Absente de toute unité religieuse et politique. — Les papes. — Conciles principaux. — Organisation épiscopale. — L'empereur. — Les rois d'Italie. — Les empereurs de Constantinople. — Les rois d'Angleterre. — L'Espagne. — Le nord de l'Europe. — Lutte des barons et des clercs. — Généalogie de Hugues Capet.Xe SIÈCLE. Un seul principe pouvait servir de lieu social au milieu du désordre et de la confusion des batailles ; ce principe était le catholicisme, c'est-à-dire le triomphe de la pensée morale, de la force intellectuelle sur la brutalité sauvage. De pauvres religieux, des évêques sans armes, allaient dominer les plus fiers barons, les plus farouches paladins ; les clercs avaient-ils à leur service d'épaisses armées d'hommes bardés de fer ? appelaient-ils au son du cor de belliqueux vassaux à leur aide ? il n'en était rien ; ces moines, ces prêtres, ces évêques n'avaient qu'une arme, la parole ; qu'une puissance, l'excommunication, armes terribles qui effrayaient la pensée du féodal, et arrêtaient sa main prête à frapper. Cette troupe de guerre qui s'avance pour insulter le moutier, ce baron qui répudie sa chaste compagne, Gertrude, Berthe, Ingerburge, noms de souffrances au moyen âge ; ces hommes de brutalité et de bataille s'arrêtent à la menace de l'excommunication ; un simple évêque jetait l'interdit sur une terre, et telle était la puissance morale de cette grande loi religieuse qu'elle était la seule police locale en l'absence de toute hiérarchie civile[1], de toute force de la loi. Mais l'Église catholique elle-même n'avait point encore
compris son unité ; la vaste et admirable monarchie romaine n'avait point été
constituée par Grégoire VII ; il n'avait pas paru de papes à tête forte et
dominatrice. Toute puissance venant du catholicisme, il fallait que l'unité
religieuse se constituât d'abord avant que la civilisation pût pénétrer dans
la société civile ; voilà pourquoi la force des papes fut alors si
nécessaire. D'où vouliez-vous que pussent venir l'ordre et l'unité, quand il
y avait anarchie partout ? Quel était le pouvoir incontesté ? Et
malheureusement, dans ce Xe siècle, époque de confusion, les papes se
succédaient avec une rapidité déplorable ; la mort, l'anarchie, la
déposition, tout concourait à rendre la papauté aussi fragile que le pouvoir
brutal de la féodalité militaire. Après le pontificat d'Agapet II, si candide
et si pur, Jean XII s'empare du pontificat ; jeune noble de dix-huit ans à
peine, il se lie avec la race germanique ; l'empereur Othon le soutient, il
en reçoit le pallium et la tiare d'or i le voilà rappelant dans Rome
chrétienne la dissolution de Cette absence d'unité dans la papauté se révèle par la multitude des conciles provinciaux ; on voit que l'Église manque de règle puissante, elle en cherche partout les éléments ; il lui faut une police locale pour maintenir les barons et se gouverner elle-même. Que de passions à réprimer ! Ici c'est une usurpation des biens ecclésiastiques : un homme d'armes a levé son gonfanon sur une terre sainte et monastique, il a envahi un presbytère ; ses chevaux campent sous les voûtes du pronaos et de l'église ; les cellules du monastère sont occupées par des bandes bruyantes, qui emplissent leurs coupes dans le festin ; il faut empêcher ces usurpations des manses cléricales, ces profanations des hommes au cœur dur, à la conscience normande et franque. C'est dans ce but qu'agissent les conciles provinciaux[3] ; des prescriptions répétées ordonnent le respect des propriétés consacrées, une plus douce conduite envers les serfs, une plus sainte justice entre les chrétiens, enfants d'une même Église, la mère commune. Quelquefois les actes des conciles sont tout relatifs à la police des clercs. Quand le sanglier parcourait la campagne au temps de la chasse, quand le gibier rasait la terre du bout de ses ailes, il n'était pas rare de rencontrer un fier abbé à l'habit court, les reins serrés d'une ceinture de cuir ; sa main était armée d'un arc ou d'une arbalète à carreau, d'une longue épée ou d'un épieu ; il monte un cheval de haute stature, et poursuit dans la forêt le chevreuil, le cerf bondissant. La chasse était la passion des clercs, ils se plaisaient dans les armes. Ce cliquetis des coupes et hanaps enchâssés d'or, ces chants d'ivresse, signalent qu'il y a là des moines qui oublient les saintes lois d'abstinence ; les uns se marient comme les laïques, d'autres siègent dans les festins avec des concubines aux vêtements écourtés. Les conciles appellent une haute et grande répression ; ils punissent de peines sévères tous ces infracteurs de la loi de Dieu et des canons[4]. Si l'unité n'était point encore dans l'Église, elle était
moins encore constituée dans l'ordre politique des sociétés. La couronne de
l'empire germanique reposait sur la tête d'Othon le Grand, fils de Henri Ier
l'Oiseleur, le chasseur habile des forêts de la Germanie[5] ; Othon,
vigoureux soldat, avait violemment réprimé les hommes d'armes qui habitaient
les châteaux suspendus sur les rives du Rhin. Dans une diète à Worms, il
condamna les habitants de A côté de l'empire d'Occident, avec les mœurs barbares des
époques féodales, se plaçait l'empire d'Orient. Les descendants de Constantin
se couvraient de la vieille pourpre romaine ; le faible fils de Constantin
Porphyrogénète n'avait régné que trois ans ; épuisé de débauches, il passait
sa vie dans les hippodromes, quand, au signal des comtes du palais au bâton
d'or, les chevaux luttaient d'adresse sous les écuyers hardis. Constantinople
offrait un grand centre de civilisation : les monuments de Byzance
subsistaient dans leur éclat ; les places, les bâtiments publics, les statues
de bronze, les colonnes d'airain[7], les images de La circonscription de l'empire d'Orient n'était pas
précisément déterminée ; le temps n'était plus où les légions de Rome
gardaient les frontières comme un boulevard sacré, du haut de ces postes
militaires dont les ruines se voient sur les rochers d'Ecosse, du Rhin et de Du côté d'occident l'islamisme avait fait de grandes conquêtes ; il était maître d'abord de toute l'Espagne. Si quelques vieux chrétiens, si les braves et dignes comtes de Castille s'étaient retirés dans les sierras inaccessibles de l'Aragon ou des Pyrénées, les villes brillantes de la plaine, les cités qu'arrosaient les rivières au sable à or étaient aux mains des Sarrasins. Telles étaient Séville, Grenade, Valence, fécondées par les canaux, séjour de fêtes et d'amour, villes de jasmins, de citronniers et d'orangers à la fleur suave. Les Sarrasins étaient maîtres absolus de l'Espagne au delà de t'Èbre ; refoulés un moment par Charlemagne, ils étaient revenus séjourner dans leur harem et leur alcazar délicieux, que rafraîchissaient les jets d'eau, les fontaines à la tête de lion, les essences et les parfums achetés aux caravanes d'Alep et de Bagdad[13]. L'Italie avait subi le joug des Barbares ; les Lombards
foulaient aux pieds, dans Rome, le Cirque et le Campo-Vaccino, ville de
ruines ; il en était résulté une confusion, un désordre indicible sur tout ce
territoire de la péninsule italique : ici s'élevaient des républiques
marchandes, comme Venise, Pise et Gênes ; là un roi de Lombardie avec sa
couronne de fer ; L'Italie devait subir la domination germanique, et Les expéditions des Danois se lient à toute l'histoire du
moyen âge ; ils apparaissent aussi en Angleterre, ce pays dont le nom n'est
alors connu que par la vie des saints et la translation des reliques, pieux
mémoires qui révèlent l'aspect sauvage de cette civilisation. Les légendes de
saint Dunstan, de saint Odon, archevêque de Cantorbery[19], pèlerinage si
célèbre, nous disent l'histoire de cette heptarchie saxonne, si confuse, si
désordonnée dans les annales du IXe siècle, jusqu'à ce qu'Alfred le Grand, le
Charlemagne de Cette décadence résulta d'un mouvement de nation plutôt encore que de la faute des faibles successeurs de Charlemagne ; un tel empire était une œuvre qui reposait sur des idées plus avancées que la civilisation franque et barbare. Tout marchait dans une allure forcée : les populations, les coutumes, les études, les lois elles-mêmes, exclusivement empruntées à des idées qui n'étaient pas encore dans les mœurs[20] ; il fallait une sorte de génie sauvage et grand pour conduire cet empire formé de nations diverses. Quand on lit Éginhard ou le moine de Saint-Gall, on se reproduit Charlemagne à la haute stature, au visage germanique, couvert de sa peau de loutre ; son aspect inspire de la terreur ; vainqueur de Witikind et des Saxons, on ne l'aborde qu'en tremblant ; il conserve son type barbare à travers même ses nobles efforts pour tout ramener à l'intelligence[21]. La société se courbe devant cette grande figure, mais elle n'est point préparée pour ses descendants ; ses capitulaires administratifs cherchent en vain à organiser subitement ces peuples qui conservent leur aspect primitif. Aussi tout se démolit à sa mort, l'édifice qu'il a élevé croule ; telle est la destinée des œuvres qui devancent les mœurs et font violence aux nationalités ; elles marchent à une rapide décadence. Souvent apparaît ainsi un homme immense qui ploie la société sous ses proportions ; que cette grande tête s'efface, et les nations courent à leurs usages, à leurs habitudes, qu'elles ont prématurément délaissés. Louis le Débonnaire n'avait pas une volonté assez dure, une organisation assez impérative pour continuer l'œuvre de son père ; on sent que la société frémit sous son pouvoir, elle lui échappe parce qu'elle a été violentée par Charlemagne l'homme fort, le caractère puissant. Chaque peuple a tendance pour reprendre sa nationalité : les Germains, les Francs, les Lombards, les Aquitains, tous courent à l'indépendance ; ce n'est plus une guerre civile, mais le retour instinctif des peuples chacun à ses mœurs ; les races se séparent, et les chansons de Geste, les romans de chevalerie qui se montrent alors, deviennent l'expression de ces haines de peuples et de ces antipathies de race. Les trouvères moqueurs reproduisent le suzerain Charles le Gros (qu'ils confondent avec Charlemagne) comme un prince sans autorité que les grands vassaux dominent à leur gré[22] ; les romans étaient alors l'expression de la pensée confuse et féodale. En vain Louis le Débonnaire veut-il refaire l'empire de Charlemagne par la seule force d'une vaste administration, il ne peut y parvenir ; il multiplie les missi dominici, les comtes, les défenseurs des marches et frontières, les plaids féodaux ; l'empire se disjoint. Louis le Débonnaire fut un prince essentiellement administratif ; il veut dominer le baronnage par l'impulsion de ses missi dominici ; ce pouvoir lui échappe, parce que les peuples ont été forcément réunis, et qu'ils se dissolvent comme d'eux-mêmes ; les révoltes contre Louis le Débonnaire ne sont que l'explosion de ces nationalités. Le fils de Charlemagne ne fut point un prince nul, mais une tête d'ordre et de judicature à une époque de violence et de force matérielle[23]. L'avènement de Charles le Chauve fut marqué par la
bataille de Fontenay ; ce grand carnage, que l'on considère encore comme une
guerre civile, ne fut que l'explosion sanglante des nations qui en vinrent
aux armes ; l'assemblée de Piste consacra l'indépendance de chaque homme
d'armes : Chacun peut choisir son seigneur,
telle fut la maxime posée par l'assemblée féodale[24] ; on brisa les
rapports de subordination : quand tout se heurtait et se morcelait, Charles
le Chauve voulut réunir les débris de l'empire par la conquête ; il y avait
une dislocation incessante, parce qu'elle était dans l'ordre des peuples et
des races. Après Charles le Chauve, la famille de Charlemagne fut représentée
par Louis le Bègue ; c'était un malheur dans ces temps barbares que les
infirmités du corps, elles ne permettaient plus le respect pour les
souverains. Aux époques du droit primitif, la puissance vient à la grandeur
et à la beauté des formes ! Voici l'empire qui se morcelle encore Louis III
prend Voyez cette race de Charles comme déjà elle tombe dans le mépris ! Au lieu des épithètes de glorieux, de fort, de grand, que portait Charlemagne, voilà des rois qui sont nommés le Débonnaire, le Chauve, le Bègue, le Gros, et celui qui leur succède reçoit le titre de Simple. Que vouliez-vous que fissent les seigneurs francs de ces rois à la tête sans chevelure, au ventre démesuré ? que vouliez-vous qu'ils fissent d'un chef bègue, qui ne pouvait dire mot à la tête des armées ? Louis d'Outremer porta la couronne et demeura treize ans en Angleterre comme captif. Il est salué à Laon, séjour habituel des rois, puisa Reims. Plus la puissance échappait, plus il fallait se hâter de la consacrer par les cérémonies religieuses. On les multipliait, ces cérémonies ; déjà les Francs manifestent leur haine contre la race germanique et Louis d'Outremer qui la représente ; n'ont-ils pas leur chef tout trouvé dans leur propre famille ? n'ont-ils pas Hugues le Grand, le petit-fils de Robert le Fort ! Le règne de Louis d'Outremer fut un long passage de captivité et de révolte ; ce roi eut pour fils Lothaire, protégé par l'épée de Hugues le Grand. Ainsi disparaît l'empire de Charlemagne. Cette grande réunion de peuples n'était pas naturelle ; il y avait dix races d'hommes de l'Elbe à l'Èbre, des Pyrénées aux Apennins ; quand la main puissante s'effaça, chacun de ces peuples constitua sa propre souveraineté. Les derniers temps de la race carlovingienne voient surgir une nouvelle famille dont les destinées étaient grandes : à côté de ces rois chauves, bègues, simples ou gros comme des outres, en mépris aux seigneurs nobles et chevelus, il s'élevait des comtes Francs, valeureux défenseurs des populations menacées ; ceux-là reçoivent les titres de fort, de grand, de Macchabée, tant leur courage était mâle et leur stature noble. L'origine des ducs de France, des comtes de Paris, était nationale ; les descendants de Charlemagne venaient de la famille germanique ; les ducs de France, les comtes de Paris, étaient les chefs des hommes d'armes, ils avaient tous défendu le territoire envahi par les Hongres et les Normands ; ils étaient exaltés parles cités, les monastères et les chefs de la féodalité. Quelle était l'origine de ces braves comtes ? d'où sortaient-ils en leur généalogie[26] ? Ici plusieurs sources se présentent : les légendes, les romans ou chansons de Geste, enfin la chronique réelle, tradition la plus probable de cette origine de la famille capétienne. Les légendes font sortir les comtes de Paris de saint Arnould, de race noble parmi les Francs, d'illustre origine et de grande richesse[27] ; saint Arnould eut pour fils Ansigise, le père de Pépin le Gros[28] ; Childebrand, son fils, fut le frère de Charles Martel. Tandis que les maires du palais préparaient l'avènement de la deuxième race, Childebrand saluait un fils du nom de Nébolong, nom célèbre dans les chants germaniques ; Nébelong fut le père de Théotbert, origine de Robert l'Angevin ou le Fort[29], qui est la première source incontestable de la troisième race. Ces légendes n'ont rien de bien certain ; serait-il possible de trouver la netteté et la précision d'une origine de famille à des époques barbares où l'épouse était répudiée pour la servante, où des hommes forts s'honoraient du titre de bâtard ? Il y a de grandes difficultés à lier les unes aux autres ces légendes quand elles se rattachent à des noms propres. Que Hugues Capet sortit de saint Arnould ou des simples ducs de France, comtes de Paris, l'histoire s'en inquiète peu. La couronne vint à lui comme au comte franc le plus fort, le plus haut, le plus puissant, quand la race germanique s'éteignait dans l'obscurité. Les chansons de Geste, les romans de chevalerie postérieurs à cette époque, écrits peut-être au réveil des métiers et de la bourgeoisie, quand il s'agissait de favoriser la grandeur du peuple, indiquent une origine de corporation et de travail à la race capétienne. Ainsi ce n'était plus saint Arnould, un des enfants de la famille des Mérovingiens, qui avait donné naissance à Hugues Capet, ce n^était plus le descendant des Witikind et de la famille chevelue des nobles et des comtes ; Hugues Capet était le fils d'un chevalier de bonne race qui avait nom Richer, seigneur de la ville de Beaugency. Richer, vassal bien fidèle des empereurs carlovingiens, assistait à leur cour plénière, s'asseyait à leurs banquets, gabait avec eux, et quand les gonfanons de guerre se hissaient sur les manoirs, Richer suivait ses sires à la bataille : Voilà que céans, en la bonne cité de Beaugency, il arriva un gros boucher de la boucherie de Paris ; il était moult riche, moult opulent[30], et pouvait donner une bonne dot à sa fille ; celle-ci se nommait Béatrix ; elle était sage, gente, et le seigneur de Beaugency lui proposa en vain d'en faire sa mie ; Béatrix n'y consentit pas ; le rude boucher lui eût fracassé la tête d'un coup de poing comme à un bœuf de sa boucherie, si elle s'était laissé tollir le doux nom de pucelle[31] ; ledit boucher avait des écus, il donna une forte dot en bœufs et sous d'or, et le sire de Beaugency épousa Béatrix en la bonne chapelle d'Orléans. De cette union d'un noble sire et d'une fille de métiers naquit Hugues Capet ; fable ingénieuse qui exprimait peut-être l'union delà noblesse et de la classe bourgeoise, laquelle commençait à se montrer au milieu même de la société du moyen âge. En ce temps il n'y avait pas de plus fort et de plus noble métier que la boucherie et ses étals. Il y avait aux halles des familles de père en fils trancheurs de viande ; qui pouvait rivaliser avec les Tribert, les Lagoy, ces dignes chefs des étals, entourés de leurs chiens de garde, de leurs varlets de boucherie, aux membres forts et nerveux ! L'origine certaine de la race capétienne ne peut aller au
delà de Robert l'Angevin ou le Fort, le vaillant capitaine qui surgit parmi
les Francs, à une époque de désolation durant les ravages des Normands et des
Hongres. Tandis que les princes carlovingiens cherchaient à traiter avec les
Scandinaves, Robert le Fort saisissait l'épée et appelait, au son de son cornet
retentissant, les hommes d'armes à défendre le peuple ; tout fuyait devant
les Barbares du Nord ; les trésors des églises étaient enfouis, les
sanctuaires rasés et ars. Robert le Fort marcha contre les Normands, et les
refoula de Eudes vit bientôt briller à son front un reflet de la gloire de son père ; les seigneurs de France avaient vu combattre et mourir Robert le Macchabée ;ils reportèrent sur son fils l'obéissance, et dans un plaid à Compiègne ils l'élurent roi, ou conducteur d'hommes d'armes. Eudes fut sacré par Wautier, archevêque de Sens. Le titre de roi n'avait pas alors une signification d'étendue de souveraineté ; roi disait chef, conducteur d'hommes d'armes à la guerre ; de là cette confusion dans les dynasties. A côté d'Eudes, d'autres compétiteurs se disputent la couronne : voici Charles le Simple, de la famille de Charlemagne, l'empereur gros et charnu ; Guy de Spolette, appuyé par Foulque, archevêque de Reims, le consécrateur des rois. Eudes, comme son vaillant père, l'homme fort, passa sa vie à combattre les Normands et les Barbares, et mourut à Fère-sur-Oise, en confiant son épée à son frère Robert[36]. Robert, duc de France, fut donc élevé à la royauté par les seigneurs francs contre la race germanique ; sa tête chevelue est encore couronnée par Wauthier, archevêque de Sens. Il meurt dans les batailles ; et laisse son fils Hugues et une fille, Emma, qui épouse Raoul, duc de Bourgogne. La couronne est déjà dans cette race ; Hugues va-t-il la prendre, la saisir comme une propriété, ou bien la cédera-t-il à son beau-frère, tandis que lui combattra les Normands ? Qui préfères-tu pour roi, crie le noble comte à Emma, moi ou ton mari ? — Je préférerais, dit celle-ci, baiser les genoux de mon mari que saluer mon frère. Sur cette réponse, Raoul est élu roi ! la race forte triomphe ; la lignée de Robert le Macchabée saisit le sceptre, les hommes d'armes de France sont les maîtres de la couronne, ils en disposent[37] ; Raoul traite avec Charles le Carlovingien et lui impose des conditions. Raoul dompte les Normands et les Hongres, il délivre partout le peuple, il soumet l'Aquitaine : quel roi généreux que le brave Raoul ! Les Carlovingiens sont abaissés, ils ne peuvent plus rien donner aux seigneurs, et lui, Raoul, leur distribue toutes les terres du fisc. Cette race nouvelle connaissait l'esprit des fiers vassaux qui la suivaient aux batailles : elle conquérait leur foi et leur hommage. Raoul mourut la couronne au front, laissant son héritage
et ses comtés à Hugues, son neveu. Durant ces révolutions, la race germanique
avait pris à cœur la cause de Charles le Simple ; ce prince avait livré bataille
aux Français sous les murs de Soissons ; là avait péri Robert, le père de
Hugues ; quelques-uns disent qu'il reçut la mort de la main même de Charles.
Ainsi se réveillaient quelques étincelles d'énergie dans la race
carlovingienne ! Sur ce champ de bataille, Hugues le Grand, duc de France,
brisa sa première lance. Les Germains sont vaincus à leur tour et fuient au
delà de Hugues avait toutes les conditions de la puissance ; il était haut de taille, le front large et beau ; dès son berceau il avait reçu le surnom de Hugues le Blanc, parce que sa peau ressemblait à l'aube du clerc, tant elle était blanche et fine. Quand il parut aux batailles, il s'y montra si vigoureux que les seigneurs n'hésitèrent pas à lui décerner le titre de Grand, soit à cause de sa stature, soit parce qu'il donnait de vigoureux coups de hache[39]. Toute la vie de Hugues le Grand avait été une lutte contre la race carlovingienne, lutte tantôt rusée, tantôt violente. Louis d'Outremer est livré, trahi ; il ne trouve de fidélité que dans le royaume d^Aquitaine. S'adresse-t-il au comte de Blois, on le retient captif. Recourt-il au comte de Vermandois, c'est toujours la même trahison ; les seigneurs francs ne voulaient plus de la race germanique ; ils avaient parmi eux leur chef tout trouvé, leur conducteur, leur roi. Deux des comtes de Paris n'avaient-ils pas pris déjà la couronne ? Elle leur avait été disputée, mais les seigneurs de France n'avaient-ils pas unanimement salué Eudes et son frère Robert[40] ? L'empire de Charlemagne tombait en ruines ; c'était une
vaste organisation administrative qui avait fait violence aux mœurs, aux
coutumes, à la nationalité des peuples ; elle avait placé l'unité de la
conquête au milieu des Francs, des Bourguignons, des Lombards, des Germains,
des Aquitains, si divers d'origine et d'habitudes ; elle avait fondu dans un
même tout des nations qui avaient besoin d'un gouvernement à part. Après la
mort de Charlemagne, il y eut tendance dans chaque peuple pour reprendre sa
propre nationalité ; le Franc voulut avoir son roi, comme le Germain avait
élevé Othon de sa propre famille ! Les Carlovingiens étaient issus d'une race
germanique, on n'en voulait plus au milieu des Francs. Les braves tenanciers
du comté de Paris reconnaîtraient-ils longtemps pour souverains les princes
de |
[1] J'ai trouvé dès l'année 953 un acte d'excommunication en due forme : Commonitorium Emblardi, Lugdunensis archiepiscopi, et aliorum episcopor. in finibus Burgundiœ de excommunicatione Isnardi, agrorum abbatiœ Simphorianœ invasoris. Concil., Hardouin, tom. VI, part. I, col. 619.
[2] Voyez Baronius et Pagi, ad ann. 950, 970.
[3] Depuis 948 jusqu'en 970, il y eut dix-sept conciles provinciaux. Voyez Labbe, Collect., tom. II ; quelques-uns sont tout politiques et de police.
[4] Voyez le statut curieux de police ecclésiastique de Burchard, archevêque de Lyon, et de son chapitre (Gallia christiana), tom. IV, appendix, p. 617.
[5] Art de vérifier les Dates, tom. II, in-4°.
[6] Collection des Constitutions impériales, ad. ann. 1058.
[7]
Le curieux fragment de Nicétas, recueilli dans
[8] La tradition veut que les chevaux de Venise aient été enlevés à Constantinople par la grande et puissante république. Voyez les dissertations du prodigieux Muratori sur les vieux monuments italiens.
[9] Ducange a écrit sur le cérémonial de la cour des empereurs une de ces grandes œuvres qui ne mourront jamais. Anne Comnène entre sur ce point dans des détails curieux, avec cette emphase qui est un peu son caractère (liv. X). Il existe un ouvrage spécial sur les dignités du palais de Byzance. Georg. Codinus Curapolata : de officiia ecclesiœ et aulœ Constantinopol. La collection des basiliques est d'ailleurs le plus utile document pour connaître le formulaire impérial.
[10] Comparez Théophan., 384, 408 ; Zonaras, tome II, liv. XV, p. 115, 124.
[11] Sur les Waranges, consultez une dissertation de Torféus, dans ses Recherches sur l'histoire de Norvège, tom. I.
[12] J'ai visité plusieurs fois l'Italie, sous le point de vue de l'art byzantin et lombard ; aucune contrée n'est plus riche. Tandis que la foule se portait vers la cathédrale de Milan, j'allais voir Sant' Ambrosio délaissé ; à Vérone, rien n'est comparable à l'église de Saint-Zénon, œuvre du IXe siècle. Qui n'a pas vu Ravenne ne peut se faire qu'une idée imparfaite de l'art à l'origine du moyen âge.
[13] Les traces de la domination sarrasine sont partout en Espagne ; les plaines de Valence jusqu'à l'Andalousie, que je parcourus en 1834, offrent l'image de cette conquête civilisatrice. Partout des canaux et des jardins. La tour moresque s'élève sur les sommets des montagnes comme la tour féodale en France.
[14] Voyez le dialogue si touchant de Symmaque, le vieux païen, et de saint Ambroise, dans la notice de Godefroy, en tête de l'édition de 1617.
[15] Sur les mystères du paganisme, consultez le mystique ouvrage de Porphyre : De Abstinentia. M. de Sainte-Croix a publié une dissertation très-remarquable sur ce sujet.
[16] Les dignités tribunitiennes n'étaient point encore abolies à Rome au Xe siècle ; les tables consulaires régulières ne vont pourtant que jusqu'en 787. Voyez Baronius, Annal. ecclesiast. L'Académie des inscriptions couronna un de mes Mémoires sur le consulat romain.
[17] Edda, mythologie Scandinave, production obscure qui a été publiée plusieurs fois. La curieuse collection connue sous le nom de Bibliothec. historic. sueo-gothic., Stockholm, 1782, est un des monuments les plus remarquables de l'érudition du Nord.
[18] Saint Anschaire et ses pieux compagnons renouvelèrent à plusieurs reprises leurs tentatives de conversion ; elle fut difficile en Norvège ; Denuncians ut ejus fidei maximam impenderent sollicitudinem eos qui simul baptisati fuirant sua exhortatione, ne ad pristinos reducerentur, diabolo instigante, errores, etc. Vie de saint Anschaire, Collect. des Hist. de France, dom Bouquet, tom. X.
[19]
Je ne crois pas que les historiens d'Angleterre et de l'heptarchie
anglo-saxonne aient parfaitement compris l'esprit de cette lutte entre
l'épiscopat, pouvoir moral, et les hommes d'armes, force tonte matérielle dans
la société ; leur tort est de ne pas avoir consulté
[20] Les idées même littéraires de Charlemagne, dont parle tant le moine de Saint-Gall, ces noms d'Homère, d'Horace, d'Augustin et de Jérémie, pris par Adelare, Alcuin, Riculphe, indiquent assez que la civilisation scientifique de Charlemagne était toute d'emprunt. L'abbé Lebeuf a écrit une dissertation sur l'état des sciences sous la deuxième race. Paris, ann. 1734.
[21] Voyez mon travail sur Charlemagne, Paris, 1842, 2 vol. in-8°.
[22] C'est une observation bien essentielle à faire dans la lecture des romans de chevalerie, que cette confusion absolue de Charlemagne avec Charles le Gros, figure grotesque que les romanciers prennent toujours comme le but de leur moquerie. Voyez les romans de Garin le Loherain et de Berthe aus grans piés.
[23] Les meilleurs capitulaires portent le nom de Louis le Débonnaire, ainsi que le prouve Baluze, Capitul., tom. II.
[24] Les capitulaires de l'assemblée de Piste ont été l'objet de beaucoup de commentaires dans les collections d'auteurs féodaux. Montesquieu en a tiré des conséquences forcées. L'édit de Piste est le sujet de deux ou trois discours diffus et bavarde du stupide historiographe Moreau.
[25] Sur la deuxième race, consultez l'admirable ouvrage des Bénédictins, Art de vérifier les Dates, tom. II, in-4°.
[26] J'ai mis un grand soin à établir la généalogie des Capétiens ; d'utiles travaux ont été faits, mais il s'y mêlait naturellement un peu de flatterie pour la maison de France. J'ai dépouillé les recherches de Sainte-Marthe de tout ce qu'elles pouvaient avoir de faux et d'exagéré. Comparez avec la préface du tome X de dom Bouquet.
[27] Prosapia genitua Francorum altus satia et nobilis parentibua atque opulentissimis in rébus sœculi fuit. Bouquet, Historiens de France, t. III, p. 507.
[28] His temporibus beata virgo Gertrudis, filia Pipini.... hujus soror Begga, et ipsa femina religiosa, Ansgiso. S. Amolfi filio nupsit ;cui etiam Pipinum juniorem peperit. Bouquet, Hist. de France, tom. III, p. 328.
[29] Etiam dictis clericis sub prætextu nostræ donationis ac pro remedio animarum Hermengardœ, quondam reginæ genitricisque nostræ, Thetberti ac Nebelongi comitum, patre et avo ejusdem Ingeltrudæ et prole regnique statu libentius Dei misericordiam, delectet implorare. Bouquet, Hist. de France, tom. VI, p. 674.
[30]
J'emprunte ce récit fabuleux à un roman de chevalerie ou chanson de Geste, qui
porte le titre de Roman d'Hues Capet ; il fut composé sous Philippe le
Hardi ou Philippe le Bel ; il en existe un exemplaire à
[31] J'analyse le roman de Hugues Capet ; ce roman est fort long et en vers ; il serait curieux de le publier.
[32] Comparez Annal. Bertini. ad ann. 862. — Ibid. ad ann. 865. Annal. Metens. ad ann. 867, et la note C. de dom Bouquet, Histoire de France, tom. X.
[33] Dans la chronique il est appelé Viro Forti.
[34] Ad ann. 866.
[35] Hi duo fratres, scilicet Odo et Robertus, fuerunt filii Roberti Fortis, marchionis, comitis Andegavorum, qui fuit Saxonici generii, quem supra memoravimus occisum a Normannis. Bouquet, Hist. de France, tom. X, page 273.
[36] J'ai trouvé une chartre précieuse sur la royauté d'Eudes ; voici ce qu'on y lit : In qua mercede gloriosum et a Deo electum Regem dominum et seniorem ac germanum nostrum Odonem participem volumus adesse ; quatenus pro his et aliis beneficiis quœ quotidie a sui regni fidelibus administrantur, præsentem vitam gloriosius futuramque facilius obtinere mereatur.... insuper et ejusdem muneris heneficio simulque consortem volumus esse dominum et genitorem nostrum gloriosum Robertum, dum vixit in terris, comitem et ejusdem loci abbatem. Martenne, Thés, nov., tom. I, p. 56.
[37] Le titre de roi dans la famille des Robert se voit partout sur les chartres et diplômes : Quem dedit divœ memoriœ Hugo, avus noster, œquirocique nostri Roberti régis filius. Martenne, Thés, nov., tom. I, p. 107.
Fecimus præceptum firmitatis de rebus quas pater noster beatœ memoriœ, Hugo rex, nosque pie contulimus monachis famulantibus Christo sanctissimoque Maglorio. Martenne, Thés, nov., tom. I, p. 107.
[38] Toute cette histoire un peu confuse des premiers temps de la race capétienne a été autant que possible éclaircie dans les précieuses collections manuscrites de l'abbé de Camps (Cartulaire, Bibliothèque du roi, dépôt des manuscrits.)
[39] Manuscrit de l'abbé de Camps. (Cartul., Bibliothèque royale, tom. I.)
[40] Il y a une grande confusion sur toute cette époque dans l'Art de vérifier les Dates, par les Bénédictins. C'est la partie de leur travail la plus incomplète. J'ai cherche à mettre un peu d'ordre et de chronologie dans ce chaos.
[41] Voyez Torfeus, Historia Norwegiœ.