FRANÇOIS Ier ET LA RENAISSANCE. 1515-1547

 

TOME PREMIER

PAR JEAN-BAPTISTE CAPEFIGUE.

PARIS - AMYOT ÉDITEUR - 1845

 

 

PRÉFACE.

CHAPITRE PREMIER. — LA SOCIÉTÉ AU XVe SIÈCLE.

CHAPITRE II. — LES ÉTATS DE L'EUROPE À L'AVÈNEMENT DE FRANÇOIS Ier.

CHAPITRE III. — LA FRANCE, LES PRINCES ET LES INTÉRÊTS CONTEMPORAINS, À L'AVÈNEMENT DE FRANÇOIS Ier.

CHAPITRE IV. — AVÈNEMENT DE FRANÇOIS Ier.

CHAPITRE V. — NÉGOCIATIONS DIPLOMATIQUES DE L'AVÈNEMENT.

CHAPITRE VI. — FRANÇOIS Ier EN ITALIE. BATAILLE DE MARIGNANO.

CHAPITRE VII. — ÉTATS DES SCIENCES ET DES LETTRES EN ITALIE, LORS DU PASSAGE DE FRANÇOIS Ier.

CHAPITRE VIII. — NÉGOCIATIONS EN ITALIE, LE CONCORDAT DE LÉON X.

CHAPITRE IX. — NÉGOCIATIONS ET GUERRE JUSQU'À LA SUCCESSION DE L'EMPIRE.

CHAPITRE X. — LA COURONNE IMPÉRIALE, ÉLÉVATION DE CHARLES-QUINT.

CHAPITRE XI. — SITUATION DE L'EUROPE AU MOMENT OÙ COMMENCE LA GRANDE GUERRE DE CHARLES-QUINT ET DE FRANÇOIS Ier.

 

PRÉFACE.

Le règne de François Ier et l'époque non moins splendide de la Renaissance sont inséparables dans l'esprit des artistes comme dans les recherches de l'érudit. La peinture a plus d'une fois reproduit le noble spectacle du roi de France pressant les mains mourantes de Léonard de Vinci ; et Léon X ferma les yeux à Raphaël d'Urbin dans cette chambre funèbre où peuple, pontife et cardinaux se pressaient autour du grand artiste.

C'est qu'il y eut à cette époque un enthousiasme difficile à décrire, un entraînement vers les arts que nul travail historique ne peut rendre. A côté de ce tableau, il n'y a qu'une ombre : la Réforme de Luther, froide et dogmatique, se résumant en petites thèses d'érudit, en commentaires de scoliaste ; l'art reste catholique, et il faut se souvenir que les indulgences qui soulevèrent la prédication luthérienne, étaient destinées à la construction d'un chef-d'œuvre d'art, Saint-Pierre de Rome.

Dans le règne de François Ier il y a plusieurs aspects ; la politique du XVIe siècle s'y révèle d'abord dans sa lutte avec Charles-Quint ; François Ier, c'est le débris du moyen âge ; c'est la chevalerie, ou l'esprit de conquête à coup de lance et d'épée (que maudits soient les arquebuses, coulevrines et fauconneaux !) Charles-Quint, c'est la politique rationnelle, admirable dans ses prévoyances, forte dans ses conceptions, et visant pour ainsi dire à l'unité réalisée une seule fois dans notre histoire par la grande image de Charlemagne. La lutte est vive, profonde, continue : entre ces deux caractères, il n'y a pas de paix absolue ; tout est trêve ; à Pavie, François Ier, foulé aux pieds des chevaux, captif à Madrid, néanmoins se relève encore pour combattre son puissant adversaire.

Au point de vue philosophique, c'est la lutte de la Réforme contre l'Eglise catholique ; s'il y a plus d'une tentative de conciliation essayée par Erasme, Œcolampade, Mélanchthon, l'unité ne peut être rétablie. Et qu'on ne dise plus que c'est ici le triomphe de la liberté contre le despotisme, de la philosophie sur la croyance ; Luther est bien plus profondément esclave des textes, bien plus servile explicateur de l'Ancien et du Nouveau Testament que les docteurs catholiques. Il y a un admirable aspect sous lequel il faut envisager le concile de Trente : c'est le service qu'il rendit à la science et à la philosophie sous l'impulsion des hautes intelligences, des immenses érudits que le catholicisme envoya dans cette grande assemblée. Je ne sache pas d'histoire plus belle à faire que celle de ce concile, et s'il ne triompha pas d'une manière absolue, c'est que Luther avait déchaîné contre l'Eglise les passions charnelles des princes. Aux électeurs il avait dit : Vous pouvez prendre plusieurs femmes ; la bigamie n'est pas défendue. Au roi d'Angleterre il avait dit ; Vous pouvez répudier Catherine d'Aragon pour choisir une épouse plus jeune selon votre caprice, et cette jeune femme montera plus tard sur l'échafaud. Aux barons il avait dit : Pillez les monastères et videz la coupe des festins dans les vieux réfectoires sur les débris des saints mutilés. La Réforme fut le déchaînement des sens contre la pensée morale ; et ceci n'est pas la liberté.

En ce qui touche les arts, le catholicisme est comme un magnifique coloris qui se reflète sur toute la Renaissance ; c'est la Vierge pure et chaste reproduite dans les images divines de Raphaël ; c'est le Jugement dernier de Michel Ange, les dômes de Milan, la Chartreuse de Pavie. Tandis que les luthériens iconoclastes brisent les statues, pillent et brûlent les monastères, les papes protègent les artistes ; ils font ciseler des coupes par Benvenuto Cellini, ils couvrent les murailles des fresques du Tintoret, du Guerchin, de Léonard de Vinci et de Raphaël : bas-reliefs, tableaux admirables. Christ expirant sur la croix, assomption de la Vierge, sainte Cène de Jésus, basiliques, coupoles, tout est l'œuvre du catholicisme ; et voilà pourquoi les artistes au cœur noble, à l'imagination brûlante, deviennent croyants et s'agenouillent devant cette Rome, la source de tout coloris, de toute œuvre de génie.

L'écueil de tout livre sur le XVIe siècle serai je le crains, de heurter les opinions admises. On a écrit jusqu'ici dans certaines formules consacrées, sur les bienfaits de la réforme, et ces choses-là sont enseignées avec un parti pris de ne pas céder même devant les monuments contemporains. Toutefois un caractère marquera d'une certaine magnificence la jeune génération qui s'élève, c'est que malgré l'éducation que lui imposent forcément les écrivains un peu surannés de l'école du XVIIIe siècle, elle écoute tout, juge tout, avec une sérénité de conscience, une impartialité de conviction qui ne se forme aucun jugement à priori. C'est parce que je rends à cette génération une pleine et entière justice, que je vais aborder pour la seconde fois ce XVIe siècle que j'avais jugé sous le point de vue religieux et philosophique dans mon travail sur la Réforme et la Ligue ; je touche dans ce nouveau livre les deux vastes questions de la Renaissance et du règne de François Ier.

Avant tout, il est important de bien définir les mots : y a-t-il eu une seule époque de renaissance, et les ténèbres ont-elles jeté un voile absolu sur l'Europe chrétienne jusqu'au XVIe siècle ? L'opinion que tout s'est révélé avec la réforme, a été soutenue par les écrivains sceptiques tels que Robertson et Roscoë : lorsqu'ils ont décrit cette période, ont-ils compris et jugé exactement le moyen âge ? L'erreur capitale de Robertson surtout, a été de flétrir par un même dédain tout le temps qui s'écoula du Bas-Empire jusqu'à Luther, et de comprendre sept siècles sous un même anathème de barbarie. D'après quelques passages de chartes recueillis pêle-mêle dans Du Cange, Robertson a peint la société du moyen âge sous une couleur uniforme, pour en conclure que là lumière n'était apparue qu'avec le protestantisme.

Ce point de vue est radicalement faux ; il y a eu dans le moyen âge des temps lumineuse et des époques de ténèbres comme toujours, et l'on pourrait y compter jusqu'à trois grandes civilisations : celle qui fut tentée sous l'empire de Charlemagne ; puis, les deux belles périodes des XIIIe et XVe siècles. La plus magnifique de toutes ces époques, c'est la rénovation artistique qui produisit tant de merveilles, les cathédrales, les poèmes de chevalerie, toutes choses que nous admirons encore comme des perles précieuses dans notre histoire. Il ne faut pas ainsi jeter anathème, et parce que quelques chartes, après les ravages des Normands et des Huns, constatent l'état lugubre et fatal d'une génération, on ne doit pas conclure que le siècle des tournois, de la chevalerie, que le temps des communes de Flandre et des écrivains tels que Froissart, fut une époque barbare que la Réforme et la Renaissance sont venues grandir et purifier.

Ces préjugés, je me propose de les combattre, surtout par un genre de documents dédaignés par les historiens, et que je place toujours au-dessus de tous les autres dans mes travaux ; je veux parler des pièces, chartes, autographes émanés des princes, des papes, ou les dépêches des hommes politiques qui prirent tant de part aux luttes de ce temps. Jusqu'ici on s'est exclusivement servi des Mémoires et des histoires toutes faites, tels que les Annales de Paul Jove, l'historien politique (un peu corrompu comme son temps), puis des remarquables écrits de Guichardin et de Machiavel ; par ce moyen on s'est dispensé de beaucoup de lectures et de beaucoup de peines, et surtout de recourir aux sources. A l'aide des Espagnols Sandoval et Vera, on pourrait également retracer sans peine le règne de Charles-Quint.

Il y a surtout Leti, le vieillard érudit qui, à soixante-dix ans, entreprend l'histoire du grand empereur ; œuvre, comme il le dit lui-même, d'un corps qui est presque hors du monde et peut disparaître à tout moment. Aussi, ajoute-t-il, je ne me crois plus obligé de suivre la maxime qu'en écrivant on doit garder des ménagements et des mesures. » Je place Leti bien au-dessus de Robertson, l'historien dogmatiseur, justement tombé en discrédit en Angleterre comme Hume et Smollett. Avec ces travaux seuls, il est facile d'accomplir un travail vulgaire sur le XVIe siècle. Parlerai-je de M. Gaillard, esprit si médiocre, pauvre homme si tiraillé dans son érudition, beau diseur, ma foi, de lieux communs, humanitaires ? M. Gaillard est philosophe, mais avec cela il est historiographe du roi et pensionné, ce qui le met à une torture épouvantable quand il veut écrire un fait ou porter un jugement. Admirateur de Voltaire, comme lui il voudrait faire du scepticisme, mais il a besoin de ménager la cour, les grands, le clergé, de sorte que ses volumes si enflés ne contiennent rien que quelques réflexions boursouflées dans le beau style du temps.

L'objet du présent livre n'est que de placer en présence des lecteurs une série de documents originaux, de pièces authentiques, qui, je l'espère, pourront modifier les idées qu'on a jusqu'ici jetées sur François Ier, et en général sur le XVIe siècle. Ce travail a été fort simple ; il m'a suffi de prendre les grandes collections Dupuy, Béthune, Colbert, Fontanieu, et de rechercher là toutes les pièces originales que ces hommes patients et consciencieux ont recueillies ; et avec ces pièces, j'ai dû comparer les registres de l'hôtel de ville, les documents espagnols de Simancas, les archives d'Augsbourg, de Vienne, de Munich, de Venise, de Florence, Gênes et Milan ; de pénétrer aux grandes sources du Vatican, de manière qu'à l'aide de ces pièces on puisse rétablir l'histoire de François Ier et de la Renaissance ; non plus en empruntant les opinions de quelques Mémoires, mais avec les pièces officielles elles-mêmes. J'ai tenté d'accomplir ce que font les antiquaires pour restituer les monuments grecs ou égyptiens ; j'ai arraché les derniers fragments de pierre pour élever un édifice.

Que si les opinions que j'émets sur ces pièces ne sont pas exactes, comme les documents restent sous les yeux du lecteur, il lui sera toujours facile de s'en former d'autres. Qui pourrait s'en plaindre. Je n ai pas l'orgueil d'imposer mes œuvres aux générations futures. Ces générations viennent après nous pour nous juger, et de nos œuvres que restera-t-il ? les seuls documents du passé, et c'est seulement ce qui les fera vivre.

Certes, nul règne n a plus d'attraits pour l'imagination et l'étude que celui de François Ier ; je m'y suis livré avec une passion qui tient à mes goûts ; il n'est pas un lieu de bataille en Allemagne, en Italie que je n'aie parcouru, pas une ville que je n'aie saluée pour retrouver les traces de ce règne. Visitez Milan, Gênes, Venise, Rome, vous qui voulez connaître l'histoire du XVIe siècle, parcourez aussi l'Espagne, les archives de Séville et de Simancas, et vous serez émerveillé des points de vue nouveaux qui vous viendront à l'esprit avec les couleurs du temps. Combien de fois je me suis promené autour des murs de Pavie pour retrouver les traces de ces nobles chevaliers morts sous l'étendard de France. Et au moment où j'écris ces lignes, la vieille basilique de Santo-Michaelo (œuvre aussi antique que les ariens), sonne à plein glas pour un convoi funèbre que les pénitents mènent à travers ses rues tortueuses. Oh ! c'est bien encore ici la Pavie de Charlemagne, du roi Didier et des Lombards, avec sa belle université où les étudiants se pressent dans les galeries tapissées des tombeaux des maîtres en jurisprudence, médecine et arts libéraux ; c'est bien surtout la Pavie de François Ier lorsqu'il succomba et que le marquis de Lannoy vint lui demander son épée trempée de sang ennemi. Nobles et vieilles images soutenez-moi dans l'œuvre que je vais entreprendre.

 

Pavie, 20 juin 1844.