Les serfs. — Les manants. — La servitude. — La terre. — La hiérarchie des
fiefs. — L'Église — Les barons. — Tendance vers la liberté. — L'hérésie. —
Esprit de sédition. — Premier symptôme de la Commune. — La science.
— L'évêque Gerbert.
LE Xe SIECLE.
Le cri douloureux que poussait la société au Xe siècle
donnait un aspect triste et désolé à toute cette génération. Il n'y avait
rien de franc et de libre dans le peuple ; la servitude était le caractère
général ; les symptômes de liberté ne se révélaient que faiblement. Partout
l'on voit les hommes suivre la condition de la terre, s'y rattacher comme un
accessoire ; quand un baron, un simple possesseur d'alleu ou de fiefs donne
sa manse à une église, à un monastère, il comprend dans ses moulins, ses
fours banaux, les serfs, les hommes des champs, les vilains qui tiennent
aussi fortement au sol que la tour et les murailles de la châtellenie. Les
chartres proclament ce principe du droit romain : le serf est la chose du
maître. Ce n'était point, certes, la faute des vieilles coutumes ; il y avait
dans la multitude quelque chose de si laid, de si hideux, de si faible, de si
lâche, qu'elle méritait, hélas ! la chaîne qui pesait sur elle. Quand on contemple
les monuments de cette époque, on s'explique ce caractère général de servage
et cette distinction qui séparait l'homme d'armes de l'homme de la terre. Une
notable différence se révèle entre le Franc à la tête belle, au front haut,
aux formes élancées, et ces serfs petits de corps, difformes de face,
contournés affreusement, qui vous regardent de leurs yeux ronds et hébétés[1] ; quel courage
pouvait-on trouver dans de telles créatures ? où chercher des sentiments
généreux dans ces avortons noués, méchants et lâches tout à la fois comme les
Sosies et les esclaves des comédies de Plante et de Térence ? La nature hideuse
est naturellement mauvaise et pusillanime ; les tourbes de serfs qui
s'abaissaient pour recevoir le fouet du majordome n'avaient pas le cœur assez
haut pour saisir le glaive et courir sur les Hongres et les Normands qui
dévastaient le territoire ; ces serfs se réfugiaient, tremblants de peur,
dans les vastes souterrains des châteaux, et c'était le féodal qui défendait
leur vie. Pourquoi, dès lors, le baron n'aurait-il pas acquis le droit de
disposer de ces serfs comme de sa chose ? L'esclave s'accroupissait dans
l'étable des nobles coursiers qui, au moins, couraient braver, en'
hennissant, les traits des arbalètes et de l'arc des Hongres sauvages. Le
chevalier brave et hardi ne devait-il pas traiter avec plus d'amour ce fier
animal que le serf sans courage qui se cachait sous le fumier de l'écurie ou
s'abritait dans le souterrain[2] ?
Le caractère général du Xe siècle fut la servitude, parce
qu'à côté des hommes forts qui osaient défendre les propriétés et les
personnes, il y avait des lâches qui n'avaient pas le cœur aux batailles ; de
là les grandes habitudes de recommandations personnelles que Ton rencontre si
souvent dans les Chartres ; on sent le besoin de protection et de
suzeraineté. Voici un homme libre, il habite son champ, la cité ; et pourquoi
ne saisit-il pas les armes quand l'invasion menace[3] ? Ah ! le cœur
lui manque ; il est isolé, il vient s'agenouiller devant un seigneur, il
demande appui, protection ; eh bien ! le féodal le prend et lui assure la vie
en échange de l'indépendance ; c'est un contrat libre entre celui qui brave
la mort et celui qui frissonne au bruit des chevaux, au sifflement de
l'arbalète. Le serf couard donne son corps à la terre pour la cultiver ; le
noble homme donnera bientôt à cette même terre son cadavre mutilé aux
batailles pour l'engraisser, car peu do féodaux vieillissaient, peu mouraient
au foyer domestique en caressant leurs lévriers ; les corbeaux ont leurs
dépouilles quand leurs ossements ne se mêlent pas au sillon dans la campagne
désolée[4].
Quelquefois cependant on trouve le serf saisissant la vie
active avec le courage au cœur et le feu à la tête. Dans l'admirable récit
d'Aimoin sur les miracles de saint Benoît, il est un épisode de bataille et
de duel au bâton entre un serf de l'abbaye de Fleury et un serf fin seigneur de
Pithiviers ; leurs épaules ruissellent de sueur, ils se prennent corps à corps,
s'enlacent, se frappent, se brisent. Et de quoi s'agit-il ? de décider par le
jugement de Dieu si le serf de l'abbaye appartient au sire de Pithiviers ;
c'est un servage contre un servage[5]. Presque toute la
classe intermédiaire disparaît ; vous chercheriez en vain des municipes, des
bourgeois paisibles, de pacifiques commerçants ; ces classes-là ne
grandissent qu'aux temps calmes. Aux époques sanglantes et d'héroïsme, il n'y
a que les combattants et les serfs de ceux qui combattent : que voulez-vous
que fassent les hommes qui n'ont pas assez de courage et de forces pour se
défendre ? Au Xe siècle, tout porte les armes ou est serf : ce n'est pas dire
qu'on ne puisse jamais sortir de ce servage, car du sein de ces esclaves il
s'élève quelquefois des hommes d'énergie et de courage ; eh bien ! ceux-là
deviennent puissants et sires eux-mêmes. Les Regnault, les Rutland, les Lupus
de Gascogne, les Sanche de Navarre, d'où venaient-ils ? d'où sortaient-ils à
leur origine ? Croyez-vous que les féodaux, ces pillards d'église, les
Buchardus-Montmorenci eux-mêmes, fussent des hommes au lit mollet, quelques
grands de la race carlovingienne amollie ? Oh ! non, leur ancêtre était
souvent un serf de corps ou de terre ; il avait senti son sang bouillonner[6] ; le voilà avec
quelques compagnons qui se mettent aux champs ; comme ils ont l'énergie
suffisante pour combattre, ils deviennent seigneurs et maîtres ; ici une
vieille tour de construction romaine est leur repaire ; là, c'est la cité tout
entière dont ils expulsent l'évêque ; ils sont dominateurs parce qu'ils sont
forts ; le serf ne reste serf que parce qu'il est lâche : dans les temps
d'énergie, il n'y a point de classe intermédiaire ; on est vainqueur ou
vaincu sans milieu. La condition de la terre, sous les Carlovingiens, était
la même que celle de l'homme ; il y avait beaucoup d'alleux ou manoirs libres
: Charlemagne avait établi un système régulier d'administration. Le franc
propriétaire habitait ses manses sous la protection des capitulaires ; il
devait le service de son bras, la dîme imposée par les missi dominici ; les bénéfices d'église ou
d'armes ne formaient pas la majorité des propriétés en France ; s'il y avait
des fiefs soumis à la hiérarchie, il y avait pour le moins autant de terres
libres. Mais à l'époque de l'invasion des Hongres, des Sarrasins et des
Normands, une même révolution se produisit pour la propriété et pour les
personnes ; bien des possesseurs d'alleux n'osaient se défendre seuls, isolés
sur leurs terres ; il n'y avait que quelques hommes au puissant courage qui
pussent ainsi offrir leur poitrine aux envahisseurs : que faire alors, si ce
n'est chercher un suzerain dans l'ordre des fiefs ? Ici on donnait en servage
sa personne pour obtenir protection ; là sa terre pour la sauver ; on
réclamait appui[7],
parce qu'on n'avait pas assez d'énergie pour se protéger soi-même : la
faiblesse et la lâcheté, voilà les deux sources de servage pour les personnes
et pour les terres. Avait-on besoin de se vouer à un supérieur, si l'on avait
la fermeté au cœur pour courir à la face des Barbares ? Le Xe siècle est l'apogée
du double système du servage de l'homme et de la propriété ; tout se place
sous la hiérarchie des forts ; il n'y a plus de terres et d'hommes libres ;
les alleux et les municipes ont presque tous disparu ; l'isolement est la
faiblesse ; la féodalité est la force, le contrat d'union qui lie les hommes
à la propriété.
Quand la liberté matérielle s'efface, quelques symptômes
d'indépendance intellectuelle se manifestent par l'hérésie ; ils sont peu
saillants encore, et ne vont pas au delà d'une grossière révolte, d'une
superstition nouvelle. Tandis que l'Église catholique marche vers son unité
en formulant un corps de doctrines, il y a des systèmes qui apparaissent
comme une résistance à ses solennelles prescriptions. Deux écoles d'hérésie
se révèlent au moyen âge : la première résulte d'une forte exaltation
d'idées, d'une exagération des facultés de l'esprit, de cette intuition qui
se joue dans un monde fantastique ; la seconde école est rationnelle, elle
tend à l'examen, aux conditions d'une réforme dans la discipline et les
dogmes de l'Église catholique. Les hérésies se montrent avec hardiesse : dans
la ville de Sens, on découvrit des hommes d'étude qui se représentaient Dieu
comme un roi aux cheveux et à la barbe blanche, assis sur un trône d'or, au
milieu d'un monde de lumières ; Michel l'archange s'agenouillait devant le
trône céleste. D'autres hérésiarques se rattachaient aux opinions des
manichéens. En 1017, dit le moine Glaber, on découvrit dans la ville d'Orléans une hérésie impudente
et grossière qui, après avoir longtemps germé dans l'ombre, avait produit une
ample récolte de perdition, et fini par envelopper un grand nombre de fidèles
dans son aveuglement. Ce fut, continue Glaber, une femme venue d'Italie qui
apporta dans les Gaules cette infâme hérésie. Pleine des artifices du démon,
elle savait séduire les esprits, non-seulement ceux des idiots, mais la
plupart même des clercs les plus renommés par leur savoir n'étaient pas à
l'épreuve de ses séductions. Elle vint à Orléans, et le court séjour qu'elle
y voulut faire lui suffit pour infecter plusieurs chrétiens de sa doctrine
empoisonnée. Bientôt ses prosélytes firent tous leurs efforts pour propager
cette semence du mal. Il faut même l'avouer, ô douleur ! les hommes les plus
distingués du clergé de la ville, également fameux par leur naissance et leur
science, Héribert et Lisoie, furent les deux chefs de cette hérésie
criminelle. Cependant, tant qu'ils surent tenir leur opinion secrète, ils
jouirent de l'amitié du roi et des grands du palais. Ils trouvèrent ainsi
plus de facilité à surprendre les cœurs qui n'étaient pas enflammés d'une loi
assez vive. Us ne se bornèrent pas à corrompre la ville, ils essayèrent
encore à faire circuler dans les cités voisines le poison de leur doctrine.
Ils voulurent même communiquer leur folie à un prêtre de Rouen, d'un esprit
solide. Ils lui envoyèrent quelques-uns de leurs complices, chargés de lui
expliquer tous les secrets de leurs dogmes pervers, et de l'initier à leurs
mystères. Us lui annoncèrent en même temps que leur opinion allait être
bientôt embrassée par le peuple, Le prêtre, instruit de leurs vues, courut
communiquer ses inquiétudes au pieux Richard, comte de Rouen, et lui
développa tout le plan du complot dont il était informé. Ce comte, de son
côté, envoya en toute hâte vers le roi, et lui dévoila la contagion secrète
qui menaçait d'infecter dans son royaume toutes les brebis du Christ. Le roi
Robert, à cette triste nouvelle, conçut une profonde affliction, car c'était
un prince sage et un chrétien fidèle, et il craignait tout ensemble la ruine
de sa patrie et la peinte des âmes, lise rendit donc promptement à Orléans,
et après y avoir convoqué des évoques, des abbés et des laïques religieux, il
lit commencer vivement les poursuites contre les auteurs de cette doctrine
perverse et contre les adeptes qu'elle avait déjà séduits. On fit donc des
recherches exactes sur l'opinion personnelle de chaque clerc, on s^assura de
sa croyance entière aux vérités transmises par la doctrine des apôtres, que
la foi catholique conserve et enseigne dans toute leur pureté : c'est alors
que Lisoie et Héribert trahirent leurs sentiments secrets, en reconnaissant
qu'ils ne professaient pas les mêmes principes. Plusieurs autres, après eux,
déclarèrent qu'ils partageaient leur doctrine et qu'ils voulaient partager
aussi leur sort.
Robert et les évêques firent
subir aux accusés un interrogatoire secret, par égard pour la probité et
l'innocence de mœurs dont ils avaient toujours donné l'exemple jusqu'alors ;
car Lisoie, l'un d'eux, était le plus estimé des clercs du monastère de
Sainte-Croix ; et l'autre, Héribert, était attaché à l'église de
Saint-Pierre, surnommée l'abbaye des Pucelles, en qualité de chef et de
directeur de l'école. Quand on leur demanda où ils avaient puisé leur erreur
et depuis quand ils la pratiquaient, ils répondirent : Il y a bien longtemps que nous avons embrassé cette
doctrine, qui vous est restée inconnue jusque aujourd'hui. Nous nous attendions
toujours à vous la voir professer aussi comme tous les autres, de quelque
rang, de quelque ordre que ce fût ; nous en conservons même encore l'espérance. Puis ils se mirent aussitôt à développer l'hérésie la
plus vieille, comme aussi la plus sotte et la plus misérable, qui pourtant
les avait fait succomber, quoique toutes les conséquences qui se déduisaient
de leur système reposassent sur des bases d'autant moins raisonnables qu'elles
étaient mille fois plus contraires à la vérité. Ils disaient, par exemple,
qu'il fallait regarder comme des rêves délirants tout ce que l'ancien et le
nouveau canon nous enseignent de la Trinité des personnes dans l'unité de Dieu, de
cette vérité fondée sur les signes et les prodiges les moins équivoques, sur
les témoignages les plus anciens, sur les autorités les plus saintes. Us
assuraient que le ciel et la terre avaient toujours existé tels que nous les
voyons, sans créateur. Enfin, après avoir hurlé comme des chiens, et exhalé
dans leur folie les horreurs accumulées de toutes les hérésies, ils finirent
par professer aussi l'hérésie d'Épicure, en ce qu'ils prétendaient avec lui
que les excès et les crimes n'avaient à craindre ni punition ni vengeance, et
que toutes les œuvres de piété et de justice par lesquelles les chrétiens
croyaient mériter les récompenses éternelles, n'étaient que peine inutile.
Telles furent en partie les impostures grossières qu'ils ne rougirent pas
d'avancer ; et il y avait là beaucoup de fidèles tout prêts à rendre
témoignage à la vérité, à réfuter leurs erreurs et à les convaincre de leur
aveuglement, si toutefois ils avaient voulu seulement ouvrir leurs yeux à la
lumière et leur âme au salut[8].
Les hérétiques soutenaient donc l'éternité de la matière, l'unité
du principe créateur, et la fatalité dans les actions humaines, doctrines
bien osées au sein de la société du moyen âge ; l'hérésie était une sorte de
révolte morale contre le principe de civilisation posé par le catholicisme.
Quels étaient les hommes assez hardis pour s'affranchir de l'Église ? Aussi
la plus grande répression suivit l'apparition de l'hérésie ; Robert vint
lui-même à Orléans, et se plaça, les yeux courroucés, devant la cathédrale,
au milieu du pronaos dont on élargissait le cintre. Les hérésiarques parurent
en sa face ; c'étaient des clercs, des bourgeois, vêtus simplement, avec une
expression indicible de résignation et de sincérité. Le roi les interrogea
lui-même, et tous répondirent fermement jusqu'à la fin : Ce que nous croyons, tout le monde doit également le
croire[9].
Alors le roi leur répéta : Persistez-vous dans cette
erreur ? Aussitôt on éteignit les flambeaux, les clercs hérésiarques
furent dégradés ; un bûcher de frênes et de sapins s'éleva sur la grande
place d'Orléans, et illumina la ville d'une couleur rougeâtre[10] Pendant ce
temps, la reine Constance était restée sur le seuil de l'église ; la
multitude murmurait, car tous, clercs, peuple, serfs voulaient mettre en
pièces les hérésiarques. Il nous les faut déchirer
de nos mains, s'écriaient-ils. Constance les apaisait à peine en leur
montrant le bûcher qui s'élevait pour eux. Enfin ces malheureux hérésiarques,
couverts d'une aube blanche, sortirent processionnellement de l'église ; ils
paraissaient calmes, résignés au milieu des insultes du peuple ; ils
marchaient pêle-mêle, hommes, femmes, enfants, poursuivis par les risées et
les ardentes paroles des serfs, des clercs et des chevaliers. Quand le lévite
Lisoie parut devant la reine Constance, celle-ci, la bouche exhalant la
colère, lui creva l'œil avec un roseau qu'elle tenait en main, car elle était
fort emportée ; le peuple applaudit avec fureur à cet acte de barbarie qui
était dans les mœurs. Hélas ! tous ne se montrent-ils pas barbares aux
époques d'exaltation et de fanatisme ? tous sont portés à cette sauvagerie
qui dépèce en riant les cadavres. Les pauvres hérésiarques furent conduits au
bûcher ; quand ils virent les flammes s'élever, telle était leur foi, qu'ils
crurent que ces flammes les respecteraient au milieu d'une voûte ardente. Ce
furent aussi des grincements de dents, des cris aigus lorsque les premières
douleurs se firent sentir ; quelques-uns s'agenouillèrent pour faire l'aveu
de leur erreur, la voix expira sur leurs lèvres ; et quand le peuple voulut
les délivrer, car ils étaient repentants, leurs corps n'étaient plus qu'un
monceau de cendres ; ils étaient consumés par les
flammes comme ils le seront en enfer, et ils mériteront aussi les peines
éternelles[11].
Il était rare que l'hérésie ne fût pas accompagnée de
quelque mouvement de peuple, de quelque expression tumultueuse du bourg, de
la cité ou de la campagne. Si le caractère général du Xe siècle fut la
servitude, il y avait déjà des révoltes confuses de serfs qui signalaient une
certaine tendance vers un peu de liberté désordonnée. Les chroniques révèlent
une fermentation d'esprit ; on n'a point encore prononcé le mot de commune, pour la défense mutuelle ; mais les
serfs et les manants éprouvent un frissonnement d'indépendance : on dirait
qu'ils se préparent à secouer leurs chaînes pour briser le crâne de l'abbé ou
du seigneur qui les tient en servage. Tantôt ce sont les métiers d'une ville,
tantôt les pauvres laboureurs de la campagne, tantôt les habitants d'un
bourg, ou bien les serfs cachés dans le manoir, qui prennent les armes ; ici
pour s'exempter d'un impôt vexatoire, là pour s'affranchir d'une corvée trop
dure qu'impose le majordome ou l'abbé[12] ; la plupart de
ces révoltes sont réprimées. Les chevaliers bardés de fer viennent facilement
à bout de ces serfs mal armés ou de ces bourgeois indociles ; et comme le dit
le roman de Gérard de Nevers, chaque paladin enfile
dix ou douze vilains dans le dur bois de sa lance, comme si c'étaient oiseaux
friands à embrocher. Le temps n'était pas venu encore où les manants
proclamaient la commune aux cris
sauvages de liberté, au bruit du beffroi dans la paroisse. Les forces ne sont
point égales. La féodalité domine l'homme et la terre ; elle ressemble à ces
durs anneaux de fer rouillés qui pressent les pieds et les mains du captif.
Le peuple est en effet captif ; il n'a pas les lumières encore pour
comprendre son état d'abjection, et il n'a pas au cœur la force suffisante
pour conquérir son affranchissement
Cependant chaque siècle trouve sa personnification
scientifique dans un homme plus éminent que ses contemporains ; toutes les
idées se groupent autour d'une grande intelligence ; elles font cortège à
cette reine, comme les étoiles du firmament saluent le grand astre qui les
illumine de ses rayons ; ainsi dans la nuit du moyen âge se leva Gerbert,
esprit qui résuma toute la science. C'est une vie bien pleine que celle de
Gerbert depuis élu pape sous le nom de Sylvestre II ; depuis sa naissance
obscure jusqu'à son pontificat, elle est comme l'élévation du génie à la
papauté. L'intelligence supérieure de l'époque fut ainsi appelée au
gouvernement de l'Église. Gerbert ou Girbert, quelques chroniques disent
Gerlent, naquit à Aurillac, dans l'Auvergne, vers le milieu du Xe siècle[13]. L'Auvergne
était alors sous des comtes féodaux, dont les habitudes batailleuses avaient
acquis une grande renommée. Gerbert fut consacré à la vie monastique dans la
solitude de Saint-Gérauld ; on y remarqua bientôt son application à toutes
les études, et l'écolâtre du monastère dit à l'abbé que Gerbert serait un
prodige dans la grammaire et l'enseignement ecclésiastique[14]. Le jeune moine
fut envoyé à Barcelone, auprès des comtes de la marche d'Espagne, car la
renommée retentissante qu'avaient acquise les écoles de Séville et de Cordoue
attira cette ardente imagination ; les sciences exactes étaient grandies
parmi les Arabes : la géométrie, les calculs des astres, l'application des
nombres et des mathématiques, toutes ces sciences avaient obtenu dans les
villes moresques un vaste développement. Les Tables de Ptolémée
s'étaient transmises sous le califat aux savants docteurs de l'islamisme, et
dans les écoles d'Espagne au milieu des mosquées ou des alcazars,
renseignement trouvait des maîtres et des élèves nombreux : Gerbert y vint
étudier ; il acquit une si merveilleuse intelligence, qu'on disait à son retour
qu'il était devenu magicien[15].
A cette époque, l'homme qui devinait le temps, mesurait
les distances, ou savait prendre les hauteurs des tours élevées passait aux
yeux du peuple pour un être extraordinaire, pour un de ces mystérieux esprits
qui soulevaient les ombres funèbres sous le marbre des tombeaux. On voyait
Gerbert incessamment occupé à tracer des caractères inconnus, des signes
cabalistiques, des lignes courbes ou droites, des constellations sous toutes
les formes ; on le voyait, l'astrolabe en main, parcourir sur la sphère
céleste la marche des astres et pénétrer dans la profondeur des temps !
Tantôt Gerbert dessinait sur la muraille des cathédrales le cadran solaire
pour marquer les heures qui fuient ; tantôt il animait, par les lois delà
mécanique, un automate qui se mouvait comme le corps humain ; tantôt enfin,
par les combinaisons ingénieuses du vent et de l'eau, il donnait mille voix
étranges ou harmonieuses à ces tuyaux des orgues qui bruissaient dans les
églises[16].
A l'aspect de tous ces résultats, le peuple accusait Gerbert de magie ; on l'avait
vu en compagnie de diables noirs et puants ; on avait vu autour de lui
voltiger les esprits aux noires ailes, comme les chauves-souris et les
chats-huants des vieilles tours, il avait employé des caractères inconnus
pour deviner les sorts, pour remuer le passé, le présent et l'avenir. Ces
accusations vulgaires n'empêchèrent point l'avancement de Gerbert ; attaché
d'abord à la cathédrale de Reims, il en reçut le pallium d'archevêque ; et
ainsi revêtu des hautes fonctions épiscopales, il ne cessa d'enseigner dans
les églises, et les contrées diverses lui durent la fondation de plusieurs
écoles de clercs et de serfs aux manoirs[17].
Dans les disputes de l'archevêché de Reims avec la race
capétienne, Gerbert donna sa démission ; il vint en Italie, toujours dévoré
du besoin de s'instruire ; il visita les écoles de Ravenne et de Milan ; il
put joindre de cette façon les vastes études mathématiques des Arabes aux
enseignements plus solides de l'Allemagne Gerbert devint l'homme de la
renommée ; l'universalité catholique retentit de son génie ; la protection
d'Othon l'empereur le poussa d'abord au siège de Ravenne, puis Gerbert,
montant à l'échelle d'or et de gloire, fut promu à la papauté après la mort
de Grégoire V. Les chroniqueurs ne tarissent pas sur les causes mystérieuses
de cette élévation de Gerbert au pontificat ; ils l'attribuent à la magie,
aux maléfices jetés sur le conclave par l'évêque de Ravenne ; alors on répéta
toutes les accusations des temps où Gerbert avait étudié dans les écoles de
Séville et de Cordoue. Le nouveau pape prit le nom de Sylvestre il, et sa gloire
parvint ainsi à son apogée[18]. Sylvestre II
fut un des pontifes les plus fermes, les plus décidées ; on le voit, à la
tête de quelques soldats de Rome, comprimer les insurgés de Tibur et de
Césenne ; puis, le premier des papes, il conçut la pensée d'une grande
délivrance de Jérusalem. Sylvestre II comprenait tout ce qu'il y avait de
force et d'énergie dans une croisade, il créait ainsi la milice du Christ. La
lettre de Gerbert à l'Église universelle est d'une merveilleuse éloquence ;
il s'identifie avec Jérusalem, il fait parler cette reine ? détrônée, cette
veuve dans la douleur ; Sion s'adresse à ses enfants, elle invite les cœurs
brisés à venir la délivrer, elle qui vit s'opérer dans son sein les mystères
du rédempteur[19].
Ces paroles brûlantes tirent une si grande impression, que les Pisans prirent
spontanément la croix et préparèrent une expédition pour la terre sainte.
Gerbert ne survécut pas longtemps à cette manifestation catholique, il mourut
la cinquième année de sa papauté[20], toujours occupé
de la science et se vouant à elle, entouré d'astrolabes, de sphères, de
livres écrits en caractères arabes et hébreux, tout resplendissants des
signes cabalistiques. Aussi, dans le vulgaire, Gerbert, bien que pape, passa
toujours pour maître en sorcellerie ; quelques jours avant sa mort, il
inventa encore les moyens de détourner la foudre quand l'orage grondait sur
la plaine : Gerbert faisait planter des bâtons en terre avec un bout de lance
fort aigu, si bien que la foudre tournoyant s'abîmait ensuite sous le sol.
Les écrits de Gerbert sont nombreux ; les plus remarquables
de tous furent, 1° l'Abacus, le livre subtil de l'arithmétique[21]. C'est un
développement delà règle des nombres, un traité complet des chiffres arabes
et de géométrie, la division des unités et des quantités dans les nombres ;
on l'appelait le livre des multiplications ; 2° le Rhythmonachia,
traité du combat des nombres et des chiffres[22]. Il existe aussi
un traité de géométrie composé par le pape Sylvestre II. Tout y est examiné,
et la mesure des temps, et l'intelligence des quantités ; il applique les
premières règles à la musique, au rouage de l'horloge, aux tuyaux de l'orgue
qui bruissent harmoniquement par l'action de l'eau ou du vent introduit dans
les soufflets. S'il aime les mathématiques, Sylvestre II n'oublie pas la
versification et le rythme, qui sont la musique du langage ; il étudie
l'antiquité, il se complaît à fixer des règles pour la parole écrite. Gerbert
n'est point le partisan des langues vulgaires, il reste grammairien dans ses épîtres.
La philosophie, la dialectique, ces sciences, Gerbert les compare à deux
sœurs qui marchent le front haut dans les voies de l'intelligence[23]. Le pape les
protège de tous ses efforts ; il écrit beaucoup, il médite plus encore ;
Gerbert se pose comme le chef du catholicisme, et il veut élever l'Église
comme un grand centre de lumière qui reflète tous ses rayons sur la société
féodale.
Le Xe siècle ne tut point très-avancé dans les travaux scientifiques
; il y a toutefois à chaque époque une laborieuse tendance des esprits, tous
marchent vers l'indicible besoin de s'instruire et de se perfectionner. Auprès
de chaque cathédrale et des monastères antiques, il y avait une école de science
: à Reims, à Orléans, à Saint-Martin-de-Tours, il s'était fondé des
enseignements scolastiques sous la protection des évêques[24] ; la plus
remarquable de ces écoles était celle de Metz : on y enseignait la grammaire,
la philosophie de l'archidiacre Blidulfe. Parlerai-je du désert de Gorze,
solitude studieuse, qui avait conquis alors une si haute célébrité ?
L'enseignement des enfants se trouvait dans la cathédrale, les évêques en
faisaient un devoir aux chanoines ; le principe de l'Église était que plus un
clerc était instruit, plus il obtenait l'approbation devant Dieu. A Sainte-Geneviève
de Paris, huit cents jeunes hommes étaient enseignés par les religieux,
depuis l'aube, où l'on sonnait matines, jusqu'à midi, que commençait le
travail manuel des solitaires et la lecture des livres saints[25]. La langue franque
se formait lentement du latin corrompu et du vieil idiome gaulois ; tant de
nations avaient passé sur ce territoire, que la langue n'était qu'un mélange
de mots d'origines diverses. En Normandie, quelle langue était parlée ?
était-ce le neustrien, le danois ou le latin ? ce mélange d'idiomes ne
devait-il pas amener une indicible confusion ? Sur les places publiques de
Caen ou de Bayeux, on devisait en danois et nortman[26], et en
Bourgogne, en Provence, dans le pays des Basques, on pariait le patois du
vieux peuple. La grammaire ne s'appliqua dès lors qu'à la langue latine ; on
s'occupa d'en épurer les barbarismes, et quels que tussent ces efforts, les
traces de l'invasion se montraient saillantes. Ce fut un continuel mélange du
vieux gaulois et du latin ; si le clerc voulait s'adresser au peuple, au
serf, au manant, ne devait-il pas employer les mots corrompus ? Il y eut
alors une confusion de phrases latines et franques ; à côte d'une expression
empruntée à la vieille Rome, à la basse latinité des villes de Lyon, Autun,
Toulouse, on mêla les expressions dures, gutturales, des nations du Nord ;
chroniques, Chartres, poésies, toutes ces traditions de la pensée
contemporaine révèlent un chaos de mots, de syllabes et de tournures
corrompues.
La poésie reste plus spécialement latine ; elle n'est pas
une création hardie, cette langue des grandes idées par les belles images ;
les moines scandent et imitent les vers latins des poêles de la vieille Rome,
sans respecter la pureté et l'élégance qui grandissaient les œuvres de
l'antiquité ; pour eux la poésie n'est que la mesure des vers, la césure, la
rime matérielle. Il n'y a que les hymnes d'église qui se revêtent d'un
caractère poétique et solennel, parce que là se montre la pensée de
l'Écriture, la poésie hébraïque et chrétienne. L'hymne remue les douleurs de
la vie, elle impressionne les âmes en rappelant les tristes déceptions de
l'existence, et aux temps de grandes calamités une telle poésie répond à la
pensée des générations. Bientôt vont apparaître et s'essayer les chants de
Geste, les poésies chevaleresques qui secouent les antiques formes de la
latinité, pour parler la langue franque et romane. Ces chants ont également
peu d'invention, ils peignent les mœurs, ils reproduisent la société, mais la
forme et le type du poème sont toujours les mêmes, soit que dans Gérard de
Roussillon le trouvère recueille les exploits de Charles Martel, soit que
dans Garin le Loherain, Girbert et Berte ans grans pies,
le règne de Pépin le Bref fût raconté. Voulez-vous connaître l'époque de
Charlemagne ? lisez Agolant, ou les Sarrasins chassés d'Italie
; Jean de Lanson, ou la
Guerre de Lombardie ; Guiteclin de Sassoignes,
ou les Guerres de Saxe, puis les Quatre Fils d'Aymon, Girard
de Vianne, Ogier le Danois et Roncevaux, poétiques
traditions des expéditions du grand Charles en Espagne[27].
La chronique est toute latine ; l'histoire n'a point assez
de hardiesse pour emprunter la langue vulgaire, elle reste antique avec toute
la simplicité naïve du moyen âge ; on ne trouve rien dans la chronique qui
ressemble aux fortes pensées des Annales de Tacite et à la narration
développée de Tite Live. De pieux moines rapportent les impressions, les
phénomènes qu'ils ont observés, les événements qui se déroulent devant eux
avec le temps ; ils n'ont pas assez de portée pour apprécier la conséquence
des faits, ils rattachent tout à Dieu ; tout roule dans ce cercle inflexible
que la Providence
a tracé autour de nous. Les chroniques du Xe siècle sont sèches et dénuées
d'intérêt ; soit que, comme Frodoard, l'archidiacre de Reims, on rapproche un
à un les événements ; soit que, comme Raoul Glaber, on se jette dans une
croyance naïve et raisonneuse qui explique tout avec la foi chrétienne ; soit
que, comme Helgaud, le biographe du roi Robert, on décrive la vie pieuse et
monastique du suzerain[28]. Il n'y a pas de
chroniques encore dans la langue dos Francs, on n'ose confier la suite et la
tradition des faits au parler vulgaire. Les souvenirs de Rome sont parvenus
écrits en latin ; les fragments de Cicéron, les grandes œuvres d'Aristote, de
Plante et de Térence surtout, arrivent aux monastères du moyen âge dans leur
forme pure et primitive ; on les étudie, on les enseigne. Les manuscrits
rassemblés sous la prévoyante administration de Charlemagne ont survécu ;
quelques-uns apparaissent même sous le scel de l'empereur, où il est peint la
barbe longue et blanche, les cheveux pendants, la tiare ou couronne d'or, les
vêlements de pourpre et la boule du monde sur ses cinq doigts roides et
amaigris. Cette étude de l'antiquité est fort répandue au milieu même des
ténèbres et des douleurs du Xe siècle ; les épîtres des évoques, les poèmes,
les vers, respirent une connaissance matérielle de l'antiquité ; on imite la
césure, les formes et les comparaisons d'Horace, de Virgile et de Lucain
même. On adapte la théologie chrétienne, les merveilles des légendes, à ces
souvenirs de l'antiquité, et ce travail technique fait le fonds littéraire du
Xe siècle[29].
Si l'histoire marche avec toute la naïveté des chroniques
et de la vie des saints, les sciences exactes ne se séparent pas de cotte
simplicité d'observation ; il y a un esprit curieux et attentif qui suit les
faits : comme les moines, dans la solitude du désert, n'avaient pas les
distractions du monde qui tourbillonne, les phénomènes se révélaient à eux
avec un caractère solennel et fantastique : si l'étoile du ciel fuyait
brillante, si la comète se montrait au firmament azuré avec sa queue d'argent
; si la tempête brisait la tête superbe des sapins dans la montagne ; s'il
pleuvait des insectes et de l'eau de couleur rougeâtre comme le sang, s'il y
avait un choc de nuées éclatant par la foudre comme des armées qui se
heurtent ; si des feux phosphorescents resplendissaient sur le faîte des tombeaux,
ces phénomènes étaient consignés dans la chronique avec les frayeurs des
pauvres frères qui les avaient observés[30] ; on reportait
tout à la colère de Dieu, à cette souveraine puissance qui annonçait les
grandes catastrophes du genre humain. Quelquefois le chroniqueur veut
expliquer les bouleversements qui l'effraient, et le volcan qui jette des
flammes, et le vent qui siffle au sein des montagnes, et les stalactites
merveilleuses qui brillent dans les entrailles de la terre, première source
sans doute de ces traditions de palais de diamants que les fées créaient de
leur baguette d'or dans les grottes profondes ; alors ces explications sont
plus naïves que les faits observés en eux-mêmes ; c'était un mélange des
théories de Pline et d'Aristote, une confusion des erreurs de l'antiquité
dominées par ce besoin du merveilleux que la terreur jette dans les âmes
ardentes[31].
Les arts mécaniques devaient faire plus de progrès, parce
que cette espèce d'avancement dans l'esprit humain exige de solitaires études
et une adresse matérielle, produit du silence et du loisir. Tandis que les
sciences intellectuelles n'avançaient que graduellement, les arts mécaniques
produisaient l'horloge qui marque la fuite du temps, l'orgue surtout dont les
sons solennels faisaient vibrer le sanctuaire. Quand le génie se replie sur
lui-même dans le désert, il naît de là souvent des merveilles ; il en sort
quelque chose d'abrupt et d'une immense énergie : l'adresse de l'ouvrier est
remarquable au Xe siècle ; soit qu'il commence les constructions des
cathédrales i soit qu'il parsème les châsses saintes de topazes, d'émeraudes
et de saphirs ; soit qu'il habille les manuscrits d'or plat et mat, d'ivoire
et d'étoffes de soie tissues à Constantinople[32]. L'art du dessin
est naissant encore, l'école byzantine le domine ; c'est cette carnation
imparfaite, ces traits roides qui sont le type de la créature privée de l'idéalisme
dans l'art ; le Christ, Pierre et Paul, la Vierge, avec leurs vêtements de pourpre et
d'azur sur un fond d'or, ressemblaient à un cortège de rois et de reines que
le galvanisme aurait un moment remués du tombeau en leur imprimant partout
une vie factice et effrayante ; on y retrouve ces yeux sans animation, cette
chair de cire vermillonnée, ainsi que l'école lombarde en a laissé les
modèles à Rome, à Milan ou à Ravenne.
Le Xe siècle fut également l'époque de ces hymnes
religieuses, de ces compositions pieuses d'une magnifique simplicité, que l'on
chante encore dans les solennités de l'Église. Quand la génération soupirait
des chants de douleurs à la face de tant de calamités, il n'était besoin que
de traduire les émotions du peuple, et les gémissements de l'âme trouvaient
un vague retentissement dans ces mille voix étranges que l'orgue jetait aux
vents sous les Voûtes des cathédrales. Ces chants grégoriens étaient simples
; le grave faux-bourdon pénétrait l'esprit d'une sainte terreur comme les
paroles de Dieu même, tandis que la voix sereine des enfants de chœur
s'élevait comme le doux battement de l'aile des séraphins qui montent au ciel
; ce mélange de faux-bourdon et de voix argentines créait la grande mélodie
religieuse du moyen âge ; et pour cela il ne fallait ni calculs
mathématiques, ni études de clefs et de sons ; tout était d'inspiration comme
la prière : elle venait de l'âme et montait vers le Dieu éternel[33].
Telle fut cette première période de la race capétienne ; on
sent la force matérielle dans les hommes d'armes, la force morale parmi les
clercs : la lutte s'engage pour conduire la société vers une idée d'ordre et
de régularité. La féodalité fut le grand lien hiérarchique ; elle organisa le
désordre, elle comprima la vie individuelle, en la faisant passer dans une
subordination par la tenure du sol. L'ordre des fiefs fonda les devoirs pour
les personnes et pour les terres ; plus tard toute propriété dut se lier
intimement par l'hommage à la couronne ; tout homme eut son supérieur. La
conquête du principe monarchique n'est point faite encore ; la royauté a plus
d'une victoire à gagner avant d'arracher l'autorité aux barons ; Dieu lui
soit en aide, car les papes et les rois de France devaient travailler pendant
plusieurs siècles pour la civilisation et la liberté du monde !
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