LA LIGUE ET HENRI IV

 

CHAPITRE VIII. — SITUATION DES PROVINCES. - DÉCADENCE DE LA LIGUE.

 

 

Fédération des cités. — Secours mutuels des provinces. — Lyonnais. — Guienne. — Languedoc. — Provence. — Picardie. — Bretagne. — Efforts du parti de la ligue. — Tendance municipale de Paris vers la paix. — Siège et défense de la ville. — La garnison espagnole. — Le camp de Henri IV. — Le sacre. —Surprise de Paris par le roi. — Entrée de Henri IV. — Mouvement militaire des Espagnols. — Les dépêches sur la reddition de Paris.

1593 — 1594.

 

L'époque de la plus haute puissance de la ligue avait vu s'établir sur de fortes bases un système fédératif de provinces et de cités s'unissant pour leur défense mutuelle. La France, jusque là morcelée dans son territoire, avec ses grandes divisions, ses communes et ses nombreuses capitales, s'était tout à coup centralisée autour d'un principe religieux, drapeau d'une même opinion, patrie morale d'une génération pieuse. Aucun sacrifice n'avait coûté ; les hommes, les trésors municipaux avaient été mis à la disposition du conseil de l'union. Quand les jours de danger avaient éclaté, chaque ville avait payé de sa personne, et avait envoyé ses bonnes troupes sous les bannières de la ligue ; des Provençaux étaient accourus aux murs de Paris ; les catholiques de la Loire s'étaient montrés sur les rives de la Durance. Une chanson contemporaine, composée par un enfant de Lyon venu au siège de Pontoise, raconta ce que firent les ligueurs du Rhône dans les environs de Paris : Les Lyonnois montrèrent en toute sorte une assurance brave et forte ; ils repoussèrent l'ennemi et surent l'atteindre avec hardiesse ; jamais le cœur ne leur faillit, et la bande lyonnoise voulut mourir pour défendre Pontoise. Quant à celui qui faisait la chanson, ce estoit un brave enfant de Lyon qui commandoit dedans Pontoise une de ces fortes bandes. Lyon pourtant voyait l'ascendant moral de la ligue s'affaiblir ; la même contre-révolution municipale qui avait éclaté à Paris contre les seize quarteniers s'était opérée dans la grande ville du Rhône. La bourgeoisie avait pris la supériorité sur le peuple ; de là, ce désir de transiger et d'en finir qui dominait les actes du corps municipal. Les événements de Paris, le changement d'esprit public, le mouvement bourgeois qui partout conquérait la prépondérance, avaient affaibli les liens intimes de l'union catholique dans les provinces. Comme pour compliquer le mouvement provincial, la discorde venait d'éclater à Lyon entre la fraction des gentilshommes dévoués à la ligue, sous la conduite du duc de Nemours, et les bourgeois de l'hôtel-de-ville. La bourgeoisie avait triomphé, et le duc de Nemours, de la grande noblesse ligueuse, avait été jeté dans le château de Pierre-Cise, sorte de bastille municipale. Quand les échevins de Paris apprirent la captivité du duc de Nemours, noble champion qui avait défendu leurs murailles dans les périls du dernier siège, ils écrivirent à la ville de Lyon : Messieurs, nous mériterions d'estre tenus, entre tous les magistrats et gens d'honneur de nostre parti, pour les plus lasches et ingrats de nostre siècle, si nous ne reconnoissions, toute nostre vie, l'obligation que nous ayons toute entière après Dieu, à monseigneur le duc de Nemours, de la conservation de nostre ville. C'est pourquoi, messieurs, ayant entendu comme les choses s'étoient passées en vostre ville, le 18e jour du mois dernier, cela nous a fort affligés, et a été cause de vous escrire la présente, pour vous supplier bien humblement en général et en particulier, et de tout nos cœurs, de remettre mondit seigneur en sa liberté. Il ne nous faut pas, messieurs, s'il vous plaist, désunir maintenant les uns les autres, ni périr au port après une si longue et périlleuse navigation ; nous approchons de l'endroit où fortune a planté les bornes de nos travaux ; tenons-nous fermes et ne nous laschons pas mal à propos. Les Lyonnais se calmèrent, à la bonne recommandation des échevins de Paris ; M. de Nemours sortit de Pierre-Cise ; mais les dissensions se continuèrent malheureusement.

En s'étendant du côté de la Provence, la lutte était pins violemment engagée entre le duc d'Épernon et le comte de Garces ; l'un, expression de la royauté de Henri IV ; l'autre, chef du parti catholique, et gouverneur de Provence pour la sainte-union. Brave et zélé commandant, le Comte de Garces voyait bien que c'en était fait de sa cause : d'Épernon arrivait avec une nombreuse et forte chevalerie ; le comte appela les secours de l'Espagne. Il avait député M. de Vervins, l'inquisiteur général de la sainte foi en toute la légation d'Avignon. Arrivé à l'Escurial, l'inquisiteur adressa un long mémoire à sa majesté catholique. Il en résulte que les villes de Marseille, Aix et Arles donnaient de grande, inquiétudes, à cause des intelligences qu'elles entretenaient avec les hérétiques, or le duc d'Epernon faisait forte guerre dans ce pays au nom de Henri IV. Le comte de Garces demandait quatre mille arquebusiers et mille chevaux au roi d'Espagne, Les secours devaient être fournis sans délai, le danger étant si pressant. Ces demandes d'auxiliaires arrivaient de tout côté au roi catholique, aussi bien des villes que des provinces ; le péril était commun. La république municipale de Marseille, ses consuls et échevins écrivaient aussi à Philippe II leur protecteur pour lui demander du blé de ses royaumes de Sicile, ensemble l'assistance de deux galères pour pouvoir résister plus facilement par mer et par terre aux ennemis. Nous supplierons d'abondant vostre majesté autant qu'il nous est possible, ne trouver estrange si avec telle hardiesse et assurance nous nous adressons à icelle, sçachant que pour la conservation de ceste ville tant catholique et fidèle à son prince et roy très chrestien qu'il plaira à Dieu nous donner, elle nous prestera sa main favorable, ainsi qu'il luy a plu faire par cy-devant, avec très grande affection et amitié, dont nous en demeurerons à jamais obligés et redevables. Les consuls gouverneurs de Marseille : Carles de Casault, François Gas, Gaspard Seguin[1].

Et cet envoi de galères, ces secours de forées et d'argent n'étaient pas seulement sollicités auprès de Philippe II ; les dignes consuls de Marseille s'adressaient également au pape. Très saint père, la ville de Marseille, guidée de l'esprit de Dieu, n'a jamais changé, ni tant soit peu altéré de son ancienne foi. En attendant qu'il plaise au souverain roy des roys, nous establir de sa providence un roy très chrestien de nom et de faict, nous n'avons trouvé rien mieux et plus expédient que de recourir au très sainct souverain pontife, chef de l'église de Dieu, et père de nostre salut ; suppliant vostre saincteté d'envoyer de deçà à nostre secours deux de ses galères, accommodées et équipées, que nous entretiendrons ici à nos despens pour quelques mois de ce prochain esté ; et les envoyer s'il lui plaist au plus tost comme nous lui en faisons très humble et instante prière.

Une supplique à peu près semblable à celle des villes ligueuses de Provence, est adressée par les états de Languedoc à Philippe II. C'est le cardinal de Joyeuse qui écrit au roi que les catholiques (noblesse et clergé) étaient harassés de pertes et de fatigues. Montmorency les menaçait là comme d'Épernon les poursuivait en Provence. Le cardinal sollicitait les secours du roi d'Espagne, leur protecteur, le priant de continuer sa bonne et paternelle affection aux braves gentilshommes et villes, particulièrement pour leurs pertes de terre et d'argent. Alors le marquis de Villars, commandant pour la Ligue en Guienne, demandait que Philippe lui fît passer le plus de troupes que l'on pourrait distraire de l'armée d'Aragon. Bordeaux, Cahors et Blaye surtout, que le maréchal de Matignon tenait étroitement bloquée avec les Anglais, avaient aussi besoin de secours. Pour résister au mouvement combiné des hérétiques d'Elisabeth et de Henri de Navarre, le gouverneur de Bayonne, M. de La Hilaire, et le commandant de la citadelle, M. de Lamalde, proposaient de rendre à Philippe II ces deux places d'importance, moyennant une somme de soixante mille escus comptant, et leurs femmes et enfants mis en sûreté. Sur cette dépêche, expédiée par le duc de Feria à son souverain, on voit écrit en marge de la main de Philippe : J'ay vu ceste relation que Feria appelle avec raison large ; je n'ay lien à adjouter aux justes observations de cet ambassadeur. Le meilleur seroit, en effet, si Ton se décide à envoyer des secours, qu'ils ne soient (quant à ceux en argent surtout) confiés qu'à une personne sûre, afin que, comme desjà cela est arrivé, nostre argent ne soit pas perdu. Cette affaire de Bayonne est bonne[2].

Discutant la nécessité des secours espagnols pour la ligue de France, le conseil de l'union en Guienne, sous les ordres de Villars, proposa de les faire entrer par la Navarre, attendu que Bayonne tenait pour Henri IV. A la fin de ce plan on trouve tracé, de la main du secrétaire d'état, l'itinéraire des troupes espagnoles par les divers défilés de Roncevaux. Les deux provinces qui paraissaient alors le plus incontestablement acquises à la ligue étaient la Bretagne et la Picardie. La première, par sa position solitaire, sa vive foi, l'actif courage du duc de Mercœur, l'appui d'une nombreuse armée espagnole, était en dehors de toutes ces craintes de contre-révolution mixte et politique ; elle était province indépendante et souveraine. Toutefois une division grave jetait du désordre dans l'administration et les moyens de guerre en Bretagne. Philippe II prétendait pour l'infante à un droit spécial de propriété sur ce duché ; les capitaines des bandes espagnoles, s'appuyant de ce droit, donnaient à leurs démarches un caractère impératif de commandement. Le duc de Mercœur s'en plaignait dans son intime correspondance avec Philippe II, en lui envoyant un agent spécial, avec charge d'expliquer bien au long sa conduite. L'agent était porteur d'une instruction sur les vieux services du brave duc envers le roi d'Espagne : Aux estats-généraux de la France, assemblés à Paris, n'avoit-il pas embrassé de toute affection les propositions faites par les ministres de sa majesté, et essayé, par tous moyens à lui possibles, qu'elle reçust le contentement qu'elle en désiroit ? ayant à cela disposé de telle façon les desputés de la Bretagne, qu'il n'y a autre de toutes les provinces du royaume qui aye apporté plus de bonne volonté, sincérité et ardeur aux affaires qui se sont présentées auxdits estats pour le service de sa majesté.

La Picardie, convoitée par l'Espagne, était également protégée par ses troupes. D'une enjambée, les braves bandes wallonnes pouvaient sortir des Pays-Bas, marcher sur Amiens et Abbeville sous l'influence du duc d'Aumale, très dévoué à Philippe II. Il existe, dans les archives de Simancas, un plan original de la main même du duc d'Aumale, oh il décrit géographiquement toutes les villes de la province, leur zèle et leur dévouement. Le duc indique les cités sur lesquelles on peut le plus compter, les capitaines fidèles, la résistance qu'ils peuvent opposer : il garantissait leur service, et au besoin il aurait offert de les remplacer par des garnisons espagnoles. Depuis Amiens jusqu'à Saint-Valery, tout reconnaissait le roi d'Espagne comme un grand et généreux protecteur ; les catholiques se montraient fervents ; on prendrait chaudement la défense des intérêts de la ligue ; les capitaines étaient à sa disposition, en leur assurant quelque pension et aide, et pour cela on s'adressait encore à la générosité de Philippe II. La ligue prenait ainsi en provinces le même esprit que dans ses derniers temps à Paris. Le parti catholique ne se sentait plus assez puissant pour agir seul ; il appelait l'Espagne à l'aide de la cause religieuse menacée. Partout les braves gentilshommes de Henri IV, les huguenots, le tiers-parti poursuivaient les forces de l'union ; à qui donc pouvaient-elles recourir, si ce n'est au protecteur naturel, à ce roi d'Espagne, qui déjà avait lait tant de sacrifices pour la foi ? En résumant le mouvement provincial, on pouvait juger qu'il s'affaiblissait sur tous les points. Il y avait encore quelques éclairs de zèle et de ferveur catholique ; mais ce mouvement n'était plus unanime, n'avait plus rien de cette énergie qui avait signalé l'origine de la fédération municipale.

Le duc de Mayenne, en se plaçant à la tête du parti bourgeois et mitoyen, n'avait jamais travaillé sincèrement pour Henri de Navarre. Son opposition à la violence des halles ou à l'élection de l'infante n'avait été déterminée que par le désir profondément senti de ceindre son front de la grande couronne de France. Le duc de Mayenne se croyait appelé à une royauté bourgeoise et catholique, et cela explique ses murmures, à l'occasion des dernières mesures du parlement. Au reste, ces mesures ne le frappaient pas immédiatement ; elles n'étaient dirigées que contre les femmes et les étrangers, ce qui ne pouvait atteindre les Guise. La connaissance des intrigues qui partout se manifestaient, avait depuis mis Mayenne sur la voie du but définitif des parlementaires, la restauration inévitable de l'ancien chef des huguenots, Henri de Navarre.

Le pouvoir de l'union avait été suspendu par la présence des états généraux ; mais l'autorité municipale, la juridiction des quarteniers, colonels, dixainiers coexistaient avec la puissance politique de la grande assemblée. J'ai dit la révolution qui, sous l'influence du duc de Mayenne, avait fait passer tes fonctions de l'hôtel-de-ville, la direction de la cité, des mains du peuple de Paris à la bonne bourgeoisie plus dévouée à l'ordre et aux idées de modération ; cette influence des bourgeois s'était depuis accrue, si bien que la plupart des colonels de quartiers étaient alors revêtus de la toge parlementaire. Ainsi maîtresse des forces publiques, la bourgeoisie voulut donner sa propre impulsion aux attires municipales, et par là diriger le mouvement politique du royaume. L'ardeur des saintes confréries, soutenue par les régiments napolitains, les Espagnols et les Flamands, ne permettait point encore une expression publique et hautement avouée du plan définitif des parlementaires. La bourgeoisie se montrait même extérieurement ligueuse et dé, vouée aux formes catholiques, mais dans les conférences intimes, elle cherchait secrètement les moyens de tout pacifier, en faisant sa soumission à Henri de Navarre. Que pouvait-on lui opposer ? le Béarnais n'était-il pas catholique, réconcilié avec l'église par l'absolution ? Les conférences pour préparer la transaction politique, se tenaient spécialement chez l'abbé de Sainte-Geneviève, membre du clergé dévoué à Henri IV. Là, les notables bourgeois et principaux habitants se réunissaient pour aviser aux moyens de rétablir l'ordre ; la délibération la plus importante porta : que les anciens colonels des quartiers rentreraient dans le droit, usurpé par les seize, de commander chacun en leur quartier. Le parti espagnol reçut ici un grand échec ; car sur seize de ses colonels, treize se déclarèrent ouvertement contre les projets de Philippe II.

La tendance de la bourgeoisie, désormais bien connue, cherchait la restauration de Henri IV, roi de France et de Navarre ; elle tâchait d'agir sur le peuple à cette lin. Quand les députés partirent pour solliciter la trêve, elle ameuta quelques hommes de la halle ; des groupes assez nombreux s'étaient rassemblés en là place de Grève, et là ils poussèrent des cris de paix : Nous voulons le repos, disoit-on de toute part. Le duc de Mayenne se rendit en l'hôtel-de-ville, et du haut du balcon il promit d'y travailler activement. En même temps il rendit une ordonnance dans le but d'empêcher les assemblées particulières au-dessus de six personnes.

Ces démonstrations avaient peu d'influence au milieu des confréries ardentes, de la populace, des métiers, tous dévoués à la ligue batailleuse. Le duc de Mayenne savait le crédit récent de la bourgeoisie. Quand il avait rompu avec l'Espagne, quand il avait agi auprès du parlement pour combattre le parti de l'infante, c'est qu'il avait cru que ces résolutions tourneraient à son profit ; il s'imaginait désormais être maître du mouvement, et lui donner l'impulsion. La bourgeoisie lui avait échappé ; jugeant que la paix et l'ordre ne pouvaient venir que d'un arrangement avec Henri de Navarre, elle s'était mise sous l'aile du parti parlementaire et négociateur. Pouvait-on en douter encore d'après les mesures décisives que venait d'arrêter le parlement de Paris ? Ce corps prenait de la hardiesse, alors que l'opinion bourgeoise se prononçait. Il venait de rendre un nouvel arrêt au profit de Henri IV : Sur la remontrance faicte par le procureur général du roi, comme, suivant l'ancienne et louable loy salique, de tout temps observée en ce royaume, nouvellement confirmée, par arrest de ladite cour, la couronne soit à présent tombée par ligne masculine à Henry de Bourbon, roi de Navarre, par le décès du roi dernier décédé ; la cour a ordonné et ordonne que M. le duc de Mayenne, lieutenant général de l'estat, sera supplié par l'un des présidens et six conseillers de pourvoir dans un mois, ou plus tost, si faire se peut, à un bon repos, et traiter une ferme et stable paix en ce royaume. Ladite cour, qui est la cour de paix, et qui a pardessus toutes la conservation do cette couronne et la justice en main, a enjoint à tous ordres, estats et personnes, de quelque qualité qu'elles soient, de reconnoistre ledict roy et souverain seigneur, et le servir envers et contre tous, comme ils sont naturellement tenus, sous peine de confiscation de corps et des biens[3].

Le duc de Mayenne n'ayant tenu compte de l'arrêt, quelques jours après nouvelle injonction parlementaire. La cour, ayant vu le mespris que le duc de Mayenne a faict d'elle sur les remontrances qu'elle luy a faictes, a ordonné mettre par escrit autres remontrances qui luy seroient envoyées par le procureur général du roy. Ladicte cour, d'un commun accord, a protesté de s'opposer aux mauvais desseins de l'Espagnol et de ceux qui le voudroient introduire en France ; ordonne que les garnisons estrangères sortiront de la ville de Paris. Il y avait donc une lutte active, décidée entre le parlement et le lieutenant-général du royaume. Dans cette position, le duc de Mayenne, pour échapper à la restauration de Henri de Navarre, préparée par la bourgeoisie, tenta un rapprochement avec le parti populaire que ce même duc avait frappé avec tant d'énergie. Mais ce parti pouvait-il avoir confiance en celui qui avait proscrit ses chefs bien-aimés, Senault et Leclerc[4] ? Pouvait-il donner de la force au duc de Mayenne, l'homme naguère du parlement, et qui avait élevé lui-même cette classe bourgeoise, dont il voulait plus tard secouer la joug importun ? Pouvait-il rendre ce qu'il avait ôté, et toutes les démarches du duc de Mayenne seraient-elles pourtant repoussées ? Le parti populaire, en se rapprochant du lieutenant-général, demanda des gages : d'abord la dissolution du parloir aux gros bourgeois, qui se tenait chez l'abbé de Sainte-Geneviève et la poursuite régulière contre les auteurs de restauration : ceci fut accordé. Mais le, gouvernement de la Bastille était une garantie ; on l'avait ôté au brave Bussy-Leclerc, au fils chéri des halles et des métiers ; on le rendit à un nouvel élu du peuple ; on l'enleva à la garde de ces bourgeois qui trahissaient la cité, au profit du Béarnais et de la gentilhommerie. Toutes les prédications populaires attaquèrent encore le maudit roi de Navarre : Boucher, curé de Saint-Benoît, continua ses sermons contre les fauteurs hypocrites, misérables complices de Bourbon ; et ces sentiments, fortement applaudis des métiers, disent assez quelle était alors la nature et la puissance des opinions de la multitude.

Il existe sur ces temps difficiles des nouvelles à la main, écrites jour par jour, évidemment par un parlementaire, homme du tiers-parti, partisan de toute transaction au profit de Henri IV : 25 novembre. — Le conseiller Marillac, tombant en discours en pleine rue avec le secrétaire Desportes sur le fait de la misère et calamité du temps, lui dit tout haut, voyant que sa réponse ne tendoit à ce qu'il espéroit d'apprendre : Vous avez beau faire des desseins, mais ils seront plus difficiles à exécuter que l'on ne pense ; car bien que tous les Espagnols et garnison que Ton pourrait mettre dans la ville se tiendroient par la main sur les remparts, elle n'est pas tellement dépourvue de gens de bien qu'on ne puisse donner entrée au roy de Navarre et à tous ses serviteurs, et si on prétend s'y opposer, on trouvera à qui parler. Ledict jour, l'abbé de Sainte-Geneviève, venant voir ledict duc de Mayenne, le trouva dans la galerie de son logis, en compagnie de mesdames de Nemours et de Montpensier ; et il fut entendu que lesdictes dames contrarioient fort ledict duc, disant : Je quitterai plutost la France, ajouta madame de Nemours, que de subir pareille indignité d'être Espagnole. Ce matin le duc de Mayenne s'est rendu à la cour, où il a exposé sa venue en douze paroles : Je me suis présenté au milieu de vous, a-t-il dit, pour adviser sur les moyens propres aux soulagements et à la conservation de la ville et de l'estat. Le seul et plus prompt remède me paraist estre d'assembler les députés. Le conseil d'Orléans répondit au duc : N'est-il pas parmi nous gens assez téméraires qui ont osé escrire au roi d'Espagne que cette couronne estoit à sa disposition pour l'en rendre, ou tel que bon lui sembleroit, possesseur ! Cette délibération pernicieuse peut avoir la plus mortelle influence sur les bons François, et tendroit à faire réussir les intrigues en faveur de celui qui de tout temps a esté ennemi de ceste mesme couronne. Le duc de Mayenne ne s'estoit point attendu à une pareille tournure de discours ; il auroit bien voulu n'estre point entré, et sans allonger la discussion, il se leva et se retira avec une contenance démonstrative de mécontentement ; et bien il fit, car peut-estre eust-il entendu plus mal encore pour ses desseins. Depuis, tous les mestiers et les quartiers se sont assemblés. Chacun commence à en parler librement, et à se plaindre des tyrannies passées, jusqu'à ces mots : Nous nous sommes bien barricadés contre notre roy légitime, qui nous avoit si favorablement traités que nous ne connoissions pas notre bonheur et Taise où nous estions ; nous le saurons bien faire à plus juste occasion contre ceux qui ne sont point nos roys, et qui nous ont fait et nous font tous les jours endurer tant de misères et de déshonneurs, qu'il ne nous reste plus que de, cris épouvantables.

On voit donc, par la tournure que prenaient les opinions parlementaires, la nécessité pour le duc de Mayenne de se rapprocher du parti ligueur. La condition imposée au lieutenant-général était dure : donner le gouvernement de Paris à la ligue, et enlever aux gros bourgeois l'élection des colonels et quarteniers pour la rendre au peuple ! Le duc de Mayenne ne s'opposait point à de nouvelles élections, à faire passer dans les mains de l'union les forces de la cité ; mais donner le gouvernement de Paris, c'était se mettre encore une fois dans le mouvement qui avait fini par l'exécution des quatre chefs des halles. Beslin, l'homme du parlement, gouvernait la ville depuis la contre-révolution bourgeoise ; le duc de Mayenne le sacrifia sur les plaintes publiques, qui l'accusaient d'être fauteur de la paix avec Henri IV. On demanda au lieutenant-général un gouverneur dans le sens de la ligue ; et comme il était harcelé par les chefs des halles, il quitta Paris pour solliciter un surcroît de troupes espagnoles et se rapprocher de Philippe II, dont il avait pourtant compromis la cause. En abandonnant Paris, le duc de Mayenne confia le gouvernement de la cité à un des gentilshommes attachés à sa maison, à Charles de Cossé-Brissac. Brissac avait donné des gages à la ligue et à l'Espagne même ; mais il avait des sympathies pour la noblesse qui presque entière s'était rangée sous le Béarnais ; au moment où tout penchait pour le parti de Henri de Navarre, n'était-ce pas une faute de livrer Paris à la discrétion d'un gentilhomme si puissamment tenté de traiter avec la noblesse royaliste ? Des avis étaient arrivés de mille parts au duc de Mayenne sur le danger de se confier à Brissac ; il ne les écouta pas. Il se trouvait alors dans la position des hommes politiques qui, ne sachant pas prendre un parti, se jettent dans les résolutions mitoyennes, lesquelles perdent leur cause. En choisissant un homme populaire pour gouverner Paris, le duc de Mayenne aurait empêché la reddition de la ville ; il préféra un de ses fidèles, et les fidèles, aux jours du péril, passent souvent où est la victoire. On verra que ce traître Brissac livra la bonne cité de Paris à la gentilhommerie béarnaise. Bussy-Leclerc, violent et tout peuple, ne l'eût pas fait. Dans les crises il n'y a souvent que les hommes à excès qui sauvent les causes, parce qu'ils savent les sceller avec du sang, Brissac donna la ville de Paris à son roi héréditaire ; il sacrifia les privilèges et prérogatives immenses de la municipalité de Paris à ses propres intérêts, à une fidélité de race, à la vieille loyauté féodale. Les têtes de résolution et d'énergie n'avaient point approuvé ce choix. Elles appelaient au gouvernement le maréchal de Rosne, capacité militaire, chef de bataille de la ligue, qui développa un vaste plan de défense pour Paris. Sur la proposition faite par le révérendissime cardinal légat, M. le duc de Feria et autres ministres de Sa Majesté catholique, il fut convenu d'envoyer quérir le maréchal de Rosne pour lui donner charge de la garde de Paris avec son gouvernement de l'Isle-de-France. Don Diego de Ibarra lui ayant écrit pour savoir sa volonté, il répondit : qu'il préféroit le commandement des villes frontières où il estoit ; mais que cependant il mettroit toujours le service public devant son intérêt particulier, et que si le seigneur Ibarra estoit d'accord avec le légat et les autres ministres de sa majesté catholique, il vouloit bien venir à Çaris, mais qu'il y serviroit aux conditions suivantes, afin de n'y avoir pas les bras croisés ; premièrement, on remettra 3.500 soldats de pied étrangers de toutes les nations ; 500 hommes de pied françois et cent chevaux ; attelage de six canons, et poudre et balles pour tirer quatre mille coups. Ernando de Séville, marchand espagnol, me respondra (continuait la dépêche de M. de Rosne) de la paye des gens de guerre, et si l'on ne peut donner là paye entière pour ceste heure, que la demi-paye soit au moins donnée tous les mois, et un pain par jour à chaque soldat, du poids de vingt onces, lequel sera rabattu sur leur paye. Pour cet effet, on achètera trois cents muids de blé, qui seront mis en un magasin exprès. Tous les six mois on payera leurs descomptes aux soldats. M. de Mayenne fera en outre remettre la Bastille en mes mains. De plus, en arrivant j'aurai le pouvoir d'oster tous les principaux qui me seront suspects, et seront reconnus politiques, en leur scellant passeport de se retirer dans vingt-quatre heures. Je donnerai l'ordre à toutes les personnes, excepté aux artisans, de se fournir de blé et vin pour six mois, à peine que si dans huit jours cela n'est pas fait, je ferai sortir ceux qui n'auront exécuté mon ordre. Je ferai encore une ordonnance, à peine de la vie, d'avoir aucune communication avec les ennemis ; et de ne nommer le roy de Navarre jamais que le prince de Béarn, et sur la mesme peine de ne faire ni de dire rien en sa faveur. Huit jours durant à mon entrée en ville, je ne refuserai aucun passeport à ceux qui voudront en sortir. Et quant aux gardes, je ferai murer toutes les portes, excepté quatre, savoir : deux de chaque costé de la rivière. Je mettrai bonne garnison dans la Bastille, au Louvre, au petit et grand Chastelet, dans le palais et sur les porteaux desdictes quatre portes. Devant mon logis, il y aura un corps-de-garde de 400 hommes d'ordinaire, et deux canons avec les chevaux auprès pour les tirer, afin que s'il venoit quelqu'esmotion ou surprise, je puisse empescher les barricades. A chaque quartier, je ferai un ordre qu'on me tienne prestes quelques quantités de pioches, pelles, boyaux, serpes et coisgnées pour s'en servir au besoin, de même que bon nombre de sacs et barriques. Aussi dans le cas où nostre armée ou celle de sa majesté catholique feroit quelque progrès en Normandie, Picardie, Isle-de-France ou Champagne, le Béarnois sera obligé d'aller au secours avec les siens, ou par diversion d'attaquer une autre place. Pour lors je tirerai 3.000 hommes de la ville, avec tout l'attirail d'artillerie, et irai attaquer Corbeil, Saint-Denys, le fort de Gornay ou Meaux ; et ces places estant bien' reconnues, il ne faudra pas plus de dix jours pour les prendre ; tout cela peut se faire dans un an. Et ainsi Paris retournerait en estat de pouvoir subsister ; et l'on pourroit diminuer la garnison de moitié[5]. Ces mesures d'énergie et de conservation militaire, qui seules pouvaient sauver la ligue dans la crise qui la menaçait, étaient vivement approuvées par le légat, le duc de Feria, Juan-Baptista Taxis, tous ceux qui constituaient la tête de la grande association catholique et voulaient la préserver ; mais le duc de Mayenne craignait de se livrer trop au parti espagnol et populaire, il voulait bien que Paris ne fût point traîtreusement abandonné à Henri IV par la bourgeoisie ; toutefois ces violences, ces proscriptions contre le parlement répugnaient à son caractère modéré, à l'attitude mitoyenne qu'il cherchait à conserver dans le mouvement politique. D'ailleurs la tendance des esprits n'était plus à ces compressions par la force brutale, à cette domination militaire que le maréchal de Rosne voulait établir. Il est des époques où les armes ne domptent plus rien ; avec elles on tente un coup de main ; on n'établit pas un gouvernement.

Tous les actes du parlement et de la bourgeoisie de Paris étaient dirigés spécialement contre le parti espagnol. Si la cour avait proclamé la loi salique, si les états avaient tant hésité sur le choix de l'infante, si des tentatives même avaient été faites dans l'objet d'expulser de Paris la garnison étrangère, n'était-ce pas pour se débarrasser de cette influence de Philippe n, qui importunait le tiers-parti dans ses intentions de paix publique ? Trois regimentos occupaient les postes principaux de la capitale sur les deux rives de la Seine ; leurs forces n'étaient pas suffisantes pour comprimer les compagnies bourgeoises. Le bas peuple était pour l'Espagne ; de fréquentes distributions d'argent et de vivres, l'ardeur catholique, les derniers ferments de la ligue, secondaient l'impatiente activité des trois envoyés de Philippe II : le duc de Feria, ambassadeur à titre ; Taxis, homme d'action et de surveillance auprès du duc de Mayenne ; Ibarra, commandant les forces militaires, lesquelles agissaient sous ses ordres les plus immédiats, au nom du roi catholique. Tandis que les intrigues parlementaires s'agitaient à Paris, les envoyés espagnols tenaient leur cour bien informée des moindres accidents. Le prince de Béarn, écrivait Taxis à Philippe II, commence à redescendre son armée des environs de Dreux jusqu'ici, et le duc de Mayenne, dans l'impatience de porter remède à ce fâcheux événement, a provoqué une réunion dans rassemblée du légat, afin de prendre une décision par rapport à l'élection d'un roi selon vos ordres. On distinguait dans ceste assemblée le cardinal légat et celui de Pellevé ; les ducs de Mayenne, de Guise, d'Aumale, l'archevesque de Lyon, La Chastre, Rosne et Sainct-Pol, qui avoient esté appelés un ou deux jours auparavant par le duc de Guise, et voici ce qui s'y passa : Le légat dit avec beaucoup de fermeté que sa présence estoit à ceste seule fin de faire nommer un roy catholique, et que dans le cas où l'on demanderoit une trêve, il avoit ordre exprès de n'y pas consentir. Ni la crainte de l'arrivée du prince de Béarn, ni les dangers de sa personne, ne pourroient le faire détourner de sa résolution ; dans le cas où il ne parviendroit pas à empescher la conclusion de la trêve, il partiroit sur-le-champ. Le sujet des délibérations fut dès lors l'élection d'un roy, et chacun apporta ainsi son ad vis : le duc de. Guise, comme partie dans la question, ne se prononça pas ; le duc d'Aumale, pour lui et pour le duc d'Elbeuf absent, parla avec grande résolution, disant qu'il falloit faire un roy promptement ; l'archevesque de Lyon se rangea à ce dernier advis ; seulement il s'en écartoit en ce point, qu'il vouloit qu'on attendît, pour l'élection, l'arrivée de nouvelles forces ; La Chastre nageoit entre deux eaux ; Sainct-Pol, Rosne et le cardinal de Pellevé, qui fut le dernier à parler, en appuyant merveilleusement son opinion, conclurent tous à l'élection d'un roy sur-le-champ. Le duc de Feria demande au duc de Mayenne s'il exigeoit qu'on lui montrast les pouvoirs et les instructions secrètes que nous avons reçues de vostre majesté, dans lesquelles vous nous donniez l'ordre de ne mettre à exécution nos promesses, qu'autant que le duc lui-mesme auroit rempli les siennes. Rien ne fit effet sur lui ; les menaces du légat et les nostres tombèrent à plat. Les bons conseils des Parisiens furent également inutiles ; le duc de Mayenne resta inébranlable, ferme, dur comme un marbre.

Quelques jours après, le duc de Feria exprimait encore mieux ses craintes à Philippe II. L'ambassadeur espagnol nourrissait des méfiances profondes contre le duc de Mayenne ; il ne voulait point croire au retour de l'aîné des Lorrains vers les opinions et les intérêts populaires, continuant même à le dénoncer auprès du roi son maître : Le duc de Mayenne ne sauroit déguiser son ambition, puisqu'il a avoué à Rosne qu'il avoit les yeux constamment fixés sur la couronne, et qu'il estoit dans l'intention de ne la céder à personne. Rosne me dit qu'il cherche à l'en désabuser, lui démontrant l'impossibilité d'arriver à ses fins, et même de maintenir les choses dans l'estat où elles se trouvent ; enfin le danger imminent qu'il y auroit à traiter avec le prince de Béarn. L'amiral de Villars est à Rouen jusqu'aux premiers jours de juin. — Le 24 du mois passé (écrit Ibarra, commandant des forces militaires), nous nous sommes rendus à la maison du légat : nous y trouvasmes déjà le cardinal de Sens, Rosne, Tomaboni et plusieurs autres, qui se trouvoient lors de la première assemblée. Puis, vinrent l'un après l'autre le duc de Guise et le duc de Mayenne : on estoit silencieux et embarrassé en général. Enfin le duc de Feria dit au duc de Mayenne qu'il lui paraissoit inutile d'envoyer, comme il l'avoit dit, à Rome et en Espagne pour cognoistre les intentions de sa majesté catholique et de sa sainteté ; que nous, ambassadeurs de vostre majesté, et le légat pour sa sainteté, nous pouvions répondre pertinemment ; qu'il estoit incroyable, malgré les promesses et serments écrits, qu'il y eust eu encore une trêve, et cela dans la saison la plus favorable aux catholiques..... Là-dessus, le duc de Mayenne, interrompant avec interrogance, dit : Mais je crois que son éminence le légat veut parler aussi des mesmes affaires. — En effet, a repris le légat, je ne pourrois parler mieux, ni autrement que M. le duc de Feria ; car je maintiens pour très certain et très juste tout ce qu'il a dit ; j'ajouterai que lorsque sa sainteté m'a délégué, c'estoit pour que je fusse et l'instrument et l'expression de sa volonté. Tout ce que l'on fait est évidemment pour gagner du temps ; or sa sainteté a fait savoir déjà plusieurs fols que l'unique désir qu'elle avoit, et à la fois le seul remède qu'elle voyoit aux malheurs de ce royaume, c'estoit d'élire un roy catholique. Donc, jusqu'à ce que des difficultés nouvelles ou plus réelles soient élevées, je me crois la faculté, en vertu de mes pouvoirs, de résoudre la question. Le duc de Mayenne ne répondit rien ; en mesme temps le cardinal de Sens ajouta quelques mots, dictés par le même esprit. Quant au duc de Guise, qui se tenoit esloigné du centre de rassemblée : Je n'ai rien à dire ici, s'écria-t-il, et je suivrai les advis des ministres de sa majesté catholique.

Les accusations multipliées que les envoyés espagnols jetaient contre le duc de Mayenne, avaient imposé à ce prince la nécessité d'une justification. Non seulement Mayenne avait engagé une correspondance intime avec Philippe II ; mais des agents spéciaux avaient charge de se rendre à Madrid pour expliquer les actes du chef de la grande famille de Lorraine. Les instructions du sieur de Cisoyne, conservées aux archives de Simancas, exposent nettement les opinions et les desseins du duc de Mayenne : Il suppliera très humblement le roi, de la part de mondict seigneur, de n'ajouter aucune foi à tout ce qui lui pourroit estre dit, escrit et représenté de ses actions, si ce ne sont choses qui conviennent à l'intégrité qu'il y a gardée et observée sans s'en estre jamais desparti. Il la suppliera encore très humblement de ne se vouloir offenser, s'il lui proteste au nom de mondict seigneur que le plus grand regret qu'il aye, c'est que les ministres du roi d'Espagne soient cause d'avoir altéré la bonne et vraie intelligence qui se devoit garder et faire recognoistre entre eux et lui pour le bien des affaires ; ne pouvant, pour la qualité avec laquelle il a plu à Dieu le faire naistre, passer cela sans en témoigner un vif ressentiment.

Le duc de Mayenne semble tenir surtout à se disculper aux yeux du roi d'Espagne, il sentait que là était sa force ! Les soupçons des ambassadeurs à Paris l'importunaient ; il savait qu'il était en butte à toutes leurs accusations ; sans subsides, pouvait-il espérer un succès à sa cause : Mon beau-fils de Montpesat est parti depuis deux jours, écrit-il ; je lui ai fait voir clair en tout ce qui est nécessaire de représenter à vostre majesté sur nos occurences ; je supplie très humblement vostre majesté, sans laisser circonvenir ni préoccuper sa grande prudence, d'en différer son jugement jusqu'à ce que mondict beau-fils se soit rendu auprès d'elle, et qu'il lui ait plu me foire cet honneur de l'ouïr en sa charge, qui lui justifiera si clairement la sincérité de mes déportemens, que je veux croire que les mauvaises impressions, qu'on lui en pourroit avoir fait prendre, donneront bien à mon intégrité, et à la vérité qui ne se peut jamais confondre. J'attendrai donc par son retour en bonne dévotion ses commandements, desquels elle ne peut honorer serviteur qu'elle ait plus disposé de les recevoir et d'y obéir[6].

Cette famille de Lorraine, elle-même si divisée dans les questions de la consonne, se gardait d'une séparation absolue avec Philippe II. Là étaient les forces militaires, les subsides de guerre, les bons doublons qui venaient relever le zèle affaibli. Les répugnances du duc de Mayenne n'étaient que pour le duc de Feria, dont les hauteurs l'offensaient profondément. Le parti espagnol avait de vieux griefs contre Mayenne ; le duc de Feria avait plusieurs fois écrit sur ses menées ; et depuis sa séparation avec les parlementaires, ne travaillait-il pas pour placer la couronne sur sa propre tête ? Il n'en était pas de même du duc de Guise, l'enfant chéri de la ligue ; pour celui-là jamais plainte n'était parvenue au roi d'Espagne. Toutes les dépêches des ambassadeurs parlaient de son dévouement à la sainte ligue et aux intérêts espagnols. Le jeune prince était en correspondance directe avec le roi catholique. Quand on lui proposa le mariage avec l'infante, le duc de Guise n'eut pas assez d'expressions pour témoigner de sa reconnaissance. Sire, écrivait-il, après les funestes accidents qui ont attiré toutes les misères que nous ressentons en ce royaume, ayant jeté les yeux sur la favorable assistance qu'il a plu à vostre majesté faire paroistre pour la conservation de nostre saincte religion et de cet estat, m'y sentant maintenant attaché d'un lien perdurable et indissoluble par l'honneur que je reçois de la bouche de M. le duc de Feria, et puisqu'il a plu à vostre bonté me déférer le mérite et faveur d'une grâce si haute, j'oserai, sire, en remercier très humblement vostre majesté, espérant, avec l'assistance de ceste supresme puissance que j'ai toujours invoquée, me rendre digne de l'honneur de vos bonnes grâces.

Il y avait dans le langage du jeune prince quelque chose de plus chaudement dévoué à la cause espagnole. Ce n'étaient pas des plaintes et des récriminations contre les ambassadeurs du roi catholique, mais une entière obéissance à ce qu'ils désiraient. Le duc de Mayenne murmurait ; Guise offrait ses services et sa vie au roi d'Espagne : c'était un cœur neuf, un enthousiasme de jeune homme que les agents de Philippe II pouvaient exploiter. Le duc d'Aumale ne parlait pas une langue différente. Toute cette famille de Guise entrait ainsi avec plus ou moins de dévouement individuel dans les intérêts espagnols ; elle en multipliait les témoignages, car à chaque circonstance importante elle s'adressait au prince, qu'elle appelait son protecteur. Philippe II n'avait de confiance qu'envers le jeune duc de -Guise ; les haines qui séparaient Mayenne des ambassadeurs espagnols à Paris étaient exploitées à chaque dépêche. Le roi ne paraissant se fier qu'à ses agents ; leur nombre était très multiplié, et il en existait jusque sous la tente de Henri de Navarre. Un des plus curieux documents existe encore dans les archives de Simancas : la dépêche du capitaine Castillo Gaspardo présente sous les formes les plus piquantes les relations qu'il a eues avec le Béarnais, dont il était chargé de surveiller les actions. J'ai eu beaucoup de rapports d'amitié et de galanterie avec plusieurs cavaliers et dames de France, ayant servi dans ce pays comme sergente-major (lieutenant-colonel) dans le régiment d'infanterie de M. de Luz. Parmi les connoissances que j'eus l'occasion de faire dans mes garnisons ou mes logements S je citerai particulièrement Mme de la Guesles, femme d'un secrétaire d'estat du prince de Béarn, qui ne le quitte pas. Ceste dame, dans l'intention de garder mieux sa maison de campagne, située aux environs de Meaux, estoit venue y demeurer avec tous ses enfants. Elle me fit prier d'y venir moi-mesme habiter, afin d'estre ainsi tout-à-fait à l'abri des incursions et exigeances des soldats de mon régiment, cantonné aux environs. Je m'y rendis en effet, et j'en fis un tel éloge, que bientost je reçus la visite de don Diego de Ibarra avec les maistres-de-camps don Antonio de Çuniga et de Louis de Velasco. Don Diego de Ibarra me conseilla aussitost de me mettre dans les bonnes grâces de ceste dame, pour sçavoir par son intermédiaire quelque secret du prince : Ne nesgligez rien, me dit-il, ni amabilité, ni cadeaux, ainsi que cela se pratique en France. Je compris toute l'importance de cet advis, ainsi qu'on le verra plus bas. J'avois esté parfaitement agréable à ceste dame, et au moment de partir de sa maison, elle voulut me faire présent d'une belle chaisne en or ; saisissant alors ceste occasion, je la pris par la main, et la menant dans mon appartement, je lui montrai l'argent et les joyaux que je possédois, et j'ajoutai : Ce n'est point par intérest que l'on sert les personnes comme vous ; gardez yostre chaisne ; un cadeau moins riche me seroit plus agréable peut-être ; et d'ailleurs, c'est à moi à disposer de tout ce que vous voyez là devant, soit en bijoux, soit en argent : ce sera pour moi un grand bonheur... Elle demeura toute charmée de mon procédé, et s'empressa de l'écrire à son mari ; celui-ci en parla dans l'armée du prince de Béarn, qui, toujours aux aguets des choses nouvelles, désira me voir. Dans l'intervalle, ayant reçu l'ordre du duc de Mayenne d'aller secourir Péronne avec deux cents soldats. Je partis promptement, et vestu à la légère pour faire plus promptement les quarante lieues de chemin qui me séparoient de ceste ville ; mais ayant reçu l'ordre d'y demeurer quelques jours, j'eus besoin de mes vestements ; et pour me les procurer, il falloit un passeport du Béarnois. Je m'adressai à Mme de La Guesles, dont la protection estoit sûre, et j'obtins de ses démarches, faites avec le plus grand zèle, tout ce que je demandois ; elle accompagna mesme son service d'une lettre fort courtoise que j'ai avec moi. En se moment j'estois revenu à Pontoise, où je fis cognoissance d'un chevalier appelé de Mouchy, appartenant au parti du prince de Béarn ; il avoit un passeport du duc de Mayenne, parce qu'il voyageoit pour des négociations. Je lui demandois s'il cognoissoit un œrtetîn Antonio Férès, autrefois secrétaire du roy d'Espagne, et aujourd'huy auprès du prince de Béarn. Il me dict que ouy. Comment, repris-je, le prince de Béarn peut-il se servir d'un traître pareil ? Quel avantage, quelle espérance peut-il avoir d'un homme qui a si mal servi sa patrie et son roy ?Vous avez raison, reprit Mouchy, je voudrais bien de ma main le jeter au fond d'un puits. Saisissant ceste occasion favorable, je prends Mouchy par le bras et lui dict : Mille écus pour vous, si vous consentez à tuer ce traître, et deux mille si vous nous le livrez vivant. — Estes-vous bien sûr de pouvoir payer cette somme, reprend Mouchy ? Eh bien, j'y songerai. Puis il monte à cheval, et me dict adieu, en partant au galop et en riant très fort. Je n'ai pas trop de confiance en ce Mouchy, mais j'en ay néanmoins averti le duc de Feria. Je pus voir souper le prince de Béarn le jour mesme. En effet, le soir nous y allasmes, et par la complaisance des officiers de service je fus assez bien placé. Le repas achevé, le prince de Béarn s'avançant vers moi avec amabilité. : Soyez le bienvenu, me dit-il, il y a plusieurs jours que je desirois vous voir par toutes les choses advantageuses que mon sécrétaire m'a dictes de vous. Et comme on se retiroit, le Béarnois me pria de l'accompagner. Arrivé dans ses appartements, il me prend la main et me dit encore : Tout ce que mon secrétaire m'a dit de vous me confirme dans la confiance que vous m'inspirez. Voici ce dont il s'agit ; j'ay envoyé dernièrement en Angleterre Antonio Peres, que vous cognoissez assurément, pour solliciter des secours de la royne Elisabeth. Il m'a affirmé de plus qu'on pourroit lever facilement 20.000 Maures du royaume de Valence, qui se porteroient de là sur l'Aragon, et produiroient ainsi une diversion assez puissante pour que le roy d'Espagne rappelast ses troupes d'icy et nous laissast en repos. Je fis l'observation que ce projet me paroissoit hazardé, et cela pour rni savoir davantage ; et pour lors appelant don Martin de la Nuza, qui était là tout près, il le questionna en espagnol sur ce projet, que celui-ci développa, ci,nme à peu près arrêté. Je vous parle en espagnol, avoit dict le prince de Béarn, parce que le capitaine là présent n'entend pas bien le françois ; c'est d'ailleurs un homme sûr devant lequel nous pouvons discourir librement. Deux mille Gascons doivent en outre descendre par les Pyrénées sur Saragosse. — Mais où sont les armes pour toutes ces troupes ? repris-je vivement. — Dans Bordeaux et sous la garde du maréchal de Matignon, me répondit le prince de Béarn. Puis tirant un papier plié du fond de sa poche[7], il me faict voir plusieurs noms, parmi lesquels le maréchal de Matignon, chargé de l'entreprise ; don Martin de la Nuza, Godefroy Bardaxi, etc. ; et à chaque nom il me demandoit si je les cognoissois ; je respondois que ouy. Puis revenant à Godefroy : Celui-ci est à Fraga, ajouta-t-il. — Sur la route de Saragosse à Barcelone ?Précisément. — Mais la place n'est pas assez forte, continuai-je, pour voir s'il étoit bien instruit. — C'est vrai, reprit-il, mais sa position est excellente. Et je vis qu'il n'ignoroit rien. Et don Martin s'étant retiré, il me développa ses résolutions avec talent[8]. Le prince de Béarn a-t-il des intelligences en Espagne ? demandai-je au secrétaire. — Ouy, respondit-il, à Séville, à Barcelone, à Madrid ; dans cette dernière ville est le commandant de l'artillerie, appelé Pétarque, qui doit nous servir efficacement. A peu de jours de là, le secrétaire vint me dire que décidément le roy de Navarre me chargeoit d'aller en Aragon pour voir si les forces du roy d'Espagne estoient aussi foibles que le disoit don Martin de la Nuza. Mais à qui devrai-je m'adresser là-bas ? observai-je. — On vous donnera les noms de tous ceux avec lesquels vous devez entrer en relation, me respondit M. de la Guesles. Puis, ayant témoigné la crainte d'être jugé et condamné comme traître, si je partois ainsi sans prendre congé du duc de Feria et du duc de Mayenne, le prince de Béarn me fit dire que je pouvois passer par Paris. Et le soir mesme de mon départ, ayant soupe joyeusement avec beaucoup d'officiers françois, don Martin de la Nuza me prenant à part : Allez, me dit-il dans ces mesme paroles, le roy d'Espagne va payer toutes ses injustices et méchancetés envers nous. Je revins à Paris, escorté d'un trompette et avec un passeport du prince de Béarn. A Paris, je communiquai au duc de Feria tout ce que je dis icy, et il fit partir en mesme temps que moi un courrier, afin, disoit-il, que si l'un de nous estoit pris ou arrêté, car le Béarnois pouvoit revenir sur sa résolution envers moy, sa majesté fust tousjours prévenue. Dès lors, m'estant embarqué avec promptitude au Havre-de-Grace, je suis arrivé à Saint-Sébastien, d'où, avec toute la vitesse possible, je me suis rendu à la cour de vostre majesté.

Ce rapport ayant été communiqué par le secrétaire don Idiaques à Philippe II, le roi écrivit en marge de sa grosse et indéchiffrable écriture : J'ay vu dans le moment le rapport que Ton m'a remis ; je ne l'ay que trop vu, si tout cela est vrai[9]. J'ay fait différentes marques aux endroits importans de ce rapport, et sur lesquels ils faut prendre des informations promptes et précises. Employez pour cela des hommes fidèles et adroits[10]. Il faudroit tascher de se saisir d'Antonio Ferez en Galice ; il auroit bien des révélations à nous faire, dans la crainte du supplice. Tout cela est dict icy à la haste ; nous parlerons plus posément de ceste affaire grave[11]. Le conseiller don Juan Idiaques prendra les premières mesures.

On voit, d'après cette dépêche, que le mouvement espagnol s'arrête et se met déjà sur la défensive. Ce n'est plus cette pause active, puissante, attaquant avec hardiesse en France le principe de l'hérédité de race ; le Béarnais a pris l'initiative, et menace l'Espagne sur son propre territoire. Gomme la vieille reine Elisabeth, Henri va fouiller jusqu'aux entrailles des opinions et des intérêts dans la Péninsule ; il réveille le ressentiment profond de la race moresque contre ses conquérants ; il a des agents dans l'Aragon, la Catalogne, les provinces frontières des Pyrénées et du Béarn, pour rappeler l'ancienne indépendance et les fueros populaires. L'attitude politique de Henri IV et de l'Espagne s'est donc sensiblement modifiée : le système du Béarnais devient tout à fait agressif. Il veut porter le désordre et la guerre dans la Péninsule ; il répond à la ligue espagnole à Paris par des projets d'indépendance provinciale en Espagne, et ces projets devaient nécessairement avoir un grand retentissement !

C'était alors un brillant et bel équipage que les tentes du Béarnais victorieux, autant par les armes que par l'habileté des négociations. La trêve durait encore, et ce relâche à la rude vie des camps, Henri IV l'employait à suivre deux grandes affaires : 1° la reconnaissance de sa royauté par le pape, sanction catholique de ses droits, 2° la transaction parlementaire qui devait livrer Paris, tête de la ligue municipale des cités.

Immédiatement après l'abjuration, on a vu l'empressement de Henri IV à députer vers Rome des hommes habiles et dévoués, dans le dessein d'offrir sa soumission filiale au pontife. Cet acte était le complément nécessaire de sa conversion.

A l'époque de la grande puissance catholique, se séparer de Rome c'était rompre avec la société même, avec le principe qui dominait les peuples. La réforme avait sans doute créé un droit tout nouveau, une souveraineté civile et indépendante ; mais dès l'instant que Henri saluait l'unité catholique par sa conversion, il devait chercher sa force vers le chef et l'arbitre des hautes destinées de l'église. Philippe H, à son tour, devait lutter contre l'influence de Henri IV à Rome, et empêcher cette réconciliation, dont le résultat était la couronne monarchique posée sur la tête du Béarnais. Le pape qui portait alors la tiare d'or, était Clément VIII, humble prêtre, qui, agenouillé le jour de son intronisation, s'écria, dans son vif amour pour l'église : Ô mon Dieu, ôtez-moi la vie si mon élection ne doit pas être utile à votre saint nom ! Clément s'était vivement prononcé dans la question catholique, et la ligue avait eu son plein assentiment. L'ambassadeur envoyé à Rome par Henri IV fut ce duc de Nevers, toujours chargé des missions difficiles qui touchaient aux Intérêts complexes de la couronne et de l'église. U était porteur de lettres autographes pour le pape et le sacré collège. Messieurs, disait le roi aux cardinaux, j'ay en ce mois de juillet dernier faict assembler un nombre de preslats et autres personnages ecclésiastiques doctes, en la saincte faculté de théologie, par l'instruction et bon enseignement desquels ayant cognu que l'église catholique, apostolique et romaine est la vraie église pleine de vérités, je m'y suis tout aussitost rendu par la grâce de Dieu et inspiration qu'il luy a plu me donner, et j'ay esté reçu par lesdicts preslats dans l'église abbatiale de Sainct-Denys par les formes qu'ils ont jugé estre convenables, et avec réservation de ce qui appartient à nostre sainct-père le pape et au sainct-siège, comme je m'y suis volontairement soumis. Et pour d'autant mieux tesmoigner, Messieurs, l'observance à laquelle je veux vivre et mourir envers le sainct-siège, M. le duc de Nevers vous donnera communication de la commission qu'il a de moy, vous priant de la favoriser de vos bons conseils, advis et intercessions envers sa saincteté. La mission de M. de Nevers était destinée à convaincre le pape que le droit d'hérédité était plus légitime aux yeux de Dieu et des hommes que toutes ces élections populaires et religieuses ; d'où résultait la pleine et entière justification de l'avènement de Henri IV. Pour eslire un roy, disait l'ambassadeur, ainsi que sa saincteté paroist en avoir le projeçt, il faut une assemblée légitima des états du royaume, non convoquée par un homme sans pouvoir, comme la duc de Mayenne, dont l'auctorité n'est fondée que sur la glace d'une nuit[12]. Que de malheurs ! que de sang répandu ! que de crimes ! Le pape est le pasteur commun ; voudroit-il s'exposer au reproche de la perte entière de son troupeau ? Sa saincteté ne doit point craindre de mécontenter le roy d'Espagne ; s'il s'offense, elle a de bons moyens pour le contenir ; la France pacifiée ne deviendra-t-elle pas sa ressource et son bras droit ? Si elle consent à la ruiner, c'est assujettir le sainct-siège à la tyrannie espagnole.

Une des plus grandes difficultés qu'on opposa au duc de Nevers, dès les premiers moments de sa négociation, £ut qu'il n'était chargé que d'assurer l'obédience de Henri IV, sans avouer qu'il avait besoin de l'autorisation pontificale. Le roi était toujours hérétique relaps aux yeux du pape, qui ne tenait pas compte de l'absolution donnée en France par des évêques sans pouvoirs, cette absolution étant un cas réservé au saint-siège. Comment, dit le pape, absoudrai-je un prince qui se dict catholique et qui garde auprès de lui en si scandaleuse faveur M. de Bouillon ?Il est vrai, répondit M. de Nevers, que M. de Bouillon est reçu à la cour du roy ; mais vostre saincteté peut estre assurée que rien ne s'y détermine par ses conseils. Ah ! j'en conjure vostre saincteté, s'écria M. de Nevers en se prosternant aux pieds du pape, les yeux remplis de larmes, accordez à mon maistre l'absolution in foro conscientiœ ; vostre saincteté a esté trompée sur la bonne foy et la sincère affection du roy pour le sainct-siège : tout mensonge est indigne de son grand cœur. Qu'est-ce que le légat de vostre saincteté ? est-ce bien le ministre du sainct-siège, ou plustost celuy du roy d'Espagne ? Quelle révoltante partialité est la sienne envers les Espagnols, à nostre préjudice ! M. de Nevers s'était levé en parlant ainsi ; son rôle avait changé, il n'était plus là suppliant et soumis. Le pape demeura un instant surpris, et cette fermeté lui imposa ; il chercha à justifier son légat du mieux qu'il lui fut possible : Dans tout ce que j'ay cru devoir faire, ajouta-t-il, il n'y a rien de personnel envers M. de Nevers, pour lequel je conserve une si profonde estime, et auquel, en toute occasion, je donnerai les marques de mon affection particulière.

Le duc de Nevers se retira désespéré du mauvais succès de sa négociation, et prit congé de sa sainteté, en disant qu'il voulait au plus tôt retourner en France. Le pape Clément chercha de nouveau à l'adoucir, en promettant de lire le mémoire que le duc lui avait remis ; ce qui signifiait indirectement que celui-ci pouvait demeurer à Rome jusqu'à nouvel ordre. Peu de jours après il reçut un billet écrit en italien : On avertit le duc de Nevers que le parti qu'il a pris dans l'audience dernière, de donner ses demandes par écrit au pape, a eu le plus grand succès. Les cardinaux en ayant esté instruits, en ont provoqué la lecture en plein consistoire. Le sacré collège commençait à se séparer du pape dans cette question de la France, et tôt ou tard les cardinaux devaient l'emporter dans la balance, sur les intérêts de l'Espagne vivement défendus par son ambassadeur.

Henri de Navarre s'était décidé à embrasser le parti et les croyances catholiques, par la conviction profonde que là seulement étaient la force et l'opinion de la France. Comme on pouvait douter que sa conversion fût sincère et définitive, le rd multipliait les actes et les témoignages de sa piété. Si les prédicateurs annonçaient que le Béarnais était hérétique relaps, et n'avait pu se réconcilier avec l'église, Henri déclarait en réponse que, Dieu merci, il avait conféré, avec des prélats et docteurs assemblés, des points sur lesquels il désirait être éclairci. Henri ne s'occupait plus qu'à constater d'une manière authentique et persévérante la sincérité de ses démarches pour une haute réconciliation avec l'église ; or, cette église appelait, comme caractère inviolable de toute royauté, le sacre des monarques légitimes.

Reims et sa vieille basilique étant au pouvoir des ligueurs, on ne pouvait oindre de l'huile sainte la tête de Henri IV. Mais de même qu'on avait procédé à l'abjuration sans la volonté de Rome, on fit un sacre en dehors de Reims, à Chartres, sur un autre autel, sans aucun des hauts pays de France. Les clercs de Saint-Denis et de Mantes tinrent lieu des grandes figures épiscopales. La ligue eut beau jeu d'attaquer ces imitations des cérémonies royales, comme elle avait pris en mépris l'abjuration. On lit dans un pamphlet court et piquant, que composa Louis d'Orléans, sous le titre du Banquet d'Arêtes, que les ecclésiastiques qui avaient assisté à la prétendue conversion et au sacre, méritaient d'être attachés en Grève comme fagots, depuis le pied jusqu'au haut de l'arbre de la Saint-Jean ; que Henri l'hérétique devait être mis dedans le panier où l'on met les chats, et que cela ferait un sacrifice délectable au ciel et agréable à la terre.

Les témoignages multipliés que la politique de Henri de Navarre donnait à la foi romaine devaient naturellement exciter la profonde indignation des braves compagnons de batailles qui avaient suivi sa triste et jeune fortune du Béarnais. Ces huguenots, qui déposaient sous son aile les intérêts du prêche et de l'austère croyance de Calvin, pouvaient-ils voir sans une émotion vivement sentie ces fréquentations de Henri avec les évêques, les prêtres, les clercs, ceux que les ministres réformés traitaient de serviteurs de Baal, d'adorateurs du veau d'or ? Henri n'était en rapport qu'avec les catholiques ; ses amitiés ne s'adressaient qu'à eux ; il multipliait ses caresses profanes, tandis que les soldats qui, sans pain, sans solde, couverts de haillons, les chausses percées, avaient servi une cause sans espoir, étaient délaissés pour des hommes qui avaient combattu la cornette Manche et le prêche. Sire, écrivait encore Mornay, nos frères se plaignent que les justes requestes à eux accordée par tant d'édicts des rois vos prédécesseurs, et sur vos demandes, n'ont pu estre écoutées sous vostre règne, duquel ils auroient dû mieux espérer, et sous lequel aussi, certes, sans l'affection qu'ils avoient à vostre grandeur, ils eussent pu justement et utilement pratiquer les voies qu'ils auroient été contraincts de tenir sous les feus rois, mais que n'eussent-ils attendu et espéré de celuy que Dieu avoit, pour la protection de son église, amené à la succession de ce royaume ! et que pouvoient-ils moins demander que liberté et vie, ceux qui exposent leur sang librement pour vous ! Vous avez ehangié de religion, sire, en un instant. Le vulgaire dict là dessus (car il ne voit pas plus avant) : Si c'est de franche volonté, qu'attendons-nous plus de son affection ? ou si c'est par contrainte, attendons-en moins ou n'en attendons que mal, car nostre bien n'est plus en sa puissance. On vous a faict jurer contre vostre propre conscience, et abjurer, en termes les plus précis, les moins soutenables, ce qu'ils n'eussent pas requis d'un juif ni d'un Turc. Que vostre majesté juge s'il est raisonnable qu'ila soient tenus en ce royaume pour juifs au rang des capons, au lieu du rang honorable que les mérites de leurs devanciers leur ont laissé, que les services mesmes faicts à vostre majesté leur devroient avoir acquis. Et combien, disoient-ils là-dessus, nous estoit-il plus favorable de vivre sous la trêve du feu roy, ennemi toutefois de nostre profession ? Il consentoit l'exercice de nostre religion en son armée et en sa cour, consentoit les ministres estre entretenus de ses propres deniers, nous baillant force villes pour retraite. Les requestes que vous présentiez pour eux aux roys vos prédécesseurs, pour leur liberté et pour leur sûreté, rapportez-le à vous-mesme : elles n'ont point depuis ce temps rabattu de leurs droitures ; ils les ont comblés depuis de bons services, et doivent avoir gagné et accru en vostre endroit[13].

Ces plaintes justes, cette expression d'une douleur qui se résumait en la continuelle menace du protectorat du prince de Condé opposé à la royauté, parcouraient les tentes huguenotes, parmi ces fiers montagnards qui formaient encore la meilleure partie de l'armée de Henri IV. Ce prince comblait d'amitiés Mornay, le duc de Bouillon : il voulait, en s'attachant la tête, attirer auprès de lui le parti tout entier ; mais sa préoccupation n'était pas là ; ses démarches politiques n'avaient en vue que la destruction de la ligue ; il ne cherchait qu'à se rattacher au principe de la société religieuse du moyen âge. Il avait bien raison de procéder avec cette intelligence. De tout côté le parti modéré des catholiques ouvrait des négociations avec Henri de Navarre ; la bourgeoisie se prononçait en sa faveur et se séparait de la ligue, lentement, mais avec zèle. Dans ces circonstances heureuses, Henri crut utile à ses intérêts, tout en protestant de sa foi, de briser hautement la trêve qui avait été conclue avec les états et le conseil de l'union des Villes. Les événements lui étaient favorables ; il en profitait. La guerre n'avait plus rien de populaire â Paris ; il fallait donc frapper fort pour constater qu'elle serait inévitable tant qu'on n'aurait pas proclamé le Béarnais. Dans l'acte de cette rupture, Henri déclarait que les ennemis conjurés de l'état, loin d'observer la trêve, s'en étaient toujours affranchis et en plusieurs lieux avaient vécu pendant la trêve comme pendant la guerre : Maintenant nous sommes sur la fin du cinquiesme mois qu'a duré la tresve sans qu'il y ait aucun advancement à la fin pour laquelle elle avoit esté faicte ; ils nous font rechercher d'une nouvelle prolongation de trois mois ; mais loin d'apporter des idées de paix, ils s'en montrent plus éloignés que jamais. Nous protestons que c'est avec un extresme regret qu'il nous faut en venir à cette extresmité de la guerre ; mais ce renouvellement de guerre fera pour le moins la distinction certaine de ceux d'entre eux qui ont esté tenus en ce parti par le seul zèle de religion, ou des autres qui s'en sont servis seulement de prétexte pour couvrir leur malice et desloyauté.

A peine cette déclaration était-elle promulguée dans les camps et sous les murailles de Paris, qu'un courrier apporta au roi la bonne nouvelle de la soumission de Meaux et des hommes d'armes qui tenaient garnison sous M. de Vitry. Meaux, était une position importante. Son marché, fortifié depuis le moyen âge, était comme une place de sûreté, un point militaire pour conduire les armées royales dans la Normandie : d'ailleurs, la proximité de cette ville avec Paris devait singulièrement influer sur les destinées de la grande ville. Meaux fut vendue par M. de Vitry à Henri IV. Déjà commençait ce système de corruption habile, qui détachait par des pensions et des honneurs tous les partisans de la ligue un à un, lorsqu'ils tenaient une place de guerre ou une armée : dans les crises politiques cet exemple est contagieux. Quand un chef a traité à de bonnes conditions, d'autres viennent traiter après lui. Chacun court à la fortune d'un nouveau parti, parce que là sont les récompenses et les chances de l'avenir. Un petit nombre d'âmes fortes s'attachent à une cause perdue et la défendent à ses derniers jours ; alors les fidèles se comptent ! Le bureau de la ville de Meaux s'étant décidé à ouvrir les poiles de la cité, les maire et échevins s'empressèrent d'écrire aux magistrats et bourgeois de Paris. C'était dans cet échange de conseils que les municipalités s'exhortaient les unes les autres à quitter le parti de la ligue et à saluer la puissance de Henri IV : Messieurs, tant que nous avons estimé que nostre religion catholique et romaine courait fortune, il n'y en a point de tous ceux de l'union qui se soient monstrés plus prompts et affectionnés que nous en tout ce qui a esté néces, gaire pour ceste guerre. Vous en estes les meilleurs témoins, et avez vu ce qu'avons faict après la bataille de Senlis et la journée d'Ivry, tellement qu'avec vérité nous pouvons dire que nostre ville a importé entièrement de la conservation de Paris ; toutes les pertes et ruines, nous les avons supportées avec joye et allégresse, tant que nous avons vu qu'il estoit question d'obéir à un roy de religion contraire à la nostre. Mais depuis qu'il a plu à Dieu de faire descendre son sainct Esprit sur ce prince, petit-fils de sainct Louis, nous avons estimé que nos armes seroient injustes. Si le voulez encore plus clairement voir, criez avec nous : vive le roy, et vous serez en un instant deslivrés de toute servitude ; par vostre exemple vous mettrez la France en repos et en son ancienne gloire, plus redoutable à ses ennemis qu'elle ne fut jamais.

Ces invitations à quitter les intérêts de la ligue étaient fréquentes alors ; on les faisait circuler de ville en ville, et l'impression les multipliait comme des pamphlets. Autant la grosse bourgeoisie, les parlementaires portaient la tête basse, il y avait quelques années, lors de la grande révolte du peuple catholique, autant après ils avaient le caquet haut et le front superbe pour me servir de l'expression des prédicateurs. On attaquait la ligue avec esprit et moquerie ; depuis la Satire Ménippée, ce n'étaient plus qu'exhortations pour l'abandonner et prendre le parti du roi légitime. On publiait certain discours par lequel il est monstre qu'il n'est pas loisible aux subjects de mesdire de leur roy, et encore moins prendre les armes contre sa majesté, ou attenter à icelle pour quelque occasion pu prétexte que ce soit. Et on répandait à profusion l'advis et abjuration d'un notable gentilhomme de la ligue, contenant les causes pour lesquelles il a renoncé à ladicte ligue et s'en est présentement desparti. Et pourtant, le conseil municipal de Paris, sous l'action du lieutenant général du royaume, semblait redoubler de zèle pour la bonne garde et l'union de la ville menacée ; on prenait des précautions contre les assemblées de bourgeoisie et les conciliabules qui pouvaient favoriser le parti du Béarnais. De par M. le duc de Mayenne, lieutenant général de l'estat et couronne de France : Il est enjoinct et très expressément ordonné à toutes personnes du parti contraire, de quelque estat, qualité, condition qu'elles soient estant en ceste ville de Paris, d'en sortir cejourd'huy dedans. Que heure après midy pour tout délai, quelque permission ou passeport qu'elles puissent avoir pour y demeurer et séjourner. Sire Guillaume Guercier, quartenier ; trouvez-vous jeudy prochain, sept heures du matin, en l'hostel de ceste ville avec quatre notables bourgeois de vostre quartiers, pour nous accompagner à la procession générale qui se fera en l'église Nostre-Dame de Paris, pour rendre grâces à Dieu de l'entreprise descouverte faicte par les ennemis, sous couleur d'amener des farines en ceste ville. Et n'y faictes faute. — 18e janvier 1594[14].

Les mesures de confiscation se multipliaient contre tous ceux qui tenaient le parti de Henri de Navarre : les formules en subsistent encore. Il est enjoinct à M. Robert Moisan, substitut du procureur du roy, accompagné de l'un des sergens sur ce requis, se transporter en la maison de..., en laquelle ils saisiront les meubles appartenant à..., absent, et tenant le party contraire ; et d'iceux faire bon et loyal inventaire et description. — 1er février 1594. — M. le curé de l'église et paroisse Sainct-Jean ; nous vous avoit cy-devant envoyé mandement afin d'exhorter et admonester vos paroissiens que chacun d'eux, selon sa puissance et pouvoir, eust à mettre entre vos mains quelques deniers pour employer au grand navire d'argent voué par ceste ville à Nostre-Dame de Lorette, pour lui rendre actions de grâces de la conservation de ceste ville. — Capitaine Marchant, trouvez-vous jeudy prochain, sept heures du matin, en l'hostel de ceste ville avec tous ceux de vostre monstre, armés de cuirasses, arquebuses, mousquets, hallebardes et autres armes défensives, pour assister à la procession générale qui se fera de la descente de la châsse de madame saincte Geneviève. — 16e mars 1504. — M. le président de Neuilly ; nous vous prions, suivant le commandement à nous faict par M. le maréchal de Brissac, gouverneur de ceste ville, de faire un corps de garde en vostre colonnelle, aiu lieu que advieeree le plus commode, qui sera composé de dix hommes de chascune de vos dizaines, des mieux armés, auxquels commandera tel capitaine que advisez estre bon et capable, et pour empescher et esviter qu'il ne ,enne quelque surprise pendant la procession générale qui se fera demain en l'église Saincte-Geneviève. C'était là, en quelque sorte, les derniers actes du gouvernement municipal de Paris, de cette organisation populaire et puissante, qui avait dominé la cité dans les jours d'orages. J'abandonne son histoire avec un serrement de cœur, car elle fut le dernier éclat de la liberté catholique. La commune politique et religieuse de Paris eut ses violences, ses proscriptions, mais elle se défendit avec un admirable courage, et parvînt à son but, car elle força le roi à adopter la pensée et la foi catholiques. Quand ce résultat fut atteint, elle ne fut plus qu'une organisation tumultueuse sans objet ; elle tomba, parce qu'elle n'était qu'une minorité d'opinion au milieu d'une société qui voulait en finir avec la guerre civile.

Partout les négociations s'ouvraient ; la trahison secondait les efforts des royalistes. Ils avaient des relations avec les bourgeois et gentilshommes qui vendaient les villes qu'on leur avait confiées, afin d'en retirer des avantages particuliers. Dès ï5ette époque, on voit te désespoir du duc de Mayenne, prévoyant la fin de la ligue, en face de la négociation qui s'engageait pour la bonne ville de Paris, avec quelques échevins de la bourgeoisie et M. de Brissac. L'exemple des trahisons de Lyon, puis de Meaux, était bien contagieux, et donnait de fortes tentations à la gentilhommerie. M. de Mayenne exprimait sa douleur sur sa position difficile au milieu de Paris, où la faction du roi de Navarre était déjà si grande ! Il se plaignait surtout de n'être pas loyalement secondé par les ambassadeurs du roi d'Espagne, alors tout-à-fait opposé au parti mitoyen d'un simple changement de dynastie au profit de la race de Lorraine.

Je rappelle que le duc de Mayenne, avant de quitter Paris, avait confié le gouvernement de la ville à un gentilhomme de la ligue, M. de Cossé-Brissac, qui dès longtemps avait donné des gages à l'Espagne et au lieutenant général du royaume. Henri de Navarre, toujours pénétré de l'importance d'avoir Pans, s'était mis immédiatement en rapport avec le gouverneur par ses familles de gentilshommes. La cause de la ligue étant si fortement menacée, il n'avait pas été difficile d'entraîner Brissac à la trahison : on s'entendit entre quelques parlementaires des deux camps ; Cossé demanda le titre de maréchal de France, 300 mille livres d'argent et une pension de 30.000 écus, sa vie durant. Tout cela fut convenu et scellé d'une promesse royale. Brissac, stipulant ainsi ses avantage particuliers, trahissait le duc de Mayenne et la ligue ; mais alors de telles résolutions n'étaient point marquées au sceau de l'impopularité ; la bourgeoisie, décidée pour la restauration de Henri IV, encourageait Brissac. Le parlement s'était hautement prononcé contre le duc de Mayenne. Quelques membres du conseil municipal se lièrent entièrement à la cause du roi de Navarre. Partout de l'argent avait été distribué ; il s'agissait de conquérir Paris, la grande ville : rien ne fut épargné. Le projet était simple : s'emparer d'une ou deux portes, les livrer à une troupe de gentilshommes royalistes ; puis, la nuit, favoriser l'entrée de Henri, qu'on proclamerait le lendemain roi de France et de Navarre. L'important était de tenir toutes ces négociations secrètes, de ne pas donner réveil aux halles, et on y parvint avec bonheur. On n'avait à craindre que quelques débris de la grande association du peuple et la ligue, sou, tenue d'une garnison de huit à neuf cents arquebusiers et archers napolitains, espagnols ou wallons. Les compagnies bourgeoises étaient très dévouées aux opinions parlementaires ; mais la majorité de ce qui appartenait aux métiers tenait pour la ligue. Tout ce qui était, au contraire, haut bourgeois, capitaine de ville, penchait vers la transaction. Il faut même répéter que depuis l'exécution de ses braves chefs, ce, peuple était un peu découragé, et l'on ne retrouvait pas cette ardeur de combats qui avait marqué son existence à l'origine de la ligue. On entendait encore des prédicateurs en chaire, excitant la multitude à défendre la sainte-union ; mais ces vives paroles n'avaient pas le même retentissement. Les chefs n'existaient plus pour organiser l'ensemble de la cité ; il y avait division dans les esprits ; l'heure d'une transaction avait sonné.

La négociation avec le conseil municipal s'ouvrit par Forçais, sergent de la ville, les échevins Néret, Langlois et le prévôt Lhuilier ; ils stipulèrent pour tous, la noblesse et des récompenses d'argent. Je dirai, en l'honneur de ceux qui livraient ainsi la cité, qu'ils n'en abandonnèrent pas absolument les intérêts municipaux. Il fut convenu qu'une ordonnance ou charte royale porterait : qu'il ne se ferait aucun autre exercice que de la religion catholique, apostolique et romaine, dans la ville et faubourgs de Paris, et dix lieues aux environs ; ladite ville serait remise, réintégrée, restituée en tous les anciens privilèges, droits, concessions, octrois, franchises, libertés et immunités qui lui avaient été accordés par les rois. La mémoire de tout ce qui s'était passé en la ville de Paris et aux environs lors de la réduction et depuis le commencement des troubles serait éteinte et assoupie, tant en la prise des armes, entreprises des villes, forcements d'icelles, châteaux, maisons et forteresses, prise de toute espèce de deniers, et généralement tous autres actes d'hostilités ; les arrêts, commissions, décrets, sentences, jugements, contrats donnés entre personnes du même parti en la prévôté et vicomte, sortiraient leur effet ; on ne ferait aucune recherche des exécutions à mort faites par autorité de justice ou par droit de guerre. Relativement aux saisies faites sur les biens, héritages, rentes et revenus desdits habitants, tous ceux qui feraient soumission en seraient quittes, et lesdites saisies demeureraient nulles ; tous les habitants qui sortiraient de la ville sous passeport royal, pour se retirer en autres lieux, jouiraient de leurs biens, sans qu'ils y soient troublés ni molestés.

Il ne s'agissait plus que d'exécuter l'entreprise en silence sans éveiller les soupçons du peuple, depuis les trêves accordées entre la ville et le roi de Navarre, les communications entre les deux armées étaient entières et libres ; on se voyait à Meaux, à Saint-Denis ; les négociations pouvaient se conduire sans qu'elles fussent remarquées des halles et des magistrats qui défendaient leurs intérêts. Le 21 mars, dans la soirée, Brissac assemble les colonels et capitaines de quartiers dans la maison du prévôt des marchands ; ils règlent ensemble des dispositions de l'entreprise : tout avait été conduit de longue main et se trouvait prêt pour l'exécution. Le 22 mars, à deux heures du matin, c'est-à-dire au milieu de profondes ténèbres, les troupes royales se présentèrent aux portes de Paris ; Brissac va les reconnaître en personne, et les introduit lui-même dans l'enceinte de la grande cité ; là elles se forment en bataille et se rendent successivement maîtresses des places et des points les plus importants. Un corps-de-garde espagnol essaya la résistance, il fut entièrement massacré. Ces dispositions prises, Henri, à la tête de sa noblesse, pénétra dans la ville. Ledict jour, au temps de l'équinoxe printanier, lorsque le soleil estoit au premier degré du signe d'Aries, à la première heure du jour, le roy, vraiment martial, accompagné de ses troupes, qui estoient composées d'environ quatre mille hommes tant de cheval que de pied, vint de Sainct-Denis aux environs de Paris, et luy fut rapporté que les portes Neuve, Sainct-Honoré et Sainct-Denis estoient ouvertes ; que à la première estoit le sieur comte de Brissac et le sieur Forçais, sergent-major de la ville ; à la seconde, estoit l'eschevin Néret avec ses enfants, et à la troisième, le sieur Langlois, et furent ces trois portes en mesme temps livrées à sa majesté, qui entra glorieusement en la ville par la mesme porte, par laquelle six ans auparavant, le 13 may 1588, lendemain des barricades, on avoit vu tristement sortir son prédécesseur. Et le roy estant entré, donna son escharpe blanche au sieur de Brissac, qu'il honora en l'accolant du titre de mareschal de France. Le conseil de ville consigna aussi dans ses registres toutes les circonstances de l'entrée de Henri IV à Paris : L'an de grâce 1594, le mardy 22e jour de mars, sur les cinq heures du matin, MM. les prevost des marchands et eschevins de ceste ville de Paris, désirant faire cognoistre au roy nostre souverain seigneur, l'obéissance que son peuple vouloit luy porter et continuer, luy firent ouverture des portes de ceste ville pour le recevoir et les autres seigneurs de sa cour ; et pour cet effet, M. Lhuillier, prevost des marchands, assisté de M. le comte de Brissac, se trouvèrent à la Porte-Neuve pour recevoir sa majesté ; et par icelle entra en ceste ville, et fut menée et conduite en son chasteau du Louvre. La réduction de ceste ville en l'obéissance de sa majesté fut si douce et si gracieuse et avec tant de contentement, que nul des bourgeois ne se trouva offensé en sa personne ny en ses biens, et toute la journée se passa en actions de grâces de tant de félicités inespérées, et le soir furent faicts feux de joye en signe d'allégresse.

La relation officielle du conseil municipal de Paris cherchait à déguiser les faits, à transformer en une réception d'enthousiasme une trahison de nuit : ce n'était pas une entrée publique, excitant les joyeux transports, telle que la peinture Ta depuis reproduite ; mais une sorte de surprise militaire amenée par une transaction municipale. Dans des gravures publiées quelques jours après l'événement, et qui devaient naturellement se ressentir des véritables impressions de la victoire, on représente Henri de Navarre armé de toutes pièces, la dague au côté. Il est entoure d'une mer de têtes pressées sous le casque. Les lansquenets ont la pique en main ou l'arquebuse sur l'épaule ; à droite et à gauche marchent en éclaireurs de vieux arquebusiers, à l'œil farouche, au teint basané ; ils font feu sur des habitants qui fuient ou se précipitent dans la rivière. Il n'y a point foule de peuple, mais des hommes d'armes qui se rangent autour de leur chef et le protègent.

La trahison de Brissac et des échevins excita des rameurs populaires dans la ville de Paris. Il y eut trois opinions bien différentes sur leur compte : d'abord la masse du peuple, les halles qui les appelèrent vendeurs de villes, mauvais traîtres, lesquels pour de l'argent avaient abandonné leur foi, comme Judas avait livré Jésus ; les gentilshommes royalistes, au service du roi de Navarre, qui virent là un retour de Brissac aux lois de l'obéissance et de la fidélité féodale, un trait de loyauté de race et de blason ; enfin les politiques du parlement et de la bourgeoisie jugèrent que l'avènement du roi de Navarre était le seul moyen d'en finir avec les crises municipales qui agitaient le royaume ; et ceux-ci avaient raison. Après que le duc de Mayenne eut frappé le grand parti populaire, pour modérer le mouvement catholique et révolutionnaire, ce mouvement abâtardi devait aboutir à la restauration royale. Il n'y avait de salut que là, et l'avènement de Henri IV fut la suite des mesures violentes contre les chefs de la sainte-union ; car lorsqu'on ne veut pas des conséquences d'une révolution, on est forcé de retourner au principe tutélaire qui seul protège l'ordre et la paix des cités.

Henri de Navarre, maître de Paris, prenait possession du Louvre. Que devenait dès lors la cause espagnole et catholique de Philippe II ? où se réfugiaient les braves arquebusiers wallons et napolitains, naguère salués du peuple ? où allait désoi, mais se poser le siège de la ligue ? pouvait-on compter encore sur l'esprit et l'appui des provinces ? fallait-il désespérer de la cause pour laquelle on s'était arme ? quelle était la situation de don Diego d'Ibarra, du duc de Feria, de Taxis, qui naguère gouvernaient tout et dirigeaient les forces municipales ? Il y avait longtemps que les envoyés espagnols surveillaient avec inquiétude le mouvement qui se prononçait pour Henri IV. Un rapport spécial sur l'état des provinces unies en la sainte-ligue, demandé par Philippe II, se trouve encore aux archives de Simancas ; cette dépêche indique l'état do désespoir et de désordre où se trouvaient les principaux éléments de l'union catholique depuis la prise de Meaux. Tout est compromis actuellement ; Meaux s'est rendu, écrit l'agent secret. A quelques jours de là, M. de La Chastre se trouvant aussi à Paris, M. de Mayenne l'appela en pleine assemblée, du conseil de messeigneurs le légat, du duc de Feria et autres ministres de vostre majesté. La Chastre n'estoit pas moins soupçonné que Vitry. Malgré le grand bruit que fit M. de La Chastre sur le tort que l'on avoit de soupçonner sa fidélité, M. de Mayenne, qui déjà avoit esté trompé par Vitry, son beau fils, l'eust faict arrester ; mais M. de Guise, qui l'aimoit beaucoup, intercéda malheureusement pour luy. En effet, estant arrivé à Orléans, M. de La Chastre s'empressa de conclure une tresve, pour s'attirer, par cet acte de douceur, les bonnes grâces des habitans. M. de Mayenne en estant instruit, luy en escrivit de vifs reproches ; mais l'autre, sans doute pour se moquer, luy respondit que c'estoit pour faciliter les vendanges. On vit bientost sa fourberie, car, moyennant soixante mille escus et la promesse du baston de maréchal de France, le gouvernement d'Orléans et celuy de la province de Berry pour son fils, il rendit la ville. Ensuite le premier il parcourut les rues, en criant vive le roi ! M. de Villars, gouverneur de Rouen et du Havre-de-Grâce, a bien escrit ses protestations de fidélité au duc de Mayenne, mais il n'y faut pas compter beaucoup. À Arles, les politiques ont fait mettre deux catholiques en prison, et fait crier vive le roy par la ville ; mais le lendemain, à l'exhortation d'un prédicateur, nommé Levigier, ils ont esté chassés par le peuple. Deux consuls politiques ont esté pendus avec quelques-uns de leurs partisans, et la ville est aujourd'hui plus sûre que jamais. Les habitans de Marseille sont sortis avec de l'artillerie pour battre la tour de Bouc, port de mer à cinq lieues de la ville. M. de Carces s'en est emparé. Toulouse est plus que jamais assurée au service de vostre majesté, comme l'indique l'arrest de la cour de son parlement. Poitiers, dont M. d'Elbeuf est gouverneur, est toujours en notre pouvoir par la présence de d'Aultan qui y est fort aimé, et assuré de la noblesse du pays et du peuple. Nulle place importante en Guyenne n'a esté perdue. Dieu merci, par le marquis de Villars.

Cette dépêche était écrite quelques jours avant l'entrée de Henri IV à Paris, et semblait prévoir cet événement décisif : Paris était, en effet, au pouvoir du Béarnais, les Espagnols avaient quitté la ville. A peine don Diego d'Ibarra, commandant la garnison capitulée, avait atteint Laon, qu'il s'empresse d'écrire au roi son maître la plus importante et la plus curieuse des relations : Sire, vostre majesté aura vu, par la lettre que je luy ay adressée le 21 de ce mois, que j'avois fixé toute mon attention sur ces renforts de troupes au service du prince de Béarn, lesquelles se montroient dans les environs de Paris. En ayant prévenu le comte de Brissac, celui-cy me respondit qu'il n'y avoit rien à craindre sur ce point, que je pouvois venir luy parler moi-mesme, si je le desirois. Pour une affaire aussi importante, je n'y manquai pas : J'ay reçu ce matin, me dit le comte en m'apercevant, une lettre du duc de Mayenne, qui m'apprend que te duc de Guise s'avance sur Paris avec de l'infanterie, par la route de Senlis : il a en outre deux cents chevaux et une forte somme d'argent pour la solde de la garnison françoise. J'ay envoyé à leur rencontre, deux régimens francois sous les ordres du commandant Jacques ; c'est là sans doute la cause de ce mouvement d'infanterie dans les environs. Soyez sans inquiétude.

Cependant comme je vis qu'il n'avoit monstre la prétendue lettre du duc de Mayenne ny au duc de Feria, ni au légat , ny à moy-mesme ; comme il avoit tenu la Porte-Neuve ouverte tout le jour précédent, sous le prétexte bannal de la commodité des militaires et des bourgeois ; enfin, comme il avoit fait placer deux cents Allemands de garde à cette porte, je crus ne devoir pas me rendre à ces apparences de sécurité. Aussitost je fis prévenir le duc de Feria et le légat de ce qui se passoit, j'avertis également les commandans militaires des troupes de vostre majesté, et quelques bons catholiques que je rencontrai, dé faire vigilante garde. Pour moy, depuis dix heures du soir jusqu'à trois heures du malin, j'allois et venois de la porte Sainct-Honoré à la porte Sainct-Anthoine. Bientost je m'avançai vers la Porte-Neuve ; et que vostre majesté juge de ma surprise, quand je la trouvai gardée par quinze ou vingt bourgeois seulement. C'estoit vers le matin : tout à coup assez loin de moy, je vis passer le gouverneur, suivi de plusieurs gentilshommes à cheval portant des torches, puis les deux cents Allemands et beaucoup de François. Je leur envoyai dire de quelle manière la Porte-Neuve estoit gardée, et s'ils désiroient que j'y fisse placer des troupes espagnoles. Le comte de Brissac me fit respondre que c'estoit par négligence sans doute que l'on n'y avoit pas encore placé les Allemands ; mais qu'il les avoit avec luy, et qu'il alloit rester là en personne. Vers les trois heures, quelques-uns de ceux qui estoient de ronde avec moy entendirent dehors un certain bruict d'armes et de soldats, bien que peu de troupes dussent estre dans la campagne aux environs. Je jugeai à propos alors d'envoyer cent gardes wallonnes vers la porte Sainct-Denis, en leur recommandant, si elles rencontroient le gouverneur M. de Brissac, de se partager en deux troupes et de faire semblant d'estre de ronde ; puis, de s'introduire dans le corps-de-garde des Espagnols pour le renforcer, et parer ainsi à tout futur événement. Je courus ensuite à la maison du duc de Feria pour voir dans quel estat se trouvoit sa garde, qui estoit composée de Napolitains. Là je hastai le départ de la ronde qui avoit este ordonnée la veille pour le matin. Il estoit quatre heures, lorsque, en passant près de la muraille, j'entendis un grand bruict vers la porte Sainct-Denis ; j'ordonnai au commandant Legoretta de s'y porter ou d'y envoyer un capitaine avec cinquante soldais, Celui-cy me fit respondre qu'il se passoit sans doute quelque chose d'extraordinaire sur ce point ; que cinquante hommes ne suffiroient pas pour repousser les gardes nombreuses qui l'occupoient ; que déjà deux fois elles avoient empesché les rondes espagnoles de passer, en disant que puisque les François gardoient ce poste, les Espagnols n'avoient point de ronde à y faire. Au moment où je me rendois au quartier le plus voisin pour chercher des renforts, je rencontre un sergent napolitain tout effaré, qui me dict : Le prince de Béarn est maistre de la porte Neuve avec six cents hommes ; trois mille hommes le suivent avec de l'artillerie ; c'est le gouverneur et les François qu'il a avec luy qui ont livré l'entrée ; la garde du duc de Feria a esté égorgée. Cependant je cherche tous les moyens pour arriver jusqu'au duc, afin de nous joindre à luy ; mais déjà tous les postes, toutes les avenues étoient occupés par l'ennemy ; c'estoit comme par enchantement. Deux pièces d'artillerie, la bouche tournée vers la ville, estoient près de la muraille, gardées par des soldats ennemis. Vainement encore je cherchai à faire avertir les Napolitains qui estoient de Taustre costé de la rivière, de venir nous joindre ; tous les Wallons que je leur expédiai furent pris ou tués, car la porte Sainct-Denis étant également occupée, toute communication devenoit impossible. J'essayai encore de faire avertir le capitaine qui estoit à ceste derniète porte, de se retirer avec son monde vers nostre quartier ; j'avois résolu de m'y desfendre, quoique nostre petit nombre et les communications interceptées rendissent la lutte impossible. Sur ces entrefaites arriva un cavalier qui m'apportoit, de la part du comte de Brissac, la nouvelle de la paix conclue avec le duc de Mayenne, qui cédoit Paris au prince de Béarn.

Le gouverneur m'engageoit à ne point tenter une résistance inutile. A ce message succédèrent instantanément deux autres cavaliers du prince de Béarn, avec une lettre qu'il m'adressoit, et dont la copie est cy-jointe[15]. Je ne voulus point la recevoir. Ces deux officiers, après m'en avoir manifesté leur estonnement, me dirent de vive voix ce qu'elle contenoit : Je ne suis icy, ainsi que les soldats de sa majesté catholique, ay-je respondu, que pour le service de la saincte-union : si c'est elle et le gouverneur qui ont rendu la ville au prince de Béarn, nous ne saurions l'empescher ; mais il nous faut, avant tout, recevoir des nouvelles et des communications du duc de Feria. Jusqu'à nouvelle ordre et jusqu'à ce que nous partions, si cela est ainsi résolu, nous resterons dans nos quartiers avec armes et bagages ; j'y engage ma parole.

L'ordre de marche fut ainsi donné : les Napolitains se portèrent en avant-garde à la porte Sainct-Denys ; au corps de bataille les Espagnols, le duc de Feria, et moy ; enfin en arrière-garde, les troupes wallonnes. Nous sortismes enseignes déployées, tambours battans, et sans avoir l'air de désespérer de nostre cause[16]. Bien que le prince de Béarn se fust placé à une fenestre de la porte Sainct-Denys, l'ordre fut donné de ne le pas saluer avec les étendards. Ainsi que doit l'avoir escrit le duc de Feria, des commissaires nous accompagnèrent tant que nous fusmes sur les terres des ennemis. Mieux instruit aujourd'huy, je sçais que les Allemands n'ont point trahi ; ils furent trompés. Le prince de Béarn escrivit également au légat à peu près dans les mesmes termes qu'à moy, luy offrant de le faire partir avec les mesmes facilités et en mesme temps que nous. Le légat fit respondre qu'il luy estoit impossible de partir aussi promptement. Nous avons vu hier le duc de Mayenne ; il a paru profondément affecté de la perte de Paris. Il s'est défendu de toute participation à un accommodement avec le Béarnois, mais comme nous l'avons vu changer d'attitude et fléchir à chaque événement nouveau, il est bien à craindre que ce dernier échec ne vienne encore l'affoiblir dans ses résolutions. Le duc sort de chez le duc de Feria, et vient de nous dire qu'il avoit instruit vostre majesté de ses intentions, et qu'elle ne tenoit pour fort satisfaicte. Ayant vainement cherché à le faire expliquer, le duc de Feria et moy luy avons donné les meilleurs conseils que nous avons pu : nous l'avons engagé à agir réellement, à laisser tous ces vains discours, toutes ces ,négociations comme inutiles ou plustost préjudiciables à la cause ; nous luy avons rappelé qu'il fut un temps où il se montroit plus zélé et plus ardent.... L'avons-nous persuadé ? je ne veux pas l'affirmer ; cependant je prie Dieu de me tromper[17].

Ibarra avait été l'homme actif, le chef militaire ; on ne pouvait l'accuser d'avoir manqué d'énergie ; l'événement l'avait surpris : partout où le danger s'était montré, partout don Diego s'était porté en toute hâte. Il avait fallu la duplicité du comte de Brissac pour tromper l'intelligent capitaine des vieux arquebusiers. Qu'avait donc fait le duc de Feria, le négociateur ? avait-il été plus habile et mieux inspire ? La surprise de Paris l'avait frappé tout aussi bien que don Diego :il se hâtait d'adresser une autre dépêche à Philippe II son maître : Sire, ce que je prévoyois est arrivé le 22 à quatre heures du matin. Il est clair aujourd'hui que ce coup a été concerté entre M. de Belin qui, comme vostre majesté le scait, avoit esté gouverneur de Paris, Sainct-Quentin qui servoit dans les gardes wallonnes en garnison à Paris, enfin le comte de Brissac, gouverneur de la ville, lequel, par l'intermédiaire de M. de Sainct-Luc, son parent, s'est entendu avec le Béarnois. Dans la seule conférence qui eut lieu, il fut convenu que ce seroit le 22 mars au matin. Pour ôter tout soupçon, le gouverneur avoit fait ouvrir toute la journée précédente la porte Neuve. Un sous-lieutenant des Napolitains[18], qui étoit de garde dans mon hôtel, m'en avertit vers les sept heures du soir, en rejetant cette faute sur le compte du gouverneur. Aussitost j'envoie à ce dernier ce même sous-lieutenant, afin qu'on remédiast promptement au danger. M. de Brissac me fait répondre que cela n'avoit aucun inconvénient ; que ce n'étoit que pour la commodité des troupes et des bourgeois qui alloient et venoient pour leur service et leurs travaux, et que d'ailleurs les soldats de garde à cette porte étoient prévenus de veiller avec soin. De son côté, don Diego de Ibarra, en ayant parlé au gouverneur, celui-ci lui répondit qu'il avoit reçu dans la matinée une lettre du duc de Mayenne, qui lui annonçoit l'arrivée, par la route de Senlis, du duc de Guise avec quelque infanterie, deux cents chevaux et de l'argent pour la solde de la garnison françoise ; qu'il avoit envoyé deux régiments françois à la rencontre du duc, et que ce devoit être là la cause de cette réunion de troupes que l'on entendoit dans les faux-bourgs. Vers le matin, le comte de Brissac, ayant fait lui-même la ronde, ouvrit deux portes au prince de Béarn, et plaça à ces portes toutes ses troupes, qui consistoient en deux mille cinq cents hommes d'infanterie et treize cents chevaux. Il s'empara ensuite de toutes les avenues et postes principaux de Paris sans éprouver la moindre résistance ; car le gouverneur et les politiques avoient assuré aux catholiques qu'ils veilleroient assidûment. Je n'étois moi-même gardé que par cinquante Napolitains, et dans mon hôtel, qui touchoit à la porte par où entroit le Béamois. Aussitost que ce prince eut pénétré dans la ville, il envoya ces paroles à D. Diego de Ibarra, qui étoit dans le quartier des Espagnols : Je suis entré dans Paris par la volonté des habitants[19], qui m'ont appelé comme leur roy. La paix est faicte avec le duc de Mayenne ; et moi Henry, roy de France, je vous le fais sçavoir : il est inutile d'opposer aucune résistance, car je ne veux faire la guerre à personne, et ne demande que ce qui m'appartient[20]. J'envoyai mon sous lieutenant au comte de Brissac qui, sans l'entendre, le fit approcher du Béarnois. Alors ce prince répéta à mon envoyé ce qu'il avoit fait dire à Ibarra : La paix est faicte, dit-il ; j'ay esté appelé à Paris par le gouverneur, le parlement, le prevost des marchands et les échevins. Comme roy, je ne demande poinct la guerre, mais la paix. Assurez à l'ambassadeur que ny luy, ny ceux de sa nation, n'esprouveront aucune vengeance, aucune insulte : il peut sortir librement ; je lui en donne ma parole.

Cependant je me trouvois isolé avec mes cinquante hommes de garde, et dans l'impossibilité de me réunir à don Diego de Ibarra : que pouvois-je faire, voyant que tout étoit perdu ? J'acceptai les condictions que l'on m'imposoit, de respondre sur ma parole qu'aucun des soldats de vostre majesté, alors dans la ville, ne chercheroit à se desfendre et ne quitteroit son poste. Ma response ayant esté reçue, le Béamois m'envoya le mareschal de Matignon qui, après m'avoir répété les assurances données ci-dessus, me pria, de la part de son roy (je répète les paroles qu'il m'adressa), de sortir de Paris dans le plus bref délai possible avec les troupes de vostre majesté. Si vous ne le pouvez pas vous-mesme, ajouta le mareschal, il vous est loisible de demeurer de vostre personne, jusqu'à ce que vos dispositions soient faictes ; vous y serez en sûreté comme dans une ville d'Espagne. Nous fîmes respondre an Béarnois que nous sortirions ce jour-là sans faute, et que l'on eust à nous envoyer le laissez-passer escrit de la main du prince de Béarn. Après avoir eschangé quelques paroles de courtoisie, j'expédiai l'ordre de se mettre en route aux troupes de vostre majesté, soit dans leurs quartiers, soit dans leurs corps-de-garde. Depuis le matin, elles estoient restées en bataille, enseignes déployées, dans le plus bel ordre possible ; le prince de Béarn nous envoya encore des passeports. Toutes les troupes françoises estant rangées en bataille, nous sortismes donc à deux heures de relevée en rangs serrés, enseignes déployées et tambours battans. Les Italiens estoient en teste ; tout de suite après venoient les Espagnols, au milieu desquels j'estois à cheval avec tous les sujets de vostre majesté. Les gardes wallonnes marchoient autour de moi. Le prince de Béarn estoit à une fenestre, sur la porte Sainct Denis par laquelle nous sortismes. Il estoit habillé en gris clair, avec un chapeau noir surmonté d'une grande plume Manche ; nos estendards qui, ainsi que je l'ai dit, marchoient desployés, ne lui rendirent aucun honneur en passant.

Le troisième envoyé. Taxis, n'était point à Paris lors de la prise de la capitale ligueuse ; il avait suivi le duc de Mayenne à Bruxelles, alors que le chef de l'union allait se concerter avec l'archiduc en Belgique. Sa dépêche a ceci de curieux qu'elle donne l'impression profonde que fit cet événement sur l'esprit du lieutenant-général du royaume. Je doute que Paris, écrit Taxis, soit tout à fait perdu ; car il ne tardera pas à se repentir de ce qu'il a fait. L'archiduc ayant envoyé la nouvelle de cet événement au duc de Mayenne, celui-ci est entré dans un violent accès de colère : Je n'en continuerai pas moins la guerre, s'est-il escrié. Aussitost il m'a fait demander si vostre majesté tiendroit toujours sa parole, par rapport au secours promis. — Mais c'est un feu follet qui s'éteindra bientôt. — Quant à Rosne, je serai plus assuré de sa résolution ; il m'a fait savoir, d'ailleurs, de la part des ducs d'Aumale, de Guise, de Saint-Pol et de l'amiral Villars, que la prise de Paris ne changeoit rien à leur zèle pour le service de vostre majesté, à laquelle ils sont dévoués comme auparavant. Un bruit a couru que le Béarnois avoit surpris Paris avec le consentement tacite du duc de Mayenne ; ceci seroit au moins en contradiction avec les bons escus que Henry à donnés à Brissac comme au principal auteur de son succès[21]. Je sais bien que le duc n'auroit pas mieux demandé que d'entrer en accommodement avec le prince de Béarn ; mais il ne l'eust jamais fait, je crois, sans l'intervention de sa sainteté et de vostre majesté.

En lisant attentivement les dépêches des trois agents espagnols, on aperçoit qu'il domine dans toutes un besoin de se justifier du grand événement qui brisait, en un seul coup, toutes les espérances de la ligue. La prise de Paris privait la sainte-union d'un centre commun, du point militaire et politique qui étendait ses forces sur toutes les provinces ; Dans l'organisation communale du seizième siècle, chacune de ces provinces avait sans doute sa propre capitale, vénérable par son antiquité et ses privilèges , avec parlement, cathédrale, official, cour des comptes et des aides ; mais Paris était depuis deux siècles la résidence des rois, le siège de la belle et mellifiante université, de la sacro-sainte Sorbonne ; là étaient les nombreux prédicateurs, les paroisses zélées, les corporations armées de plusieurs milliers de bras : où désormais te conseil de l'union pourrait-il se rallier ? quelle ville donnerait l'impulsion et le mouvement à la puissante force catholique ?

 

 

 



[1] Archives de Simancas, cot. B 75 206/17.

[2] Esta bien la placita de Bayona.

[3] Extrait des Registres du parlement, 3 janvier 1594. — Mss. de Baluze, vol. in-fol. cot. 8675 E.

[4] Registre de l'hôtel-de-ville. Tome XIII.

[5] Archives de Simancas, cot. B 8518. — Janvier 1594.

[6] Archives de Simancas, col. B 75165. — 1er novembre 1593.

[7] De fundo de la faltriquera.

[8] Con mucha sciencia.

[9] Hai harto que ver si es verdad todo aquello alli es.

[10] Hombres fideles y bien industriados.

[11] Hablaremos mas a la larga desta importante platica.

[12] Ces mots sont soulignés, et font allusion sans doute à une circonstance qui favorisa la prise de pouvoir de M. le duc de Mayenne.

[13] Avis du sieur Duplessis-Mornay au roi Henri IV, 1593. — Mss. de Colbert, vol. cot. 11.

[14] Voilà le véritable bienfait de Henri IV ; l'approche des farines était une ruse de guerre pour s'emparer d'une porte.

[15] Archives de Simancas, cot. B 79222.

[16] Y vaga se sin dexar nostra cosa.

[17] Pero quiero dios que engane. Laon, 28 mars 1594. — D. Diego de Ibarra à Philippe II, roi d'Espagne. Archives de Simancas, cot. B 79.

[18] Un alferez de los Napolitanos.

[19] Con voluntad de los avitantes.

[20] Que le avian llamado como a su rey.

[21] Lo qual tiene contradicion de los muchos Os que el Bearne dio a Brissot como a principal autor.