le tombeau de
Jésus-Christ[8]
! Les pèlerins répondant aux paroles de tous, contaient à leurs parents,
amis, clercs, dames et demoiselles, leurs beaux exploits ; ils énuméraient
les riches terres de la
Fouille qu'ils avaient vaincues, les châteaux, le soleil
d'or qui en illuminait les créneaux, la beauté des femmes de Sicile ; et ces
récits enflammaient la tête des Normands à la blonde chevelure, la plupart
sans fiefs et sans avoir[9] ; n'y avait-il
pas là de belles conquêtes, de grands alleux et de merveilleuses terres
riches en troupeaux, en produits de toutes natures ? Les pèlerins portaient
avec eux les présents recueillis dans ces lointains voyages ; des amandes, des
noix confites, des instruments de fer incrustés d'or[10] ; ils disaient
que ce pays était comme la terre promise où le lait et le miel coulaient à
plein bord. De tels récits excitaient vivement l'imagination des braves
Normands ; pourquoi n'iraient-ils pas conquérir ces terres ? qui pouvait les
empêcher de se mettre en quête de grandes aventures ? comment
n'imiteraient-ils pas leurs courageux devanciers, et que pouvaient être pour
eux les périls de la guerre ?
La
Normandie était remplie alors d'une population surabondante
; chaque année on voyait débarquer sur toutes ses côtes de nouvelles expéditions
qui venaient de la Norvège
et du Danemark ; les beaux héritages que les Scandinaves s'étaient donnés
depuis un siècle alléchaient tous les habitants des terres âpres et sombres
du nord de l'Europe ; les skaldes avaient chanté la fortune de Rolf et des
ducs de Normandie ; ils avaient dit comment les vastes herbages de Caen, de
Bayeux, de Vire, s'étaient couverts de puissantes châtellenies qui retenaient
même les noms chers encore à la race danoise[11] ; chaque année
les gardes des ports et cités signalaient l'arrivée de nouvelles flottes
toutes remplies de colons qui demandaient terres et États. Les skaldes
récitaient dans leurs sagas les généalogies si respectées dans la race du Nord
; tous sortaient des Harold, des Rolf, des Suénon ; il allait guerroyer pour
trouver état à tant d'hommes qui étaient sans fief : la Normandie n'en pouvait
plus, tant elle se trouvait surchargée ; il paraît aussi que cette race si
forte se multipliait avec une rapidité indicible ; ce n'était pas sans raison
que Jornandès avait appelé la
Scandinavie la source du genre humain[12]. L'unité de
mariage n'était point admise ; la race normande prenait et quittait ses mies
; il n'y avait rien de sacré dans l'union de l'homme et de la femme : ceci
faisait que dans telle race on comptait vingt-cinq, trente enfants bâtards,
ou pauvres cadets, tous vigoureux, qui requéraient héritage[13].
Qu'on s'imagine, avec cette immensité de population dans
chaque race, une mauvaise culture des champs, la famine dévorante qui
apparaissait à des périodes rapprochées, cette persévérance dans le désordre
atmosphérique, qui pendant trente ans abîma les Gaules sous les pluies
battantes : comment ne pas se précipiter sans cesse sur des terres nouvelles
pour chercher fortune et ressource ? Quand on avait la lance au poing et la
vigueur dans le bras, nul ne pouvait empêcher de seller un cheval de
bataille, et de courir, courir, jusqu'à ce qu'on trouvât un étal convenable.
Le récit des quarante pèlerins excita une vive et profonde sensation par
toutes les terres de Normandie ; on s'exaltait on pensant aux richesses de
ces villes lointaines, à la beauté des femmes, à l'aspect de ce soleil qui ne
quittait jamais les rivages fleuris, à ces riches commerçants qui faisaient
belles toiles et tissus d'or ; et puis, en témoignage de ces richesses,
n'avait-on pas les présents, les armes dorées, les purs chevaux richement
harnachés ? Quelle belle terre que celle qui produisait ces pommes d'or
sucrées, ces grenades rouges comme le feu, ces raisins jaunis sous le pampre,
la vigne en spirale tant aimée des Barbares du Nord !
La
Normandie avait pour duc Richard Ier lors du premier
pèlerinage des Normands en Sicile ; Richard était fils de Guillaume Longue
Épée et petit-fils de Rolf, le premier due de Normandie. Richard à la haute
taille, au visage vermeil, grand constructeur d'églises et de monastères[14], remplissait la Neustrie de sa renommée
; comme il tenait les Normands sous une bonne et ferme police, la plupart
songeaient à quitter ses terres pour chercher fortune ; que pouvaient être
des chevaliers qui n'avaient pas la liberté de se battre et de se venger ? Sous
les règnes de Richard Ier[15] et de son fils
Richard II, les pèlerinages des Normands eurent grande fureur ; y avait-il
haine et querelle entre les Normands ; un cadet avait-il porté la main sur
son aîné, ou bien le fief était-il usurpé ? alors on quittait la Normandie pour les
terres méridionales de l'Italie ; on allait quérir un état en la Fouille.
Alors fut prise la résolution d'un grand voyage, d'après
la chronique et les histoires normandes. Il y avait
haine et odie entre deux princes de Normandie ; c'est Gisilberte et Guillerme
: Gisilberte, que l'on appelait et clamait Bua Terre ou Bonne Terre, prit
colère contre Guillerme qui terre contestait ; son compagnon le précipita
d'un lieu très-haut, et le tua sur le coup. Or, le sire Robert, voulant faire
justice de ce meurtre, ordonna qu'on lui courût sus de tout côté ; il advint
donc que Gisilberte partit avec quatre frères, sur le message du prince de
Salerne ; ils s'en vont en Italie où ils furent reçus comme des anges. Sur
toutes les routes on leur donnait tout ce qu'ils pouvaient désirer, vivres et
armes ; ils vinrent ainsi en cheminant jusqu'à Capoue, où ils trouvèrent un
comte qui était menacé par les Grecs ; les Normands montèrent à cheval,
sonnèrent du cor, et se précipitèrent la lance baissée sur les Grecs : en
vain l'empereur semonça tous ses hommes pour repousser les valeureux Normands
; il en vint tant, de ces Grecs, que leurs lances étaient aussi épaisse que
les roseaux dans un champ ; les hommes étaient aussi pressés que les abeilles
dans leur ruche[16] : les braves Normands ne s'en étonnèrent point ; ils
dissipèrent à coups de lance ces myriades de Grecs affaiblis, couverts
d'étoffes soyeuses. Il ne fut donc renommée que des Normands en Italie ; le
bruit s'en répandit au loin ; si bien que lorsque les messagers arrivèrent à
Bayeux et Vire, il y eut d'autres Normands encore prêts à partir ; peu à peu,
pèlerins par pèlerins, on en compta jusqu'à trois mille qui s'établirent dans
les environs de Salerne, et fondèrent une véritable colonie.
Voici comment avaient lieu tous ces lointains voyages de
Normands ; je laisse encore parler un vieux et simple chroniqueur : Sur ces entrefaites, dit le moine Glaber, un Normand nommé Rodolphe, homme d'une hardiesse à toute
épreuve, encourut la disgrâce du comte Richard. Redoutant la colère de ce
seigneur, il prit avec lui tout ce qu'il put emporter, et vint à Rome exposer
ses raisons au souverain pontife Benoît. Le pape, frappé de son noble
maintien et de sa mine guerrière, se hâta de se plaindre devant lui de
l'irruption que les Grecs venaient de faire dans les fiefs romains. Mais ce
qui excitait le plus vivement sa douleur et ses regrets, c'est que parmi tous
les siens, il ne se trouvait pas un homme capable de repousser les attaques
de l'étranger. A ces paroles du pontife, Rodolphe se proposa pour faire la guerre
aux Grecs, pourvu qu'il fût seulement secondé par les Italiens, qui avaient
de plus que lui à défendre les intérêts de leur véritable patrie. Aussitôt le
pape l'adressa avec sa suite aux grands du pays de Bénévent, leur enjoignant
de lui céder toujours le commandement dans les combats, et d'obéir
unanimement à ses ordres. Les Bénéventins l'accueillirent en effet comme le
pape l'avait prescrit. Rodolphe se mit sur-le-champ à la poursuite des Grecs
qui levaient des contributions dans les villes, les attaqua, leur enleva leur
butin et les massacra[17].
Les émigrations de Normands prirent un grand développement
sous Robert le Libéral ou le Diable des vieilles chroniques ; le duc voulait
être maître et seigneur de toutes les terres ; il ne respectait ni les
Chartres normandes ni les privilèges des fiefs : que de mutins et mécontents
ne devait-il pas faire parmi les comtes ! En ce temps encore vivait en
Normandie un seigneur nommé Tancrède, possesseur de la terre de Hauteville,
dans le pays de Cotentin, si merveilleux en châtellenies de la race normande.
Or, ledit seigneur de Hauteville, en toute sa fortune, n'avait pas de quoi
donner un état à trois de ses fils tant seulement ! Tancrède était de bonne
naissance et dans le lignage du duc Richard ; il paraissait avec dix chevaliers
sous sa bannière ; mais les guerres l'avaient tant ruiné ! Il avait eu de
deux femmes, Murcille et Frédésende, douze fils gras et frais, et presque
autant de filles ; quel lignage pour un baron, et comment songer à les
établir ! y aurait-il assez de manoirs et de fiefs dans la terre du Cotentin
? Hélas ! non ; et pourtant ses fils étaient tous dignes d'un tel état et
d'une grande renommée ! Son aîné s'appelait Guillaume Bras de Fer ; ses
frères avaient nom Honfroy, Drogon ou Dragon, noms terribles qui signalaient
leurs poitrines de fer et la force de leurs coups[18]. Les Hauteville
avaient quelques vassaux avec eux, et les trois aînés de la race résolurent
de passer en Italie pour rejoindre les intrépides Normands qui les avaient
précédés dans cette longue carrière de conquêtes et de services militaires
contre les Sarrasins et les Grecs. Les pèlerins, de retour de Palestine,
rapportaient de si bonnes nouvelles de leurs amis de la Fouille ! tous ces
petits baronnets partis sans deniers, sans chevaux, avec la panetière et le
bourdon, étaient maintenant seigneurs de grandes terres qu'ils avaient reçues
en fief et bons écus d'or, prix de leur solde ; fins et matois comme toute la
race normande, ils n'avaient pas d'attachement fixe ; aujourd'hui ils
suivaient les comtes de la
Fouille révoltés, demain les empereurs grecs, de sorte
qu'ils avaient ainsi gagné un bel état, des armes magnifiques et des chevaux
à la longue crinière. La colonie normande avait même fondé une belle ville
militaire, Aversa, château d'abord fortifié, siège de la puissance
aventureuse des chevaliers et des comtes. Comme ils avaient besoin d'une
commune défense, les Normands établirent là une hiérarchie de terres et de
fiefs : au premier son du cornet, tout chevalier devait prendre les armes. La
république féodale s'était établie militairement sur les terres ennemies ; il
fallait bien se prêter un mutuel secours dans les batailles contre les Grecs
et les comtes italiens de la
Fouille : Allons donc, nobles
chevaliers, soyez alertes, car les Grecs et les Italiens peuvent vous dresser
des embûches ![19]
C'est vers cette colonie normande que les trois aînés de
la race de Tancrède de Hauteville s'acheminèrent avec quelques deniers en
leur escarcelle, douze chevaux de main, et leurs écuyers ; ils étaient
accompagnés de plusieurs seigneurs, baronnets, parmi lesquels Robert
Grosméneil, Guillaume Groult, Tristan Citeau, Richard de Cariel, Ranulfe ou
Renouf, tous possédant de petites terres ou sans avoir et sans fief. Il y
avait trente ans déjà que les premiers pèlerins étaient arrivés en Normandie
; les cloches avaient sonné leur retour. Maintenant c'étaient les Hauteville,
bonne famille du Cotentin, qui partait pour conquérir États ; les églises
faisaient mille vœux, les processions accompagnaient les courageux pèlerins :
Que Dieu vous sauve et vous préserve, nobles
chevaliers, qu'il vous garde à travers les Alpes ! Les bois de sapins cachent
plus d'une embûche d'infidèles ! Braves pèlerins, faite-vous État en Apulie,
afin que l'éclat en revienne sur la forte et grande lignée normande, la plus
illustre en la féodalité. Car cette race se montre envahissante depuis
le IXe siècle ; elle ne reste jamais immobile, on dirait qu'elle éprouve le
besoin d'agir et de déborder ; les Scandinaves sont les peuples dominant dans
toutes les destinées du moyen âge ; famille toute neuve dans l'Europe
méridionale, elle n'a pas encore contracté les faiblesses et les infirmités
des vieilles nations ; les Scandinaves viennent rajeunir le sang des Francs
et des Gaulois abâtardis. Il est des temps aussi où les nations ont besoin de
s'infuser une vie toute nouvelle : de là cette influence que les Normands
exercent sur une longue période ; ces enfants des pirates du Nord possèdent
les deux conditions du succès, la force et la ruse. Que peut-on comparer aux
rudes coups des Normands ? et quand les armes ne suffisent pas, ils sont
comme des loups cachés sous la peau des brebis ; ils imitent les hommes doux
et simples, comme Hasting, le compagnon de Rolf, qui fit le mort sous le
suaire, pour entrer dans la ville de Luna[20] ; et puis, quand
le peuple sans défiance fut rassemblé dans l'église, quand la prière du
trépassé commença, ces pèlerins normands, que vous voyez là pieusement
recueillis, se précipitèrent la hache en main sur le peuple, et s'emparèrent
ainsi de Luna, la cité riche et sans défense. Ruse et force, telle était la
double devise de ces Normands, l'effroi des vieux chroniqueurs, nobles hommes
qui parlaient encore danois et normand dans la belle cité de Bayeux[21].
Ce caractère envahisseur du peuple normand se révèle dans
tous les événements contemporains ; il explique surtout la puissance
politique des ducs de Normandie. Ces ducs commandaient à des populations
martiales et fières ; les Normands ont soif de conquêtes et de terres ; ils
convoitent déjà la souveraineté de la Bretagne qui est si bien à leur convenance ;
ils étaient à l'étroit dans la
Neustrie ; ils ne respiraient plus, resserrés dans ces'
beaux herbages qu'arrosent l'Eure et la Seine. Pourquoi
leur gonfanon ne s'étendrait-il pas jusqu'à Pontoise même ? Telle était
l'ambition des ducs de Normandie, alors qu'ils prêtaient la main à
l'avènement de Hugues Capet, avec une nouvelle race ils pouvaient étendre
leur domination. Le duc Richard domina le parlement de Compiègne, où Hugues
Capet fut élevé à la couronne : les ducs de Normandie avaient besoin, pour
s'affermir, de la ruine entière de la race carlovingienne, changement
nécessaire à l'affermissement de leur pouvoir. N'étaient-ils pas aussi les
chefs d'une race de forts aventuriers venus du Nord pour dévaster les églises
et conquérir les fiefs ? Toutes ces idées se tenaient entre elles. Les comtes
de Paris étaient au milieu des Francs ce que le comte Rolf avait été parmi
les Normands : ils avaient commandé à de nobles et dignes hommes qui les
avaient élus pour chefs. Rolf avait placé à son front la couronne de comte,
comme Hugues Capet y avait posé la couronne de roi ; ni plus ni moins, il y
avait parité.
Robert, le roi de France, était mort laissant plusieurs
fils. L'autorité de la reine Constance s'accrut à ce point qu'elle put
convoquer les vassaux et leur dire : Henri est
l'aîné des fils de Robert, mais il est paresseux, incapable ; comment
voulez-vous qu'il règne ? Préférez le puîné de mes fils, Robert, l'enfant que
chérissait le roi comme dernier issu de sa lignée[22]. Constance avait
voué à Henri une haine de marâtre ; elle ne pouvait ni le voir, ni le sentir.
Tous les clercs s'étonnaient qu'une mère qui avait porté en son sein ce fils
Henri, fût dénaturée à ce point de le priver de son héritage : telle était pourtant
la vérité. Ajoutez à cela que la reine Constance voulait jouir d'une longue
tutelle, et que Robert n'avait point l'âge encore pour régner par lui-même.
Constance poussait le désir de gouverner bien loin, mais elle n'était point
grandement aidée dans son projet ; elle n'avait pas pour elle les hauts
vassaux. Sous le règne de Robert même, les féodaux étaient plusieurs fois
venus en cour plénière pour se plaindre de cette déplorable puissance de la
reine qui les gouvernait[23]. Constance était
la princesse impérative ; ni les clercs ni les féodaux de la race du Nord ne
pouvaient la supporter. Autant Berthe, dans sa vie privée, était douce et
bonne, autant Constance était ardente : quand elle était en colère, elle se
servait de ses ongles et de ses poings pour faire respecter ses volontés. Le
peuple de serfs ne la détestait pas pourtant, car elle était bonne catholique
comme la race du Midi, et la cruauté n'était pas en opposition avec la
sauvagerie de cette époque. Rien ne fut plus populaire alors que l'exécution
des manichéens d'Orléans : la reine n'avait-elle pas arraché l'œil à un des
clercs récalcitrant dans son erreur ? Jamais elle ne fut tant applaudie.
Henri connaissait la haine de sa mère, et il se hâta de
fuir en la terre de Normandie pour requérir secours du duc. H pouvait espérer
le triomphe de sa cause ; le duc Robert commandait à la race normande, la
plus valeureuse, la plus forte aux batailles ; en prêtant appui au roi, il
acquérait une nouvelle influence, car il y avait de vieux rapports entre le
roi des Francs et le duc de Normandie : Hugues Capet et Richard avaient été
intimement unis dans l'origine de leur pouvoir. Robert de Normandie
accueillit très-courtoisement le fils de la race royale qui vint à Bayeux
avec douze de ses fidèles[24]. Le duc, plein de
ressentiment contre Constance, convoqua ses propres barons pour une
expédition militaire : qui donc se serait refusé à suivre le brave duc sur
les terres de France ? Il y eut une cour plénière à Évreux, et l'on décida
que Henri serait reconnu pour suzerain. La haine des vassaux contre Constance
était grande ; quand la trompette retentit, il y eut bien peu d'hommes
d'armes qui restèrent dans leurs fiefs ; tous quittèrent leurs domaines pour
suivre à cheval Robert et Henri, alliés dans la guerre' au beau pays
qu'allaient envahir les Normands ! Lorsqu'on avait passé l'Epte, au-dessous
de Gisors, on entrait dans les terres du Vexin, sous la suzeraineté des rois
francs. On trouvait là Mantes, la riante cité ; Meulan et Poissy avec leurs
riches monastères si souvent ravagés par les Normands, lors des grandes
expéditions de Rolf et de Hasting dans la Seine, quand les cités et les églises
déploraient les pilleries de ces enfants du Nord. Rien de plus fertile que
ces vertes campagnes qui s'étendaient entre l'Epte, la Seine et l'Eure jusqu'à
Pontoise, séjour des rois sous la seconde race. Dans ces vastes plaines se
déployaient d'opulentes abbayes, des monastères adonnés à la culture des
terres, des châteaux fortifiés, des villes fort grandes et très-peuplées. Les
chroniques célébraient le beau pays du Vexin normand, dont les limites
étaient à peine à huit lieues de Paris. Il suffisait de dépasser les
murailles de Poissy pour entrer dans le Vexin, terre neutre entre la race
franque et la race normande, belle escarboucle convoitée par tous : qui n'avait vu Pontoise, disaient les clercs, sous la
première race, n'avait pas une idée de la cité céleste[25].
Lors donc qu'il fut convenu en parlement des chevaliers
que la guerre serait déclarée à Constance, la tutrice de Robert l'enfant
décoré du titre de roi, la chevalerie se précipita sur les terres qui
s'offraient devant elle avec leur parure de mai. Le duc de Normandie, selon
sa coutume des batailles, imposa à ses barons l'obligation de ne rien
épargner ; il fallait se montrer implacable, parce qu'on voulait imprimer de
la terreur ; et d'ailleurs Robert le Diable, comme on le nommait déjà,
pardonnait peu quand il apparaissait avec son terrible visage et ses dures
mains ; dans la force encore de la vie, plein d'impétueuses passions,
n'épargnant ni les monastères ni les églises, alors même que les gémissements
de la femme et de l'orphelin s'élevaient jusqu'à lui, Robert ne connaissait
ni liens de familles ni prescriptions religieuses. Hélas ! les Normands
avaient vu plus d'un exemple de sa rigueur ! c'était le véritable héritier de
Rolf et de Hasting : quel duc inflexible[26] ! Toute la
chevalerie normande partit pour combattre Constance qui commandait aux
Francs, aux Bourguignons et à son fils, qu'elle faisait porter en tête de ses
carrés de lances. Toutes les campagnes du Vexin furent ainsi envahies[27] par les Normands
qui marchaient valeureusement à la conquête, comme ils l'avaient fait sous
leurs ancêtres quand ils assiégèrent Paris. L'épaisse poussière qui s'élève
là-bas dans la plaine signale la présence des envahisseurs ; les pesants
chevaux, nourris aux campagnes et aux haras de Bayeux et du Cotentin,
hennissent à l'aspect des chevaliers que conduit Humbert, le plus fidèle des
comtes normands. L'éclat du soleil fait briller de mille feux le fer des
casques et des boucliers. Oh ! nul ne pouvait résister à ces terribles
conquérants ! Serait-ce vous, Francs amollis sous le sceptre d'une femme ? Ce
n'est pas vous non plus, Neustriens du pays entre Seine et Oise. Appellerai-t-on
les Bourguignons à l'aide ? Mais n'est-ce pas là aussi une race affaiblie qui
sommeillait depuis trop longtemps à l'abri des côtes rôties par le soleil
d'août ? Ils marchent avec audace, les braves Normands ! Ce n'est pas pour la
première fois qu'ils visitent les bords de la Seine. Hélas
! les abbayes de Saint-Denis en France et de Saint-Germain-l'Auxerrois se
souvenaient encore des terribles envahisseurs. Quand la reine Constance ne
put plus résister, quand elle vit les lances normandes à une journée de Paris,
elle demanda un traité. Pouvait-elle s'opposer avec quelques barons, le comte
de Champagne et quelques leudes, à ces bouillants envahisseurs ? Robert le
Diable ne pardonnait guère, c'était sa légende d'être implacable. Constance
envoya donc deux prélats vénérables pour apaiser les Normands ; le duc Robert
exigea qu'avant toute chose Henri, l'aîné de race, lut reconnu et salué comme
roi des Français ; Robert, le puîné du lignage, recevait la Bourgogne. En même
temps Henri, reconnu roi par l'intervention de Robert, duc de Normandie, lui
cédait tout le Vexin jusqu'à Poissy ; de sorte que le royaume de France se
circonscrivait de plus en plus. H n'y avait pas trois bonnes heures d'une
course de vigoureux chevaux partis de Paris pour atteindre les extrémités de
la frontière : ce n'étaient plus les proportions d'un royaume[28]. Les Normands,
au contraire, accroissaient leur pouvoir de toutes leurs forces ; ils
acquéraient de plantureuses terres, trois grandes abbayes et se distribuaient
les fiefs jusqu'à Poissy, en mesurant les domaines avec des lacets de cuir. H
y eut tel baronnet normand qui reçut jusqu'à huit manoirs dans le Vexin, si
bonne conquête pour les chevaliers !
Henri était doue sur son trône par l'appui de la race
normande ; tout n'était point fini pour la guerre : les Bourguignons étaient
les alliés de la famille germanique ; eux et les Lorrains se confondaient
dans de communes haines et de mêmes sympathies. L'avènement de Henri Ier au
trône blessait la race germanique ; elle se décida inopinément aux batailles.
A cette époque, quand une injure était jetée au front d'un comte, il courait
la venger d'après le droit public des féodaux : à peine la paix était faite
en Normandie, que les palefrois hennirent aux bords de la Meuse et du Rhin ; des
messages annoncèrent que l'empereur Conrad et ses fiers Allemands menaçaient
d'envahir les terres de France : encore du sang répandu ! L'inimitié était
terrible, elle venait d'une rivalité de race, d'un désir de conquête
insatiable, de l'esprit même de ces populations de chevaliers ;
fallait-il encore une fois courir l'un sur l'autre la lance baissée[29] ? Au milieu de
ces querelles de races et de familles, il y avait au désert quelques
solitaires, des abbés pieux qui intervenaient pour apaiser la soif de guerre
au cœur des hommes d'armes ; nulle force ne pouvait arrêter deux féodaux
prêts à croiser le fer, semblables à des chevaux lancés à toute bride, se
fracassant le poitrail et la tête dans une rude rencontre ; quelle puissance
pouvait se placer entre eux pour empêcher ce heurtement ! La voix chrétienne
des solitaires et des saints évêques se faisait alors entendre. Ainsi, quand
Henri et Conrad se mesuraient de leurs camps militaires, saint Popon, du sein
de la solitude de Slavelo, intervint pour conclure un traité d'alliance entre
ceux-là mêmes que la vengeance appelait aux batailles. Conrad envoya des
ambassadeurs à la cour plénière de Poissy ; ils apportaient à Henri, roi de
France, un immense lion à la crinière flottante, présent des empereurs de
Constantinople à Conrad ; puis des armures de fer tellement durcies, des
cottes de mailles si étroitement travaillées aux fabriques de Nuremberg, que
la pointe aiguë de l'épée ne pouvait pénétrer dans les anneaux rétrécis ; et pour
compléter cette alliance des deux races, Henri était fiancé à Mathilde, une
des filles de Conrad[30] Tous les
événements de cette période se résument ainsi en querelles féodales ; il
règne une empreinte de monotonie dure et triste dans les chroniques ;
toujours des combats, des inimitiés de famille. Il n'y a pas d'unité ; chaque
territoire est habité par une race différente ; on ne peut expliquer les
événements que si Ton admet cette diversité de peuples rivaux qui se poussent
et se heurtent : les Francs, les Neustriens, les Normands, les Bourguignons,
les Aquitains ; on ne trouve pas de France encore. Toute unité disparaît
devant la variété incessante de mœurs et d'origines dans chaque famille de
peuple ; le roi ne gouverne pas au delà de ses propres terres. Henri Ier
s'appuie de l'alliance des Normands, c'est le chef d'une fédération armée,
et, certes, mieux vaut être duc de Normandie que roi de France : le livre des
fiefs est bien mieux garni en bonnes redevances dans les palais de Bayeux ou
de Rouen que dans les Chartres de Saint-Barthélemy en l'île de Seine.
Comptez-les ! comptez-les vos fiefs, pauvres rois de France ! que
trouverez-vous ! à peine vingt terres en Parisis avec redevance de quelques
hommes ou de quelques muids de vin ; et pour les ducs normands, il y a bien
encore trois cents manoirs qui donnent leurs bons revenus au fisc de Robert
le Diable, le Libéral, le Magnifique ! Le caractère sombre du Xe siècle
s'était un peu épanoui en gaieté, au commencement du onzième par les
pèlerinages ; la terre féodale était triste ; il s'était manifesté une
succession de sinistres présages, un bouleversement dans l'ordre naturel, qui
avaient excité les méditations solitaires des clercs et des châtelains[31]. La Gaule avait été si
profondément labourée par la guerre, qu'elle n'offrait plus aux pas des
chevaux un terrain solide et abondant ; l'espace était trop étroit pour
respirer à l'aise ; ces poitrines belliqueuses avaient besoin de se dilater
dans une autre atmosphère, en face d'un autre soleil, car pendant dix ans,
les provinces avaient été inondées de pluies battantes et opiniâtres : on
pouvait désirer des climats plus doux, un aspect de nature moins sauvage.
Combien n'était-il pas populaire ce pèlerinage qui faisait quitter le sol en
servant Dieu ! L'esprit chevaleresque se complaisait à ces courses lointaines
: il y avait dans la société un solennel repentir, un jubilé universel, une
expiation sainte. Allez à Rome adorer le tombeau des apôtres, allez en terre
sainte pleurer sur le sépulcre du Christ, tel était le cri universel ; là on
devait trouver le pardon des grandes fautes ! Comme la vie féodale se
composait de violences, de pillages, les comtes, les chevaliers étaient au
comble de leurs vœux, de trouver encore dans la vie errante une voie de
pardon.
L'itinéraire des pèlerins était tracé par les vieilles
chroniques[32]
; ceux qui partaient du duché de France traversaient rapidement la Brie pour visiter la Bourgogne, si pleine d'oratoires
silencieux, au milieu des déserts de Cluny et de Cîteaux ; il y avait là des
stations de prières, des ermitages pour s'agenouiller, car la terre devenait
difficile ; le Jura commençait avec ses sapins orgueilleux sur la crête des
rochers ; il n'y avait que des routes de bûcherons tracées dans les
montagnes, des sentiers à peine indiqués. Les fondations pieuses avaient parsemé
les Alpes çà et là de petits lieux de refuge ou le pèlerin pouvait reposer la
tête quand l'orage de neige fouettait les grands arbres. Le village de Sion
était le premier lieu de la station des pèlerins dans les Alpes, et il
portait ce nom de Sion précisément pour rappeler le but des saints voyages en
traversant les montagnes : n'était-ce pas leurs vœux de voir et d'adorer
cette éternelle cité dont parlait l'Écriture ? Souvent les Alpes étaient un
triste lieu pour les pèlerins ; là se cachaient des voleurs et pillards de
profession, qui ne respectaient ni les immunités de l'Église, ni le caractère
sacré dont les pauvres chrétiens étaient revêtus[33] ! S'ils
échappaient aux redoutables défilés des Alpes, les pieux voyageurs
approchaient de Milan, la ville de Lombardie ; ils visitaient la Monza, San-Ambrosio, les
antiques églises. Que de saints monuments sur la route, à Ravenne, à Bologne,
au pied des Apennins ! Nous voici encore dans les montagnes hautes,
escarpées, silencieuses, où les anachorètes habitaient le désert ! Quand les
Apennins disparaissaient sous des nuages vaporeux, alors se montrait aux yeux
des pèlerins l'aride campagne de Rome pleine de tombeaux, sous l'herbe jaune
et flétrie des marais. Rome avec ses sept collines excitait des transports de
pieuse joie dans l'âme des chrétiens ; quand ils approchaient de
Saint-Jean-de-Latran pour visiter les tombeaux de Pierre et Paul, les apôtres
du Christ, des larmes abondantes ruisselaient sur leurs joues ; ils
s'agenouillaient devant la face bénie du pape, leurs mains osseuses brisaient
leurs poitrines à coups redoublés ; ils gémissaient de leurs fautes jusqu'à
ce que la voix puissante du père commun des fidèles leur eût donné
l'absolution ; après avoir reçu la croix et l'escarcelle de voyage, ils
avaient les immunités de l'Église. Toutes les communautés de moines, toutes
les villes fidèles leur devaient asile : nul n'aurait refusé gîte au pauvre
pèlerin[34].
Alors ils se mettaient en marche à travers la Hongrie, la Pannonie, jusqu'à
Constantinople, la seconde station du pèlerinage. Les grandes voies romaines
favorisaient ces pérégrinations ; partout existaient encore des vestiges de
ces beaux chemins de pierres dures et calcinées qui, au temps de la vieille
Rome, voyaient passer les légions victorieuses, les chars des propréteurs et
des proconsuls. A Constantinople, les reliques étaient nombreuses, et les
pèlerins pouvaient adorer les vestiges de la prédication chrétienne ; un
chemin direct menait de Constantinople à Nicée, la ville des conciles si
retentissants au moyen âge. De Nicée à Antioche, la voie était facile ;
Antioche avec ses bosquets de Daphné, tant aimés de Julien, l'ennemi du
Galiléen ! Après l'Asie, Mineure venait la Syrie, terre fanatique pour l'islamisme, et
c'était là que commençaient les dangers des voyageurs ; que d'humiliations
pour de braves chevaliers de se voir apostropher à la face par les noms les
plus ignominieux, eux qui avaient le bras fort, la main aussi dure que le fer
! Mais le Christ n'avait-il pas été abreuvé de plus grands outrages ;
n'avait-il pas été souffleté quand son doux regard pardonnait aux hommes ?
Jérusalem ! Jérusalem ! tel était le but de tous les vœux. La génération
était triste, les pèlerinages lui rendaient sa gaieté comme une grande
distraction jetée sur la vie ; ce but du pieux voyage atteint, qu'avait-on à
souhaiter de plus haut et de plus parfait ? la tâche de l'homme était finie[35].
Ce comte qui part du château d'Angoulême avec quelques-uns
de ses servants les plus fidèles, sur de hauts chevaux de bataille, c'est Guillaume
Taillefer, comte d'Angoulême. Il avait commencé sa vie dans les armes, comme
vassal de Guillaume, duc d'Aquitaine ; il avait conquis l'amitié du fier duc,
car enfin il n'était baron ni chevalier qui pût le lui disputer dans les
champs : aussi en avait-il reçu fiefs et terres à plein gré[36]. Ce rude
caractère de Guillaume Taillefer ne pardonnait rien, ni les vengeances
personnelles, ni les usurpations de fiefs. Henri, sire de Rancogne, avait
élevé le château de Fractarbot en l'absence de Taillefer, et malgré le
serment prêté Que fait l'impitoyable comte ? il mande à son fils la félonie,
et l' invite à le venger ; or, Geoffroy, fils du comte, vint trouver Henri le
traître : N'as-tu pas juré sur le corps de saint Cybar
de rester paisible en ton domaine ? Et comme Henri répondait
fièrement, Geoffroy lui passa sa longue épée à travers le corps. Ces
violences du comte d'Angoulême, hélas ! comment les expier, si ce n'est par
le voyage en terre sainte ? Donc Guillaume Taillefer moult clame et convoque
ses fidèles pour un long pèlerinage : le Seigneur a besoin d'être honoré eu
sou saint tombeau ; un long cri se fait entendre dans l'idiome roman : Lo volt ! lo volt ! et bientôt une belli* suite de
pèlerins se mettent en marche pour la terre sainte ; ils étaient gais,
pimpants comme le baronnage du Midi ; les uns portaient le faucon au poing,
les autres le bourdon et la panetière ; ils chantaient maintes cantilènes et
oraisons méridionales ; Guillaume Taillefer ne prit pas la route habituelle
des pèlerins, il ne traversa pas les Alpes ; les barons du Midi entrèrent en
Bavière par Augsbourg, la vieille cité aux saintes images[37]. De là ils
visitèrent le pays des Hongres, nouvellement convertis à la foi ; puis ils
vinrent par l'Esclavonie à Constantinople et dans l'Asie Mineure. Ce
pèlerinage dura dix-huit mois au milieu des aventures les plus hardies.
Guillaume et ses suivants d'armes souffrirent de grandes privations ; ils
étaient fort amaigris à leur retour ; le comte tomba dans une indicible
langueur ! Pourquoi ses yeux brillants se ternissaient-ils de leur éclat ?
pourquoi cette main, naguère si forte, si puissante, se desséchait-t-elle de
manière à ne pouvoir plus tenir l'épée ? On disait partout, parmi les sages
et les anciens, que le comte avait été ensorcelé par une femme, infernale
magicienne ; il y eut jugement de Dieu, duel de champions, épreuve du feu ; mais
le malheureux comte d'Angoulême, pèlerin et repentant, mourut le jour des
Rameaux, quand le peuple célébrait avec joie la Pâque fleurie[38].
En même temps s'accomplissaient les longues pérégrinations
de Foulques Néra, qui prit le beau nom de Hiérosolomytain.
Au pays de l'Anjou, dans la ville d'Angers surtout, vivait Foulques, seigneur
et comte[39]
; il était basané et très-brun à sa naissance, et puis ses pèlerinages l'avaient
tant exposé au soleil d'Orient, qu'on ne l'eût plus reconnu à son retour. Il
portait aussi le titre de Hiérosolomytain, à cause de ses voyages, et le
peuple le nommait encore le Palmier, en souvenir de la terre de Judée,
peut-être aussi parce qu'il était droit et grand comme l'arbre solitaire du
désert : hélas ! le pèlerin gardait souvenir du palmier qui l'avait abrité
sur la citerne, et de l'olivier sauvage qui couvrait sa tête, alors que
trempé de sueur il montait sur le Golgotha ! C'était un rude homme que
Foulques le Noir ; il avait fait la guerre à Conan le Tort ou le Bossu, comte
de Rennes, et l'avait tué de sa main après les batailles livrées. Intrépide
chevalier que Foulques le Noir ! rien ne l'arrêtait ; Constance, femme de
Robert, lui écrit : Mon bel oncle, Hugues de
Beauvais, favori du roi, m'insulte. A cet appel, le comte d'Anjou
arrive à la cour plénière, il tue de sa main Hugues de Beauvais ! Maintenant
n'a-t-il pas à craindre l'excommunication ? il a tué un leude du roi de France.
Brave pèlerin, partez donc pour la terre sainte ; allez demander à genoux
d'être lavé de ce meurtre fatal, ou bien élevez un monastère en repentir de
vos crimes[40].
Foulques le Noir se mit en route de son comté d'Anjou ; il n'était suivi que
de quelques sergents d'armes, tous humbles et sans faste : en quittant son
château d'Angers, il fonda l'abbaye de Beaulieu, près de Loches ; comme
Foulques était excommunié, l'orage gronda sur ces fondations fragiles ; des
tourbillons de vent brisèrent les premiers fondements de l'abbaye ; ainsi
agissait Dieu pour punir le meurtrier[41]. Foulques le
Noir visite Rome, Constantinople et Jérusalem ; ce premier pèlerinage accompli,
revenu en son comté, saint et absous par le pape, il court soutenir de
nouvelles guerres ! Le comte de Blois envahit l'Anjou ; faudra-t-il lui céder
des villes, des fiefs, de riches abbayes ? oh ! certes, non ; le brave comte
s'avance, la mêlée est dure, Foulques est renversé de cheval. Un nouveau cri
de guerre est jeté par le frère de Foulques, Herbert Éveille Chien, car c'était lui qui de son
cornet retentissant appelait, au jour de chasse, les lévriers. La victoire
demeura au comte d'Anjou, qui envahit à son tour les terres de Blois.
Plusieurs belles villes furent conquises ! Le comte de Blois, qui voulait
vaincre, fut vaincu[42].
Que pouvaient être de vaines victoires à côté du triomphe
dans le Christ ? L'Orient ! l'Orient ! tel est le cri de la piété du comte
d'Anjou, comme son cri d'armes avait été : rallie,
rallie à moi ![43] Foulques part
une seconde fois pour Jérusalem ; ce n'est plus un simple pèlerin isolé que
quelques servants d'armes accompagnaient, il est alors suivi des clercs et
des braves seigneurs d'Aquitaine. A la tête marchent les évêques de Poitiers
et de Limoges avec la mitre et la crosse pastorales ; ceux qui rencontraient
une telle troupe croyaient qu'elle n'allait pas au delà de l'oratoire voisin,
tant elle était riche et ornée, et pourtant c'est vers Jérusalem qu'elle
s'avance. Seigneur, en quel état est la Syrie ! Savez-vous que les Barbares imposent
aux chrétiens un triste servage ? Tous ceux qui veulent arriver jusqu'au
saint lieu, doivent ouvrer et faire ordure sur le sépulcre ! Le comte
s'abaissera-t-il jusqu'à cette fatale coutume ? Que fait le rusé sire ? il se
munit d'une vessie remplie de bon vin blanc[44], et le verse sur
le sépulcre, si bien que les Sarrasinois furent trompés ! Nul ne connut la
ruse de Foulques. Comme il pleure agenouillé devant le saint sépulcre ! il le
baise avec ardeur, et tant sa foi est grande, qu'il enlève de ses dents
acérées un fragment de la pierre du tombeau[45]. Il revient, le
noble Foulques, jusqu'à sa ville d'Angers ; mais depuis qu'il a vu les
merveilles de l'Orient, depuis qu'il a senti les feux du soleil d'Asie, il ne
peut plus se souffrir dans les froides murailles d'Angers, sous le ciel
brumeux de l'Occident ; il y est inquiet et mal à l'aise. Pour la troisième
fois, il s'achemine vers Jérusalem, plus ardent que jamais ; sa taille est
voûtée, le palmier ne porte plus ses branches aussi haut ; qu'importe ! il
marche humblement dans la sainte route. A Constantinople, Foulques rencontre
un riche et fastueux pèlerin : c'est Robert, duc de Normandie, dont je vous
dirai plus loin la pérégrination hardie ; quant à Foulques, ce terrible homme
d'armes, ce comte si impitoyable, il s'avança humble et à pieds nus jusqu'à
Jérusalem ; lorsqu'il vit pour la troisième fois le saint tombeau du Christ,
il fit un vœu de pénitence, et tandis que les Sarrasins jetaient des yeux de
fureur sur les pèlerins de France, Foulques ordonna à ses servants d'armes de
le frapper de verges, lui, le comte Foulques d'Anjou ! Il parcourut les rues
de Jérusalem avec la corde au cou, et en poussant des cris lamentables. Il
disait : Que Dieu pardonne au traître, au félon, au
parjure Foulques d'Anjou, et les sergents du comte le frappaient dru
sur ses épaules ! Ensuite le comte prit sa route pour s'en revenir en
Aquitaine ; il fit le trajet de l'Orient à pied par l'Allemagne. En arrivant
à Metz, une maladie cruelle le saisit : il mourut dignement, et fut enterré
en son tombeau dans la cathédrale[46] !
Alors était aussi parti en pèlerinage Robert de Normandie,
le brave et impitoyable Robert, surnommé le Diable
; il allait y quérir l'absolution de ses péchés ! De longues légendes étaient
écrites sur le duc Robert ; il gouvernait enfant le comté d'Hièmes : puis, à
la mort de Richard III, il fut appelé au duché de Normandie : c'était un
noble homme, magnifique, dont les chroniques célébraient la grandeur et la
joyeuse vie ; ses premières armes furent vivement poussées même contre sa
famille ; il arracha Évreux à son oncle l'archevêque de Rouen : que lui
importait la parenté et la mitre d'or ? Après la guerre contre l'archevêque
de Rouen, le terrible envahisseur des biens de l'Église marche contre l'évoque
de Bayeux et le dépouille[47] ! Les clercs le
surnommaient déjà le Diable dans les légendes, lui, le duc Robert, qui ne ménageait
ni les églises ni les monastères ; ce grand usurpateur des biens des clercs,
on devait le placer dans une légion de démons noirs peints sur la porte des
monastères. Le puissant féodal Robert défendit le droit de Henri Ier et quand
Constance voulut lui arracher la couronne, le duc de Normandie donna asile à
son suzerain Henri Ier, sous sa tente de Fécamp ! Le ban et l'arrière-ban
furent convoqués ; Robert écrivit à son oncle Manger, comte de Corbeil, de
mettre tout à feu et à sang sur les terres de France : hélas ! je Fai raconté
déjà : la flamme s'éleva sur plus d'une cité et d'un monastère de clercs ; la
guerre fut menée en véritable diable, comme le dit le moine Orderic Vital :
Constance se vit obligée de traiter[48]. La Normandie acquit
Chaumont, Pontoise et tout le Vexin français, certes un beau lot dans la guerre
; Constance à peine domptée, Robert se précipite sur la Bretagne ; une seule
course militaire des Normands la soumet à l'hommage du duc. Sans une tempête
horrible, Robert aurait essayé la conquête de l'Angleterre ; les vents
dispersèrent sa flotte ; il fut contraint de regagner Bayeux, la véritable
cité normande ; ainsi fut Robert le Magnifique !
Maintenant, étonnez-vous que lorsqu'il n'y eut plus rien à
conquérir, cette âme ardente et un peu bourrelée de remords songeât aux
lointains pèlerinages ! L'année 1035 commençait ; le duc avait atteint sa
cinquantième année, et il sentait quelque repentance : Robert n'imita point
les pauvres pèlerins qui s'acheminaient le bourdon et la panetière en main,
il parut sur sa route fastueux comme un noble et fier duc de Normandie[49], le plus grand
des féodaux ; il était suivi de chevaux, de varlets, de pages le faucon sur
le poing, les chiens en laisse, comme sur les tapisseries de la conquête ; il
traversâtes Alpes, les Apennins, et vint à Rome, où il fut accueilli au son
des cloches à pleine volée[50]. La procession
des pèlerins était splendide, Robert, brillant de tout l'éclat de sa
magnificence, voulut laisser de grands souvenirs des Normands, ses hardis
compagnons, déjà célèbres en Italie ; il ordonna donc que ses chevaux de
bataille, tout caparaçonnés d'argent, tussent ferrés d'or ; et si, dans les
splendides cavalcades des pèlerins, un de ces fers tombait, les varlets
d'armes devaient le laisser aux mains du peuple, car nul Normand ne
s'abaisserait pour le prendre : se courber n'était pas dans leurs habitudes.
Le pape donna à Robert l'escarcelle de pèlerin dans l'église de Saint-Jean-de-Latran,
et tous s'acheminèrent vers Constantinople.
Dans cette grande capitale, nouvel éclat, splendeur
immense ! les pèlerins saluèrent avec fierté l'empereur sur son trône : comme
on n'avait pas de sièges pour les Barbares (ainsi
les Grecs les nommaient), Robert et ses nobles serviteurs s'assirent
sur leurs manteaux d'hermine ; quand ils se relevèrent, jamais ils ne
consentirent à reprendre ces courts et riches mantels : Jamais Normand n'emportait le siège sur lequel il était
assis. Telle fut leur hautaine réponse[51]. A
Constantinople, comme on l'a dit, Robert de Normandie rencontra le comte
Foulques de Néra ; ils firent le pèlerinage de concert à Jérusalem, sous la
conduite de marchands arméniens d'Antioche. Robert le Diable, le brave duc,
si fort à cheval, fut obligé de se faire porter en litière, sur les bras
vigoureux de quatre Maures ; comme il rencontra un pèlerin qui s'en revenait
en Normandie, la terre commune, Robert le duc, s'agitant sur sa litière, lui
cria : Pèlerin, tu diras à Caen et à Bayeux que tu
m'as vu porter en terre sainte par quatre diables[52]. Aux yeux de
Robert, n'étaient-ce pas de véritables démons que ces mécréants qui portaient
les chrétiens sur leurs épaules noires et velues ? Robert visita le saint
tombeau et versa des larmes abondantes sur ce sépulcre vide ; à son retour,
il tomba malade d'épuisement à Nicée, la cité des conciles. Dans son voyage à
travers l'Asie Mineure, l'empereur grec, qui craignait les Normands courageux
et hardis, leur avait tendu plus d'une embûche ; le valeureux duc les
surmonta toutes à l'aide de ses dignes compagnons ; mais à Nicée les Grecs
employèrent le poison, et Robert de Normandie, tout couvert d'or dans sa
jeunesse, ce Robert qui violait pucelles et saintes filles, et avait fait,
disait-on, pacte d'argent avec le diable, ce duc Robert mourut à l'hospice
des pèlerins dans l'année du Christ 1035, le 2 du mois de juillet. Les
Normands reprirent le chemin de Constantinople, passèrent le Bosphore, et
vinrent rejoindre leurs frères de Normandie établis dans la Fouille.
Que faisaient ces nobles chevaliers dans l'Italie ?
avaient-ils grandi leur puissance, avaient-ils suivi cette destinée de
courage et de conquêtes qui leur était prédite en quittant la terre natale ?
Les Normands avaient d'abord vaillamment combattu les Grecs qui menaçaient la Fouille ; ils avaient
brisé les armées que l'empereur dirigeait contre les comtes et petits
seigneurs de la contrée ; les chevaliers de Normandie s'étaient mis au
service de Gaimar, prince de Salerne, et leur nombre devint si considérable,
que tous purent se gouverner dans leurs terres d'une façon indépendante. Les
Grecs étaient altérés de cette grande valeur des chevaliers normands, et
Docéan, prince de la Calabre,
au nom de l'empereur, traita avec eux pour ressaisir la Sicile, envahie par les
Sarrasins[53].
Les chevaliers firent là merveille à coups de lances et d'épées ; rien ne
résista à leur valeur, les mécréants furent vaincus. Les Grecs
méconnurent-ils ces services, ou bien les Normands, forts et vaillants, ne
voulurent-ils plus conquérir pour d'autres ce qui leur convenait si bien pour
eux-mêmes ? Les Normands furent dignes de leurs ancêtres ; ils n'y manquèrent
ni pour la Fuse
ni pour le courage. Après avoir servi les Grecs, ils combattirent contre eux
et contre les comtes de la Calabre
et de la Pouille
; forts, vaillants comme ils étaient, ils voulurent avoir les profits de la
vaillance et de la force.
La race de Tancrède de Hauteville avait procréé d'abord
Guillaume Bras de Fer : ce Guillaume prit le titre de comte et s'établit avec
ses frères à Melfi, qui devint comme le cœur de celte république féodale des
Normands ; Drogon, son frère puîné, lui succéda ; on le voit déjà qui prend
dans les Chartres le titre de duc et magistrat de l'Italie, comte des
Normands de toute la Pouille
et la Calabre[54]
; quant aux autres frères, qui eut une ville, qui l'autre, tous avec un bon
héritage. Au-dessus d'eux se place Robert, l'aîné des enfants du second lit
de Tancrède de Hauteville ; sous le nom de Guiscard ou de Wiscart (le rusé), Robert constitua le véritable empire
des Normands en Italie ; il n'avait d'abord reçu que le petit château de
Saint-Marc, situé dans la
Calabre, puis il obtint la province tout entière. A la mort
de son frère Honfrov, Robert fut élevé au titre de comte des Normands. Or, il
faudra dire plus tard la finesse et l'expertise de Robert Guiscard dans le
gouvernement de la Pouille
et de la Sicile
: quel bel établissement ne tirent point là encore les enfants de Normandie
et quelle famille que ces chevaliers ! ils avaient de la persévérance et de
l'énergie ; ils dominaient partout où se montrait leur gonfanon : la race
normande fut alors absorbante ; c'est une nouvelle et puissante invasion du
Nord qui retrempe l'esprit et les mœurs de la société[55].
Ces mœurs éprouvaient en effet une grande modification par
le goût des pèlerinages, l'horizon s'étendait un peu au delà des habitudes du
clocher ; le Xe siècle était marqué d'un caractère sombre et sédentaire ;
chacun cherchait à se rapprocher, à se défendre dans sa terre, dans sa tour,
dans son église ; les invasions des Hongres, des Normands et des Sarrasins
détruisaient tout : résister était la somme de force que pouvait donner la
société, elle n'en avait réellement pas d'autre ; que pouvait-elle oser quand
ses cités étaient en flammes, ses monastères pillés, ses châsses de saints
dispersées ! Aussi la génération est-elle couverte comme d'un crêpe funèbre ;
la vie se passe entre la souffrance et le tombeau ; elle ne va pas au delà de
l'hymne pieuse au sépulcre. Dans le XIe siècle, au contraire, il y a une
sorte de réaction contre l'existence locale ; la vie du clocher ne satisfait
plus, on veut courir en pèlerinage ; l'idée de voir d'autres climats, de
jouir d'un autre soleil s'empare de tout le peuple. On part de France et de
Normandie, du Poitou et de l'Anjou ; on soupire après Rome et la Palestine. Le caractère du peuple devient
enjoué, on voit une race plus portée aux distractions et aux conquêtes. Les
croisades furent préparées par cet esprit actif ; ce n'est pas la seule
prédication de Pierre l'Ermite qui opéra l'entraînante vocation pour les
voyages. Jamais la parole de l'homme ne produit un immense effet si la
société ne correspond pas à son esprit. Il faut que les temps soient préparés
quand la prédication remue. La croisade fut amenée par la tendance de tous :
la multitude avait besoin de respirer sous un plus vaste horizon et de
secouer cette vie de châteaux, ce linceul de pierre et de fer qui
ensevelissait l'existence du peuple au Xe siècle !
Le duc Robert le Magnifique. en prenant la pieuse
résolution d'un pèlerinage en Palestine, s'était longtemps consulté sur le
choix d'un successeur pour ses duchés de Normandie, un si beau lot : le
voyage entrepris était grandement périlleux ; hélas ! pouvait-on répondre de
revenir quand on passait au delà des mers comme la merlette, oiseau voyageur
que le pèlerin voyait sur l'onde bleue, et que plus tard il posa sans bec ni
pattes sur ses blasons ! Que de périls en la terre sainte ! Le pèlerin était
comme un homme qui dépouillait sa vie matérielle pour entrer dans la Sion céleste, la sainte
cité de Dieu ; qu'étaient désormais les biens terrestres en comparaison de
cette palme cueillie au Golgotha ? L'idée du pèlerinage était comme une
abdication morale de tout pouvoir humain pendant la longue route en
Palestine. Robert le Magnifique voulut complètement disposer de son duché,
car il quittait la
Normandie. Au temps de ses passions bouillantes, à cette
époque où les légendes rappelaient le Diable,
tant il remplissait ses domaines de mauvaise renommée, le duc Robert avait
rencontré, à son retour de la chasse au sanglier, une jeune fille qui lavait
du linge avec ses compagnes auprès d'un ruisseau[56] ; cette jeune
fille avait nom Harlete, du vieux mot saxon Her-leve[57] (la maîtresse chérie) ; Robert, frappé de sa
beauté, dit à un de ses hommes : Va proposer au père
de la jeune fille des présents d'or pour l'obtenir. Le père refusa
d'abord, mais un vieux frère, ermite de la forêt, lui fit voir combien il
était dangereux de résister à l'homme puissant[58], au sire duc de
Normandie : tout fut dit et convenu ; Robert fit ses volontés de la jeune
Harlete ; il l'aima tendrement, et de là naquit un enfant mâle et fort
membre, partout connu sous le nom de Guillaume ; on lui donna le titre de
Bâtard, ce qui n'était point alors une injure, car presque toujours les
bâtards avaient fait les grandes choses féodales. On éleva Guillaume à tous
les arts de chevalerie dans le château de Falaise.
Le bruit du prochain départ de Robert le Diable s'était partout répandu ; ses comtes,
ses compagnons vinrent le trouver en cour plénière : Eh !
sire duc, nous laisserez-vous sans chef ? — Par
ma foi, répondit Robert, je ne vous laisserai
pas sans seigneur, j'ai un petit bâtard qui grandira s'il plaît à Dieu,
choisissez-le dès à présent, et je lui donnerai le duché devant vous comme à
mon successeur[59]. Les serviteurs
de Robert applaudirent à ce désir, et placèrent leurs mains dans celles de
Guillaume[60].
Après le départ du pèlerin, Guillaume fut reconnu par de nombreux barons et
chevaliers qui formaient la cour plénière : et comment le petit bâtard
n'aurait-il pas été chéri d'un bon nombre de barons et chevaliers, quand il
était déjà expert au fait de la guerre ? Il aimait passionnément les armes de
fer, les lourdes épées, les chevaux de Gascogne et d'Auvergne ; il récitait
les nobles généalogies des coursiers[61] mieux que les
comtes de l'Étable ; colère, vindicatif, il montrait ce caractère ardent que
les féodaux exaltaient quand on les conduisait aux batailles. Cependant il
s'était formé en Normandie un parti opposé au duc Guillaume ; si les propres
hommes de Robert, si lés fidèles de sa cour plénière avaient proclamé
l'élection du bâtard, il y avait d'autres nobles hommes qui ne voulaient
point s'abaisser sous le fils d'Harlete de Falaise : comment un bâtard
serait-il préféré aux neveux, aux cousins par le lignage de Robert le
Magnifique ? Il se fit donc au milieu des barons danois et normands, d'un
sang si pur, si généreux, une opposition puissante contre le bâtard ; on
prenait çà et là les armes contre lui ; les châtellenies hissaient des
gonfanons ennemis au duc Guillaume : à mesure qu'on savait les nouvelles
d'Orient, les périls de Robert de Normandie, on se montrait plus profondément
opposé encore. Bientôt on apprit la mort du duc Robert à Nicée ; des Chartres
en lurent portées à Caen, à Bayeux, à Rouen, et le baronnage normand prit les
armes. Les suivants du duc se partagèrent : les uns soutinrent Guillaume, le
fils d'Harlete ; les autres se prononcèrent pour la lignine légitime des ducs
de Normandie. Cette guerre civile au sein du baronnage normand, empêcha
d'abord le développement de la grande puissance de ses ducs ; la monarchie de
Henri Ier s'affranchit un moment du joug des hommes du Nord, comme on le dira
plus tard en cette histoire[62].
La
Bretagne avait été soumise à l'influence des ducs de
Normandie ; les Chartres mêmes constatent qu'elle taisait hommage aux
successeurs de Rolf ; c'était une population à part que la Bretagne, telle que
nous l'avons décrite avec ses forêts druidiques, son peuple demi-sauvage dans
les landes, et ses cités sur les rochers escarpés. Si la Normandie se montrait
impatiente sous le petit bâtard d'Harlete, la Bretagne était aussi en
minorité ; Alain, tout enfant, était placé sous la tutelle de sa mère
lorsqu'une révolte de serfs vint agiter la Bretagne[63] : on sent déjà,
dès le XIe siècle, le frissonnement des serfs pour la liberté ; le cri de commune ne s'est point fait entendre encore,
mais il y a comme une mer agitée qui annonce l'orage. En Bretagne la révolte
fut tout entière un mouvement de serfs contre les nobles hommes ; le duc
enfant dut monter à cheval pour réprimer les serfs armés de pieux et de
bâtons durcis au feu. Les nobles hommes demeurèrent vainqueurs ; les Bretons
avaient la tête dure et chaude, ils se soulevaient avec plus d'énergie encore
que les Francs, il y eut là aussi guerre de bâtardise ; on vit un bâtard de
Conan le Tort se soulever contre Alain. Il périt, le hardi jeune homme, dans
le château de Malestroit, où il fut assiégé par Alain à la tête d'une fière
noblesse ; ainsi, guerre de barons en Bretagne comme en Normandie ; gonfanons
s'élèvent contre gonfanons !
Quelle noble maison gouvernait alors la Flandre ! Après Baudouin
le Barbu, célèbre dans les gestes des races féodales, il vint en la terre de
Flandre un au Ire comte, Baudouin le Débonnaire, qui prit le surnom de
Baudouin de Lille, parce qu'il orna cette grande cité de châteaux forts et de
maisons hautes et carrées[64]. Ce surnom de
Débonnaire cachait néanmoins une âme altière et une ambition victorieuse ;
Baudouin ne fut débonnaire que pour les Flamands ; on le voit dans les
vieilles chroniques incessamment en guerre avec la race des Frisons et des
Germains : quel homme que ce fier comte ! il part la hache d'armes au poing
et va brûler le palais impérial de Nimègue. Baudouin, le grand constructeur
de maisons et de châteaux, fit creuser les fossés neufs qui séparent l'Artois
de la Flandre.
Continuez, noble duc, et le roi Henri Ier, couché dans le
sépulcre, vous désignera comme le tuteur de son fils Philippe Ier, roi de
huit ans[65]
!
Nous avons vu Foulques d'Anjou, le Hiérosolomytain partir
pauvre pèlerin pour la terre sainte, versant des larmes de repentir.
Jérusalem ! Jérusalem ! tel fut son cri d'armes. Il enchâssait cette devise
dans son vêtement grossier tissu de bure. Foulques avait eu de Hildegarde (de race allemande) un fils qui porta le nom
de Geoffroy Martel, à cause des coups qu'il portoit
et ferroit de droite et de gauche comme un martel qui frappe sur l'enclume.
Les guerres de l'Angevin se dirigèrent surtout contre le comte de Blois et de
Tours ; il y avait là tant de belles châtellenies féodales ! Le comte d'Anjou
obtint la foi et hommage de la ville de Tours ! Quand un vassal manquait à
son droit, Geoffroy savait bien recourir aux armes pour lui enlever ses
terres[66] ; en vain
Guérin, sire de Craon, lui envoie un cartel de chevalerie d'homme à homme ;
il travaille incessamment à sa conquête des fiefs. Les poétiques annales de
l'Anjou nous racontent toutes les belles scènes de chevalerie, les lances
brisées sur les brassards et les boucliers. Là se montre l'esprit féodal : Duc, je te livrerai bataille sur un cheval à bel poil[67], et voici quelles seront mes armes. Ainsi écrit Geoffroy
Martel au duc Guillaume, bâtard de Normandie ; et le duc répond : J'irai. L'Anjou fut le théâtre des grandes
prouesses au moyen âge[68] ; c'est la
province qui a conservé longtemps le plus pur blason. Un de ses comtes se fit
depuis l'historien des grandes chroniques angevines.
Un beau cri d'armes est celui de Champagne
sous ses sires ! La maison de Champagne était mêlée à celle de Blois ;
Thibault III portait encore la couronne de comte, et avec cela il possédait
le pays de Brie, Provins, la vieille ville que chanta plus tard le noble
serviteur de la reine Blanche. Thibault bataillait furieusement contre le
comte d'Anjou, et se mesurait sur plus d'un champ de guerre ; puis le
batailleur se fit pieux, et les églises sont pleines encore des fondations du
comte Thibault. Le jour que son fils aîné Eudes vint au monde, Thibault
l'envoya baptiser à l'abbaye de Cluny, si sainte déjà, et il conféra la terre
de Cossiaco à cette abbaye en signe de réjouissance, car il avait un fils,
noble héritier de sa race ! Les cartulaires de Cluny donnent à Thibault le
titre de comte des Francs[69] ; pour Cluny,
situé en terre de Bourgogne, les Francs étaient comme des étrangers, et Ton
ne savait pas ce qui se passait en ces pays lointains. Le comté de Blois fut
réuni à la Champagne,
la même famille le possédait : cela se voyait souvent au moyen âge ; deux
terres éloignées étaient ainsi confondues dans une même race par héritage,
alliance et transmission par lignage. Dieu ait en
aide le comte de Champagne et de Blois ! Ainsi dirent longtemps les
sergents d'armes de Provins et de Troyes[70].
La race champenoise, grasse et fraîche, tenait à la
famille du Nord. Il n'en était pas de même des barons de l'antique Aquitaine
confondue bientôt avec la Gascogne,
et qui passa plus tard dans le vaste comté de Toulouse, la véritable
souveraineté de la race méridionale. Les derniers ducs de Gascogne avaient
été : 1° Sanche-Guillaume, le fondateur d'un grand nombre de moutiers, et de
l'abbaye surtout de Saint-Pé de Générez. Les Gascons luttaient sans cesse
contre les Navarrais vantards ; des Chartres disent même que la Gascogne subit alors la
souveraineté de Navarre ; 2° Béranger fat le dernier duc de Gascogne ; son
héritier Bernard, de la race d'Armagnac, réunit au duché de Guienne et
d^Aquitaine la souveraineté des Gascons. Le gouvernement de la race
méridionale fut toujours placé dans le comté de Toulouse. Magnifique domaine
que celui de Pons, l'aïeul du comte Raymond de Toulouse, célèbre dans les
croisades ! Pons possédait non-seulement l'Albigeois, le Quercy, mais encore
une partie de la Provence,
et même Nîmes, la ville romaine. Pons fut un des grands pilleurs d'églises ;
sa foi n'était pas très-fervente, car les chroniques lui reprochent d'avoir
usurpé les biens des clercs pendant sa vie de plaisirs et de dissipations, à
ce point que, par une chartre scellée de son anneau, il conféra l'évêché d'Alby
à sa propre femme[71] ; tant alors les
biens d'église étaient confondus avec les fiefs laïques ; barons féodaux
prenaient terres partout où ils en trouvaient, quand elles étaient
plantureuses.
Bourgogne et Provence se renfermaient encore dans le
commun royaume d'Arles aux mains de la race germanique. La terre entre les
Alpes et le Rhône était bien dans la souveraineté nominale de l'empereur,
mais quel était le vassal qui aurait reconnu cette haute suprématie ? Chaque
fief avait là son seigneur, chaque alleu son propriétaire ; la Provence avait même des
comtes héréditaires : le premier fut Guillaume II, qui embellit Montpellier,
sa cité de race : ses héritiers possédèrent par transmission ces belles
terres. Toute une lignée gouvernait ainsi militairement les cités et les
fiefs du Midi. On voit ces familles méridionales apparaître dans l'histoire
féodale de Provence, de Languedoc et de Gascogne[72] ; elles ont leur
nom particulier, leur patrimoine de race, depuis les ancêtres qui se perdent
dans la nuit des Mérovingiens. Le royaume de Bourgogne ou des Bourguignons ne
dura qu'un temps : il ne faut pas le confondre avec le duché de ce nom,
advenu comme apanage aux cadets de la race de Hugues Capet. Si le royaume de
Bourgogne et d'Arles était tout méridional, quoique sous la main d'un prince
germanique, le duché de Bourgogne était formé de la famille du centre, se
liant aux souvenirs des races d'Helvétie.
Tels étaient les hauts tenanciers. Il faut maintenant dire
l'histoire des féodaux moins puissants qui enlaçaient la monarchie naissante.
Au milieu même du Pariais, on trouvait des sires, comtes, barons, vidâmes,
simples tenanciers sans grandes terres. Là-bas, à deux lieues de l'abbaye de
Saint-Denis, sur une petite hauteur, se déployait une seigneurie antique qui
s'appelait Mons Morenciacus[73]. En fouillant
bien, vous voyez d'abord apparaîtra Buchardus, fils du seigneur de Colombe ;
sa femme, Hildegarde, était issue de Thibault le Tricheur. Salut donc,
premier baron de Montmorency, seigneur de Marly et d'Écouen ! Voici venir le
second seigneur de Montmorency ; il porte le nom de Buchardus la Longue Barbe, il
eut pour femme la dame de Château-Basset dans la manse de l'abbaye de
Saint-Denis. Or, déjà la baronnie de Montmorency était devenue le refuge des
bannis et maudits sujets du royaume de France[74]. Cette lignée se
transmit à Buchardus III, l'un des hommes d'armes les plus vaillants du Xe
siècle. La seigneurie de Montmorency s'étendait de la colline boisée sur
toute cette plaine fertile arrosée par de limpides ruisseaux, des cascades et
des lacs où se miraient les chevaux caparaçonnés.
La châtellenie de Montlhéry, à quelques lieues d'Orléans,
était aussi antique que la race des Montmorency. Son premier sire fut nommé
Thibault file étoupes, parce qu'il aimait à tisser le drap ou la toile dans
son manoir, comme un clerc dans un monastère, ou un serf en sa case. Le roi
Robert lui donna le titre de grand forestier, car il poursuivait les
sangliers et loups avec une vigueur sans pareille dans les forêts d'Orléans.
Que dites-vous aussi des sires de Coucy, ces braves seigneurs d'une vieille
lignée ? Il y a là les débris d'une tour bien haute dans la baronnie de
Coucy. Le premier baron porta le nom d'Albéric ; homme fort de corps, géant
immense auquel les romans ont donné neuf pieds de haut : il succomba dans une
fameuse bataille contre les Lorrains sur la Meuse[75]. Et pourquoi
oublierions-nous les sires de Montfort l'Amaury, châtelains qui avaient
choisi leur poste féodal sur une hauteur entre Paris et Chartres ? Le premier
de ces féodaux portait le nom d'Amaury II ; il s'était fait vassal fidèle du
roi de France, il ne quittait point sa cour plénière, et signait au besoin
ses Chartres. Amaury fut le père de Simon, baron de Montfort, l'aïeul de ces
Montfort si redoutés de la race méridionale, quand les barons du Nord
fondirent sur les Albigeois hérétiques des belles terres du Midi[76]. Triste
croisade, hélas ! Voici maintenant les sires de Beaugency, pays de vin blanc
et clairet si aimé du roi Robert et de Henri, son fils couronné. Les
chanoines d'Amiens possédèrent la souveraineté de ce beau vignoble, et je
vous en dirai le motif : c'est que le seigneur de Beaugency, attaqué de la
lèpre, était venu prier le corps de saint Firmin en leur église, et il avait
été miraculeusement guéri. Le premier seigneur héréditaire de Beaugency porta
le nom de Landry : il fut bien soumis à l'Église ; car tandis que le seigneur
abbé de Vendôme était sur le palefroi pour recevoir l'hommage, Landry était à
pied et baisait le genou de son seigneur[77]. Pour compléter
le terrier féodal du centre du Pariais, je dois parler dos comtes de Corbeil,
vieille cité, le Carbolium des
Chartres du moyen âge, qui voyait la
Seine et l'Essonne passer au pied de ses murailles. Aussi
étaient-ils bien riches les sires de Corbeil ! Le troisième comte, vivant
sous Robert et Henri de France, portait le nom de Maugis ou Mauger, célèbre
dans les romans de chevalerie et les chansons de Geste. Maugis, l'un des
grands tenanciers des domaines du roi, prêta secours à Henri Ier dans les
guerres qu'enfant il eut à soutenir contre Constance. Corbeil, Montlhéry, Coucy,
Montmorency, telles sont les seigneuries les plus souvent citées aux Chartres
et chroniques de Saint-Denis en France : c'étaient les anciens vassaux en la
cour du suzerain.
Il y avait au midi un autre vieux baronnage qui se liait à
la vie des cités, à la force populaire du sol. Dans cette belle race
méridionale apparaissaient les vicomtes princes de Béarn, depuis les antiques
seigneurs de l'époque carlovingienne du nom de Centulfe, jusqu'à Gaston III
qui recevait l'hommage de ses vassaux, les seigneurs du Béarn. Et les comtes
de Comminges, d'antique mémoire ; ils étaient issus de Lupus, comte de
Gascogne, qui périt dans une bataille ; vigoureux comte, il était attaché à
son cheval comme à son château et à sa famille. Ce palefroi, dit une vieille
chronique, marquait cent ans d'âge et avait encore une grande vigueur[78]. Et les
Fezenzac, alors représentés par Guillaume, surnommé Asta-nove (Nouvelle
Épée[79]), prodige des batailles : cette branche se
fondit dans les Armagnacs, race dont les ancêtres portaient aussi pour surnom
de bataille, Trancaléon (Traque Lion). Quel rude courage que celui
des comtes d'Armagnac[80] ! Pourrais-je
oublier, parmi ces antiques familles des provinces méridionales, les comtes
de Périgord ? Dans les épais nuages de l'époque carlovingienne, d'abord
apparaissent les Boson, comtes de Périgord ; le premier d'entre eux (Boson le Vieux) remplit les provinces de ses
souvenirs. On le voit construire le château de Bellac, dans la basse Marche,
et conquérir une partie du Limousin. Hélie lui succède ; c'est le grand
ennemi des clercs : Benoît est élu à la dignité épiscopale ; Hélie lui fait
crever les yeux pour l'empêcher d'être sacré par le pape. Alors apparaît Guy
Ier, vicomte de Limoges, l'ennemi des comtes de Périgord. Antiques féodaux
que ces comtes de Limosin d'origine visigothe : leur souche était Focher ou
Fulcher, habile ouvrier pour les machines de guerre[81]. Puis vient la
lignée des Adhémar qui se confondit avec les Guy, vicomtes de Limoges. Giraud
le vicomte poursuit Hélie de Périgord pour lui imposer la peine du talion,
œil pour œil, dent pour dent ; comment s'en sauver ? Et voilà qu'Hélie part
en pèlerinage pour Rome. Parmi ces comtes du Périgord fut Aldebert, vigoureux
féodal qui répondit à Hugues Capet : Ceux qui m'ont
fait comtes sont ceux-là qui t'ont fait roi. Le fier Aldebert mourut
frappé d'une flèche au siège de Gençay : il fut le plus hautain des comtes de
Périgord. C'est dans le troisième des fils d'Hélie III, surnommé Cadoirac ou
Cadenat, qu'on a cherché l'origine des Talleyrand[82]. Les Périgord,
les Fezenzac, grandes maisons dans les provinces méridionales, antique souche
d'un magnifique nobiliaire. Telle était la brillante lignée féodale qui
entourait la royauté en France. Comme la couronne d'or sur le front du roi
était ornée d'escarboucles, de topazes, de saphirs, ainsi la royauté était
environnée de grandes et illustres races qui brillaient d'un vif éclat ; au
moins ainsi le disaient les vieilles légendes.
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