Il serait difficile de suivre avec des détails précis, la
fondation et le développement de la monarchie française sous Clovis et les
progrès de la civilisation ; tant de barbarie, de force et de violence se
mêlent aux actes des rois francs ! on ne trouve un peu d'ordre que dans la
société gallo-romaine. Aëtius, le vainqueur d'Attila, avait pris ou reçu le
titre de roi : son fils Syagrius, que les chroniques appellent aussi roi des
Gaules romaines, lui succéda à titre héréditaire[1]. La puissance des chefs francs devait donc considérablement
s'augmenter par leur alliance avec les évêques gallo-romains ; une grande
partie de la milice était composée de Lètes et de Saliens qui avaient reçu
des terres en bénéfices et se recrutaient dans les pays de Clovis, fils ou parent de Childeric[2], car à cette
époque la loi d'hérédité n'existait pas absolue dans la ligne directe,
attaqua hardiment Syagrius le Romain : sa lutte ne fut ni longue, ni
incertaine. Partout Clovis trouvait comme auxiliaires ses vieux compagnons,
déjà colons dans les champs cultivés, ou soldats sous la tente. Durant cette conquête, Clovis toujours au centre des
Gaules, s'efforça de se rattacher les magistrats, évêques, sénateurs, dans
les cités gallo-romaines, tous animés contre les Goths et les Bourguignons
ariens. Si l'ost (l'armée) des Francs toloit et roboit tout ce qu'elle pouvoit,
Clovis avec adresse réparait les pillages autant qu'il était en son pouvoir
et les chroniques en ont laissé le témoignage dans le fameux vase de
Soissons. Des soldats avaient enlevé d'une basilique un vase d'une grande
valeur et d'une beauté étonnante de ciselure byzantine : L'évêque envoya vers Clovis, dit Grégoire de Tours,
des messagers pour demander que si on enlevait les
autres vases on lui rendit au moins celui-là. Le roi ayant entendu ces
paroles dit au messager : Suis-moi jusqu'à Soissons, parce que c'est là
qu'on partagera tout le butin et lorsque le sort m'aura donné ce vase, je
ferai ce que demande l'évêque. Étant arrivé à Soissons, on mit au milieu
de la place tout le butin et le roi dit : Je vous prie, mes braves
guerriers, de vouloir bien m'accorder outre ma part ce vase que voici. Les
plus sages répondirent aux paroles du roi : Glorieux roi, tout ce que nous
voyons est à toi, nous-mêmes nous sommes soumis à ton pouvoir. Fais donc ce
qu'il te plaît, car personne ne peut résister à ta puissance[5]. Lorsqu'ils eurent ainsi parlé, un Franc présomptueux,
jaloux et emporté, éleva sa framée et en frappa le vase en s'écriant : Tu
ne recevras de ceci, rien que ce que donnera vraiment le sort. A ces mots
tous restèrent stupéfaits. Le roi, cachant le ressentiment de cet outrage,
prit un air de patience. Il rendit au messager de l'évêque le vase qui lui
était échu, gardant au fond du cœur une secrète colère. Un an s'était écoulé
: Clovis ordonna à tous ses guerriers de venir au Champ de Mars revêtus de
leurs armes pour voir si elles étaient brillantes et en bon état. Tandis
qu'il examinait tous les soldats en passant devant eux, il arriva auprès de
celui qui avait frappé le vase de Soissons et lui dit : Personne n'a des
armes aussi mal tenues que les tiennes ; ni ta lance, ni ton épée, ni ta
hache ne sont en bon état, et lui arrachant sa hache il la jeta à terre.
Le soldat s'était baissé un peu pour la ramasser, le roi levant sa francisque
la lui abattit sur la tête en lui disant : Voilà ce que tu as fait au vase
de Soissons. — Après ce qu'il fut mort,
continue Ainsi le roi Clovis tendait la main aux évêques[6] ! Dans ce curieux
récit de Grégoire de Tours on peut remarquer plusieurs traits particuliers :
Clovis n'est encore que le premier entre ses compagnons d'armes : il a sa
part de butin, rien au delà ; mais le barbare, très-rusé, garde la mémoire de
sa vengeance et l'accomplit, ce qui lui donne un ascendant suprême sur ses
compagnons d'armes. Ce fut après cette guerre finie que Clovis désira pour
femme Clotilde, de la famille des rois bourguignons : Les Bourguignons avaient pour roi Gronderic[7] de la race du roi persécuteur Athanaric. Il eut quatre
fils : Gondebaud, Godegisele, Chilpéric et Godemar. Gondebaud égorgea son
frère Chilpéric, et ayant attaché une pierre au cou de sa femme, il la noya[8]. Le plus âgé des enfants de Ghilpéric avait pris l'habit
religieux, il s'appelait Chrona et la plus jeune des filles était Clotilde.
Clovis envoyait incessamment des députés en Bourgogne : ceux-ci virent la
jeune Clotilde. Témoins de sa beauté et de sa sagesse et ayant appris qu'elle
était du sang royal, ils dirent ces choses au roi Clovis. Celui-ci envoya des
députés à Gondebaud pour la lui demander en mariage : Gondebaud, craignant
les conséquences d'un refus, la remit entre les mains des députés qui
recevant la jeune fille se hâtèrent de la mener au roi. Clovis transporté de
joie à sa vue en fit sa femme. Il avait déjà d'une concubine un fils nommé
Théodoric. L'évêque Remy, né de parents sénateurs, habitait Laon sur le
sommet de la colline ; dans son enfance, au milieu de la décadence des
lettres, il s'était adonné à l'étude, aux règles de bonnes mœurs[11], et tel avait
été son ascendant dans les cités que jeune homme, à vingt-deux ans, il fut
élu par le peuple évêque de la métropole de Reims. Du sein de sa basilique,
il gouverna le nord des Gaules par la puissance de ses lumières et de son
caractère : dès que les Francs s'établirent dans cette province, saint Remy
se mit en rapport avec les principaux chefs ou rois de la nation conquérante,
avec Clovis surtout, le plus puissant d'entre eux. Remy appartenait au Sénat,
à l'ordre des municipes qui exerçait un pouvoir réel au milieu des Gaules.
Clovis, avec sa finesse barbare, sembla comprendre qu'il ne pouvait se
substituer à la domination romaine qu'en s'identifiant avec les coutumes, les
mœurs des habitants et il lui fallait le concours des évêques qui
gouvernaient[12].
Il vit donc beaucoup l'évêque Remy, le consultant sur toute chose, et Remy
lui insinua adroitement qu'il ne serait maître des cités gallo-romaines qu'en
se faisant chrétien. Clovis hésitait néanmoins avant de prendre une telle
résolution ; il paraissait fort attaché à ses dieux, à la religion des forêts
; ses leudes d'ailleurs accepteraient-ils cet abandon des habitudes de Le récit de Grégoire de Tours dit dans quelle condition
Clovis résolut d'embrasser le christianisme ; il fallait achever l'ouvrage :
Clotilde manda secrètement l'évêque Remy, le priant de faire pénétrer dans le
cœur du roi la parole du salut. Le pontife fit venir Clovis et commença à
l'engager secrètement à croire au vrai Dieu, créateur du ciel et de la terre,
et à abandonner ses idoles qui n'étaient d'aucun secours ni pour elles-mêmes,
ni pour les autres. Clovis dit : Très-saint Père, je
t'écouterai volontiers ; mais il me reste à te dire une chose, c'est que le
peuple qui m'obéit ne veut pas abandonner mes dieux ; j'irai à eux et je leur
parlerai d'après tes paroles. Lorsqu'il eut assemblé les Francs, avant
qu'il eût parlé et par l'intervention de la puissance de Dieu, tout le peuple
s'écria unanimement : Pieux roi, nous rejetons les
dieux mortels et nous sommes prêts à obéir au Dieu immortel que prêche Remy. On
apporta cette nouvelle à l'évêque qui transporté d'une vive joie ordonna de
préparer les fonts sacrés. On couvre de tapisseries peintes les portiques
intérieurs de l'église ; on les orne de voiles blancs : on dispose les fonts
baptismaux, on répand des parfums, les cierges brillent de clarté, tout le
temple est embaumé d'une odeur divine et Dieu fait descendre sur les
assistants une si grande grâce qu'ils se croyaient transportés au milieu du
paradis[15].
Le roi pria le pontife de le baptiser le premier. Le nouveau Constantin
marche vers lu basilique pour s'y faire guérir de la vieille lèpre qui le
souillait et laver dans une eau nouvelle les taches hideuses de sa vie
passée. Comme il s'avançait vers le baptistère, l'évêque lui dit de sa bouche
éloquente : Sicambre, abaisse humblement ton cou,
adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré. Saint Remy était
un évêque d'une grande science et livré surtout à l'étude de la rhétorique ;
il était si célèbre par sa sainteté qu'on égalait ses vertus à celles de
saint Silvestre. Nous avons un livre de sa vie où il est dit qu'il ressuscita
un mort[16]. La hauteur hardie des paroles de saint Remy que tous les
contemporains rapportent, exprimait avec énergie le triomphe de la
civilisation gallo-romaine sur la barbarie des Francs. La place qu'occupait Clotilde dans cette société barbare fut toujours considérable ; si elle n'avait pu éteindre les instincts sauvages de la race des Francs, elle les avait apaisés autant qu'il était en son pouvoir, et par son caractère quelquefois implacable, elle avait favorisé l'autorité des évêques, médiateurs suprêmes ; elle avait bâti des églises pour constater sa foi et détruire l'idolâtrie ; elle avait fondé des monastères, maisons de refuge où les rois dépouillés de leur longue chevelure échappaient à la mort. Dans ces retraites, au pied des autels, souvent les rois déchus acquéraient par leur vertu, par leurs actions merveilleuses, l'influence qu'ils avaient perdue comme fils de la famille sacrée. La légende de saint Cloud (Clodowald)[18] constate comment un roi découronné pouvait agir sur la société franque dans ces jours de désordre. Clodowald n'avait plus la longue chevelure des Francs, mais dans la solitude d'un monastère il exerçait une sorte d'arbitrage sur toute sa famille. Les évêques n'avaient pas toujours une autorité assez forte pour lutter contre ces impitoyables habitudes ; les miracles et les légendes avaient à peine assez d'ascendant pour les contenir ; il fallait multiplier le culte des images. Ici la tunique d'un saint élevée en étendard empêchait le massacre du peuple ou protégeait une ville et ses habitants ; là les châsses d'or devenaient les protectrices des droits municipaux, souvent une vision récitée ou une apparition subite empêchait le mal ou préparait le bien. Les légendes et les miracles furent la sauvegarde de cette génération : il fallait du merveilleux pour contenir et diriger ces imaginations ardentes[19]. L'évêque Remy en déployant une grande pompe byzantine au
baptême de Clovis et des Francs avait voulu frapper les yeux par l'aspect de
la basilique couverte de tentures et de tapis à mille couleurs éclatantes. L'alliance
du roi franc et de la société gallo-romaine était assurément accomplie par un
acte aussi solennel que le baptême ; néanmoins en lisant les chroniques
contemporaines on doit reconnaître que le vieux Sicambre ne s'était pas dépouillé
de ses armures, ni jeté loin de lui sa sanglante framée. Clovis fut toujours
le sauvage des bords du Rhin et de Les savants bénédictins ont admirablement résumé les
expéditions de Clovis contre les Visigoths[21] : L'an 507, Clovis ayant assemblé les grands du royaume, C'est
une honte, leur dit-il, qu'un prince arien, tel que cet Alaric, roi
des Visigoths, possède la meilleure partie de Ainsi les bénédictins résument les faits avec une grande
exactitude. Avant son expédition préparée, le roi avait envoyé des
messagers au tombeau de saint Martin de Tours pour le consulter, et la
réponse avait été favorable : ils avaient entendu chanter cette antienne : Sire (seigneur), tu m'as ceint et armé de vertu à bataille, et m'as donné
les dos de mes ennemis. Ces paroles sacrées avaient été acceptées
comme un augure. Après que Clovis eut tout son ost[23] assamblé, il vint fort contre ses ennemis à un fleuve qui
est appelé Vianne ( Dans cette guerre de Clovis contre les Visigoths, on ne
saurait trop le répéter, Clovis avec ses Francs trouvaient partout appui parmi
les évêques du midi de A Tours, Clovis reçut des envoyés de l'empereur Anastase qui lui apportèrent les insignes du patriciat et les honneurs consulaires[29]. L'empire maintenait ainsi les vestiges de sa grandeur : Constantinople était encore le centre de la science, des arts, de l'industrie : ses églises, ses palais, ses hippodromes étaient cou verts d'or ; une population immense remplissait ses vastes voies où les chars roulaient jusqu'au but ; les factions vertes, pourpres ou jaunes se disputaient le prix de la course et de la lutte ; l'industrie des Grecs inventait les plus merveilleux produits dans les couleurs, les instruments, les ouvrages tissus de soie ou d'orfèvrerie qu'ils apportaient jusque dans les foires et marchés des Gaules. Le commerce s'y faisait par le concours des Juifs et des Lombards ; les ouvriers gaulois empruntaient beaucoup à l'art byzantin pour les anneaux, les colliers, les sièges, les trônes. La bulle écrite en pourpre adressée par l'empereur Anastase à Clovis, fut lue et relue avec joie et respect. Le roi se revêtit du manteau de patrice dans la basilique de Saint-Martin de Tours aux acclamations de la multitude[30]. En même temps le pouvoir de Clovis recevait la sanction de
Grégoire de Tours continue : Il y
avait alors à Cambrai un roi nommé Ragnachaire, si effréné dans ses débauches
qu'à peine il épargnait ses propres parentes. Il avait un conseiller nommé
Farron, souillé de semblables dérèglements. On rapporte que lorsqu'on
apportait au roi quelque mets ou quelque don, il avait coutume de dire que
c'était pour lui et son Farron ; ce qui excitait chez les Francs une
indignation extrême. Il arriva que Clovis ayant fait faire des bracelets et
des baudriers en faux or (c'était
seulement du cuivre doré) les donna aux leudes
de Ragnachaire pour les exciter contre lui ; il marcha ensuite avec son
armée. Ragnachaire avait des espions pour reconnaître ce qui se passait. Il
leur demanda quand ils furent de retour quelle pouvait être la force de cette
armée ? Ils lui répondirent : C'est un renfort considérable pour toi et
ton Farron. Mensonge pour tromper le roi. Clovis, étant arrivé, lui fit
la guerre. Ragnachaire se préparait à prendre la fuite lorsqu'il fut amené
avec son frère Richaire, les mains liées derrière le dos, en présence de
Clovis. Celui-ci dit à Ragnachaire : Pourquoi
as-tu fait honte à notre famille en te laissant enchaîner ? et il le frappa lui-même de sa hache. Après sa mort, ceux
qui l'avaient trahi reconnurent que l'or qu'ils avaient reçu de Clovis était
faux. L'ayant reproché au roi, il leur répondit : Celui qui de sa propre
volonté traîne son maître à la mort, mérite de recevoir un pareil or, ajoutant
qu'ils devaient se contenter de ce qu'on leur laissait la vie et de ne pas
expier leur trahison dans les tourments[32]. Ceux-ci l'assurèrent qu'il leur suffisait qu'il les
laissât vivre. Ces rois frappés de la framée étaient les parents de Clovis.
Ricomer fut tué par son ordre dans la ville du Mans : Clovis recueillit ses
royaumes et tous ses trésors. Ayant tué de même beaucoup d'autres rois, et
ses plus proches parents, dans la crainte qu'ils ne lui enlevassent l'empire,
il 'étendit son pouvoir dans toute la Gaule[33]. Il est impossible après avoir lu les récits de ce temps de ne pas reconnaître que la barbarie avait gardé toute sa puissance sur Clovis : le roi était redevenu Sicambre. La société au reste devait être accoutumée à ces mœurs, car les chroniques rapportent les faits avec indifférence. Clovis tue de sa main ses proches, ses parents pour s'emparer de leurs biens, et cette férocité n'excite ni pitié, ni étonnement ; on dirait le cours naturel des choses. L'esprit chrétien ne s'était emparé que de la superficie de ce barbare, qui restait impitoyable, rusé comme une bête fauve : Ayant un jour assemblé ses Francs, Clovis parla ainsi de ses parents qu'il avait fait lui-même périr : Malheur à moi qui suis resté comme un voyageur parmi des étrangers n'ayant pas de parents qui puissent me secourir si l'adversité venait ! Ce n'était pas qu'il s'affligeât de leur mort, il parlait ainsi seulement pour découvrir s'il avait quelques parents encore pour les faire tuer. Ainsi était Clovis, proclamé roi, patrice, consul : ces
titres d'une civilisation régulière ne changeaient pas son caractère ; les
évêques intervenaient en vain. Les légendes de l'enfer n'avaient pas encore
assez de puissance pour contenir et refréner les chefs. Il faut ajouter une
observation générale[34] : partout où
règne la polygamie, la famille n'existe pas régulière ; il y a de la
froideur, de la jalousie entre les enfants de mères différentes ; la mère est
la source de l'amour, de la douceur ; on ne se croit ni frère ni parent quand
on ne sort pas des mêmes entrailles. Clovis avancé en âge vint habiter au
palais des Thermes, dans Lutetia parisiensi,
simple bourgade que César avait appelée Lutèce, les uns disent à cause de ses
boues, les autres parce qu'elle était appelée l'île aux corbeaux (Louthouèsi,
en celtique)[35]. César avait
entouré l'île d'une ceinture de pierres : séjour du préfet des Gaules, elle
était déjà renommée et l'empereur Julien dans son Misopogon écrit : Je passerai l'hiver au milieu de ma Lutèce chérie, elle
est située dans une île où l'on entre par deux portes de bois (le pont au Change et le Petit pont) ; il y croît d'excellentes vignes et l'on y connaît aussi
l'art d'élever les figuiers[36]. Les jardins des
Thermes s'étendaient jusqu'à Les savants bénédictins ont donné sur les actes du gouvernement
de Clovis des détails puisés aux vieilles et sérieuses sources de l'histoire
: Clovis permit aux nations qu'il subjugua de vivre conformément
aux lois qu'il trouva établies parmi elles. Ainsi les Gaulois continuèrent de
suivre les lois romaines ; les Visigoths, les Bourguignons, les Allemands,
les Bavarois leur code national et furent jugés suivant ce code. La
distribution des provinces gauloises demeura la même dans l'ordre
ecclésiastique qu'elle avait été dressée par les empereurs. Mais dans l'ordre
civil le royaume fut partagé en comtés et en duchés ; chaque cité, divisée en
cantons (Pagi), ayant à leur tête un centenier gouverné par un comte ;
et un nombre de cités formaient un duché, ce qui n'était cependant pas
uniforme ; car il y avait des duchés qui n'étaient composés que d'une cité,
et des comtés qui n'étaient compris dans aucun duché[41]. Quelquefois aussi le duc était inférieur au comte, et de
là vient qu'on ne faisait pas de difficulté de quitter le premier titre pour
prendre le second : le duc de Toulouse devenu comte en est une preuve.
Clovis, par un mélange de la coutume des Francs et des lois romaines, réunit
la puissance des lois et celle des armes dans la personne des ducs et des comtes.
A l'égard des impôts, il les laissa subsister sur le pied qu'ils avaient été
établis par les Romains. Les Francs néanmoins firent quelques modifications à
leur profit. Ainsi les terres saliques étaient exemptes de toutes redevances
et leurs possesseurs ne furent tenus qu'au service militaire. Les Francs ne
furent point dispensés des dons que la nation faisait annuellement aux rois
dans les assemblées solennelles et que l'usage avait convertis en redevances. Les bénédictins continuent : La
justice fut sommaire chez les Francs ; Mallum était le nom qu'on
donnait au tribunal où elle se rendait ; ceux qui le composaient avec le
comte ou le vicomte s'appelaient Rachimburges sous la première race de
nos rois[42]. Dans l'origine de la monarchie, y avait-il une noblesse
héréditaire ? les emplois et les titres ne l'étaient pas. On ne devenait pas
duc, vicaire, scabin, centenier par héritage ; mais il y avait une classe où
l'on naissait avec le pouvoir de parvenir à tous ces offices, et cette classe
était celle des ingénus. En dehors tout était serf. Il y avait trois différentes
sortes de servitude : 1° les serfs proprement dits, dans une dépendance
absolue de leurs maîtres qui pouvaient disposer de leur fortune et même de
leur vie : serfs de corps ; 2° les serfs à la glèbe, servi adscripti glebæ,
c'est-à-dire attachés à un fond de terre pour la cultiver, espèces de
fermiers perpétuels qui cultivaient pour leur compte moyennant une
rétribution payée au propriétaire. Us faisaient partie de la terre confiée à
leurs soins, de manière qu'ils ne pouvaient la quitter et qu'ils étaient
vendus avec le fond comme les bestiaux employés à le mettre en valeur ; 3°
enfin il y avait les Fiscalins, de deux espèces, les uns serfs proprement
dits du fisc royal ; ils avaient la propriété de certains fonds dont ils
pouvaient disposer sous le bon plaisir du roi[43]. Clovis et les Mérovingiens dataient communément leurs
diplômes des années de leur règne, du jour, du mois où ils les expédiaient ;
à quoi ils ajoutaient quelquefois, mais très-rarement, l'indiction. Souvent
aussi leurs diplômes n'avaient aucune date. Ces diplômes sont écrits pour la
plupart sur papier d'Egypte[44]. Clovis à la tête des siens se qualifiait de Vir
inluster. De ces savantes recherches, complétées par la lecture des chroniques, il résulte quelques faits généraux : La société gallo-romaine s'était reconstituée et consolidée après la victoire d'Aëtius sur Attila ; la puissance des évêques avait grandi, les municipes s'étaient réorganisés lorsque Clovis parut à la tête des Francs. L'établissement de devis avait besoin de l'appui des évêques pour se consolider, et les évêques à leur tour avaient besoin de Clovis pour lutter contre l'arianisme presque dominant dans les Gaules. De là ce contrat d'alliance, scellé par le baptême de Clovis. La guerre contre Alaric, l'invasion des provinces du midi des Gaules par les Francs furent favorisées par les évêques ; Clovis leur dut l'affermissement et la grandeur de sa domination. Il ne faut pas s'étonner de son respect pour la tombe de saint Martin de Tours, le plus grand d'entre les Gallo-Romains, et de sa déférence pour saint Remy, le citoyen le plus capable, le plus vénéré des municipes. Mais, en dehors de cette alliance, Clovis reste Sicambre ; il frappe de sa framée et de sa hache d'armes tout ce qui s'oppose à ses desseins ; il est encore l'inexorable chef du vase de Soissons. Les écrivains qui ont vu dans Clovis le fondateur d'une monarchie régulière se trompent ; les vrais organisateurs du pouvoir ce furent les évêques. Ils firent la civilisation en France[45]. Nous ne trouvons que des témoignages incertains sur les costumes, les vêtements des Francs ; il n'existe que des statues informes sur quelques tombeaux ; les basiliques ne vont pas au delà du huitième siècle, et ces longues robes pendantes serrées à la taille ne peuvent être que le costume civil ; les cheveux sont longs, la barbe rasée, le sceptre mince comme un bâton de commandement ; les pieds sont serrés dans des sandales. Quelques Rois portent des couronnes comme on le voit aux basiliques de Reims, de Laon et d'Amiens. Sur les médailles et les scels, les vêtements diffèrent un peu ; les armes sont grossièrement travaillées ; l'art byzantin ne s'est pas encore empreint sur les monuments. |
[1] Les noms romains se trouvent, du reste, presque toujours conservés dans les actes et chartes du cinquième siècle : le titre de sénateur même était un peu prodigué et l'on appelait sénat le simple conseil de la ville. Le testament de Ephebius, abbé de Geniac, est signé dans le sénat de Vienne ; une autre charte dit : Testamentum sororis nostræ, judicante senatu in Vienna. (D'Achery, Spicileg., t. III, 318-319.)
[2] Je n'adopte, ni n'accepte, je le répète, la prétentieuse et barbare orthographe qui écrit : Chlodowisch, le nom de Clovis. Il y a longtemps que dans les Mémoires de l'Académie des Inscriptions, tome XX, page 67, on avait dit que Chlodowisch signifiait Louis : seulement on ne faisait ni bruit ni éclat d'une méthode qui brouille les récits.
[3] Grégoire de Tours dit de Syagrius : Terga vertit et ad Alaricum regem cursu veloce, Tolosan perlabitur. (Lib. II, cap. XXVII).
[4] Atque ex illo die, adominatione imperii sublata est Gallia. (Chronic. S, Benign. Div.)
[5] Grégoire de Tours parle ici une langue un peu trop monarchique pour les temps de la première race.
[6] Aussi les évêques désiraient-ils le triomphe de Clovis : Quia desiderium est ut Francorum dominatio hanc terram....
[7] Gregor. Turon., liv. II. Les Bourguignons étaient ariens.
[8] Il faudra nous familiariser avec ces traits de barbarie si fréquents dans l'histoire de la première race.
[9] Ce nom est romain.
[10] On a eu tort de faire de Clotilde une fille douce et obéissante : elle avait le caractère de sa race, la vengeance, qui domine toutes les nations primitives.
[11] Sur la vie et les gestes de saint Remy on peut comparer le Gallia Christiana avec l'Histoire littéraire de France, ouvrage des Bénédictins de Saint-Maur, tome V, p. 445.
[12]
Ce concours des évêques, les Francs le trouvaient même chez les Visigoths.
L'évêque de Rhodez fut chassé de son siège parce qu'il protégeait ouvertement
les Francs. Voici le vieux texte provençal de
Dijo que subjugar los vol certenamen
Al noble rei de Franses no los erra plasen.
[13] Cette bataille fut livrée en 496 : à Tolbiac, aujourd'hui Zulpich, pris de Cologne.
[14]
D'après
[15] Saint Remy voulait vivement frapper l'imagination des barbares ; quoique la basilique primitive n'existe plus, je me représentai dans un récent voyage, 1868, cette grande cérémonie autour du baptistère de Reims.
[16] Grégoire de Tours, liv. II. Saint Remy exerça toujours une grande puissance sur Clovis. Les Bénédictins lui ont consacré une longue notice dans l'Histoire littéraire de France, tome III, p. 155-163.
[17] Ces paroles reproduisent bien le sentiment chevaleresque de l'époque où furent écrites les Chroniques de Saint-Denis (Charles V) : Comment le roy fu baptisé.
[18]
[19] Les Bollandistes ont rapproché toutes ces traditions.
[20] Plusieurs de ces évêques à Toulouse, à Carcassonne, avaient été chassés de leur siège, par les Visigoths, pour avoir favorisé les Francs. Dom Vaissète, Hist. du Languedoc, tome I, in-fol.
[21] Art de vérifier les dates, tome II, in-4°.
[22] Les Empereurs avaient encore quelque puissance sur les provinces du midi ; ils régnaient sur Arles ; les Byzantins avaient de la science stratégique.
[23] Armée.
[24] L'auteur des grandes Chroniques suit ici Grégoire de Tours, liv. II, chap. II.
[25]
[26] Les biches et les cerfs jouent un très-grand rôle dans la légende des Francs ; celaient les bêtes des forêts profondes et des grandes chasses.
[27] Mêlée.
[28] Ces hommages à saint Martin de Tours étaient une tradition romaine. Les anciens consacraient à Jupiter, à Diane, les dépouilles du combat.
[29] Le nom de Clovis n'est pas dans les Fastes consulaires.
[30]
Ce ne fut que sous Justinien que le pouvoir des Rois Francs, sur
[31] A travers toutes ces formes barbares, Clovis conservait encore le nom de chrétien ; on a deux diplômes de Clovis datés de la première année de son christianisme : Primo nostro susceptæ christianitatis anno. (Dom Bouquet.)
[32] Une logique sauvage se trouve presque partout dans les Chroniques de Grégoire de Tours et de Frédégaire.
[33] Ce récit atroce est toujours dans Grégoire de Tours, liv. III. Il est curieux qu'on retrouvera chez les Turcs cette coutume d'étrangler dans les sept tours les parents du sultan.
[34] Dom Félibien, Histoire de Paris, a été la source où toutes les compilations modernes ont été puisées. (Édition in-fol., 1690.)
[35] Dom Félibien, Histoire de Paris (Édition in-fol., 1690.)
[36]
Le vin des coteaux de
[37] Les Bénédictins ne reconnaissent d'authentique, parmi les Chartes de Clovis, que son épître aux Evêques pour la protection des églises contre la violence des Francs (anno. 510). Dans la collection de Dom Bouquet, t. IV, p. 54.
[38] Cette date est fixée au 27 novembre 511.
[39] Gregor. Turon., lib. II.
[40] Les Grandes Chroniques de France, liv. I, chap. XXV. La vie et la mort de saint Martin étaient alors la grande époque historique.
[41] Art de vérifier les dates, édition in-4°, t. II, par les religieux de la congrégation de Saint-Maur. Je crois que les Bénédictins ont confondu les époques : sous Clovis, il n'y avait pas de titre aussi expressément formulé ni de division si précise.
[42] On a beaucoup disserté sur la condition des personnes sous la première race ; les systèmes s'appuyant plutôt sur des conjectures que sur des faits invariables, je préfère aux études de Mably, Dubos, Montesquieu, les simples mémoires d'érudition qui se trouvent dans les huit premiers volumes de l'ancienne Académie des Inscriptions.
[43] Glossaire de Du Cange : Fiscus. Du Cange fut le plus grand érudit du dix-septième siècle ; son Glossaire est une merveille.
[44] Le papyrus d'Égypte venait dans les Gaules par Byzance et l'Italie.
[45] Un savant érudit calviniste, M. Guizot, a parfaitement reconnu ces services rendus par les évêques.