768-814. Il est difficile, dans une époque si confuse, de séparer précisément ce qui tient à l'organisation d'un grand empire de ce qui touche aux conquêtes militaires qui l'ont créé ou affermi. Toutefois, il y a évidemment deux personnalités dans Charlemagne : le génie de guerre et la tête puissante et administrative. Tout marche progressivement et avec un certain ordre ; la conquête est achevée lorsque l'empire d'Occident appareil au monde ; la législation surtout commence lorsque l'empereur est couronné à Rome des mains du pape Léon. Jusque là, la tâche militaire est trop laborieuse pour que Charlemagne songe à d'autres devoirs ; il administre plutôt qu'il ne crée une législation permanente ; mais depuis qu'il est empereur, ses idées de législation grandissent et s'empreignent de ses vastes destinées. Dans cette organisation de l'empire d'Occident, il y a des institutions d'emprunt et des idées d'instinct ; les institutions d'emprunt viennent de Constantinople et de Rome, de l'église et du code Théodosien ; les idées d'instinct se rattachent à la force, à la puissance énergique des hommes du Nord. Centraliser l'autorité vient naturellement à tout homme de capacité ; grandir le pouvoir est chose si naturelle qu'on n'a pas besoin d'en recueillir la pensée par transmission. Charlemagne ne change, pas l'état social, il le place sous sa main pour le diriger : dans beaucoup de choses, il n'est que le continuateur du passé ; s'il fait des capitulaires, il est obligé de subir les codes barbares, et de les sanctionner même par ses actes. En ce qui touche la loi salique, par exemple, on peut dire qu'il se borne à en donner une seconde édition corrigée ; il ajoute des modifications insensibles à la loi des Ripuaires ; le code lombard reste en son entier, et tout en brisant la nationalité saxonne, il conserve l'esprit de ses institutions. L'empereur proclame la grande maxime des codes primitifs : Que chacun peut vivre selon sa loi. Ainsi, cet homme supérieur ne peut entièrement se séparer du passé ; il veut en vain diriger lu société dans des voies nouvelles ; il est arrêté par les coutumes, les mœurs, les lois ; sa législation n'en touche que la superficie. S'il avait voulu briser la personnalité des codes franc, lombard ou bavarois, les leudes lui auraient dit : Empereur, c'est notre patrimoine, comme le sceptre est le tien ; pourquoi ne le respectes-tu pas ? Jamais, dans les assemblées du champ de mai, les fiers comtes, les hommes libres, les austrasiens chevelus n'auraient consenti à sanctionner un capitulaire qui aurait méconnu le système des compositions, la seule pénalité des Francs, le loi de leur rang et de la hiérarchie. L'empereur dut s'arrêter devant ces obstacles. Les hommes supérieurs ne sont jamais complètement maures dans le développement de leurs idées, ils ont mille voix inconnues qui font taire leur grande. voix ; on se demande sans cesse pourquoi ils s'arrêtent dans l'accomplissement de leur pensée, c'est qu'on ne sait pas ce qu'il y a de martyre intime, de poignantes douleurs, de faiblesses et de petites choses qui se placent entre un homme et sa destinée, entre sa volonté et l'exécution. Les institutions de Charlemagne se rattachent à divers ordres d'idées qui composent le gouvernement et l'administration d'un peuple ; le but qui semble l'absorber d'abord, c'est la fondation de l'empire, il veut ceindre son front du laurier des Césars : il est patrice déjà ; pourquoi n'a-t-ii pas le titre d'auguste ? Cette idée est moins instinctive qu'elle ne lui vient d'emprunt : est-ce que les Francs dans leurs forêts saluaient le titre d'empereur ? Ils avaient leur heretogs, leur konung comme les Anglo-Saxons ; les traditions pourprées de Rome et de Constantinople étaient-elles venues jusqu'à eux ? Un empire au milieu des Francs était une idée mal comprise ; sur quoi reposaient la loi salique et généralement les voles barbares ? sur un partage incessant de l'autorité, sur la division de l'héritage royal et des terres ; toute idée de réunion et de groupe restait étrangère aux Barbares. La création de l'empire reposait au contraire sur une grande fusion de nationalités ; les peuples étaient confondus sous une même épée, sous un même sceptre. Voyez comme dès lors la lutte commence entre la création romaine et l'habitude barbare ! L'empire essaie de tout centraliser, la loi salique tend à tout diviser ; Charlemagne a voulu pousser violemment, à coup de gantelet, les peuples à se réunir, à se fondre, et les peuples ne veulent point s'asservir à ce joug. La puissance des coutumes se révèle ici toute entière ; l'empire n'entre jamais au fond des mœurs des populations domptées ; c'est pour elles une idée qui reste à la superficie et qui disparaîtra, parce qu'elle n'est pas dans leurs mœurs, dans leur sang. Vous voulez réunir ce qui est partagé, c'est une œuvre au dessus des forces humaines ; et telle est cette puissance des coutumes salique et franque pour le partage, que Charlemagne les adopte pour sa propre succession. C'est en 800 que l'empire se !onde sur le principe de la plus vaste centralisation, six ans après intervient le capitulaire de Thionville, qui partage l'empire en trois vastes lambeaux : l'un pour Charles, l'autre pour Pépin, le dernier pour Louis[1]. Toutes les créations, mêmes administratives, de Charlemagne ne peuvent maintenir une centralité parfaite : combien de sueurs et d'efforts ne s'impose-t-il pas pour fortifier le pouvoir de ses missi dominici, pour grandir leur autorité ? Mais cette pensée d'une organisation centrale aboutit-elle à un résultat ? Les missi dominici sont presque toujours en lutte avec les comtes, avec les autorités locales de chaque district ; l'empereur en vain les protège exclusivement par ses capitulaires ; en vain il change de système afin de les grandir ; il ne réussit qu'à affaiblir l'autorité des comtes et des gouverneurs des marches et frontières ; tentatives impuissantes ! Tant que la volonté qui pousse et protège les missi dominici est active et forte, l'obéissance vient à eux ; image de l'empereur, ils retiennent en leurs mains quelque chose de son énergie ; mais l'empereur mort, que deviennent-ils ? en est-il encore question après Louis le Débonnaire ? C'est qu'étrangers aux habitudes du gouvernement et aux mœurs administratives des nations franque, lombarde et sottie, ils sont comme une création extraordinaire qui doit finir avec les circonstances qui l'ont produite. Les deux royautés que Charlemagne institue en Aquitaine et eu Italie sont certainement plus dans les mœurs de cette époque ; les nations barbares sont familiarisées déjà avec ce titre de rex, il leur convient. Seulement Charlemagne donne encore de trop larges limites à son partage : est-ce qu'une royauté italique était possible, au milieu des vingt populations d'origines diverses qui se disputaient le territoire ? Ce roi d'Italie serait-il assez fort pour se faire respecter des Napolitains, de Rome, des Lombards, des Grecs, sans compter encore les Huns de la Pannonie ! L'Italie était pour le moins aussi morcelée de peuples, de gouvernements que l'étaient les Gaules ; elle devait subir le même sort ; la royauté devait s'y faire aussi petite que celle de Hugues Capet et de Robert, si elle ne voulait succomber sous cette explosion de nationalités diverses. La royauté d'Aquitaine était mieux combinée ; de la Loire à l'Èbre, il y avait une population indigène qui parlait presque la même langue ; les Cantabres et les Goths en formaient la première couche. Aussi peut-on s'apercevoir que Louis le Débonnaire réussit parfaitement comme roi d'Aquitaine ; il devient national, il est obéi et aimé ; ses chartres se multiplient et se retrouvent partout ; si le morcellement arrive ensuite, c'est que Louis le Débonnaire, appelé à l'empire, ne réside plus dans ses villes et ses fermes du Midi. Après lui le chaos est si confus, que rien.ne reste dans l'ordre ; il arrive un déchirement de l'œuvre, un craquement de l'édifice ; le sol tremble et s'agite confusément. Les capitulaires, qui marquent l'époque législative de. Charlemagne, furent-ils un code régulier et complet, comme les vastes compilations de Théodose et de Justinien ? Quelque Ulpien ou Tribonien germanique ou franc fut-il appelé à lier le faisceau des lois carlovingiennes ? Non ; les capitulaires furent un produit successif ; ils ne vinrent pas spontanément et par un seul jet ; quelques-uns ne sont que la confirmation de lois antérieures, d'autres développent une théorie administrative mieux en rapport avec l'empire. L'idée d'uniformité essaie de dominer les capitulaires ; cette pensée, qui au reste n'a rien de neuf, arrive naturellement à tous les esprits supérieurs, et surtout aux génies absolus ; codifier les lois est une idée de simplicité, elle saisit tous ceux qui aiment un pouvoir fort. Les grands monuments de législation viennent tous d'une pensée de dictature : le code civil comme les capitulaires, les ordonnances de Louis XI comme celles de Louis XIV, les prescriptions de Richelieu comme les actes du comité le salut public. L'unité et la simplification ne sont que l'idée du pouvoir oriental ; le génie seul peut la grandir et la faire tourner à l'avancement de l'humanité. La coutume locale est paternelle, le gouvernement du clocher correspond à celui de la famille ; et cependant lorsqu'on fait un code, c'est toujours au dépens des habitudes privées. Tout est forcé de ployer sous une centralisation puissante, car la mission de l'homme supérieur est de pousser, même violemment, un pays vers les voies inconnues et grandes de la civilisation, serait-ce aux dépens des habitudes du foyer et de son bonheur intime. C'est ainsi que l'unité nationale se substitue toujours à la localité. Mais il y a cette différence entre les temps de Charlemagne et les nôtres, qu'au vine siècle l'idée de pouvoir était faible et la puissance de chaque individu immense : aussi qu'arriva-t-il ? C'est que la centralisation disparut devant le morcellement de chaque terre et de chaque groupe d'hommes ; aujourd'hui, au contraire, il y a eu tant de brisures dans la société, tant de froissements d'idées et d'intérêts, si peu de groupes, qu'on souhaite instinctivement un pouvoir fort, et que l'universalité des codes a pu se substituer à la coutume morte depuis longtemps. Aux VIIIe et IXe siècles, la dictature ne pouvait être jamais qu'une idée de force matérielle ; tout était encore trop confondu dans l'église, dans la société, pour qu'il s'élevât un pouvoir complètement admis par tous, si ce n'est celui de la conquête. La papauté, qui marcha à son puissant éclat vers la fin du XIe siècle par l'impulsion des croisades et de Grégoire VII, était encore vigoureusement contestée ; Adrien et Léon étaient des hommes capables, mais ils étaient exposés aux révoltes des Romains, aux invasions des Grecs et des Napolitains ; ne furent-ils pas même contraints de quitter l'Italie pour chercher un abri sous la monarchie au delà des Alpes, et solliciter des secours auprès de Pépin et de Charlemagne ? Or, un pouvoir qui implore le bras d'autrui n'est jamais fort, il est exposé à être brisé à la première secousse. Ce qui avança l'autorité des papes, c'est qu'ils persistèrent dans la volonté de gouverner la société, et celte volonté devint leur force ;' leur travail intellectuel fut immense. Adrien et Léon furent peut-être les deux esprits qui comprirent le mieux ce qu'il fallait à ta génération pour la contenir : aux hommes d'armes, ils donnèrent la dictature de Charlemagne, ils la couronnèrent par la création de l'empire d'Occident ; quant è ce qui touche l'église, le but d'Adrien et de Léon fut de s'assurer le pouvoir absolu pour eux-mêmes. Ils pouvaient obtenir de grands résultats par la création d'un empire, le schisme d'Occident pouvait cesser par le mariage de Charlemagne avec une impératrice de Constantinople : Irène protégeait les images, Charlemagne la papauté. Cette vaste pensée d'une alliance qui eut amené la fusion du schisme n'est jamais complètement délaissée par le pontificat ; quand ce n'est pas pour l'empereur lui-même, c'est pour ses enfants. Les papes veulent faire cesser la séparation des deux églises, et cette union en deviendrait le symbole. Rome, qui a créé la dictature souveraine pour Charlemagne en couronnant son front, s'en sert non serrement pour affermir son pouvoir, mais encore pour étouffer les hérésies. Il y a partout des symptômes d'une insurrection philosophique contre la pensée catholique : à Constantinople, c'est la querelle des images ; des barbares veulent secouer ce culte des arts qui crée de si douces sensations pour le cœur et l'esprit ; les papes prennent la défense des images, ils les protègent ; maîtres ainsi des émotions du peuple, ils sont plus forts pour lutter contre les hérésies froides, dissertatrices, qui agitent l'église ils invoquent le bras séculier de Charlemagne, et le suzerain est toujours prêt à frapper pour seconder la volonté de fume. On le voit, roi ou empereur, présider aux conciles, condamner Elipand et Félix ; il est l'instrument dont se servent les papes pour assouplir le inonde chrétien. Charlemagne se fit l'homme d'Adrien et de Léon ; il devait i, Route la force morale de son pouvoir ; il lui prêtait en échange la force matérielle de son bras : le pacte était réciproque, et c'est pourquoi il dura. Dans ses relations avec la papauté, le fils de Pépin se montra plus rusé et plus fort qu'un autre empereur des temps modernes. Né comme Charlemagne au milieu des camps, chef des hommes d'armes, cet empereur voulut recevoir la force morale et religieuse ; mais il n'eut pas cette habileté que le barbare apporta des forêts ; il s'efforça de briser le pape, tandis que Charlemagne le grandit ; il reprit Rome, que les Carlovingiens avaient donnée aux papes Adrien et Léon : qu'arriva-t-il ? C'est que l'empire moderne tomba sans que la force morale le soutint ; là fut sa faute. Peut-être doit-on attribuer cette différence de conduite à la différence des temps ; la société n'était pas aussi profondément religieuse, les cœurs étaient moins assouplis aux croyances catholiques, et cependant Rome triompha contre le fort. C'est qu'en politique, il faut moins briser les instruments que savoir les employer avec intelligence : Adrien et Léon avaient protégé l'empire moral de Charlemagne, et celui-ci les récompensa ; Pie VII avait sacré Napoléon, il l'avait présenté à la société chrétienne comme le véritable empereur, comme le légitime suzerain ; à quoi pouvait servir d'accabler un pauvre vieillard en lui enlevant sa Rome chérie. Ainsi le génie des forêts, le chef germain fut supérieur à l'homme de guerre et de la civilisation du XVIIIe siècle. Le système politique et administratif de Charlemagne, fondé sur des éléments positifs, se rapproche beaucoup de ce qui s'est encore vu dans les temps modernes : au haut de l'échelle, l'empereur, puissant, honoré, respecté, correspondant avec les papes, en rapport par la guerre ou par ses envoyés avec les civilisations environnantes ; au dessous de lui, des rois, des ducs militaires qui lui font hommage et viennent à ses plaids ; deux fois par année, des assemblées ou cours plénières, l'une pour discuter sur les expéditions lointaines, l'autre pour arrêter les capitulaires et les actes législatifs. Comme administrateurs permanents, et pour diriger les localités, des comtes chargés de l'administration de la justice et de tous les pouvoirs de l'empereur. Autour de ces comtes, des assemblées locales, sous des bonshommes, notables élus par les habitants eux-mêmes : ceux-ci tiennent les assises, jugent les différends, font la répartition des revenus. Quand un capitulaire est délibéré dans l'assemblée générale, il est envoyé aux comtes, qui le communiquent à leur tour aux assemblées locales, et celles-ci en exécutent les prescriptions. Et afin qu'aucun de ces ressorts ne se brise ou ne s'arrête, les missi dominici, commissaires extraordinaires, vont partout et surveillent chaque localité. Il y a, comme on le voit, dans ce système, un mélange de l'administration romaine, forte et puissante, et de la liberté germanique, qui repose sur les assemblés et la représentation publique. Le système capétien qui succède à la période carlovingienne n'a rien de commun avec cela ; la féodalité rattache les institutions à des idées territoriales, elle forme comme une grande chaîne de pierre, qui de la tour du Louvre s'étend au dernier castel d'un vavasseur ; hiérarchie nouvelle de devoirs qui détruisit les institutions des capitulaires. Dès que la révolution de 1789 a fait table rase de la hiérarchie féodale, on eu revient à l'idée carlovingienne, qui elle-même avait quelque chose de romain. Quelle différence exista-t-il entre les préfets et les comtes de Charlemagne ? entre les missi dominici, les représentants en mission, et les commissaires extraordinaires de l'empereur Napoléon ? Les deux systèmes municipaux, les assises, les jurés, les assemblées se tinrent par plus d'un lien, et l'uniformité des codes apparut de nouveau. Tous les pouvoirs forts ont un instinct commun, et quand ils ont des sociétés à gouverner, ils emploient les mêmes moyens. La science fut-elle, chez l'empereur Charlemagne, un goût ou une pensée de gouvernement ? Incontestablement il la protège, son siècle se détache de ce qui précède et de ce qui suit ; il a fait une tentative pour répandre les lumières et avancer les études : hélas ! ses efforts sont sans portée sur une civilisation qui ne le comprend pas. Charlemagne persévère ; il groupe, il réunit les intelligences ; il se comptait au milieu d'elles. Cela se voit souvent parmi les génies de gouvernement et de force, ils se délassent dans les lettres des fatigues de la guerre et de l'administration : César écrit ses Commentaires, expression d'une pensée hautement politique ; Charlemagne fait des vers dans sa langue native ; les conquérants barbares aimaient à entendre réciter les héroïques exploits de la patrie, l'empereur les imite. La science plaisait à ses loisirs, on le voit par l'attention qu'il y porte ; ce n'est pas seulement une protection, on dirait une vocation ; il écrit aux savants, il les convoque, ils entourent sa personne ; ils sont l'objet de ses prévenances, de sa plus vive sollicitude. C'est qu'à côté de ses goûts personnels, il y a aussi sa pensée politique ; la science est essentiellement romaine et ecclésiastique, il n'a pas à craindre les clercs, il les domine par le pape ; le danger pour son œuvre est dans l'impétuosité de ses leudes, et dans les révolutions d'hommes d'armes qui peuvent briser sa dynastie ; or les clercs assouplissent ces âmes, les rendent plus faciles pour l'obéissance : hi science, les études peuvent pénétrer parmi ces races militaires ; alors tout sera dit, et l'empire demeurera paisiblement à lui et à sa famille. À cet effet, on voit qu'il protège moins encore la hiérarchie épiscopale que les monastères ; les évêques, il les réprime et les maintient ; ils étaient trop puissants par leur territoire, trop mêlés aux affaires laïques, leur hiérarchie était trop gauloise, ils tenaient par tous les points aux municipalités ; lui, Charlemagne, préfère protéger les abbayes, appuyer le pouvoir des immenses communautés de Saint-Benoît. Les abbayes sont en dehors de toute juridiction épiscopale ; elles dépendent de Rogne, dont Charlemagne est sûr ; c'est au milieu des abbayes que s'accomplissent les grands actes de la vie ; elles servent de prison d'état pour les rois découronnés, pour les comtes, les leudes dont Charlemagne veut abattre le pouvoir. Les abbayes couvrent les sépultures des vivants et des morts, de là cette grandeur qui vient à elles ; elles sont les asiles toujours ouverts, et les abbés, ta crosse en main, apparaissent aux conciles, aux assemblées solennelles pour appuyer le pouvoir de l'empereur. Charlemagne et son fils surtout se trouvent en lutte avec l'épiscopat, tandis que jamais ils n'ont à se plaindre d'un abbé de l'ordre de Saint-Benoît. Toute cette administration était organisée pour préparer la levée de l'impôt et les services militaires, les deux branches essentielles du gouvernement. Le fisc est l'objet de la plus vive sollicitude de Charlemagne ; il en règle la perception ; les revenus de ses fermes sont aménagés chaque six mois en nature, en deniers, en services ; la composition et l'amende forment les ressources essentielles de ses revenus ; ses capitulaires s'en occupent sans ménagement : quiconque commet une mauvaise action doit payer une amende ; plus de pénalité corporelle, rarement la mort, mais toujours la confiscation et la composition, les sous et les deniers d'or. Plus souvent encore les dépouilles des nations vaincues viennent enrichir le fisc. Charlemagne est comme ces rois barbares assis sous la tente après la victoire ; les trésors sont à ses pieds, il les distribue à ses fidèles. Le butin est beau dans les quarante-trois années de guerre ; s'il eut affaire aux Saxons, peuple pauvre et sans ressources, il vint en Italie, chez les Lombards ; il soumit les Huns, pilla leurs palais, et les Huns avaient dépouillé le monde ! Quand il passa les Pyrénées, il trouva sous sa main des richesses accumulées par les Goths et les Sarrasins. Pour satisfaire ses hommes d'armes, il n'eut donc pas besoin, comme Charles Martel, de dépouiller les clercs ; il enrichit, il féconda tout. De nombreuses églises doivent leur origine à Charlemagne ; les monuments des arts s'élevèrent sous sa main ; c'est par lui que les manuscrits, les missels, les reliquaires vinrent de Constantinople ; il fit sien l'art grec en appelant autour de lui les artistes de Rome et de Byzance. Voilà l'œuvre pourtant à laquelle un seul homme a travaillé pendant toute une vie ; le résultat était gigantesque. Car enfin si la Rome des patriciens et des empereurs réunit de plus vastes terres, elle ne grandit que successivement, et sa puissance fut l'œuvre de sa patiente politique ; l'organisation qui se développe depuis Romulus jusqu'aux Césars est immense ; mais enfin elle embrasse des siècles, tout cela vient successivement, un à un ; mais Charlemagne marche à pas de géant, du premier jet il conçoit l'organisation de l'empire, comme il en a réalisé la conquête ; son administration se modifie peu : le système des comtes par exemple et des misai dominici se rattache à la primitive conception de son pouvoir, et tout ce qui est dans leur hiérarchie n'est plus qu'un accessoire dont il peut sans crainte modifier les ressorts. Dans l'histoire des temps, ce qui se fait vite tombe vite ; quand le chêne a des racines qui vont aux entrailles de la terre, en vain l'ouragan souffle fort, l'orage rebondit sur les feuilles épaisses ! Mais l'arbre carlovingien ne touche que la superficie du sol ; le géant de la Meuse et du Rhin a comme abusé du feu de sa jeunesse ; aussi la décrépitude viendra vite pour lui, qui pouvait survivre à cette œuvre ? Le titre d'empereur ; mais ce titre n'était pas d'origine franque, il était romain, il ne venait pas de lui ! Cette dignité de la pourpre reparaîtrait dans les temps, dans les âges comme le symbole d'un pouvoir fort ; elle brillerait sur le front d'autres souverains, et ce n'est pas à Charlemagne que ceux-ci la devraient. Serait-ce la dignité de roi ? Elle allait passer dans une nouvelle dynastie, quitter l'empreinte romaine pour se faire toute féodale : sous le règne des Capétiens, d'autres idées allaient naître et une autre législation se développer ; les municipes deviendraient des communes ; les colons, des vilains et des bourgeois ; les comtes et les leudes, des hauts féodaux, propriétaires effectifs, souverains du dominium et du territoire ; les archevêques, les évêques deviendraient pairs des barons ; les assemblées du champ de mai, de simples cours féodales. Les capitulaires disparaîtraient dans cette nuit des âges ; on aurait les établissements de Saint-Louis, le code féodal de Jérusalem et les livres de jurisprudence de Beaumanoir. Et pourtant dans cette décadence de tout ce qu'il créa, comment est-il arrivé que Charlemagne reste encore si puissant de renommée en face de la postérité ? D'où vient qu'on en parlait dans les cours plénières comme de la source et de l'origine de toute grandeur ? d'où vient que tant de monuments sont attribués à son génie ? qu'il y a des rochers et des grottes de Roland, des tours Magnes, des phares carlovingiens ? Comment est-il arrivé que d'âge en âge cette mémoire s'est tant grandie ? L'empereur Othon, le premier, visite son tombeau ; il trouve le puissant suzerain l'œil terne et fixe, couché au cercueil dans ses vêtements d'or, le sceptre en main, et à ses pieds le livre des évangiles. Dès le XIIe siècle, Charlemagne est le sujet de toutes les chansons de gestes, de tous les cris de gloire des populations, il est le héros de mille aventures merveilleuses ? Au XVe siècle, le Pulci, Boyardo, l'Arioste le chantèrent dans de nationales poésies. Roland, Angélique, Renaud, Marphise, Astolphe à la lance d'or, Merlin, apparaissez tous pour faire un splendide cortège à votre empereur ! A ce temps, les jeux, les distractions des cours mêmes rappellent encore Charlemagne et ses paladins ; les cartes à jouer reproduisent à côté du vieil empereur à la longue barbe l'image d'Hildegarde et d'Ogier le Danois. Lorsque Charles VI dans sa folie occupait ses loisirs avec les gros tarots, le chevalier de la coupe, la male mort et le roi de denier, il n'oubliait point de se signer de la croix quand il marquait Charlemagne ! N'est-ce pas son tombeau que Charles-Quint — lui qui rêve aussi l'empire du monde — vient visiter à Aix-la-Chapelle ? il y descend, il le mesure, s'agenouille et veut lire sa destinée dans le livre que tient mystérieusement l'empereur couche au tombeau. Puis les siècles marchent toujours, et un autre conquérant, un autre homme de génie qui a dompté les peuples comme Charlemagne, qui e fait des codes comme lui, et administre de vastes nations comme lui, vient saluer à son tour cet immense sépulcre ; il veut être sacré avec l'épée de Charlemagne, il veut porter sa couronne et toucher de ses mains son trésor ; il s'assied sur sa chaise de pierre pour pénétrer la puissance de cette œuvre ; il fait réparer ce tombeau, il le mesure pour savoir s'il est à sa taille ; il veut faire rétablir cette inscription antique qu'aux temps passés on y lisait : Sous ce sépulcre est le corps de Charlemagne, grand et orthodoxe empereur qui occupa noblement cet empire de France ; il régné heureusement 47 ans, mourut septuagénaire, l'an de l'incarnation du Seigneur 814, indiction vu dans les calendes de février. A l'abri de ces grands noms et de ces renommées éclatantes, moi, pauvre pèlerin, m'appartient-il de tracer cette chronique de Charlemagne. Je n'ai point eu l'orgueil de mesurer ce tombeau, je n'ai point eu la vanité de toucher son reliquaire ; j'ai prié seulement, agenouillé sur cette pierre sépulcrale, parce qu'à travers toutes ces grandeurs le tombeau c'est la mort, et comme le disait Alcuin : Quand l'homme est trépassé, il n'y a plus d'autre retentissement que le bruit sourd du ver qui ronge le cadavre, il n'y e plus d'autre voix pour nous que la trompette du jugement dernier, qui nous dira à tous, grands et petits : Qu'as-tu fait pour Dieu, pour la justice et l'humanité ! |