Il y a des époques dans l'histoire marquées par de terribles mouvements de peuples : tous remuent, s'agitent, se précipitent les uns sur les autres jusqu'à ce que de ce chaos sorte un ordre régulier et rajeuni. Ainsi furent les cinquième et sixième siècles. L'empire romain, démesurément agrandi depuis Auguste, Tibère et Dioclétien, s'était dissous sous les barbares. L'Occident voyait des races nouvelles prendre possession de son sol ; Rome, plusieurs fois saccagée, avait vu son patriciat dispersé, le polythéisme détruit, ses monuments ravagés[1]. Sur toutes ces ruines amoncelées s'était élevé un pouvoir qui, sans armée, sans glaive avait acquis tant de respect qu'il commandait à ces peuples et à ces rois. Aperçus d'un point de vue très-élevé, les papes étaient appelés à prendre la suprême puissance sur les âmes pour les contenir, les diriger. Nous allons suivre l'histoire de ce pouvoir dans ses rapports avec la nation des Francs. Avant même la conversion de Clovis, des leudes armés, appelés par les empereurs byzantins, avaient traversé l'Italie et Rome pour combattre les Lombards ; ils étaient encore païens. Sous Clovis, les papes s'adressent au roi des Francs et l'appellent cher fils en Jésus-Christ. Écrites sur les autels des basiliques, les bulles des papes étaient scellées de l'anneau de saint Pierre. De Rome partirent les premières missions pour convertir et apaiser les peuples : les hérésies d'Arius et de Pelage, un moment redoutables, n'avaient pu altérer la destinée de la papauté. Les papes avaient eu à lutter, dans Rome même, contre les débris du patriciat et des familles qui se disaient issues des sénateurs gardiens des temples païens : saint Jérôme en a conservé la liste. Ces traditions polythéistes étaient tellement enracinées à Rome qu'on les retrouve longtemps encore après le triomphe du christianisme. L'autorité des papes fut disputée par le patriciat[2], Rome cherchait à prendre une suprême influence chez les barbares, et parmi ces tribus intrépides, turbulentes, elle avait distingué les Francs. Ces rapports continus, réguliers des rois francs et des papes commencent à Grégoire Ier une des grandes intelligences du sixième siècle. Grégoire Ier, issu d'une famille patricienne, était préteur de la ville et par conséquent magistrat du peuple avant d'être le souverain pontife de l'Eglise. Le pape Pelage II l'avait nommé un des sept diacres de Rome. Génie actif et prodigieusement fort, Grégoire fut chargé longtemps des difficiles et continuelles négociations avec Constantinople ; il resta cinq années auprès de l'empereur, puis secrétaire de Pelage, le pape populaire, il fut élu pour son successeur i l'unanimité. Il existe de lui une lettre à l'empereur Maurice, dans laquelle il rejette loin de lai les honneurs de la papauté[3] : la vie d'études littéraires lai paraissait préférable, car Grégoire était à la fois philosophe, poète et musicien. Enfin, revêtu malgré lui des insignes pontificaux, Grégoire accepta la papauté dans les jours de péril : il fut le sauveur des habitants assiégés par les Lombards et appela l'aide des Francs au nom des Romains. Il envoya des missions dans les Gaules et en Angleterre, ses prières charmaient les peuples. Grégoire avait étudié, à Constantinople, la musique des hymnes et il en composait à l'usage des Francs qui aimaient le doux chant de Grégoire : astronome, il réglait le calendrier. A Rome étaient la science, les arts, la sculpture, la musique et surtout la morale, les exemples de chasteté, de douceur et de mansuétude. Cependant la grande alliance entre la nation des Francs austrasiens et neustriens par les papes ne fut accomplie que sous Pépin et Charlemagne. Depuis un siècle, la race des Francs connaissait l'empire byzantin et lui rendait une sorte d'hommage, comme à un soleil d'or qui jetait ses derniers rayons, selon l'expression de saint Grégoire. Sans doute il se révélait quelque chose de désordonné, de faible dans cette suite d'empereurs d'Orient découronnés du sixième au huitième siècle, mais la civilisation ne s'était pas tout entière effacée. L'empire au dehors, gardait la solennité de ses formules : quand on lit le livre des Dignités de l'Empire, écrit en lettre de pourpre par Constantin Porphyrogénète, on prend une haute idée de la puissance de l'empire d'Orient, même dans sa décadence[4]. Le luxe y rayonnait, les arts étaient cultivés, l'industrie florissante ; les monuments somptueux, la hiérarchie respectée. Éblouis par ce spectacle, les barbares victorieux sollicitaient, comme une faveur, le manteau du patriciat, ou la robe consulaire, tant il est vrai que même dans ses mauvais jours, un pouvoir antique garde longtemps son prestige ! Remarquons que lors de l'établissement des Francs sous Clovis, les empereurs qui s'étaient succédé à Byzance ne manquaient pas d'une certaine grandeur. Justinien, le premier, était le protecteur d'une haute école de jurisprudence, tandis que Bélisaire et l'eunuque Narsès chassaient les Vandales de l'Afrique et les Goths de l'Italie. Justinien éleva des villes, décora les basiliques et fit la dédicace de Sainte-Sophie. Constantinople eut pour amuser ses loisirs les luttes des cirques et des hippodromes, goût qui vient à toutes les civilisations épuisées ; quand l'esprit n'est plus dans l'homme, il se réfugie dans les choses matérielles. On voyait à Byzance des chevaux nourris dans des vases d'argent, des hippodromes grands comme des villes (avec des obélisques,des palais, des temples, des casernes et des jardins suspendus) ; le peuple était enivré à ce point de ce spectacle qu'il se faisait tuer pour disputer le prix aux vainqueurs. Les Byzantins portaient des vêtements de soie et des manteaux de pourpre traînant sur les mosaïques. Tel était l'aspect de l'empire d'Orient sous Justinien, un des esprits les plus élevés et dont on a fait un ingrat envers Bélisaire, légende du moyen âge. Bélisaire n'eut point les yeux crevés par la tyrannie de Justinien ; il put être disgracié pour grandir le pouvoir de Narsès l'eunuque, mais il ne demanda jamais l'obole i la charité et ne porta pas le bâton blanc[5]. Justinien eut pour successeur Justin, prince faible, sans grande capacité, qui adopta pour son successeur Tibère[6], actif et énergique patricien qui sauva l'empire de l'invasion des Perses. Tibère, né en Thrace, dont la vie militaire et laborieuse ne fut qu'une lutte contre toutes ces irruptions de barbares ! Ce n'est donc pas la faiblesse des empereurs qu'il faut accuser de la chute de Byzance, mais ces irruptions soudaines et répétées qui ravageaient les frontières et auxquelles nul pouvoir ne pouvait résister. Constantinople était comme une belle femme parée que tous les barbares convoitaient : ils la savaient riche d'objets précieux et de bijoux artistement travaillés : elle avait des bourses pleines de pièces d'or, si larges, si pesantes qu'il fallait un ou plusieurs hommes pour les tenir aux mains. Dans cette lutte les Grecs ne furent pas sans gloire, sans énergie : la discipline des légions romaines n'était pas perdue. Si cet empire périt, il faut en accuser ces myriades d'hommes qui se jetaient sur son territoire : qui aurait pu résister à tant d'invasions ? au nord, au midi, en orient et en occident. L'empereur Maurice, successeur de Tibère, vieux consulaire, avait aussi repoussé les invasions des Perses, les terribles ennemis des Grecs. On trouve la preuve, sous Maurice, que la puissance de l'empire d'Orient était reconnue même dans les Gaules : des médailles frappées à Vienne, en Dauphiné, à Arles, à Nîmes, à Marseille portent l'image de Maurice avec les attributs impériaux[7]. Phocas s'illustra dans la guerre d'Orient et Héraclius fut le contemporain de Dagobert[8], avec lequel il eut beaucoup de rapports. On s'en aperçoit dans l'œuvre artistique de saint Éloi qui avait visité Constantinople comme ambassadeur. Héraclius conduisit ses légions jusque dans l'Arménie : à chaque victoire, à chaque effort de l'empire, de nouveaux ennemis se dressaient sur les frontières. On a donc été injuste envers les patriciens et les empereurs byzantins. Ils firent des efforts incomparables pour sauver Constantinople. Quand on envisage les dangers qui de tous côtés menaçaient Byzance, on doit s'étonner de cette lutte si longue qu'une cité soutint contre les nations qui convoitaient sa souveraineté et ses richesses. Alors que la monarchie s'établissait dans les Gaules, an
prince de grande renommée parmi les Sassanides, Chosroês, venait d'être élu
roi des Perses. Justinien, absorbé dans ses luttes d'Italie et du Danube, fut
obligé de lui payer tribut. A peine la paix était-elle signée que Chosroês[9], envahit Ces expéditions d'Orient détournaient les empereurs de la défense
générale des frontières et une des plus belles provinces de l'empire,
l'Afrique, fut entièrement ravagée par les Vandales. Là brillaient Carthage,
Hippone, qui plus riches encore que toutes les autres cités, disparaissaient
dans la tempête. L'Afrique se dépeupla, les cités tombèrent ; il y eut de
grandes batailles et les victoires de Bélisaire rendirent un moment l'Afrique
aux empereurs. La cause active de la rapide décadence des Vandales fut la
mollesse de leurs habitudes : ils étaient partis des bords de Les Huns, plus sauvages encore que les Vandales n'avaient point comme eux disparu du théâtre des invasions quand la monarchie des Francs s*établissait : les races des Hongres, des Bulgares, se montrèrent au huitième siècle et les chroniques mérovingiennes et carlovingiennes racontent leurs ravages sous le nom de Hongres : ces chroniques parlent aussi des Bulgares, grande tribu placée sur le Danube : elle avait subi l'influence chrétienne et comme les Francs, ils avaient élu des rois et des évêques : ils recevaient des empereurs un tribut d'or pur et prenaient du service dans leurs armées. C'était par les évêques et les prêtres que se suivaient ces négociations difficiles entre les chefs impétueux et les empereurs pleins de ruse et de finesse ; faible on faisait la paix, fort on faisait la guerre : telle était l'alternative incessante des rapports des Bulgares avec Constantinople[12]. Les tribus les plus fréquemment en rapport avec les
Francs, étaient les Visigoths, les Ostrogoths et les Lombards. Les Ostrogoths
avaient longtemps menacé l'Italie ; plus d'une fois les empereurs et les
papes avaient appelé les Francs pour débarrasser Rome de ces dangereux
voisins. Les Visigoths, de la même famille, avaient pris possession de
l'Espagne ; marchant ainsi sur les pas des Vandales, conquérants de
l'Afrique. De tous ces peuples, les Lombards avaient révélé les plus grandes
aptitudes à la civilisation, parce qu'ils avaient devant eux l'Italie. En
fondant une véritable société régulière, comme les Francs dans les Gaules,
les Lombards avaient remplacé la domination des Romains, à peu près comme
Clovis s'était substitué au pouvoir de Syagrius. L'histoire des migrations
lombardes est compliquée d'incidents. Le mot Langobardi
ne se trouve point à une date très-ancienne, et saint Prosper, le premier, a
parlé de cette tribu sortie des extrémités de Le moment de la chute des Lombards n'était pas arrivé ;
vainqueurs un moment, vaincus à leur tour, le royaume des Lombards prit des
conditions de stabilité et de durée en Italie par le concours de la
civilisation. Les Lombards construisirent des monuments, bâtirent des villes
en adoptant les coutumes romaines du sacre et de la consécration royale. A C'était par un instinct de conservation que les empereurs
grecs portaient leurs yeux sur l'Orient. De nouveaux ennemis, les Sarrasins,
envahissaient Ainsi était le caractère de ces nouveaux conquérants : il n'y avait rien à en attendre que la mort ou l'esclavage. Ces peuples du désert, le cimeterre au poing, allaient imposer leur domination et leurs lois au monde. Les conquérants venus du nord de l'Europe s'étaient presque tous adoucis et la force du christianisme avait été assez puissante pour les dompter : les Goths, les Vandales avaient leurs évêques, et les Bulgares même, ces voisins dangereux du Bosphore, acceptaient aussi la civilisation latine. Il n'en était pas ainsi des fanatiques enfants du prophète, sectateurs d'une religion qui s'annonçait comme devant effacer toutes les autres. Avec eux il n'y avait pas de pacte possible : ils devaient conquérir le monde ou succomber. La civilisation leur était importune : venus de l'Arabie, ils préféraient les tentes tissues en poil de chameaux aux murailles de pierres. De l'Egypte, les Sarrasins passèrent en Afrique ; la trahison leur livra l'Espagne. A travers les Pyrénées ils vinrent jusque dans le royaume d'Aquitaine où le duc, vaillant féodal, leur résista. L'empire d Occident, dont la capitale était Arles, était impuissant ; les Goths, les Vandales, les Lombards étaient tombés en décadence. Il ne restait plus d'énergiques que les Francs Austrasiens : sous Charles Martel, ils purent rallier les Neustriens de l'Aquitaine et repousser l'invasion des Sarrazins qui déjà s'avançaient entre Poitiers et Tours. La victoire de Charles Martel rentre dans le cycle carlovingien célébré par les chroniques et les Chansons de Gestes, La première race ainsi tombée, maintenant se développent les annales carlovingiennes, objet de notre seconde étude. Charlemagne est une si grande figure historique ! FIN DE L’OUVRAGE |
[1] Les empereurs d'Occident avaient quitté Rome pour Ravenne.
[2] La conversion des familles patriciennes au christianisme fut très-lente à Rome ; les Bassus, les Gracchus, les Pauliciens n'embrassèrent la foi nouvelle qu'après la prédication de saint Jérôme : alors tous se convertirent avec enthousiasme Prudence s'écrie :
Exultare Patres videas, pulcherima mundi
Lumina ; conciliumque senum gestire Catonum
Candidiora toga nivet pietatis amietum
Sumere ; et exurias deponere pontificales.
[3] Grégoire Ier fut élu en 590. Les Bénédictins ont publié cette épître.
[4] On peut bien étudier les dignités du palais de Constantinople dans le beau manuscrit des Ceremoniis aulæ et ecclesiæ Bysantinæ de Constantin Porphyrogénète ; il a été publié par Reiske, 1751.
[5]
Loin d'avoir été mutilé par les ordres de l'Empereur, Bélisaire fut rendu à
tous les honneurs ; seulement le fisc s'empara de tout ce qu'il avait pillé.
Comparez Théophane, 194-804, Adren, Compend. 387-388. Quant à la
fable de l'aveuglement, sa source primitive est une légende du douzième siècle
(
[6] 578.
[7] Pour connaître le caractère de l'empereur Maurice il faut lire Evagrius ; c'est un éloge a'autant plus désintéressé que d'après son aveu, récrit n'était pas destiné à être lu par l'Empereur.
[8] Le couronnement d'Héraclius est du 7 octobre 610.
[9] Chosroês ou Khosrou s'éleva au trône des Sassanides en 531.
[10] La catastrophe des Vandales arriva sous leur roi Gelimer qui mourut en 534.
[11] Aujourd'hui les poètes recherchent les traces d'Hippone, et la piété honore les cendres de saint Augustin.
[12] Les Bulgares furent domptés par Bélisaire : leur royaume fat entièrement détruit par l'empereur Basile Ier.
[13] Velleius Paterculus dit des Lombards : Gens germanica, feritate ferocior. (Anecdot., 19.)
[14] Le christianisme des Lombards date de la fin du sixième siècle. (Mém. de l'Académie des Inscriptions, t. XXXII.)
[15] Les Lombards ne craignaient que les Francs ; ils parlaient des Grecs avec le plus grand mépris.
[16]
Comparez le grand Muratori, Annal. Ital., t.
IV. Bianchini, Not. in Paul diac.
[17] Cette inscription, la voici telle que je l'ai copiée : AGILUL-GRAT-DIVIR-GLOR-REX-TOTIUS-ITAL-OFFER.-SCO-IOAANNI BAPTISTÆ IN ECLA MODICIA. La couronne de fer est restée longtemps à Vienne.
[18] M. de Sacy dit qu'il fut aussi nommé Ahmed, nom qui a la même signification.
[19] Al Coran, lecture par excellence. M. de Sacy fait observer qu'on nomme aussi le livre Kitah Allah (livre de Dieu) ; Kelam Schreyf (la parole sacrée).