A sa mort, Clovis était roi chrétien des Francs, patrice
de Rome, consul dans les fastes byzantins ; mais ces dignités n'avaient que
faiblement modifié les coutumes invétérées des ancêtres. Après Clovis, il n'y
a aucun droit d'hérédité, ni d'unité monarchique avec le privilège d'aînesse,
mais un partage de terre comme dans la succession salique. Clovis laissait
quatre fils, et tous séparément devenaient chefs de tribus : Théodoric, roi
de Metz ; Clodomir, roi d'Orléans ; Childebert, roi de Paris ; Clotaire, roi
de Soissons. La géographie de la succession de Clovis si difficile à préciser[1], offrait ainsi un
dépècement complet de Le royaume de Metz avait pour frontière les Frisons, les
Saxons, les Thuringiens, et les Allemands au delà de Cologne jusqu'à
Ratisbonne, puis par une pointe qu'on aurait pu comparer à une lanière de
cuir, ce même royaume s'étendait jusqu'à Toulouse par Nevers, Clermont et Rhodez[2] ; le territoire
n'était rien et la tribu était tout. Le royaume d'Orléans qui formait le
second fragment de la succession de Clovis embrassait les villes de Cette étrange géographie résultait plutôt de l'arrangement par groupes de peuple, que des circonscriptions territoriales. Les tribus errantes sur le territoire des Gaules s'y posaient, s'y établissaient selon leur aise, leur caprice : ainsi les tribus, campées en Aquitaine et dans le Soissonnais, étaient d'une race et d'une origine identique, tandis que les tribus campées autour de Paris et de Compiègne appartenaient à des races différentes, souvent hostiles les unes aux autres. Il faut dresser pour ce temps la carte des nationalités plutôt que celle des territoires ; les fraternités entre tribus faisaient leurs rapprochements, et la haine leurs séparations. Frisons, Saxons, Thuringiens, Suèves, Bourguignons, Ostrogoths, Visigoths, Alains avec leurs qualités distinctes élisaient des chefs séparés pour les gouverner et les conduire dans les expéditions lointaines. Les quatre enfants, successeurs de Clovis, n'étaient pas
tous issus d'une même mère : Théodoric, roi de Metz, fils d'une concubine[4], fut un homme
fort et intrépide que les Francs saluèrent comme chef. Dans sa première
expédition il repoussa les Danois qui avaient remonté Clodomir, roi d'Orléans, fils de Clovis et de Clotilde, n'hérita pas du caractère chrétien de la reine ; victorieux en Bourgogne, il s'empara du roi Sigismond, le fit jeter dans un puits avec sa femme et ses enfants ; il mourut dans une expédition, laissant trois enfants en bas âge. Childebert, qui régnait à Paris, le fils aîné de Clotilde, plus pieux que Clodomir et plus dévoué à l'Église, fit bâtir partout des basiliques et s'apaisa dans la piété. A la suite d'une expédition en Espagne où il avait invoqué le nom de saint Vincent martyr, Childebert rapporta la cotte d'armes et la chape du saint. En son honneur il fit bâtir à Paris une chapelle basilique du nom de Saint-Vincent[5] qui fut depuis Saint-Germain-des-Prés. Clotaire, le quatrième des enfants de Clovis, fut le grand
barbare de la race ; comme il craignait ses neveux, les trois fils de son
frère Clodomir, restés en bas âge et orphelins, il vint trouver Clotilde, la
mère commune, exigeant que les trois fils de Clodomir fussent rasés, afin de
s'emparer plus librement de leurs terres. Clotilde ayant hésité à faire sur
ces blondes chevelures l'usage des ciseaux que Clotaire lui envoyait, Celui-ci, prenant par le bras l'aîné, le jeta à terre et
lui enfonça son couteau dans l'aisselle et le tua. A ses cris son frère se
prosterna aux pieds de Childebert (le
roi de Paris, le frère de Clotaire), le
visage couvert de larmes et lui dit : Secours-moi, mon très-bon père, afin
que je ne meure pas comme mon frère. Alors Childebert, le roi de Paris,
dit à Clotaire : Je te prie, mon très-cher frère, aie la générosité de lui
accorder la vie, et si tu ne veux pas le tuer je te donnerai pour le racheter
ce que tu voudras. Mais Clotaire, après Tavoir accablé d'injures, lui dit
: Repousse-le loin de toi ou tu mourras certainement à sa place : c'est
toi qui m'as excité et tu es si prompt à reprendre ta parole !
Childebert, à ces mots, poussa l'enfant à Clotaire qui, le recevant, lui enfonça
son couteau dans le côté et le tua comme il avait tué son frère[6] ; ils massacrèrent ensuite les serviteurs et les
gouverneurs, et après qu'ils furent morts, Clotaire, montant à cheval[7], s'en alla sans se troubler aucunement du meurtre de ses
neveux et se rendit avec Childebert dans les faubourgs. La reine, ayant fait
poser ces petits corps sur un brancard, les conduisit avec beaucoup de chants
funèbres et une immense douleur à l'église de Saint-Pierre où on les enterra
tous deux de la même manière. L'un avait dix ans et l'autre sept[8]. De cet horrible massacre raconté par Grégoire de Tours il
ne survécut que le troisième des frères, Clodowald, qui fut reclus en un
monastère après avoir été rasé et tonsuré comme désormais indigne de la
couronne. La vieille chronique de Saint-Denis a également raconté ces scènes
sanglantes sans trop s'émouvoir : .... Le desloial
Clotaire prist l'aîné des enfans, le jeta contre terre et lui lança un coutel
parmi le corps, si lui toli sa vie et son règne. Quant le moins âgé vit que
son frère était occis, il fut moult espouventé, et ce ne fu pas merveille. Au
roi Childebert s'en courut pleurant, puis s'attacha à ses jambes, merci lui
cria moult piteusement et le pria que il apaisast le courroux du son oncle
envers lui.... Celui-ci qui estoit meu de
pitié — ou fit semblant, qu'il en fust meu
—, dist à son frère que il amolist la colère de son
cuer par la contemplacion de nature.... le
roi Clotaire lui respondit : Toi qui es ministre de ce fait, pourquoi
fais-tu semblant que tu vueilles avoir pitié de lui ? jette le ensus de toi
ou tu mourras en lieu de lui. Childebert bouta dehors l'enfant, qui à lui
s'estoit attaché et le roy Clotaire l'occit
en telle manière qu'il avoit fait l'autre. Clodowald le troisième des enfans,
fut moult plus attentif à sauver sa vie que à requérir son règne... il fu prestre sacré et homme de sainte vie et de sainte
conversation. Mort fu et mis en sépulture au territoire de Paris en une ville
qui a nom Nogent. La sainte royne Clotilde prist les corps de ses neveus en
grans pleurs et en grandes larmes ; embaumier les ûst, puis enterrer en
l'églyse Saint-Pierre. Si Clotilde n'avait pas assez de puissance pour
s'opposer à ces meurtres de famille, elle présidait aux sépultures ; les
princes n'échappaient à la mort qu'en sacrifiant leur chevelure ; idée du
scalpe qu'on retrouve chez les nations aborigènes : la tonsure était le
scalpe transformé par l'Église en dehors du sang. Les instincts sauvages de
Childebert s'adoucirent sous l'influence de saint Germain, citoyen d'Autun,
que les Parisiens venaient de nommer leur évêque[9]. Sa vie active et
féconde fut consacrée à l'apaisement des barbares. Des enfants de Clovis, Théodoric le plus avide de
batailles et de conquêtes fit la guerre aux Thuringiens et précipita Manfred,
leur chef, du haut des murailles de Metz. Childebert s'empara de l'Auvergne ;
toujours à cheval il dit à ses compagnons : Je vous
convoque pour aller dans un pays plein d'or et d'argent : vous y aurez en
abondance tout ce que vous pouvez désirer. L'Auvergne était un pays
riche et plantureux. La guerre civile entre les trois frères ensanglanta les
Gaules. Théodoric ne laissa qu'un fils, roi de Metz, dont on disputa
l'héritage, singulier héritage si mélangé dans ce temps où l'on voit deux
rois dans une même ville, selon les idées de partage inhérentes aux nations
germaniques : ainsi Paris était comme la cité commune aux trois chefs francs.
— Childebert II prit sur Gontran la moitié de la ville de Marseille —.
Théodoric dans son expédition d'Auvergne s'empara de Clermont : Childebert
conquit Dans ce chaos, nulle trace de mœurs chrétiennes, pas même
l'unité de mariage. Clotaire, le plus cruel des fils de Clovis, avait cinq
femmes et parmi ces cinq femmes deux sœurs : Comme
il était déjà marié à Ingunde et l'aimait d'unique amour, il reçut d'elle une
prière en ces termes : Le roi a fait de sa servante ce qu'il a plu, et il
m'a appelée à son lit, maintenant pour compléter le bienfait, que le roi
écoute ce que lui demande sa servante. Je vous prie de daigner procurer un
mari riche et puissant à ma sœur, votre servante[10], de telle sorte que rien ne m'humilie plus et qu'au
contraire élevée par une nouvelle faveur je puisse vous servir plus
fidèlement. A ces paroles, le roi qui
était adonné à la luxure s'enflamme d'amour pour Aregunde : il alla à la
métairie où elle habitait et se l'unit en mariage. L'ayant ainsi prise il
retourna vers Ingunde et lui dit : J'ai
songé à t'accorder la grâce que ta douceur m'a demandée et cherchant un homme
riche et sage que je puisse unir à ta sœur, je n'ai rien trouvé de mieux que
moi-même. Ainsi sache que je l'ai prise pour moi, ce qui j'espère ne te
déplaira pas. Alors elle lui dit :
Que ce qui parait bon à mon seigneur soit ainsi
fait, seulement que la servante vive toujours avec la faveur du roi[11]. Dans ces récits, il faut rechercher les caractères de cette société ! Les principes du christianisme ont disparu ; ils ne retrouvent un peu de puissance et d'ascendant que par les légendes et les miracles. Comme les nations sauvages aiment le merveilleux, il fallait des prodiges, nous l'avons dit déjà, pour arrêter ces bras ensanglantés, ces imaginations brutes. Les légendes racontaient comment un roi avait été frappé de cécité lorsqu'il voulait tuer son frère, voler la propriété d'autrui ; son bras s'était desséché en portant la main sur un sanctuaire. Ici une pauvre biche poursuivie était entrée dans un monastère pour y chercher protection ; là les prières d'un ermite avaient arrêté une pluie de dards et de flèches ; un feu céleste annonçait la colère de Dieu. Les vies de saints en frappant l'imagination des barbares, sauvèrent la société : les miracles, les prodiges furent les instruments les plus actifs de la justice et de la civilisation au moyen-âge. En ce temps, les Ostrogoths envahissaient l'Italie qui
obéissait encore aux empereurs byzantins Justinien s'adressa aux chefs francs
pour demander leur appui ; il leur envoya des vases d'or, des colliers, des
bijoux artistement façonnés par les ouvriers de Constantinople[12], modèles qui
servirent plus tard aux travailleurs gallo-romains et particulièrement à
saint Eloi, tandis que Witigès[13], un chef des
Ostrogoths, leur payait comme tribut deux mille livres pesant d'or pour
soutenir leur domination en Italie. Les Francs avaient conservé cet amour du
butin qui les faisait aller partout en conquête sans s'enquérir du droit et
de la justice. Les belles terres d'Italie frappèrent vivement ces
imaginations : les Francs y revinrent quelques années après sous un chef
nommé Buccelin ; la traversant dans toute sa longueur, ils s'emparèrent de Théodebald, fils de Théodebert, en succédant à son père conserva toujours les relations avec Constantinople ; les empereurs grecs lui envoyaient de riches présents : chaises d'or, missels byzantins couverts de pierreries, manteau de pourpre, couronne enrichie de topazes et d'émeraudes. Appelés encore une fois par l'empereur Justinien, les Francs passèrent les Alpes pour s'élancer sur l'Italie ; ces bandes hardies, mais en trop petit nombre furent obligées de reprendre la route d'Allemagne : des maladies contagieuses décimèrent leurs rangs et sur le lac de Garde, entre Vérone et Trente, ils éprouvèrent de grands désastres, pressés, entourés par les troupes de Narsès[15] La race de Théodoric s'éteignit dans Théodebald qui mourut sans postérité. De toute la lignée de Clovis, il ne restait plus que Childebert, roi de Paris, et Clotaire, roi de Soissons ; le jeune Clodowald, la tête rasée dans un monastère, n'était plus à redouter. Le village de Nogent avait pris son nom et devint Saint-Cloud dans la légende. Le nom de Nogent était alors commun dans la géographie, il signifiait nouvelle gents, cité nouvellement peuplée. La reine Clotilde mourut de tristesse[16] près du tombeau de saint Martin de Tours. C'est avec peine que nous avons mis quelque clarté dans la chronologie de cette première époque de l'histoire. Il y aura plus de certitude dans la seconde ; car les Francs se trouvent en rapport avec les idées et les traditions de l'ancienne Rome. L'empire grec jouissait alors d'une civilisation très-avancée dans les arts, les sciences et l'industrie. Les rapports des rois francs avec les empereurs d'Orient en donnant des principes réguliers à l'autorité, aidèrent à la renaissance du travail et du luxe que nous retrouvons dans les monuments de Dagobert. Quand on parcourt ces annales confuses et pleines de désordre, on ne s'explique pas les histoires modernes qui procèdent régulièrement par règne, et construisent des systèmes dans ce sombre chaos. |
[1] Toute cette partie de l'histoire est si constamment brouillée, que les auteurs de l'Art de vérifier les dates ont eux-mêmes hésité dans leur classification, t. II (in-4°).
[2] Les cartes de d'Anville seules peuvent nous éclairer sur cette configuration des royaumes francs.
[3] M. de Foncemagne a écrit une très-savante dissertation sur l'étendue du royaume des Francs (Mémoires de l'Académie des Inscriptions, t. VIII) : il faut la comparer avec les PP. Lecointe et Pagi.
[4] Théodoric commença à régner en 511.
[5]
En l'année 543 d'après
[6] Le savant de Valois met le massacre des enfants de Clodomir en 532 ou 533.
[7] Ces tueries sont rapportées sans pitié, sans remords.
[8] Grégoire de Tours, liv. III.
[9] Il ne faut pas le confondre avec Saint-Germain d'Auxerre
[10]
Les érudits qui ont exalté la puissance de la femme chez les nations du Nord,
n'ont jamais bien étudié les chroniques : la femme était esclave, servante du
mari ; c'est le christianisme, ce sont les légendes de
[11] Grégoire de Tours, liv. IV.
[12] Il se trouvait parmi ces bijoux de beaux étriers : c'est pour la première fois, qu'il en est parlé dans les actes.
[13] Le successeur de Théodat en 536.
[14] Sa mort est placée la septième année après le consulat de Basil, indict. XI, ce qui se rapporte à l'année 548. De Constantinople venaient toutes ces dignités, même le pallium des évêques. Voyez un exemple remarquable pour l'église d'Arles : Saxi, Histor. primit. Areletans., p. 110.
[15] L'Italie fut très-satisfaite d'être délivrée de tant de barbares. Agathias dit qu'elle se jeta dans tout le luxe et la débauche. (Liv. II.)
[16] La mort de Clotilde est de 545.