LA LIGUE ET HENRI IV

 

RÉSUMÉ.

 

 

J'accomplis la grande période politique et religieuse du seizième siècle ; et il m'est difficile, avant d'entrer dans une autre époque de civilisation, de ne pas jeter un regard en arrière, pour nettement préciser les traits généraux de l'histoire que je viens de tracer. En face de cette masse de faits et de documents, je crains qu'il ne soit né quelque confusion sur les choses et les caractères ; il faut mettre une pensée dans ce vaste tout. J'ai défini les trois parties de mon travail, c'est-à-dire la Réforme, la Ligue et le règne de Henri IV, par ces trois expressions qui rendent nettement l'idée fondamentale du livre : action, réaction, transaction. La réforme, c'est le mouvement d'une opinion nouvelle qui veut s'imposer à des habitudes antiques ; c'est une révolution intellectuelle qui se présente sous des formes trop violentes, comme une nouveauté trop hostiles aux faits existants, pour qu'elle ne trouve pas dans ces faits une opposition aussi persévérante qu'elle est vive et impétueuse. Quand on offrit la réforme à la société du seizième siècle, partout où elle ne fut point admise, elle excita une longue et une sanglante persécution ; les principes catholiques s'associèrent pour la résistance, et voilà ce qui fait que je considère la ligue, avec ses forces et sa constitution matérielle, comme une véritable réaction au système annoncé par Luther. Puis, quand cette lutte a fait verser des torrents de sang, lorsqu'il y a épuisement des deux partis, arrive un roi indifférent, qui cherche à concilier les opinions hostiles, et c'est cette troisième période qui prend le caractère de la transaction.

 

§ I. — PÉRIODE D'ACTION. - LA RÉFORME.

 

La réformation a opéré une révolution profonde dans le principe gouvernemental chez les divers peuples. L'école luthérienne, la première et la plus répandue, n'opéra que dans des limites déterminées : elle n'émancipait pas les multitudes ; seulement elle accomplit la révolution qui plusieurs fois s'était montrée dans l'histoire ; elle ôta la propriété des clercs pour la faire passer aux barons. Matériellement parlant, le fait qui reconstitua la féodalité en Europe fut la prédication luthérienne : elle donna aux seigneurs le pouvoir que longtemps l'église leur avait disputé ; elle plaça l'autorité territoriale au-dessus de la puissance morale. En Allemagne, la réformation favorise le morcellement de l'unité impériale ; elle crée l'indépendance des électorats et l'émancipation des petites souverainetés. En Danemark et en Suède, où le lutéranisme s'établit dominateur, la révolution développe les mêmes idées ; les hommes d'armes s'emparent par la violence des domaines ecclésiastiques ; ils secouent le frein de l'église comme en France sous Charles Martel et Philippe le Bel ; la révolution matérielle n'a pas d'autres résultats d'émancipation. Rien de plus cruel que la guerre des hauts féodaux de la basse Allemagne contre les peuples soulevés par les prédications de Carlostadt, plus sympathiques aux masses. Ce n'est point un principe de liberté que l'homme d'armes défend, mais la suzeraineté et la propriété territoriale. L'école calviniste est plus hardie : elle substitue une espèce d'aristocratie bourgeoise à la société féodale, résultat du luthéranisme ; ses écoles n'établissent point encore l'égalité pure, le système de l'examen libre et indéfini ; mais elles anéantissent la hiérarchie épiscopale ; elles placent l'élection partout, en Hollande comme à Genève. Le calvinisme crée son gouvernement, s'infiltre et se fond dans toutes les formes sociales ; une fois son principe admis, il est forcé de lutter avec violence contre tout ce qui voudrait en dépasser les limites. Un gouvernement qui s'établit dans les conditions d'une liberté définie, a besoin de réprimer violemment et matériellement les tentatives qui tendent à le renverser. La bourgeoisie surtout est implacable ; elle sent qu'elle a deux adversaires terribles, les hautes classes et le peuple, et son souci est de les tenir sans cesse en respect. De là cette haine de Calvin contre les doctrines de Servet : le docteur de Genève avait posé des bornes à son système ; toute entreprise qui cherchait à les briser était une véritable conspiration d'état, une perturbation de l'ordre établi ; d'où cet esprit de vengeance, cette sombre animation de Calvin, car il voit son ouvrage menacé, et son ouvrage est une constitution.

L'école anabaptiste, c'est le gouvernement des basses classes, le désordre et la vigueur tout à la fois d'un pouvoir placé dans les mains de la multitude ; tantôt ce pouvoir apparaît bruyant comme une démocratie orageuse, tantôt avec les conditions d'un despotisme effréné, transformation qui se montre plus d'une fois dans la durée des crises populaires. On voit les anabaptistes passer du tumulte des rues aux violences de la monarchie la plus brutale ; ce don de prophétie et d'inspirations que chacun s'attribue met le glaive au bras de celui qui se sent le plus fort. Les anabaptistes, tels qu'ils agissent sous Muncer et Jean de Leyde, sont le' plus grand danger pour la réforme paisible et durable ; on ne secoue pas une société sans en ébranler toutes les parties. Quand la classe bourgeoise a fait une révolution, ce qu'elle ne sait pas assez, c'est qu'il n'y a plus rien d'inviolable, et que, puisqu'elle a proclamé son droit, il est libre à chacun de proclamer le sien. Tant que les anabaptistes ne furent qu'un désordre ils ne fondèrent aucun principe ; partout ils furent un obstacle ; jamais leur pensée ne put constituer quelque chose. En Hollande, les anabaptistes firent dé l'opposition au système bourgeois et marchand ; dans la basse Allemagne ils eurent à lutter contre la féodalité et la bourgeoisie réunies ; en Angleterre, transformés en sectes diverses et en puritains, les disciples de la libre inspiration régnèrent un moment au milieu des troubles politiques, mais nulle part leur théorie ne fut entière. L'école anglicane a ce caractère particulier qu'elle est en quelque sorte la substitution de la royauté pleine, absolue, capricieuse, à ce système mixte de religion et de monarchie qui, dans le moyen âge, avait si puissamment comprimé les passions des rois d'Angleterre. En constituant l'église sous son sceptre, Henri VIII brisa ce dernier frein ; ce ne fut pas d'abord une religion nationale, mais une église royale, une autocratie où tous les pouvoirs dépendaient d'un seul. On s'explique cette vive et profonde opposition que la foi anglicane trouva en dehors ; la hiérarchie épiscopale ne lut plus qu'une forme, qu'un instrument ; la suprématie de la couronne domina tout. Que dire de ces serviles clercs fléchissant le genou devant la royauté comme devant une idole ? Comme résultat politique et matériel, les prédications des quatre écoles réformées ont laissé des faits qui subsistent encore ; la constitution de la Suède avec des ordres divers, son organisation de noblesse, de paysans et de clergé se lie à l'origine de la prédication réformée. Dans le Danemark, cette réformation créa d'abord un immense pouvoir à la noblesse, pouvoir qui s'est affaissé sous un régime absolu. L'intervention de la Suède dans les grandes affaires du midi de l'Europe, les traités de subsides qui en furent la suite, les belles campagnes de Gustave-Adolphe, tout cela fut amené par la réformation luthérienne : elle substitua un système de balance européenne au profit de la puissance habile qui put s'en saisir. La France s'appuya sur les éléments de discordes que la prédication de Luther avait jetés en Allemagne pour dissoudre le corps germanique et en attirer les débris à son alliance ; les gouvernements libres de Genève et la Hollande ne furent pas seulement le fruit éloigné, mais le produit immédiat des changements opérés par la force du calvinisme.

Sous le rapport philosophique, la réforme proclama le libre examen, immense faculté de l'esprit qui creuse et abîme tout ce que la raison n'admet pas. Ce fut un instrument terrible que ce libre examen apporté dans toutes les sciences morales et politiques ; il contenait en lui-même des germes de mort pour tous les droits établis, pour tous les faits consacrés depuis des siècles. Quelle idée, quel droit acquis n'allaient pas être réduits en poussière par cette loi d'éternel remaniement de la société humaine ? Église, royauté, propriété, gouvernement, tout était mis en question. Dans les sciences morales, la réformation produisit surtout cette école critique qui fit marcher la philosophie rationnelle. La tradition fut abandonnée ; on voulut tout voir, tout discuter ; on appliqua les règles générales de la raison pure à la connaissance des faits historiques, à l'appréciation des causes ; la philosophie prit de libres allures ; l'histoire jugea non plus avec des croyances et des couleurs poétiques, mais avec le sens intime et profond des événements. Ce fut un mouvement en avant, un résultat pour l'esprit des générations ; on se dépouilla des charmes de la mythologie du moyen âge, de ces symboles, de ces mystérieuses et tendres légendes qui consolaient l'homme en face du terrible avenir qui l'écrase. La société croyait, sans remuer les faits, dans une paresseuse et douce conviction ; l'école critique ne laissa pas pierre sur pierre ; elle marcha vile à la démolition du pieux édifice que l'âme regardait dans un ineffable élancement. Examinez, jugez, ce fut le son de cette trompette du réveil que la réforme fit entendre, et tandis qu'elle détruisait ainsi les illusions morales, elle démolissait encore les illusions matérielles, ces beaux édifices des saints, de la Vierge et du Sauveur des hommes, ces images qui frappaient les sens et jetaient dans l'âme les croyances catholiques, alors que les effets magiques des vitraux caressaient les yeux du fidèle agenouillé devant les reliquaires des martyrs. Partout où la réformation s'établit, il y eut un changement dans l'état de la propriété : les clercs cédèrent aux hommes d'armes la plupart de leurs possessions ; il s'opéra un morcellement des grandes menses de l'église ; la terre devint une propriété toute civile.

Mais en même temps, l'examen, base de cette réformation, posait dans le monde une des difficultés impérieuses que les générations à venir auront à résoudre : je parle de la légitime transmission de la terre. Quand, avec l'arme terrible de la raison humaine, il s'agira de voir et d'apprécier les droits et les limites de la propriété ; quand l'examen mettra en présence la misère des masses et l'opulence de quelques-uns, alors n'est-il pas à craindre qu'il n'entraîne à ce doute épouvantable pour les générations à venir, à savoir : si la terre doit être le patrimoine du petit nombre au préjudice de tous ? L'examen a détruit l'autorité catholique ; il a presque dévoré la royauté et Je pouvoir légitime des gouvernements ; il lui reste maintenant une dernière loi à détruire, la foi de la propriété héréditaire. Ainsi, la plus noble faculté de l'homme peut être la cause de tous les désordres et de toutes les révolutions : Luther a ouvert cette nouvelle boite de Pandore d'où sortent tous les biens et tous les maux. La plupart des institutions humaines sont fondées sur les illusions du cœur et de l'esprit ; ne déchirez pas le voile, si vous voulez laisser à l'homme quelque autre chose qu'un cadavre hideux et déformé. Quand tout ce qui nous entoure est problème, n'armons qu'avec timidité la raison d'un instrument qui lui fait trouver, après tous les dégoûts de la vie, une seule vérité, celle de son inévitable destruction ? Laissez-nous donc nos consolantes légendes, nos traditions de races et de famille, cet avenir d'or, celte idéalité de bonheur qui nous est promise, lorsque tout ce qui touche la vie se flétrit sous nos doigts. Que la société marche à ses grandes destinées, mais que l'homme y trouve un peu de bonheur individuel ; que le scepticisme ne vienne point décolorer quelques-uns des beaux jours de son existence.

Pour soutenir la doctrine d'examen et détruire toute hiérarchie religieuse, les réformateurs se servirent de l'arme puis, santé des pamphlets. L'école réformatrice n'eut point ce mordant de la satire ligueuse. Elle ne s'adressa pas, surtout en France, à cette classe que remuaient les prédicateurs et les chansonniers de Paris ; il y a dans les pamphlets de Luther et de Calvin une âcreté méprisante, une teinte sombre et biblique, et vous y chercheriez en vain la gaieté des pamphlets de la ligue adressés à la bonne bourgeoisie et aux halles : presque tous les écrits de l'école réformatrice sont sérieux, didactiques, raisonnes. Quand Luther a parlé des âneries du pape, et Calvin des dissolutions épiscopales, ils ont comme épuisé leur verve de plaisanterie ; leur supériorité consiste dans la discussion pensante et calme, dans la véritable controverse. Quelques-uns de leurs pamphlets attaquent le principe du gouvernement ; les autres remuent les peuples. La plaisanterie est lourde, mais le sarcasme est amer ; rien ne leur échappe, ni la royauté, ni les principes qui conservent et perpétuent les empires.

 

§ II. — RÉACTION. - LA LIGUE.

 

L'esprit du moyen âge se rattachait à la puissante organisation catholique : toutes les idées, toutes les affections de l'homme, les souvenirs et les besoins de la cité trouvaient leur expression dans ces légendes d'or, dans ces mystères et ces croyances qui prenaient l'enfant au berceau et consolaient l'homme dans sa vieillesse. Ce Christ aux traits raides, aux yeux fixes, que le peintre reproduisait sur les vitraux des cathédrales, protégeait les labeurs du serf, reposait ses fatigues, réveillait ses espérances à demi-éteintes ; cette Vierge aux noirs cheveux, aux regards favorables et doux, était l'intermédiaire de la cité menacée par la peste et la famine ; la légende d'un saint patron incrustée sur la bannière municipale rappelait le patriotique souvenir d'un vieux moine qui avait défriché les terres, porté la civilisation au milieu de la barbarie, guéri comme saint Roch une calamité terrible, ou comme saint Victor combattu un monstre qui désolait la contrée, ou comme Marthe la sainte du midi, empoisonné la tarasque du Rhône. Ces légendes de chevalerie et de souvenirs municipaux étaient la gloire et la richesse des cités ; quand dans la plaine se réunissaient bruyantes les confréries bourgeoises pour délibérer sur leur liberté, c'était à l'invocation d'un saint que les habitants sonnaient le beffroi, délibéraient sur les affaires publiques ; la châsse bénite attirait dans la cité un nombreux concours d'étrangers qui apportaient leurs prières et leurs richesses, orgueil de l'église. Si un pieux ermite habitait le désert voisin, bientôt autour de l'oratoire se bâtissait un village nombreux où des pèlerins, puis des marchands venaient s'abriter contre les intempéries du voyage ; si la cathédrale était reluisante de quelques beaux souvenirs, de quelque image bien sculptée, la ville était visitée par des caravanes de peuples qui s'agenouillaient devant les tombes ou baisaient le reliquaire. La pensée catholique, soulevait un monde de têtes et d'âmes ! une prédication suffisait pour arracher le baron à son foyer du château, à ses martiales distractions de tournois, de chasses au sanglier et au cerf, ou à l'oppression de ses voisins. L'église était partout, dans les plus petits accidents de la vie : quelle joie sainte et populaire dans les grandes solennités : à Pâques, joyeux anniversaire de la résurrection ; à Noël, jour de la naissance du Rédempteur ; à toutes ces fêtes de fleurs et d'encens, à ces processions de confréries sillonnant les rues étroites et les places où la multitude se réunissait pour prier. Que de tristesse ensuite dans ces pompes de mort, dans ces anniversaires du purgatoire, dans ces lugubres cérémonies pour le repos des âmes, dans ces hymnes si sublimes qui seules remuent encore les entrailles, à nous, génération épuisée de plaisirs et de désenchantements ! La vie religieuse était tout ; les joies de l'homme, ses douleurs, se reportaient au catholicisme ; la crèche des pastourels, les mystères joués par de pauvres pèlerins étaient des spectacles. Que de soupirs dans la multitude lorsqu'on représentait devant elle la passion du Christ et le martyre de ces pauvres fidèles que le Sarrasin impitoyable condamnait à mourir ! La famille, la vie entière étaient catholique ; et lorsque la. réformation vint ébranler cet état social organisé, est-il bien étonnant qu'elle ait trouvé une forte résistance et qu'une réaction ait menacé la réforme elle-même ?

Supposez qu'au milieu d'un peuple bercé de cette vie de croyances qui touchaient à ses libertés, à ses habitudes, une voix se fasse entendre pour détruire ses affections, ses souvenirs ; alors cette société cherchera à étouffer cette voix importune, et sa résistance sera terrible : tel fut le catholicisme. Depuis le douzième siècle, il y avait eu des tentatives pour modifier ses coutumes, pour amener la simplicité dans les usages de son culte, dans la pompe de ses cérémonies ; la prédication albigeoise, cette réformation des pasteurs, des pauvres de Lyon, les efforts de Jean Huss, de Jérôme de Prague, d'Arnaud de Brescia, avaient éveillé les sollicitudes de l'église ; elle avait eu crainte de se voir frappée dans son organisation, dans sa puissance morale, dans son influence sur les peuples.

Là fut l'origine de l'inquisition, tribunal d'enquête et de surveillance difficile à éviter dans une société où le principe était encore plus religieux que politique. Quand il s'agissait d'épier la conscience, de surveiller les affections du cœur, de maintenir le prestige de l'autorité, n'était-il pas essentiel d'établir une juridiction terrible et violente, qui saisissait tout à la fois l'âme et le corps ? La réformation du seizième siècle donna une intensité plus grande encore au saint tribunal. La réforme se mêlait à la révolte contre la souveraineté. Au seizième siècle, l'Espagne et les Pays-Bas virent particulièrement les terribles sentences de la juridiction ecclésiastique, et cela s'explique : l'Espagne avait besoin d'épier la fidélité et la foi incertaine des populations mauresques, récemment vaincues et toujours prêtes à revenir à leurs croyances religieuses et à leur indépendance ; l'inquisition dut pénétrer partout pour surveiller cette tendance des anciens dominateurs de la nation espagnole. Dans les Pays-Bas, les mêmes symptômes se produisaient ; le peuple secouait à la fois le joug de Philippe II et du catholicisme ; il fallut frapper fort. Dans tous les temps de crise on court à ces juridictions exceptionnelles, qui, au nom de certaines idées et de certains intérêts, lancent des sentences de mort contre les opinions qui ne veulent point fléchir sous le joug ; et peu importe que ces gouvernements s'appellent catholique, philosophique ou révolutionnaire, c'est leur condition de marcher à la violence, parce que le danger est grand, et que la question de sauver le pays domine toutes les autres.

A cette réaction de l'énergie inquisitoriale, il faut joindre encore la résistance de l'esprit monastique, qui formait la grande hiérarchie du moyen âge : cette milice d'ordres religieux qui s'étendait sur toute la superficie de l'Europe, ces fortes congrégations d'hommes qui cultivaient la terre et vivaient dans une confraternité de sentiments, dans une obéissance commune à la souveraineté papale, ne devaient point se laisser frapper et détruire sans opposer leur puissance à l'attaque concertée des réformateurs. Les moines exerçaient sur les masses une haute influence ; ils avaient en mains les richesses et les lumières ; Luther était pour eux un relaps ; il sortait de leurs cellules pour secouer la poussière de ses sandales sur ces ordres qui avaient nourri son enfance et secondé les premières lueurs de sa science : il y eut donc redoublement de ferveur dans l'esprit monastique pour résister au mouvement réformateur. C'est de cette fermentation rajeunie du catholicisme que naquit l'ordre immense des jésuites. Ignace de Loyola s'agenouille devant l'autorité, et pose la tiare sur toutes les puissances de la terre. Si Luther attaque la souveraineté pontificale par la caricature et le pamphlet, Loyola fonde une congrégation dont le but exclusif est de défendre l'infaillibilité du saint-siège ; l'un abolit toutes les images saisissantes, toutes les formes que l'on peut donner aux légendes et aux croyances catholiques ; l'autre établit un culte sur le cœur de Jésus, sur l'impénétrable mystère de l'immaculée conception, idée de chevalerie, sorte d'honneur rendu à la mère de Dieu, emblème du pouvoir, des femmes que la lance de Loyola protège et défend. Martin Luther invoque les sciences ; les jésuites luttent avec lui d'intelligence, de nobles efforts pour toutes les connaissances humaines. On accuse l'église d'ignorance, et les jaunîtes donnent une forte et grande impulsion aux progrès scientifiques du seizième siècle ; leur politique large et féconde ne se rattache pas à un territoire fixe et déterminé ; le monde est leur domaine ; l'autorité du pape est le principe de leurs prédications ; l'église est un être moral qui a l'univers pour empire : de là résulte un système de doctrines qui ne reconnaît pas de souverainetés territoriales quand elles se trouvent en opposition avec les doctrines catholiques, fondement de l'ordre religieux ; de là encore ces théories que Fon rencontre dans les pamphlets et les prédications des Jésuites, à savoir : que les catholiques peuvent secouer l'autorité des rois, lorsque ceux-ci cessent d'être en communion avec le principe de la foi, la personnification de l'église, c'est-à-dire le pape. Les jésuites et les bénédictins furent les deux grandes colonnes fie la science .religieuse ; ils firent avancer l'intelligence pratique des faits autant que la réforme donna d'impulsion à la philosophie critique et rationnelle de l'histoire. Si nous comparons même les travaux de l'une et de l'autre de ces écoles, nous trouverons ce résultat : c'est que la critique, qui est l'expression de la raison individuelle, se modifie et change à chaque génération ; les systèmes passent ; l'école protestante a vieilli ; Bayle n'est plus en rapport avec nos lumières, avec la tendance des esprits ; tandis que les travaux simples des bénédictins, ce recueil de faits, colligés sous l'empire de l'autorité, nous restent encore comme les monuments indispensables de la science.

Il est facile maintenant de concevoir que lorsque la réforme apparut comme un fait heurtant les intérêts acquis, toutes ces influences durent agir et se montrer dans une organisation matérielle de résistances : la ligue en fut, le résultat. Je définis la ligue le gouvernement provincial et municipal des intérêts catholiques ; elle lut l'opposition morale de la vieille société contre les innovations qui la menaçaient dans son principe et dans ses coutumes. Ainsi considérée, toute l'histoire de cette époque s'explique : la ligue ne fut point un accident particulier à la France ; si elle se produisit là dans des Dormes plus nettes, c'est que ce groupe par provinces, ce système de municipalités existait antérieurement, et que la ligue n'en fit que favoriser les développements naturels. La société se morcelait alors en petites fractions, et je ne connais pas de fait qui ait plus aidé une alliance de principes et d'intérêts que la ligue catholique : ce fut une véritable fédération de bien public, comme on en avait vu à d'autres époques, aux douzième et treizième siècles particulièrement ; seulement, il y eut à cette période une tendance plus fortement municipale, un mouvement plus vivement dirigé vers les intérêts bourgeois et populaires. Les confréries dominèrent la ligue ; de là résulte cette alliance qui se produit perpétuellement dans les pays catholiques entre le clergé et le bas peuple, entre la force matérielle du bras et l'influence puissante de la parole. L'effet de la ligue fut d'imprimer un plus grand esprit de liberté dans la commune, d'y réveiller tous ces ferments d'indépendance populaire que nous voyons éclater à Paris par les barricades de 1588, par l'organisation des seize quarteniers, par l'alliance souveraine de cités à cités. La ligue, reposant sur l'idée morale du catholicisme, dut également adopter les doctrines indépendantes des droits des souverainetés ; l'obéissance aux princes fut en tout subordonnée à l'obéissance envers l'église ; le roi excommunié ne put légalement gouverner ses sujets ; d'où les doctrines de régicide, ces pamphlets d'une démagogie effrénée qui furent lancés par les ligueurs. Les formes du gouvernement ne furent plus dans la royauté. Que la ligue se constituât en monarchie ou en république, peu importait ; son principe, citait le catholicisme, et pourvu qu'il fût respecté, le mode d'administration n'était qu'un accessoire dont l'église s'inquiétait peu. Paris pouvait se gouverner par un roi ou par seize quarteniers ; ce n'était pas la question engagée ; il n'y avait plus d'autre droit public que la suprématie du pape, fondement de la vieille société.

Je crois que sous ce rapport la ligue agrandit les doctrines municipales ; si elle avait réussi à faire son roi, elle lui eût imposé des barrières populaires, et l'union de la multitude et de l'église eût constitué une démocratie religieuse qui eût empêché les écarts du pouvoir absolu. Tous ces désordres de rue, cette désorganisation de l'unité monarchique, ces rapports avec l'étranger, où les peuples traitaient avec les rois et les rois se mettaient en rapport avec les peuples, affaiblirent la foi en la monarchie. Quand le roi d'Espagne écrivait aux municipalités ou aux conseils de ville de Paris, de Lyon ou de Marseille, il traitait avec de véritables républiques ; les villes durent garder souvenir de ces transactions des citoyens avec les rois sur le pied d'égalité ; une tribune était ouverte par la chaire, et des maximes hautement théocratiques foudroyaient la prééminence de la couronne. Quelle différence existe-t-il entre les pamphlets de la ligue, ces moqueries régicides qui animaient les passions populaires, et les journaux les plus fougueux d'une autre époque où l'on joua également avec la tête des rois ? Quand un poignard atteignait au cœur Henri III, le fanatisme religieux trouva des éloges, comme plus tard le fanatisme politique eut des hymnes pour ceux qui firent monter les princes sur l'échafaud.

 

§ III. — TRANSACTION. - LE RÈGNE DE HENRI IV.

 

A toutes les époques de l'esprit humain il se développe certains caractères d'hommes qui, n'osant se poser les défenseurs des vieilles doctrines, craignent également de se laisser emporter par le torrent des nouvelles. Ils enjambent ainsi, timides qu'ils sont, le présent et l'avenir ; la plupart, gens de raison, d'études, mais de faiblesse et d'incertitude ; esprits méditatifs, sans énergie, qui redoutent surtout de déranger les commodités de leur vie présente pour une carrière sans bornes et une destinée sans fin. Ce tiers-parti eut sa personnification à l'époque de la réforme, comme il l'a toujours eue dans toutes les révolutions des sociétés. A l'origine de la prédication de Luther nous trouvons Érasme et l'école philosophique, qui refusent de suivre la violente impulsion donnée par Luther, tout en attaquant les abus de l'église catholique. Là est le caractère du tiers-parti ; et c'est ce qui distingue surtout l'esprit des parlementaires ; presqu'en tous les temps ce sont eux qui préparent les révolutions ; ils se plaignent, sont inquiets, excitent les peuples de leurs pamphlets et de leur verve ; puis, quand la révolution se proclame et trouble leur coin du feu, leur paisible existence, alors ils crient au désordre, à l'anarchie ; ils veulent comprimer ce qu'ils ont fait, et ce qu'ils ont fait est un torrent impétueux qui les emporte. Esprits de transaction, ils cherchèrent à amortir dans les âmes cette effervescence d'idées et de passions qui les dominait ; ils ne faisaient pas de grandes choses, mais des choses raisonnables, comme si aux temps de révolution les choses raisonnables étaient possibles, comme s'il ne fallait pas foire la part à l'énergie des masses, à l'incandescence des opinions !

L'école des conciles et de l'église gallicane fut leur ouvrage : alliance un peu bâtarde, qui tendait à rapprocher le catholicisme en France de la hiérarchie anglicane. Le parlement était pénétré de l'idée-mère qu'il allait tout soumettre à la suzeraineté du seigneur roi. U engagea la lutte contre tout ce qui se montrait un peu indépendant de la juridiction des cours et de la toute puissance royale. Leur conception de l'église gallicane était fausse et incomplète : comment définir parfaitement le temporel et le spirituel dans la souveraineté des hommes et de la conscience ? comment séparer dans l'obéissance ce qui est du. devoir du sujet et du devoir des fidèles ? Qu'est-ce que l'église sans un chef supérieur ? et ce chef, dont on reconnaît la supériorité pour certaines choses, pourquoi le renierait-on en quelques autres ? Toutes ces distinctions subtiles n'étaient point saisies par les masses ; elles servirent la politique des rois, mais abâtardirent le principe religieux : l'école de l'église gallicane fut sans franchise et sans courage ; elle n'osa se déclarer ni église nationale comme en Angleterre, ni réformation pure et simple, en adoptant les thèses dé Luther, et pourtant elle voulait s'affranchir de cette grande unité catholique qui avait fait la force du principe religieux au moyen âge. Toutes ces écoles mixtes devaient, par la force des choses, ou se jeter dans la réforme, ou rentrer au sein de la grande église, qui, dans son unité, les traitait comme des hérésies.

Le tiers-parti religieux et politique eut un moment de triomphe par l'avènement de Henri IV. L'indifférence du prince qui plaçait la couronne sur sa tête permettait ce système de modération, origine de tous les termes moyens. Les parlementaires et les gallicans crurent à leur victoire : ils avaient fait leur roi ; toute leur science (et ils en avaient beaucoup) fut appliquée à soutenir la position nouvelle qu'ils s'étaient donnée ; l'histoire, les livres de controverse ne retentirent que de l'éloge des maximes modérées et de cet équilibre dans toutes les forces sociales, fondement de la pensée parlementaire. Cène fut pas seulement à l'intérieur que l'esprit de transaction domina les parlementaires : presque toutes les négociations de cette époque furent conduites à l'étranger par des gens de judicature, soit du conseil d'état, soit des cours des aides, parlements et finances. Profondément instruits, tous avaient contracté dans les longues disputes de la ligue cette habileté qui ménage les partis et domine les affaires ; ils avaient tant négocié à l'intérieur, rapproché tant d'événements divers, qu'ils étaient naturellement appelés à diriger des négociations semblables à l'extérieur. Henri IV les avait surtout distingués ; il n'aimait pas les discoureurs ; il reconnaissait le mérite de ces hommes de ruse et de finesse diplomatique qui allaient à son esprit gascon. Il avait lui-même triomphé plus par les transactions que par les armes ; son règne était une lutte perpétuelle entre des intérêts qui cherchaient mutuellement à se dominer. Les parlementaires le servirent activement dans la pensée qui préoccupait sa vie ; par les parlementaires, Henri IV fut maître de l'histoire qui juge les rois, et des traités qui protègent et honorent leur règne. Les parlementaires élevèrent des statues, ciselèrent le nom de Henri IV sur le bronze et l'airain. C'était leur roi ; ils le défendaient ; quelques différends purent bien s'élever entre le parlement et le monarque ; mais c'étaient là des questions spéciales de juridiction qui n'altéraient point leur sympathie intime.

Le pouvoir du tiers-parti s'affaiblit sous le règne suivant ; les opinions n'étaient pas tellement assouplies, qu'elles pussent souscrire longtemps à ce pacte qui les laissait chacune dans leurs limites : c'était une halte, une suspension d'armes dans le mouvement des passions de la société ; les huguenots avaient leur édit de Nantes ; les catholiques, les grands gouvernements de provinces et le peuple des villes. Nous verrons sous Louis XIII la querelle se raviver, les deux principes hostiles se retrouver encore en face et tout armés ; il faudra encore des sueurs à la royauté pour venir à bout de la guerre civile ; et lorsque la guerre civile et féodale sera éteinte, il y aura pour elle un autre danger : c'est le mouvement moral et intellectuel que la réforme aura imprimé à l'esprit des peuples ; c'est l'insubordination des idées, cette impatience de toute hiérarchie qui rend le pouvoir impossible. La royauté voudra bien endormir l'effervescence des masses sous l'ivresse de la conquête, l'arrêter par la violente compression des franchises, par la douce et molle ivresse des plaisirs ; Richelieu domptera la rébellion armée ; Louis XIV amoncellera provinces sur provinces pour agrandir et fortifier son territoire ; la régence se bercera au refrain des noëls moqueurs et des chansons amoureuses de la cour ; l'esprit philosophique caressera les rois pour tuer plus fortement l'esprit religieux et l'autorité catholique ; tous ces accidents dans l'histoire de la monarchie ne seront que les précurseurs et les causes de l'immense mouvement qui se prépare. La réformation et la révolution française, nous le répétons, se tiennent par les idées, comme la ligue elle-même tient, par les formes extérieures, au mouvement des rues et à l'esprit des institutions révolutionnaires. L'opinion populaire n'éclate qu'à de longs intervalles ; quand elle se laisse arracher ses conquêtes, il lui faut des années pour retrouver l'ascendant que l'habileté lui a enlevé. La dure administration de Richelieu, dont je vais apprécier le caractère, se prolonge jusqu'à la Fronde, qui fut aussi une lueur de liberté.

 

FIN DE L'OUVRAGE