CHARLEMAGNE

TOME SECOND. — PÉRIODE D'ORGANISATION

 

CHAPITRE XIII. — CE QUI RESTA DEBOUT DE L'ŒUVRE DE CHARLEMAGNE.

 

 

1° Lois. — Débris des lois salique — Ripuaire — Bourguignonne — Lombarde — Saxonne — Les capitulaires. — Développement du droit ecclésiastique. — Décrétales. — Denys le Petit. — Isidore Mercator. — Première origine du droit féodal. — Derniers vestiges des lois carlovingiennes.

2° Institutions. — Les assemblées — Ce qu'elles deviennent — Leur composition à la fin du règne de Charlemagne. — Les comtes. — Les deux royautés d'Aquitaine et d'Italie. — Organisation des comtes. — Les missi dominici. — Etat des personnes. — Les évêques. — Les abbés. — Les hommes libres. — Différentes natures d'hommes libres et de serfs.

3° Ce que devinrent les peuples à la mort de Charlemagne. — L'empire de Byzance. — Le califat. — Les Allemands. — Les Saxons. — Les Frisons. — Les Italiens. — Les Lombards. — Les Aquitains. — Les Goths. — La véritable France. — Les Danois. — Invasions des Normands.

4° Ce que devint le commerce. — Relations de peuple à peuple. — Désolation des campagnes. — Obstacle de ville à ville. — Destruction des monuments carlovingiens. — Ravage des arts.

5° Les débris de la famille carlovingienne. — Mort des deux fils capables de Charlemagne. — Charles et Pépin. — Le seul qui reste, Louis le Débonnaire, ramolli par le séjour méridional. — La haine que suscite son association à la couronne et son avènement.

NEUVIÈME SIÈCLE.

 

Dans les études sérieuses de philosophie et d'histoire, un travail plait surtout à l'esprit, c'est de rechercher ce que l'œuvre d'un homme de génie est devenue, et ce qu'elle a produit. Chaque fait doit avoir pour ainsi dire sa généalogie, son passé, son avenir ; alors même qu'une intelligence vous a ébloui, on se demande quelles traces elle a laissées de son passage dans la vie, et, en quelque sorte, ce que l'humanité lui doit. Hélas ! il est des époques dans les annales du genre humain qui n'ont rien légué après elle, et cependant on se complait à les contempler, comme à la lecture d'un poème épique. Nous allons examiner sous cet aspect le règne de Charlemagne : que sont devenues ses traces, et quelles empreintes a-t-il laissées sur la société par ses lois et par ses actes, sa volonté et se force ? Travail difficile, mais complément nécessaire à la vie de l'empereur d'Occident.

Les lois de Charlemagne, telles que nous les avons trouvées dans les capitulaires, ont deux grandes destinées : ou elles ont pour but de confirmer la législation antérieure, en la développant et en la coordonnant par certaines dispositions nouvelles, ou bien elles partent d'idées inhérentes au système carlovingien ; ce qui forme deux droits bien distincts[1] ; l'un qui n'est que la confirmation du passé, l'autre qui appartient au présent. Les lois particulières à chaque population barbare restèrent intactes sous les Carlovingiens, sauf quelques modifications que prescrivent les capitulaires. Il y avait toujours la lex salica, née au milieu de la Germanie, et rédigée par Théodoric, roi d'Austrasie ; cette loi salique, qui reposait tout entière sur la composition, demeura comme le droit particulier des Francs, même sous l'empire de Charlemagne. Et peu importe que la tribu des Francs se fût mêlée à la constitution plus générique de l'empire d'Occident, le privilège des nations qui obéissaient à Charlemagne était de conserver leur code comme les institutions de leur patrie. La loi salique passa à travers la législation de l'empire, et ne s'empreignit que très faiblement de l'idée carlovingienne ; elle laissa encore des traces au XIIe siècle, plus d'une chartre en contient la preuve ; mais elle s'effaça comme les capitulaires eux-mêmes sous le principe des lois féodales[2].

La loi ripuaire, ainsi que le code salique, empreinte d'une simplicité admirable, conserva sa rudesse habituelle sous les Carlovingiens ; les additions que fit Charlemagne à la loi ripuaire[3] ne lui enlevèrent pas son caractère de personnalité, qu'elle conserva avec l'origine franque, c'est-à-dire la composition. Les capitulaires mêmes subirent ce droit ; au fond, sur quelle base reposaient les lois salique et ripuaire ? — Tout crime pouvait se racheter par une amende payable au fisc, et par une composition à celui qui éprouvait le dommage. Or, cette législation était entièrement favorable au domaine ; elle ouvrait une large voie à l'impôt ; le fisc s'enrichissait par l'application de la loi même. C'est ce qui dut maintenir longtemps les codes salique et ripuaire, car le fisc avait intérêt à les appliquer ; ils constituaient sa richesse et formaient une partie de ses revenus. Les traces des lois salique et ripuaire ne vont pas toutefois au delà du XIIe siècle, époque où elles se confondent avec la coutume locale : comment d'ailleurs la personnalité se serait-elle maintenue, lorsque les primitives nations s'effaçaient : sous les Carlovingiens, on distinguait encore les Francs, les Bourguignons, les Lombards, les Aquitains ; plus tard, ces distinctions disparaissent. De nouvelles formes viennent à la société ; on ne classe plus les peuples par l'origine, mais par le droit et la possession : on est nobles, bourgeois, serfs, grands vassaux, tenanciers, vavasseurs[4].

La loi des Bourguignons[5] passa plus rapidement sur le sol que celle des Francs, bien que ces populations eussent une même origine. La royauté des Bourguignons fut si éphémère ! Que devint-elle après les règnes de Gondebaud et de Sigismond ? Cette loi, qui ne reposait pas entièrement sur le principe des compositions, admettait les peines corporelles moins complètement dans les intérêts du fisc ; elle se mêla dès lors et se confondit ainsi plus profondément avec le droit romain. La loi salique était toute de distinction, elle créait des rangs ; le code des Bourguignons, plus favorable aux vaincus, règle les intérêts des Romains et des Bourguignons avec un grand sentiment de justice : s'il y avait un différend, il était décidé par un jury, composé moitié de Bourguignons et moitié de Romains[6]. C'est ce qui explique comment les traces de cette législation se perdirent plus facilement que celle de la loi salique. La même observation s'applique au code des Visigoths[7] ; dominé par les lois ecclésiastiques, délibéré par les évêques, ce code se maintint dans les principes de la jurisprudence romaine ; on le voit presque disparaître déjà sous le règne de Charlemagne ; les capitulaires n'en parlent pas ; quand le duché d'Aquitaine se forme, et le royaume de Louis après ce duché, le code des Visigoths s'affaiblit et tombe : les conciles l'avaient préparé, les conciles l'absorbèrent ; au XIe siècle, la loi des Goths n'est plus citée[8] ; le midi de la France est régi par le code Théodosien. Il en fut ainsi de la législation des Lombards : comment leur code se serait-il maintenu, si près qu'ils étaient de Rome, des papes et de Constantinople ? Quand Charlemagne fit des additions aux lois lombardes, ces lois étaient déjà presque en désuétude[9] ; les Lombards n'étaient-ils pas vaincus eux-mêmes ? ne subissaient-ils pas le joug des Francs ? Et que pouvaient-ils espérer de leurs lois ? Quelles dispositions leur restaient favorables ? Ils n'avaient plus intérêt à se laisser gouverner par leurs codes : Saxons, Bavarois, Allemands, tous avaient subi la domination du vainqueur ; mais ceux-ci avaient plus d'énergie et de fierté que les Lombards ; l'Allemand garda sa loi, le Saxon reprit son indépendance des forêts, les Bavarois leurs ducs ; ils se séparèrent de la France même déjà sous Louis le Débonnaire[10].

Dans la marche des peuples vers le moyen âge, ces législations diverses furent absorbées par le triomphe d'autres formes et d'autres coutumes. D'abord la puissance des lois ecclésiastiques grandit : que les décrétales des papes soient fausses ou vraies, que les compilations de Denys le Petit ou d'Isidore Mercator aient été supposées, là n'est pas la véritable question historique ; Mais ce que la philosophie doit constater, c'est que les décrétales, quelle que soit leur origine réelle, rendirent alors un grand service à la législation et ab pouvoir. Au moyen âge, leur pensée fut juste et forte ; dans le morcellement général de la société, c'était quelque chose d'utile aux mœurs et aux lois que la collection des décrétales. On a dit : Les décrétales posaient la souveraineté absolue de Rome, la dictature des papes ; qu'importe encore ! Dans ces temps de confusion et d'anarchie, n'est-ce pas l'église romaine qui, par sa dictature, donna l'impulsion à la civilisation du monde ? Les décrétales imposaient l'unité de l'épouse, les liens de paternité et de filiation, des maximes plus douces pour l'esclave, des répressions plus fortes pour l'homme de chair et de sang. Ces actes de la papauté firent tomber les capitulaires, les lois barbares, qui s'étaient empreintes d'un Caractère égoïste et trop exclusivement personnel ; la législation se civilisa en se posant universelle sous la main d'un pouvoir moral : le pape[11].

Le droit romain, qui jamais n'avait cessé de dominer une grande masse de populations dans les Gaules, prit cet ascendant qui appartient toujours aux principes éternels du juste et de l'injuste ; il démolit les lois barbares ; les capitulaires restèrent sens force devant les puissantes règles du code Théodosien ; les décrétales absorbèrent les conciles. Mais ce qui détruisit entièrement la législation de Charlemagne, ce furent les coutumes locales et le droit féodal surtout, qui naquit dans la confusion des IXe et Xe siècles[12]. L'existence des coutumes locales était incontestable, même sous la plus haute puissance de l'empereur ; au moment où il prépare l'organisation de son œuvre, ces coutumes formaient un obstacle à sa pensée d'unité administrative : de cité à cité, de province à province, il y avait une vieille coutume gauloise ou franque, romaine ou celtique ; elle décidait l'esprit des transactions, les rapports de la vie, et plus d'une fois Charlemagne cède devant les petits usages des localités.

Au Xe siècle, quand le chaos était profond, lorsque la puissance de centralisation échappait, n'était-il pas naturel que le droit coutumier triomphât partout ? Lorsque la société n'était pas protégée parles lois générales, il fallait bien que les lois locales garantissent les propriétés et les individus. Il se fit pour ainsi dire un droit privé dans chaque cité, dans chaque pays[13], et la pensée d'unité, formulée par les capitulaires, succomba dans ce désordre général. Le droit féodal vint bientôt se substituer entièrement à toutes les législations antérieures ; cela devait être, car ce droit était en rapport avec les mœurs et les habitudes ; il reposait sur la hiérarchie de la terre et des personnes, et par dessus tout sur la procédure du combat singulier ; il ne fut plus alors question de capitulaires ; de nouvelles idées étaient venues à la société, de nouveaux devoirs semblaient naître pour le suzerain comme pour le vassal[14] ; la longue chaîne des traditions était brisée ; on parla des hauts feudataires, des vassaux et des vavasseurs, toutes idées inconnues sous le règne de Charlemagne ; les décrétales formèrent le droit ecclésiastique, que réglaient autrefois les conciles et les capitulaires ; les ordonnances des rois de la troisième race n'eurent aucun rapport avec la législation antérieure. En suivant l'histoire des derniers Carlovingiens, l'on voit s'affaiblir et tomber la législation des capitulaires ; sous Louis le Débonnaire ils sont encore puissants, ils s'éteignent avec Charles le Chauve : ils deviennent rares parce que l'empire se morcelle, et qu'il ne peut plus y avoir alors de principes généraux.

Toutefois, il faut reconnaître que cette législation n'est pas entièrement morte pour tous ; si la France, organisée sous la troisième dynastie, reste étrangère au droit des capitulaires, il n'en est pas ainsi de l'Allemagne ; l'avènement des Carlovingiens était une invasion des Austrasiens dans la Neustrie ; les fiers enfants du Rhin, du Weser et de l'Elbe sont venus s'établir dans les villes neustriennes, Charlemagne est leur chef naturel, leur création ; ils l'ont entouré de leur amour, de leur admiration ; aussi, quand l'empire d'Occident tombe, les Austrasiens conservent les capitulaires ; si la race du grand Charles est morte, ses lois vivent, ses institutions ont survécu : voyez cet empereur d'Allemagne, n'a-t-il pas la boule d'or en main et la double couronne sur la tête[15] ? En Germanie, les décrétales ne furent point acceptées comme lois ecclésiastiques ; la lutte de la maison de Souabe et des papes empêcha le droit romain de prendre un ascendant naturel au milieu de la nation allemande. Les lois féodales ne préparaient pas cet éparpillement du sol comme cela se vit en France[16] ; sur le Rhin, tout resta carlovingien Charles Martel est sorti d'Austrasie, les lois de ses fils retournent à l'Austrasie. Si les capitulaires ne sont plus pour la France qu'une curiosité historique, qu'un monument d'érudition qui excite l'intérêt ; en Allemagne, la plupart sont entrés dans le droit positif ; Goldast les a recueillis dans ses Constitutions impériales ; ils sont l'origine de ces décrets solennels des diètes qui régissent la nation allemande, même aux temps modernes[17]. Dans la France soumise à la dynastie des Capets, les capitulaires ne pouvaient être qu'un souvenir de conquêtes ; en Germanie, c'était la loi naturelle des Allemande, et ils les gardèrent comme une des bases de leur droit publie, comme un vieux reliquaire digne de leur vénération.

Les assemblées politiques du champ de mai, que devinrent-elles à la fin du règne de Charlemagne ? Tant que dura cet empire, conception d'un génie splendide, elles eurent une certaine grandeur ; les comtes, les leudes y venaient assidûment, car il fallait y rédiger les capitulaires, donner son assentiment aux expéditions lointaines, et suivre le su serein à la guerre. Tant que l'empire resta dans son unité, les assemblées furent fréquentes et régulières. D'après le récit si curieux d'Hincmar, les suffrages étaient libres, les capitulaires rejetés ou acceptés[18] ; les clercs et les leudes votaient séparément. On aperçoit là toutes les traces des plaids de guerre qui se tenaient dans les vieilles forêts de la Germanie. Ces assemblées politiques du champ de mai ne périrent pas avec Charlemagne ; elles conservent sous Louis le Débonnaire la même empreinte de liberté ; non seulement les comtes doivent y venir comme les dignes représentants de l'empereur, mais encore conduire avec eux douze échevins les plus notables et choisis par chaque comté, véritables députés qui venaient assister aux plaids et prendre part eu gouvernement de l'empire[19] ; les échevins étaient élus par les propriétaires libres des fonds allodiaux. Les bases de la représentation furent si largement établies, que sous Charles le Chauve, où les champs de mai se continuent, le maxime suivante est posée : La loi se fait par le consentement du peuple et la constitution du roi[20]. Les assemblées périssent et se perdent à l'époque de Carloman ; vous chercheriez en vain ces délibérations de guerre, les réunions politiques de ces leudes, de ces évêques ; la confusion est partout, et les institutions carlovingiennes ont péri. Il y a dès ce moment une sorte de suspension dans les deux grandes sources de la législation carlovingienne, les conciles et les capitulaires ; nul droit n'est certain, nulle forme n'est consacrée. Comment, y aurait-il eu des assemblées générales, lorsque le territoire se morcelait à ce point que chaque gouverneur de province devenait comte et suzerain de la terre qu'il possédait[21] ?

Deux créations dominantes avaient marqué le règne de Charlemagne, la constitution des royaumes d'Italie et d'Aquitaine donnés à ses fils Pépin et Louis : que devinrent-ils à sa mort ? L'œuvre de ces royautés subordonnées à l'empire continua-t-elle ? C'était moins l'idée de partage et de morcellement que le désir d'assurer l'action d'une administration supérieure qui avait déterminé Charlemagne à créer des royautés sous son sceptre. Pépin, roi d'Italie, était mort avant même que Charlemagne eût atteint l'âge de décadence et de faiblesse ; et l'empereur confia le royaume d'Italie à Bernard, l'un des bâtards de Pépin, car le bâtard se distinguait alors bien peu du fils légitime ; le suzerain voulait rétablir l'hérédité au delà des Alpes et maintenir en quelque sorte les vestiges de la royauté lombarde[22]. Ce royaume d'Italie vécut quelques années après la mort de son fondateur, puis il succomba sous trois causes actives ; les voici : les empereurs d'Allemagne avaient un trop grand désir de régner en deçà des montagnes pour ne pas briser la couronne de fer sur le front des successeurs de Pépin ; leurs hommes d'armes passaient incessamment les Alpes. Quand la dynastie carlovingienne s'effaçait en France, comment l'Italie aurait-elle conservé des souverains qui n'avaient de force que par Charlemagne ? Les papes, d'ailleurs, amis intimes des Carlovingiens, n'avaient plus aucun intérêt à soutenir les rois d'Italie, trop faibles pour les protéger ; et avec cela s'élevait dans les villes de la Lombardie une volonté d'affranchissement et de liberté. Chacune de ces cités voulait devenir république municipale ; le commerce pour les unes, la propriété pour les autres était un mobile de liberté politique. Tandis que dans les pays purement féodaux la terre se groupait dans la hiérarchie des fiefs ; en Italie, les villes se séparaient les unes des autres et luttaient par des rivalités incessantes[23].

La royauté d'Aquitaine périssait naturellement par l'avènement de Louis à l'empire ; ce royaume ne se composait pas d'un seul élément. En Italie, il n'y avait que deux races, les Lombards et les indigènes, vieux peuples du Latium, puis quelques Grecs disséminés ; mais le royaume d'Aquitaine réunissait par des liens mal joints plus de dix fractions de peuples : les Goths, les Gascons, les Aquitains, les Auvergnats, les Sarrasins, et toutes ces nations, réunies violemment, devaient naturellement tendre à se séparer. Le royaume d'Aquitaine comprenait les terres qui s'étendent depuis la Loire jusqu'à l'Ebre ; il fut successivement confié à Pépin Ier, fils de Louis le Débonnaire ; puis vint cet autre Pépin qui combattit avec les Normands contre Charles le Chauve. An milieu de cette confusion étrange, nulle trace ne reste plus du royaume d'Aquitaine ; toutes ces populations se divisent, se morcellent ; il se forme des dues d'Aquitaine, de Gascogne, des comtes de Toulouse, d'Auvergne. L'institution d'un royaume disparait comme l'empire, conséquence de ce grand désordre qui accompagne la fin de la deuxième race[24].

Dans cette agitation du sol, que devient le système administratif de Charlemagne ? Ce système reposait sur trois bases ; 1° l'organisation militaire confiée à des hommes d'armes qui, sous le nom de ducs ou de gouverneurs des marches — marchis, marchiones ; d'où est venu marquis —, défendaient le territoire et préparaient le service de guerre ; 2° les comtes, fonctionnaires civils qui administraient les districts comme les anciens préfets de Rome ; 3° les missi dominici, dont l'établissement, est si vaste, si actif sous Charlemagne. Dès le règne de Charles le Chauve, on voit s'affaiblir et disparaître les derniers vestiges de ce système ; une révolution s'opère : ces ducs, ces comtes, ces gouverneurs des marches, qui obéissaient aux moindres ordres de l'empereur, proclament maintenant leur indépendance personnelle ; ils changent leurs titres[25] ; ceux-là qui naguère n'étaient que des fonctionnaires révocables deviennent des féodaux indépendants ; les uns prennent la suzeraineté réelle des terres qu'ils gouvernent ; les autres la transmettent même héréditairement à leurs fils[26]. De là, tous ces vassaux qui conservent à peine les moindres rapports avec la couronne, dont était né pourtant leur pouvoir. Dans ce morcellement d'autorité, quelle force pouvait-il rester aux missi dominici, à ces fonctionnaires essentiels d'un pouvoir centralisé ? La première condition, l'essence mime du pouvoir des envoyés du prince reposait sur l'autorité unique de l'empereur ; ils étaient ses délégués chargés de réunir les portions éparses de son autorité. Quand donc cette autorité s'en va, quand il n'y a plus de centralisation administrative, les fonctions des missi dominici deviennent comme une superfétation politique dans un système qui n'a plus d'unité. Cela fait qu'au milieu de la seconde race, il n'y e déjà plus de traces de la forme politique de ce grand empire carlovingien[27].

Ce changement, cette décadence du système administratif de Charlemagne se rattachaient spécialement à la propriété ou aux personnes ; éternelles divisions établies par le droit romain. La propriété subissait alors une révolution considérable dans ses conditions d'existence : sous Charlemagne, on distinguait d'abord les alleux, ou terres libres, possédées soit par un Franc, soit par un Romain, et les bénéfices concédés par le lise ; la terre libre ne devait rien, excepté le service militaire, et les prescriptions imposées par les capitulaires s'y rattachent toutes ; les bénéfices n'avaient pas la même origine que tes alleux, ils étaient presque toujours une concession ; pour s'attacher un homme, le suzerain lui donnait une terre fiscale, et cet homme en acceptant un bénéfice contractait des devoirs plus intimes envers le roi. Alleux et bénéfices, telle était là division des propriétés sous la seconde race, et les bénéfices furent souvent ces grandes fermes modèles des Carlovingiens. A la fin de ta seconde race, cette situation de la propriété se modifie. L'homme qui tient le bénéfice de la couronne s'affranchit bientôt de tout devoir ; il veut en rester maitre sans contestation, à l'imitation des comtes et des gouverneurs, qui sont restés en pleine possession de leur gouvernement[28]. Charlemagne avait forcé les esprits à se grouper, à se réunir autour de l'empire ; la réaction naturelle est que tout se disloque, se sépare : dès lors le bénéfice se confond avec l'alleu, ou, pour parler plus exactement, l'alleu disparaît entièrement pour se confondre dans le régime féodal[29]. Au temps paisible de Charlemagne, le propriétaire d'alleu avait intérêt à maintenir sa liberté et la franchise de la terre ; mais dans le désordre et la décadence de tout pouvoir, le possesseur de l'alleu se trouvait isolé sur ce sol agité : comment seul pouvait-il se défendre contre les invasions des Normands et la puissance des féodaux hautains ? Dès lors, tout naturellement, le propriétaire d'alleu se plaça sous la garantie et la protection d'un supérieur. La distinction des alleux ou des bénéfices disparaît dans le Xe siècle, il n'y a plus que des fiefs et des terres féodales ; l'un possède le dominium ou domaine, l'autre la tenure, c'est-à-dire la jouissance réelle de la terre, moyennant service et redevance[30]. Tout se résume par les engagements, tout se groupe par la hiérarchie ; aux alleux et aux bénéfices de la deuxième race succèdent les fiefs et les arrière-fiefs ; au devoir simple attaché à la propriété se substituent mille coutumes bizarres. Ici, le service militaire ; là, une obligation d'honneur ; l'un reçoit tin fief pour être échanson ; l'autre, pour caparaçonner comme écuyer le cheval de bataille du seigneur ; quand l'homme qui reçoit un fief n'est pas noble, son devoir se change en censive, c'est-à-dire qu'il donne le plus souvent une redevance d'argent[31].

La propriété d'église n'a pas échappé à cette révolution soudaine, en vain elle invoque les miracles pour se protéger ; les légendes qui défendaient le sol, la propriété, ne sont plus écoutées, la génération est trop brutale, trop livrée à ses instincts de pillage ; pour se défendre, il faut désormais des murailles et un bras de fer. C'est pour cela que les monastères, les évêchés, les cathédrales prennent des avocats ou vidames[32], qui sont les défenseurs naturels des propriétés ecclésiastiques ; s'il y a un comte dans la contrée qui effraye par ses exploits et menace depuis longtemps la solitude religieuse, l'abbé s'adresse à lui et lui demande s'il veut être le protecteur ou le défenseur de l'église ; les avantages sont grands : d'abord l'abbaye lui inféode une terre de son domaine, quelquefois même elle lui assure des redevances d'argent, des prières pour toutes les occasions de sa vie, puis un tombeau sous l'abri du monastère ; car, à cette époque, c'était quelque chose que de pouvoir se reposer dans le sépulcre, la guerre ne respectait pas les ossements ; quand donc on se faisait le protecteur de l'abbaye, on était sûr de trouver son lit de repos éternel sous ces longues voûtes de pierre. C'est pourquoi vous voyez encore dans les vieilles abbayes ces preux chevaliers étendus raides sur le tombeau ; durant leur vie, avoués et vidames, ils avaient été les protecteurs de l'église, et l'église leur donnait la dernière hospitalité[33].

L'état des personnes se régla dès lors par la propriété ; pendant l'administration de Charlemagne, les peuples se distinguaient plutôt par races, par origines, que par leur propre condition : Francs, Lombards, Romains, voilà surtout les séparations qui existaient dans la société ; les populations étaient encore divisées : à chacun sa loi. Cependant les capitulaires indiquent une distinction de rang ; le titre de nobiles était antique, il remontait aux forêts de la Germanie ; la division légale qui existait était surtout entre les hommes libres et les serfs ; distinction d'origine germanique et romaine. Mais la hiérarchie des rangs à proprement parler, la séparation des classes ne résultèrent que du régime féodal né de là décadence carlovingienne. Alors commença à paraître la haute et moyenne noblesse ; l'une formée de grands vassaux, avec les titres de comtes, de ducs, de marquis ou de gouverneurs des marches ; l'autre, distinguée seulement sous le nom de fideles milites : il ne faut pas croire que ces simples vavasseurs ne fussent quelquefois des hommes considérables ; nous voyons des comtes d'Evreux, des comtes de Chartres simples tenanciers des hauts féodaux[34]. Pour distinguer la race, point d'armoiries encore, le blason n'était point né ; on pouvait porter des signes, des symboles qui faisaient reconnaître un noble dans le combat ; mais le blason héréditaire, les émaux, l'humble merlette, le, faucon audacieux, la croix, symbole du pèlerinage, les tourelles, images de la guerre, tous ces signes qui se perpétuaient dans les familles comme un certificat de civisme étaient inconnus dans la décadence des Carlovingiens. Les fiefs étaient le caractère de la noblesse, et le blason ne vint qu'au commencement de la troisième race[35].

Les clercs étaient placés pour le rang dans une hiérarchie au moins aussi élevée que celle de la noblesse ; un des caractères qu'il faut bien noter pour la seconde race, c'est que dans la hiérarchie, la dignité épiscopale n'a rien d'aussi brillant que la constitution abbatiale. Depuis les grandes fondations de Saint-Benoît, les abbés ont le pas sur les évêques ; les ordres monastiques ont toute la puissance, c'est là qu'est la force morale de la société ; dans le monastère sont des dignités rangées par ordre, comme dans la société même : l'abbé, le doyen, le chantre, les archidiacres, le chancelier, le chambrier[36] ; on dirait le palais du suzerain avec ses dignités féodales. Les abbés, plus puissants que les métropolitains, exercent sur le gouvernement une influence immense sous la deuxième race ; les choses se modifient sous la troisième, et on voit alors les évêques prendre toujours plus de consistance avec les rois capétiens.

Les hommes libres sont les classes générales de la société à l'époque carlovingienne, la servitude est une exception ; on peut le voir par les capitulaires, qui appellent sans cesse les échevins et les bons hommes à prendre part au plaid du comte : Francs, Romains, Bourguignons étaient libres avec tout ce qui portait les armes ; nul ne pouvait les soumettre au servage. Cependant la plupart des propriétaires libres, sous la décadence carlovingienne, sont appelés hommes de potestatis, c'est-à-dire sous la main d'un maitre. Il en était de L'homme comme des fiefs : tant qu'il y avait eu protection générale dans la société, il y avait eu également désir et volonté de rester libre. Mais dans le ravage des Normands, les hommes libres demeurant isolés, sans protection, un grand nombre consentit à échanger la liberté contre la force secourable d'un maitre.

Beaucoup se firent serfs volontaires d'églises ou de seigneurs ; l'homme libre n'eut plus aucun droit, la hiérarchie devint infinie : il y eut ceux qu'on appela hôtes, placés sous la protection d'un monastère ou d'un seigneur qui leur servait d'appui[37] ; les colliberti, serfs plus affranchis, libres du cou, car ils tenaient le milieu entre la servitude absolue et la liberté[38] ; les agricolœ ou ruricolœ, sorte de paysans colons, libres ou serfs ; ceux-ci sont distingués eux-mêmes en mancipia ; dans quelques chartres, on les appelle seulement hommes, dans quelques autres, familiers ; il y avait les serfs forestiers et les serfs du domaine. A l'époque carlovingienne, les serfs sont entièrement placés sous l'empreinte du droit romain, qui ne leur permet pas la propriété ; ils donnent même le pécule au maitre. Au Xe siècle, les serfs commencent à posséder ; on les voit même propriétaires de terres, ils exercent des charges ; ils sont gardes des forêts, régisseurs des villas, et quelques-uns même sont maires de villages[39]. Tous payent une capitation, un cens, ils sont l'accessoire de la terre, la vente d'un fief les comprend de plein droit ; ils peuvent contracter mariage, et l'église reconnaît la légitimité du sacrement. L'homme libre qui épousait une serve devenait serf, contrairement au droit romain, et cette condition ne cessait que par l'affranchissement. Plus tard, le serf devint artisan ; les métiers secouèrent le joug imposé par les lois franques de le conquête[40].

Durant sa période d'activité et de gloire, Charlemagne s'était trouvé en rapport avec plusieurs civilisations, et la conquête lui avait assuré mille peuples vaincus. Maintenant, il faut voir ce que ces populations sont devenues, et, quelle fut la destinée des peuples rattachés à son empile. Charlemagne avait vu mourir le pape Adrien, son ami, le confident, le plus intime de ses projets sur l'Italie ; lui-même avait écrit son épitaphe, et par une compensation de la Providence, Léon survécut an vieil empereur pour célébrer sa gloire[41] ; il put lui rendre les honneurs funèbres à Rome, la capitale du christianisme et du monde. Le pape ordonna de solennelles pompes, les cloches sonnèrent, car l'empire d'Occident perdait son suzerain[42] ; Léon avait connu la pensée de Charlemagne ; les événements les plus considérables du règne de l'empereur avaient été recueillis par lui, quelques-uns même étaient gravés sur les mosaïques du pelais de Latran. Au milieu de l'église de Sainte-Suzanne on voyait un monument curieux de l'école grecque, Léon Ill portant une église sur la main, comme cela se voit dans beaucoup de peintures du moyen Âge, et à ses côtés Charlemagne, vêtu à la manière des Lombards, la barbe épaisse, avec l'épée pendante à son côté[43].

Léon pleura le protecteur du siège de Rome ; il mourut lui-même en 846, ayant pour successeur Étienne IV, issu des patriciens. La fidélité des pontifes pour l'empire d'Occident se continua, et le serment fut solennellement prêté dans les basiliques à Louis, le fils de Charlemagne. La même année, Étienne vint en France et sacra Louis le Débonnaire à Reims, dans la grande cathédrale ; son pontificat fut absorbé par cette sainte cérémonie car il ne dura que sept mois[44]. Pascal, son successeur, également Romain, essaya un peu de secouer la souveraineté de l'empire. A mesure que Louis le Débonnaire s'affaiblit, cette Séparation devient plus facile ; les papes n'avaient fait alliance avec les Carlovingiens que pour que ceux-ci les défendissent contre les Lombards ou les protégeassent contre les Grecs ; dès que les Carlovingiens devenaient impuissants, les papes rentraient dans leur souveraineté absolue. Aussi Pascal fait-il prononcer des jugements à la peine capitale sans recourir à l'autorité de l'empereur ; homme éminemment remarquable, Pascal, admirateur des sciences et des arts, donnait refuge aux Grecs qui fuyaient Constantinople à la suite de la querelle des images[45].

Après lui, Rome se sépara définitivement des Carlovingiens ; alors Lothaire était obligé d'accourir au forum chrétien pour faire reconnaître son autorité chancelante ; quand l'empire d'Occident se morcelait, se brisait, les papes modifiaient les rapports avec les Carlovingiens, qui n'étaient plus pour eux ni un instrument de lumière, ni un mobile de civilisation[46]. Ce fut une grande perte pour le moyen âge, que cet affaiblissement momentané des rapports pontificaux avec les populations des Gaules ; il n'y eut plus désormais ni pouvoir, ni pensée morale : de Rome venaient les derniers reflets de la civilisation antique ; quand la féodalité matérialisait tous les éléments du pouvoir, Rome n'avait plus rien à faire avec cette société ; on ne trouve désormais ni correspondance de papes, ni épîtres dignes de prendre place dans le code Carolin ; les ténèbres sont partout jusqu'à ce que Grégoire VII ressaisisse fortement la dictature intellectuelle et morale de la société à la fin du XIe siècle. Grégoire VII est depuis Charlemagne la tête puissante qui rêva la plus haute centralisation du pouvoir.

Si l'on porte les yeux sur Constantinople, on aperçoit aussi la disparition successive des rapports des deux empires ; les annales de Byzance ne parlent plus de ce grand diadème d'Occident qui brillait sur le front d'un seul homme ; quelques années à peine s'étaient écoulées depuis que les limites des deux empires avaient été fixées de concert entre Nicéphore et Charlemagne ; on avait posé sur des bases régulières les relations des souverains et des peuples ; les ambassades grecques étaient venues trouver Charlemagne jusque dans sa cour d'Aix-la-Chapelle. Nicéphore avait précédé au tombeau Charlemagne ; préoccupé de sa guerre contre les Bulgares, il avait signé avec joie un traité d'amitié avec l'empire d'Occident[47] ; le règne éphémère de Staurace, son fils, ne changea point les rapports entre les deux états[48] ; il abdiqua, et Michel Curopalate fut couronné du vivant du grand empereur. Quand Charlemagne mourut, Léon V gouvernait l'empire ; élu de soldats sous la tente, la guerre contre les Bulgares absorbait toutes ses forces ; puis, comme tous les enfants des populations syriaques, Léon persécuta les images et brisa les grandes reproductions de l'art ; les Grecs soulevés le frappèrent du glaive dans une révolte à Constantinople. Dans ces révolutions, qui finirent par l'élévation de Michel le Bègue, il est à peine question des successeurs de Charlemagne[49]. Les rapports n'avaient été que momentanés, les civilisations étaient trop différentes ; si les Grecs et les Occidentaux s'étaient rapprochés, ce ne pouvait être que par la surface ; au fond, ils restaient profondément ennemis. On ne conserva plus tard que de faibles souvenirs des relations de Charlemagne avec l'Orient, et on ne retrouve plus Constantinople qu'à l'époque des croisades. A ce moment les Francs voient Byzance et en reçoivent la double empreinte de grandeur et de faiblesse ; puis, par une conquête violente, ils s'emparent de cette couronne et la posent sur la tête d'un comte de leur race[50] ; les haines étaient anciennes, une occasion suffit pour les faire éclater. Robert de Paris put dire de l'empereur Alexis Comnène : Quel est ce rustre qui se tient assis, tandis que tant de nobles hommes sont debout ?[51]

Pendant le règne de Charlemagne, les empires d'Occident et d'Orient se touchaient par les limites, et c'est ce qui favorisait les rapports des deux souverains. L'alliance avec les califes venait d'en autre principe ; l'éclat resplendissant de Charlemagne avait déterminé Aroun-al-Reschild à lui envoyer une ambassade et des présents ; la position respective du califat et de l'empire d'Occident vis-à-vis de la Grèce avait créé ces intimités ; n'étaient-ils pas également ses rivaux ? Aroun-al-Raschild avait précédé de quatre années Charlemagne dans la tombe ; comme l'empereur d'Occident, le calife avait divisé son vaste empire entre ses trois fils. Amin, l'aîné, prit la dignité de calife : prince efféminé, il se livra à toutes les débauches du sérail, et à vingt-huit ans il tomba sous une conspiration militaire. Mamoun, le second, succéda à son frère l'année où mourut Charlemagne ; son règne fut occupé par la dispute des sectes ; Mamoun se prononça contre les Abassides, et des révolutions succédèrent aux révolutions. Ce fut cependant une époque brillante que celle de son califat ; la littérature orientale prit un large développement ; c'est Mamoun qui fit transcrire en arabe les philosophes de l'antiquité grecque. Les annales des poètes et des écrivains orientaux disent qu'il traitait avec la même faveur les chrétiens et les musulmans soumis à son empire. Mamoun conserva avec Louis le Débonnaire quelques rapports de politique et de commerce, et ses envoyés vinrent comme ceux d'Aroun à la cour plénière d'Aix-la-Chapelle[52].

Après Mamoun, tout finit et meurt en tant que rapports diplomatiques avec l'empire d'Occident ; et voici pourquoi. Pour développer des négociations de peuple à peuple, il faut qu'un pouvoir soit profondément affermi et sûr de son existence ; or, quand il y avait en empire d'Occident sous le sceptre d'un homme fort, les imaginations orientales, vivement frappées de tant de splendeur, saluèrent Charlemagne ; les Califes purent venir h lui pour reconnaître sa puissance et contracter des traités ; mais quand cet empire fut tombé en décadence, lorsqu'il n'y eut plus que des débris, qui pouvait vouloir encore stipuler les traités ou accorder les privilèges ? Les califes alors se séparèrent de l'Occident ; les haines et les inimitiés religieuses se réveillèrent, Jérusalem et le tombeau du Christ furent persécutés ; les chrétiens devinrent l'objet d'une surveillance sévère, et pleins de ressentiments à leur tour, ils jurèrent de délivrer le grand sépulcre. Il n'y aura plus désormais que des rapports de guerre entre l'Orient et l'Occident ; les croisades se préparent dans les esprits par les pèlerinages ; bientôt elles éclateront avec violence ; Charlemagne et Aroun-al-Raschild, ces deux génies, ne vivent plus pour se communiquer leur mutuel éclat. Ainsi se trouvent éteintes les trois grandes sources de civilisation pour l'Occident : les rapports avec Rome, Constantinople et le califat ; les Gaules se trouvent replongées dans leur isolement jusqu'au réveil[53].

L'empire de Charlemagne se composait d'éléments divers, de populations variées qu'il avait conquises ou domptées ; quelques-unes de ces populations, il les avait reçues de Pépin son père ; d'autres, il les avait ajoutées par les labeurs d'incessantes guerres que devinrent-elles après lui, et quelle empreinte ces peuples gardèrent-ils de la civilisation carlovingienne ? La source la plus pure de la force militaire de Charlemagne avait été les Allemands ; ils avaient suivi le roi et l'empereur dans toutes les guerres, c'étaient les hommes de force et d'énergie, fidèles à la voix de l'empereur, car il était leur enfant. Aussi quand il eut touché le tombeau, les Allemands ne cessèrent pas de former un corps de nation[54] ; ils conservèrent comme un souvenir la dignité impériale ; mais Lothaire devint leur suzerain dans le large partage de Verdun[55]. Quelle haute stature allemande que celle de Lothaire, tel que le psautier en lettres d'or de l'abbaye de Saint-Hubert le représente : il est assis sur un siège antique ; un lion et une lionne en forment les deux bras ; des bandelettes croisées composent sa chaussure ; sa chlamyde est agrafée sur l'épaule gauche, il a la couronne en tête, son épée dans le fourreau, il tient à lu main un long bâton en forme de sceptre[56]. Ce Lothaire est l'empereur d'Allemagne ; il conserve la dignité telle que le pape Léon l'a instituée pour Charlemagne. Dans les désordres de la deuxième race, l'Allemagne se fractionne comme tout l'empire : les Bavarois forment un peuple à part qui a son duc ou roi ; Louis le Germanique devient maitre de toutes les terres situées sur le Rhin[57], et cette prise de possession des provinces est la première base du droit public allemand. Les Bavarois, toujours fidèles à Charlemagne, obéissent à Louis parce qu'il est de la race sacrée ; à la Bavière se joint la souveraineté de la Pannonie, de la Carinthie, l'hommage des Bohémiens et des Moraves. Il y a déjà des rois de Bavière, des dues de Lorraine ou de Saxe ; l'Allemagne a le sort commun de toute l'Europe, le morcellement par souveraineté devient le principe de sa constitution politique, mais elle est et demeure néanmoins carlovingienne. Les Saxons seuls semblent se séparer de l'amour général, de l'admiration profonde que l'Allemagne porte au grand empereur ; ils gardent un souvenir qui se prolonge et se perpétue de génération en génération ; longtemps la haine du nom de Charlemagne fut vivace, et le culte pour Witikind immense ; on a dispersé, brisé ces peuples, qu'importe, le ressentiment survit ! Les Obotrites sont maîtres de leur pays, les terres sont à des comtes francs ; tout cela ne détruit pas la haine que l'image du vieil empereur inspire dans toute la Saxe[58]. Cette colère du passé est aussi vivace chez les Frisons ; à peine l'empereur mort, ils se séparent et forment un duché à part, pour s'unir ensuite à ces comtes de Hollande qui gardent si longtemps leur sauvage existence. Dans la prévoyance de cet avenir, Charlemagne a jeté des comtes dans toute la Frise ; il les a placés sous l'administration d'un duc chargé de l'organisation militaire[59]. Lothaire avait eu la suzeraineté de la Frise jusqu'à la Meuse pour la défendre contre les Normands ; elle tomba ensuite dans les mains d'un de ces vigoureux chefs des populations scandinaves du nom de Godefrid. La voilà donc réunie aux Danois ; alors éclate sur la Frise une épouvantable catastrophe : la mer se lève et refoule le Rhin à travers les terres, une partie de la population est engloutie dans les vastes eaux : sinistre et fatale époque ! Toutefois, ces populations allemandes du Nord au Midi, amies ou ennemies, saxonnes ou bavaroises, gardèrent la plus profonde empreinte de Charlemagne. Sur l'Elbe, sur le Rhin, sur le Weser, on pouvait dire que le sang carlovingien coulait dans toutes les veines des suzerains, des ducs et des comtes. On gardait leurs mœurs des forêts, les habitudes de leur justice, le souvenir de leur histoire. Noble maison de Habsbourg, quel est ton premier ancêtre ? n'a-t-il pas au front le doigt du grand empereur d'Occident ? Illustre famille de Saxe, Witikind est parmi tes ancêtres ! Et toi, digne race royale de Bavière, ne te rattaches-tu pas aux Arnould, aux Carloman, qui avaient pour ancêtre Charlemagne ?

Les peuples d'Italie, les Lombards, réunis les premiers à l'empire par la conquête au delà des Alpes, s'en séparaient avec la même facilité ; on ne trouve d'autres traces du passage carlovingien que les monuments çà et là jetés dans les villes, et cette période de la race des Lombards se confond peu à peu avec les habitudes du sol primitif. Au IXe siècle, on ne peut plus faire la distinction entre ces deux races ; l'Italie voit naître mille souverainetés diverses ; si les papes conservent le patrimoine de Saint-Pierre en le disputant aux empereurs de la maison de Souabe, le Milanais garde une indépendance tumultueuse[60] ; les habitants de la Lombardie, un moment soumis à des rois, en secouent bientôt la puissance. Il n'y a pas de situation plus émiettée que celle de ces populations italiques pendant les IXe et Xe siècles ; c'est la guerre civile continue ; on dirait le commencement du Latium, les primitives guerres de Rome. Les républiques de Venise, de Pise, de Gênes, d'Amalfi[61] apparaissent aux quatre points de la Péninsule, au milieu de la confusion générale. Chaque province devient une suzeraineté : ici, les ducs de Frioul qui revivent dans une race de vassaux presque barbares du nom de Cadaloak et de Balderic[62] ; là, un comte du palais, Adalhard, s'empare du duché de Spolette ; de nouveaux ducs de Bénévent sortent d'une famille lombarde qui s'établit dans cette vieille principauté[63] ; ces hauts féodaux font une guerre violente à Naples, la ville grecque et italique à la fois, et qui plus tard deviendra normande ; Naples a alors ses ducs sous la protection nominale des empereurs de Constantinople.

C'est une histoire curieuse que celle des Napolitains à la fin du règne de Charlemagne ; ces peuples insubordonnés, dans une agitation soudaine, répétée, sont incessamment menacés par les Sarrasins d'Afrique, qui convoitent la Sicile et la magnifique position de Naples[64] ; Gaëte et Amalfi sont ses deux beaux ports ; leurs intrépides commerçants arment des navires et marchent fièrement contre les infidèles. De temps en temps il y a des patrices grecs d'une certaine énergie, l'histoire a conservé le nom du patrice Grégoire, qui dispersa les flottes des Sarrasins ; car on remarquera que les Grecs conservaient toujours une supériorité maritime incontestée. Rien de turbulent comme les Napolitains à cette époque ; ce n'est pas ce peuple doucement couché au soleil sur le sable d'un golfe admirable ; les Napolitains s'agitent dans les dissensions civiles ; ils tuent leur duc, leur évêque ; ils font incessamment la guerre aux papes, aux Grecs, aux Maures, aux Sarrasins, jusqu'à ce qu'ils succombent sous l'énergie conquérante des Normands, qui viennent au Xe siècle s'emparer de Naples et de la Sicile[65].

Les chroniques de Charlemagne disent que le grand empereur posséda une fraction de la Sicile, la Corse, la Sardaigne et les Baléares : à quel titre, comme suie rein, ou simplement comme protecteur ? Ces îles fertiles se détachèrent de son empire presqu'au moment de sa mort. Le passage de ses lois et de son administration n'avait laissé nulle empreinte ; les comtes francs de l'époque carlovingienne, les délégués de l'empereur possédèrent-ils jamais complètement ces îles de la Méditerranée, toujours menacées par les flottes des Maures et des Sarrasins[66] ? Pour exercer une souveraineté réelle sur les terrés que baigne et enveloppe la Méditerranée, il aurait fallu une flotte nombreuse ; Charlemagne avait bien pu les conquérir dans une expédition hardie, ou les dompter dans une course soudaine ; mais il ne pouvait garder les lies de Sardaigne, de Corse, la Sicile, les lies Baléares, que par le développement d'une forte marine ; or elle n'existait pas. Dès lors elles restèrent exposées à tous les pillages des Maures. Les chroniques en font le détail lamentable ; quelquefois les pirates, se précipitant sur les côtes de Sicile ou de Sardaigne, enlevaient les jeunes filles qui allaient recueillir l'eau aux fontaines ou sur le rivage ; d'autres fois, les Barbares pillaient les châsses et les reliques d'or, à l'imitation des Normands sur les côtes septentrionales : ici, ils s'établissaient d'une manière permanente dans quelques parties de la contrée, gardant la souveraineté des villes, bâtissant des tours pour se maintenir dans le pays ; là, ils s'emparaient de tant le pays comme ils le firent pour les Mes Baléares. Souvent les populations indigènes, souk viles à la voix de leur évêque ou de leur comte, se précipitaient sur les pirates et se délivraient elles-mêmes, sans secours, sans appui[67]. Quoi qu'il en soit, à la mort de Charlemagne, ces pays ne firent plus réellement partie de l'empire qu'il avait fondé ; il n'en est plus trace, à peine l'empereur a-t-il laissé quelque empreinte dans les chants nationaux et les chroniques populaires.

Ces Sarrasins qui pillent les fies de la Méditerranée appartiennent à cette même race qui a conquis l'Espagne ; l'empire carlovingien s'est étendu jusqu'à l'Èbre ; Berce-tonne, Saragosse, Pampelune, Tortose, Huesca sont dans les mains des comtes francs. Les temps sont bien changés depuis cette hardie invasion des Sarrasins qui va jusqu'à Poitiers ! mais après la mort de Charlemagne, que deviennent les possessions franques au delà des Pyrénées ? les Sarrasins vont sans doute profiter du désordre de la deuxième race pour recommencer leur système envahisseur. Les conquêtes de Charlemagne n'avaient rien changé à l'état primitif des populations ; il résulte des documents historiques que l'empereur employa surtout la race gothe pour maintenir la domination des provinces soumises aux Sarrasins ; politique habile qui imposait le gouvernement des vaincus aux conquérants humiliés.

Mais lors de la dislocation de l'empire, ces comtes goths veulent à leur tour assurer leur indépendance ; en vain espère-t-on les réprimer, ils trouvent pour auxiliaires et les Sarrasins d'Espagne, et cette race de Gascons qui conserve sa liberté native. C'est une justice à rendre à Louis le Débonnaire, il s'occupe particulièrement de l'Espagne ; élevé dans ces provinces du Midi, il a fait plusieurs fois la guerre au delà des Pyrénées ; il se fait le protecteur des chrétiens dans les Asturies, aux montagnes d'Aragon, et même jusque dans l'Estramadure[68]. Après lui, la race sarrasine reprend quelque énergie, elle redevient envahissante ; Abd-Alrahman qui régnait à Cordoue peut envoyer ces vers à sa cité chérie : Pendant que je suis loin de toi, je me trouve en face de l'ennemi, et je lui envoie des flèches qui ne manquent jamais leur but ! Que de chemins j'ai foulés ! que de défilés j'ai traversés après d'autres défilés ! Mon visage a été exposé à toute l'ardeur du soleil, tandis que les cailloux embrasés se fondaient de chaleur ! Mais Dieu a relevé par mes mains sa religion véritable, je lui ai donné une nouvelle vie, et j'ai renversé la croix sous mes pieds. J'ai marché avec mon armée contre les infidèles, et mes troupes ont rempli les lieux escarpés et les lieux unis[69].

Les Sarrasins arment leur flotte, ils menacent jusqu'à Marseille ; dirai-je la légende de sainte Eusébie, abbesse d'un pieux monastère, affiliée à saint Victor, d'antique mémoire. Elle avait quarante sœurs dans les cellules, et lorsque les Sarrasins parurent sur le rivage, pour ne point être exposées aux passions brutales des barbares, elles se mutilèrent le nez, tant la laideur du péché est plus hideuse que celle du visage[70] ! Les populations gothes profitèrent pour leur liberté de cette nouvelle impulsion qui pousse les Sarrasins au dehors ; elles se réveillent partout avec les comtes de Castille, d'Aragon ; ces peuples du midi de l'Europe courent à l'indépendance ; ils engagent vigoureusement la guerre avec les Sarrasins. Bientôt il y aura des ducs navarrais, des ducs de Gascogne et d'Aquitaine ; l'œuvre de Charlemagne se morcelle au midi, à ce point que l'on verra des rois, des ducs de Provence de la race germanique, et un royaume d'Arles réunis à l'empire allemand. En ce temps de confusion, aucun titre n'est distinct : royaumes, duchés, comtés ont pour ainsi dire la même prérogative ; en vain voudrait-on chercher une monarchie ; l'empire de Charlemagne a tout absorbé, et après lui il ne reste plus que des débris, des fragments de titres et de dignités : quand une montagne est agitée par un tremblement soudain de la terre, des débris de rochers informes s'en détachent et sont lancés au loin dans l'espace. Ainsi fut l'empire carlovingien.

Au moment où le chaos agite l'œuvre carlovingienne, la France, la noble France se détache de l'empire, qui reste germanique, et constitue sa nationalité personnelle ; elle ne conserve plus que des rapports lointains avec l'Allemagne à l'Orient, avec la Frise et la Hollande au Nord, avec l'Espagne et même l'Aquitaine au Midi. La France n'a plus rien de carlovingien, ce n'est pas à cette pensée que les Capétiens succèdent ; les comtes de Paris n'ont rien de commun avec la race germanique ; Philippe-Auguste diffère de Charlemagne, c'est un autre type, une autre civilisation[71] ; l'organisation de la royauté française se fait en dehors des idées de l'empire, c'est pour ainsi dire un produit local : la France s'organise avec les conditions d'une nouvelle vie et les éléments d'une puissante existence. Dans ce travail qui commence à Charles le Chauve, elle est bouleversée par deux cruels fléaux : les invasions des Normands et des Hongres. Comme il arrive toujours au sein des populations qui tentent de s'organiser, les invasions des Normands qui désolent les provinces se transforment et se stabilisent elles-mêmes ; fléaux d'abord, elles deviennent des éléments de force et des conditions de rajeunissement. L'établissement des Normands dans la Neustrie est un des faits considérables de I histoire ; il retrempa la nationalité franque dans des conditions plus énergiques. ; il lui donna du jeune sang, ce fut une branche neuve implantée dans un vieux tronc[72] : les fils des Saxons vinrent jeter une colonie dans la Neustrie, comme Charlemagne avait jeté des colonies de Francs dans la Saxe. Tout ne se faisait-il pas alors par colonie, l'avènement des Carlovingiens n'avait-il pas été une colonisation austrasienne entre la Seine et la Meuse ? Les ducs de Normandie devinrent les plus fermes appuis de la couronne des Capets, jusqu'à ce que ces fiers ducs normands, devenus souverains d'Angleterre, se précipitent dans une nouvelle rivalité avec la couronne de France.

Le second fléau qui agita la décadence des Carlovingiens fut l'invasion des Hongres, population nomade qui apparaît en armes dans la Bourgogne et l'Austrasie ; ceux-là ne cherchent point d'établissements, ils pillent, et comme toutes les races tartares, ils se dispersent et s'en retournent chargés de butin. Ces Hongres, quelle est leur origine ? N'est-ce pas encore une réaction des peuples que Charlemagne a domptés, un débris de cette organisation carlovingienne qui vient tomber sur la population franque[73] ? Ces Esclavons, ces habitants de la Pannonie, ces Huns qui payaient tribut à Charlemagne, quand l'empereur expire, viennent fièrement s'asseoir sur les ruines de l'édifice. Lamentable spectacle que la destruction de cette œuvre ! leçon donnée aux conquérants qui veulent forcer la nature des choses : c'est à qui se partagera ses dépouilles, princes, peuples, tribus...

En face de ces temps désordonnés, comment chercher les débris du commerce, de l'industrie ? Charlemagne, sans protéger spécialement le commerce, en avait aidé le développement par sou système. Tout ce qui est grandiose et fort imprime hautement son caractère à la société ; le système de l'empire assurait d'abord la centralisation du pouvoir, la protection de chacun, la garde des routes ; au dehors, les relations diplomatiques préparaient les rapports commerciaux ; tout cela était la suite d'un gouvernement régulier qui donnait l'impulsion et la vie politique. Lorsqu'il tomba, l'anarchie la plus complète succéda ; il n'y eut plus de luxe, plus de commerce, parce qu'il n'y avait plus sécurité pour les voies de communication[74] ; les Normands sillonnaient les provinces, les populations fuyaient, des tours s'établissaient mir toutes les éminences ; si elles protégeaient les paisibles habitants, elles devenaient aussi le repaire de seigneurs qui pillaient les marchands isolés[75].

Les récits de ce temps nous font une triste peinture de cet état social, la teinte est lugubre ; quelle ressemblance pouvait-il y avoir avec l'époque brillante de l'empire d'Occident, lorsque les grandes caravanes de marchands partis de la Syrie, de Rome, de la Scandinavie et d'Angleterre, venaient s'abriter aux foires et lendits de Saint-Denis en France Désormais nul ne veut se jeter dans ces routes dévastées par les Normands et les hommes d'armes. Quelle est désolée, cette société du IXe siècle ! Un cri soudain éclate dans toute la génération ; les monastères récitent les lamentations de Jérémie[76] pour appeler la miséricorde de Dieu, et Charlemagne n'est pas mort depuis 50 ans ! Les institutions de l'empereur d'Occident n'ont point pénétré jusqu'aux entrailles de cette société toujours restée la même ; rien ne s'est modifié, ni les besoins, ni les passions, ni les mœurs. Ce que l'empereur a fait pour le commerce meurt avec son règne ; les voies de communications sont suspendues, ses canaux demeurent sans exécution.

Ce qu'il peut avoir fait pour le commerce n'a pas de portée d'avenir ; après lui, tout se heurte et se brise ; en pourrait-il être d'une autre manière, lorsqu'on ne peut aller d'une ville à une autre sans de nombreuses escortes et par caravanes ; les troupes de loups traversent les plaines et viennent hurler jusqu'aux portes des cités ; chacun se renferme dans sa vie locale[77]. La géographie est si ignorante au XIe siècle, que les Normands ne savent pas comment est configuré l'Anjou, et encore moins la Bourgogne et l'Île-de-France. Alors, qui pourrait songer aux transactions commerciales ? les affaires se bornent aux besoins journaliers, les vêtements de bure se tissent dans les monastères[78] ; on façonne quelques outils pour l'agriculture, on s'attache à la terre comme à la grande nourrice on dirait une société d'esclaves qui ont tous au pied la chaîne qui les lie au clocher de la paroisse. Attendez que l'esprit de pèlerinage se montre puissant au Xe siècle, pour voir renaître et refleurir le commerce ! Car alors, à côté de ces hommes serfs, de ces solitaires isolés, s'élèvent des bandes nombreuses composées de nobles, de bourgeois, de prêtres et de moines[79] ; tous partent dans Un seul but, la délivrance du tombeau du Christ. Ils s'acheminent par les Alpes, à travers l'Italie ; quelques uns s'embarquent à Marseille, d'autres à Venise, à Pise, ou à Amalfi ; traversant la Grèce, ils saluent Constantinople, et parviennent enfin dans la Syrie.

Durant ce long itinéraire, que d'objets nouveaux frappent leurs regards ? Les industries, naissantes, les villes commerciales ; car si la centralisation préparée par Charlemagne n'aboutit qu'à un résultat incertain, les efforts individuels de quelques cités municipales multiplient le développement du commerce ; il est rare qu'un pouvoir trop absolu puisse quelque chose pour cet élément de toute richesse ; le despote est trop impératif dans ses volontés, trop superbe dans ses commandements ; le commerce veut garder ses allures libres, spontanées : quand on le gêne, il étouffe. Voyez à côté des efforts de Charlemagne le mouvement spontané qui se manifeste à Marseille, Venise, Amalfi[80] ; et tandis qu'un empire tombe, contemplez les cités républicaines s'élevant à leur plus haut degré de splendeur[81]. Que reste-t-il des institutions commerciales de Charlemagne ? L'unité de mesure et de monnaie disparaît, la taxe des marchandises reste dans l'oubli ; chaque ville a ses statuts particuliers, chaque république ses causes de grandeur et de décadence ; mais tout reste en dehors de la pensée carlovingienne.

Ce terrible tourbillon de barbarie emporte les arts qui viennent à peine d'apparaître. Tout a tendu vers une certaine perfection au règne de Charlemagne ; les Grecs et les Romains, grands éducateurs de cette génération, ont accompli de belles œuvres. Est-il quelque chose de comparable aux manuscrits du ixe siècle et à cette écriture si merveilleusement nette qu'ou la dirait imprimée ? Prenez un missel ou un code Théodosien de Charlemagne ou de Louis le Débonnaire[82] : quels caractères nets ! quels dessins marqués à l'antique ! Les lettres surtout, couleur de pourpre ou d'un violet magnifique, sont jetées sur un beau parchemin qui conserve sa finesse et sa force après que les siècles ont bronzé sa surface.

Mais que reste-t-il de cet art carlovingien, encouragé par le grand Charles, lorsqu'il a subi les agitations de la deuxième race ? Absolument rien[83]. Les monuments deviennent indéchiffrables, l'écriture se brouille et n'a aucune netteté ; les ouvriers habiles disparaissent ; tout révèle que l'on est revenu à la barbarie, un moment effacée dans les Gaules[84]. L'art devient ce qu'il était au commencement de la première race ; le Franc redevient Franc, le Barbare reprend sa vieille écorce ; le point lumineux a disparu, et tout se replonge dans les ténèbres. Et comment l'art aurait-il pu grandir ? Les artistes et les savants s'éclairent par de mutuelles communications ; il n'en était plus de possibles, quand les routes coupées ne permettaient pas d'aller d'une ville à une autre. Sous Charlemagne, les artistes pouvaient saluer Rome et Constantinople ; ils recueillaient précieusement les enseignements d'un autre âge ; mais à la décadence des Carlovingiens, qu'avaient-ils devant eux ? La terre couverte de frimas, le ciel ténébreux et sombre, les nuits d'hiver, le son des cloches, le cri bruyant des oiseaux de proie, une nature qui n'avait de voix que pour annoncer l'épidémie, la famine ou la mort !...

Lorsque l'œuvre périssait d'une manière si rapide, si absolue, que devenaient d'autres débris et les rejetons de la famille carlovingienne, survivraient-ils à la destruction du vaste édifice que Charlemagne avait élevé ? Certes, nulle famille ne fut plus nombreuse que celle de l'empereur ; l'arbre de la Germanie a jeté de puissants rameaux : des fils, des filles entourent ce vieux suzerain ; s'il a plusieurs femmes, c'est pour en avoir une postérité, à la manière de David et des patriarches ; elles la lui donnent : Charles, Pépin et Louis naissent à quelques années l'un de l'autre. Le seul de ses fils dont il a à se plaindre, c'est un premier né, beau de visage et difforme de corps, Pépin le Bossu ; il se révolte avec les Bavarois et Tassilon ; Charlemagne le fait raser : couronné de la tonsure dans un monastère de Saint-Benoît, il n'est plus à craindre, ses révoltes désormais sont impuissantes.

Cependant la mort est venue sur cette famille, Charles et l'autre Pépin se suivent presqu'en même temps au tombeau ; les hommes d'armes les portent au sépulcre, et les poètes écrivent leur épitaphe ; ces jeunes hommes sont évidemment deux tètes fortes, des intelligences étendues, des bras capables de soutenir l'œuvre carlovingien. On les a vus enfants dans les batailles ; Charles ou Charlot a suivi son père dans presque toutes les guerres de la Germanie ; Pépin a fait lui-même les expéditions d'Italie contre les Huns et les Barbares. Ces deux enfants si dignes de leur glorieux père, capables de lui succéder, meurent quelques années avant que Charlemagne ait touché la tombe. S'ils avaient succédé à leur père, peut-être l'empire, après s'être divisé, se serait-il consolidé en trois grandes fractions dans leurs mains fermes et capables de le diriger : à Charles la royauté austrasienne, l'Allemagne, la Flandre, la Frise, le Rhin, l'Elbe, la Meuse ; à Pépin, l'Italie, les populations des Huns, des Avares, les fies de la Méditerranée ; à Louis le Débonnaire, la royauté d'Aquitaine, les populations de la Loire à l'Ebre.

Il aurait été difficile sans doute de maintenir dans la cohésion un empire formé de populations si diverses, d'éléments si hostiles ; mais Charles, l'aîné des fils, était allemand d'habitudes et d'origine, Pépin avait passé sa vie aux Alpes, aux Apennins, et Louis était aimé en Aquitaine, il en avait pris les mœurs, les habitudes : cet empire géant aurait donc enfanté trois grandes royautés[85].

Mais le seul fils qui reste à Charlemagne, c'est le cadet, Louis le roi d'Aquitaine ; ce n'est pas un jeune homme sans capacité, il en a donné la preuve dans son actif gouvernement de la Loire aux Pyrénées ; il a fait la guerre avec succès ; on lui doit le maintien de toute la frontière méridionale ; c'est lui qui a complété le système des villes et des tours fortifiées au bord de l'Èbre ; déjà il s'est habitué aux soins du gouvernement, ses capitulaires sont nombreux et marqués d'un esprit d'administration et de gouvernement ; il s'est essayé au pouvoir, il a multiplié les chartres, il les a semées sur son passage ; Charlemagne, vieillard, l'a associé à l'empire, et pourtant cet empire qu'il vient de recevoir d'un glorieux père tombe et croule pour ainsi dire dans ses mains ?

Est-ce la faiblesse seule de caractère qui a produit cette décadence ; y a-t-il d'autres causes qui hâtent la catastrophe ?

Louis s'est incontestablement ramolli dans sa cour d'Aquitaine ; les hommes du nord eux-mêmes ne résistaient pas à cette influence des mœurs si douces et d'un soleil si chaud ; élevé au milieu de cités presque entièrement romaines, ses conseillers, ses amis, sont presque tous des Goths, des Aquitains[86] ; il fait la guerre avec eux, il leur confie le gouvernement ; quand il vient à la cour d'Aix-la-Chapelle pour accomplir l'association, on le voit accompagné de comtes et de clercs des pays du midi ; il parle leur langue, habituellement il se sert du latin[87] ; il ne sait pas prononcer le tudesque, les vieux chroniqueurs francs s'en plaignent. Les leudes qui entourent Charlemagne, vieillard fatigué, portent des vêtements longs, ils ont l'aspect froid et sérieux, tandis que les nobles qui suivent Louis sont gais, riants comme des baladins ; leurs vêtements sont écourtés, à peine portent-ils de la barbe, et ce qui frappe vivement les leudes, c'est que Louis d'Aquitaine a lui-même le costume méridional, comme pour témoigner qu'il est encore le roi de ces populations hostiles à la race germaine. Voilà ce qui suscite les murmures ; les causes qui multiplient les difficultés autour de l'avènement de Louis le Débonnaire, et une fois empereur, il n'est pas servi avec le même dévouement et la même crainte que commandait l'empereur Charles aujourd'hui couché dans la tombe[88].

C'est un homme du Midi, et comment les comtes du Rhin et de la Meuse lui obéiraient-ils sans murmures ? La dynastie carlovingienne s'était fondée par une grande invasion de la race austrasienne dans la Neustrie ; Charles Martel et Pépin avaient quitté les forêts de la Thuringe pour s'emparer de la mairie de Neustrie ; cela fait, ils s'étaient mis au front la couronne des Mérovingiens : c'était là le flux naturel, le Nord venait au Midi, les Germains quittaient leurs forêts séculaires pour se jeter sur la civilisation romaine.

Depuis cinq siècles cela s'était vu ainsi ; Charlemagne, empereur d'Occident, avait mis la dernière main à ce que son père et son aïeul avaient tenté ; il avait organisé la civilisation franque ; les peuples du Midi avaient reçu des comtes et des leudes nés dans la Souabe et la Lorraine. Mais l'avènement de Louis le Débonnaire changea cette tendance : que vient donc faire à la cour d'Aix-la-Chapelle Louis l'Aquitain, avec ses vêtements courts, sa barbe rasée, et ses baladins de Toulouse et d'Arles, ses Espagnols de Barcelone[89] ? Parlent-ils la langue tudesque, saxonne ; partagent-ils les sentiments superbes, implacables des leudes du Rhin et de la Meuse ? Ce suzerain efféminé, ce clerc de la Garonne et de la Loire ne doit pas longtemps régner sur les Francs indomptables... Ce n'est pas dans ce but que les Carlovingiens ont été appelés à succéder aux fils de Mérovée. Là se révèle une des causes profondes de la décadence de la seconde race.

Pour achever la confusion dans cette famille du suzerain, des bâtards oubliés prirent les armes pour revendiquer une part dans le domaine de la couronne et du fisc ; les Carlovingiens eurent de ces fils énergiques, qui, sans nom, sans propriété, essayèrent de se créer une fortune. Quand une fois le sceptre n'est plus aux mains de Charlemagne, c'est un désordre inouï dans ses palais et dans ses fermes[90] : ici, un bâtard se réunit aux Barbares pour combattre le nouvel empereur ; là, c'est un fils mal doté. Les filles de Charlemagne mêmes se mêlent à ce mouvement désordonné ; elles sont nombreuses, et leurs mœurs dissolues font le scandale des cours plénières. Charlemagne eut une chaste mère, des épouses pures aussi ; mais ses filles n'ont rien de la pudique nature des femmes germaniques ; on les disperse en vain dans les monastères[91] ; elles en sortent pour se jeter de nouveau dans le monde. A cette époque, les portes de fer des abbayes s'ouvrent souvent d'une manière impétueuse ; ces fils, ces jeunes hommes qu'on a tonsurés, quittent précipitamment le monastère, ils saisissent le glaive pour tenter encore une fois la conquête de leur héritage. Non seulement ils revendiquent un patrimoine, mais encore ils se placent à la tête des Normands, des Sarrasins qui envahissent le territoire. Il y eut sous Charles le Chauve un de ces fils d'une puissante énergie, il se nommait Pépin ; c'est le grand rebelle des chroniques, l'homme ardent, infatigable ; il s'allie aux Sarrasins : que lui importe sa foi ! on dit même qu'il est mécréant ; les alcayds lui prêtent appui[92], naguère il a invoqué les Danois, les Scandinaves, il les guidait dans la Bretagne. C'est un félon sans doute, un traître à son suzerain et à sa nationalité ; mais nul ne peut lui être comparé pour le courage et l'activité ; le sang de Charlemagne bouillonne en ses veines ; il cherche la vie du champ de bataille partout où elle se trouve.

Cette famille pourtant, qui ne laisse après elle que d'indignes successeurs, portait avec elle-même une illustration si haute, que toute la race princière d'Allemagne est fière de cette illustre origine. Avoir le sang de Charlemagne en ses veines, n'est-ce pas la plus grande noblesse ? Compter pour ancêtres Tassillon, duc de Bavière ; Bernard, roi d'Italie, et Lothaire, empereur, est le plus beau blason d'Allemagne. Ces dragons éployés sur les étendards, ces cimiers, ces casques de fer, ces échiquiers avec leurs pièces d'armes, on était orgueilleux de les tenir des souvenirs carlovingiens : sur le Rhin, sur le Danube et l'Elbe, ce ne sont pas les fleurs de lys franques, les merlettes sans bec, les croix pacifiques de pèlerinage ; le blason d'Allemagne est quelque chose de plus dur, qui se ressent des montagnes à pic, des neuves impétueux, des forêts d'Austrasie et des Ardennes . Les deux blasons carlovingien et capétien n'eurent aucune ressemblance ; les écus et les cuissards de cette chevalerie se rencontrèrent plus tard dans la lice[93] ; il y eut bien des brisements de lances, des épées en morceaux : Bouvines ! Bouvines ! tu réveillas la vieille querelle des Austrasiens et des Neustriens ; mais alors la France avait retrouvé, avec la force de sa nationalité, un roi puissant ; Philippe-Auguste ouvrait l'époque de grandeur pour la monarchie des Capétiens.

 

 

 



[1] Ainsi, par exemple, le système des compositions n'est pas carlovingien, mais mérovingien ; Charlemagne n'a fait que l'organiser.

[2] Leibnitz a publié le texte le plus net des lois saliques ; ce grand génie dit qu'elles furent rédigées par Clovis ; Montesquieu soutient qu'elles sont antérieures.

[3] Voyez chap. VIII de ce volume.

[4] Ce passage du droit carlovingien au système féodal n'a jamais été bien étudié : le changement est profond. Je dois cette justice à M. Guérard, qu'il l'a le premier aperçu dans sa préface du Cartulaire de Saint-Père de Chartres ; je l'ai également indiqué dans mon Hugues Capet.

[5] La loi des Bourguignons a été publiée par Lindenbrock. (Leges. Barbar.)

[6] S'il y avait discussion entre Romains, elle était décidée par la loi romaine : Inter Romanos negotia causarum romanis legibus præipimus terminari.

[7] Les lois des Visigoths furent données par Euric ; Leuvigilda les corrigea. Le concile de Tolède, si remarquable, mit la dernière main à la législation des Visigoths. Consultez aussi la Chronique d'Isidore de Séville.

[8] La loi gothique est pour la dernière fois rappelée dans une chartre de 1070.

[9] Le principe qui règne en Italie est déjà très favorable aux Romains : Ut cunctus populos romanus interrogetur, quali lege vult vivere, ut tali, quali professi fuerint vivere velle, vivant.

[10] On trouve des débris de toutes les lois barbares jusqu'au XIIe siècle dans les chartres ; on lit : Qui professus sum lege longobardica, lege alemanorum vivere.

[11] On devait s'attendre que Montesquieu attaquerait, comme toute l'école parlementaire, la collection des décrétales. L'Esprit des lois est empreint du XVIIIe siècle ; à travers de grandes choses, il y en a de très petites ; le pouvoir du pape était odieux à l'opinion janséniste.

[12] Le droit féodal régulier ne peut être reporté au delà de Hugues Capet. — L'avènement du chef de la 3e race en fut la consécration. (Voyez mon Hugues Capet, t. I.)

[13] Ce serait un travail très curieux à faire que l'histoire du droit coutumier, qui a eu tant d'influence sur notre propre Code civil.

[14] Les derniers capitulaires généraux sont ceux de Carloman, 882. Cependant je trouve encore deux de ces actes du règne de Charles le Simple, 921, mais ils n'ont rien de générique, il s'agit pour ainsi dire d'intérêts privés (l'un est relatif au domaine de la reine, l'autre prononce sur les différends de l'église de Tongres).

[15] Les empereurs d'Allemagne se posaient encore au XVIIIe siècle comme les successeurs de Charlemagne.

[16] La féodalité allemande n'avait que très peu de ressemblance avec le code féodal tel qui existait en France sous la 3e race.

[17] Consultez Melchior Goldast, collectio constitutionum imperialium ; le tome Ier est daté de Francefurth, 1616, in-fol., le 2e, 1643. Ajoutes à cela : Collect. consustudin. et legum imperial. ; Francefurth, 1613, in-fol.

[18] Hincmar, Épist. V de ordin. palatii. Le capitulaire de 801 porte : Capitula quœ preterito anno legi cum omnium consensu addenda esse censuimus.

[19] On pourrait voir ici quelques symptômes du gouvernement représentatif : Vult dominus imperator ut in tale placitum quale ille nunc jusserit, verniat unusquisque comes, et adducal secum duodecim scabinos, si tanti fuerint ; sin autem, de melioribus hominibus ilius comitatus supplent numerum duodenarium. (Capit. 813.)

[20] Cette idée, comme on le voit, est fort avancée : Lex consensu populi fit, constitutione regis. — Recueil des hist., t. VII, p. 656 ; mais il ne faudrait pas prendre le mot populus dans un sens absolu, comme l'a interprété Mably à une époque d'opinions démocratiques.

[21] Une des causes actives de la révolution féodale fut le changement des gouvernements, des marches et des comtés en fiefs.

[22] Muratori, Annal. d'Ital., 810-823.

[23] L'histoire du passage de la dynastie carlovingienne en Lombardie a été parfaitement discutée par les Bénédictins (Art de vérifier les dates) sous le titre : Rois carlovingiens d'Italie. Muratori a été leur guide.

[24] Rien de plus complet que ce que dom Vaissète a écrit sur ces derniers temps de confusion pour le royaume d'Aquitaine.

[25] Déjà plusieurs comtes avaient cherché à s'émanciper sous Charlemagne, qui les avait vivement réprimés. Voyez Capit. Carol. Magn. — Schmidt, Hist. des Allemands, t. II, p. 158. — Dom Vaissète, Hist. du Languedoc, t. I, p. 587-700.

[26] Charles le Chauve se voit presque obligé de sanctionner cet usage héréditaire (Baluze, Capitular, t. II, p. 263-269.)

[27] Au commencement du Xe siècle l'usurpation des condés, des gouvernements est accomplie ; ou voit que les comtes de Toulouse réclament plus les droits régaliens. (Vaissète, Histoire du Languedoc, t. I, p. 588, et t. II, p. 38-109 ; Appendix, p. 56.)

[28] La nature des alleux et des bénéfices a été parfaitement traitée par Ducange, v° Benœficium-Alodia.

[29] La confusion est entière au Xe siècle : souvent le mot alodium est employé pour désigner le feudum. Marculfe, liv. Ier, form. 13, donne plusieurs exemples d'alleux donnés au roi et suzerain pour le recevoir ensuite en bénéfices. Généralement le mot feodum, feudum n'est employé qu'aux Xe et XIe siècles.

[30] Voyez M. Guérard : De la propriété (dans les prolégomènes du cartulaire de Saint-Père de Chartres).

[31] Il y en a de nombreux exemples donnés par Brussel, le feudiste le plus remarquable du XVIIIe siècle.

[32] Ducange, v° Salvamentum ; ce qui donna lieu à la coutume que tout homme devait se choisir un seigneur. (Baluze, Capitul., t. I, p. 443.)

[33] Sur ce droit des fiefs, consultez le Liber feudorum imprimé presque toujours dans le Corpus juris civilis.

[34] Dans le cartulaire de Saint-Père on trouve : Archinulfe, vassal, fidelis, du comte Gauthier, et possédant le village d'Armentières, avec d'autres biens, en bénéfice ; Ardouin, qualifié d'homme noble, vassal d'Eudes, comte de Chartres, et seigneur d'Arnold de Thivas ; Tédouin, chevalier, miles, qui donna les alleus de la Villette et de Doublecourt à l'abbaye de Saint-Père ; Robert chevalier, seigneur de Bernard chevalier, l'un et l'autre du château d'Evreux. Le titre de miles est quelquefois remplacé par une expression équivalente, comme seculari militiœ deditus, et militiœ armis, ou militari balteo accinctus.

[35] Mabillon, Traité de diplomatique, donne des armoiries du XIIe siècle. Celles de Geoffroy le Bel, comte d'Anjou, qui mourut en 1150, se trouvent sur son bouclier : Azur, quatre lions rampants. (Hist. littéraire de la France, t. IX, p. 165.)

[36] Les dignités de l'abbaye étaient celles-ci : L'abbé la gouvernait et présidait le chapitre des moines, de même que l'évêque était le chef de l'église diocésaine et le président du chapitre des chanoines. Après l'abbé venait le prieur, prior, du couvent, assisté quelquefois d'un second prieur ou sous-prieur, sub prior, et même d'un troisième, tertius prior ; ils avaient leur résidence ordinaire à l'abbaye, suppléaient l'abbé, et veillaient également aux choses temporelles comme aux spirituelles. Il y avait aussi des prieurs établis au dehors dans les principales terres de l'abbaye, pour les administrer, et ces terres, qu'on appela d'abord des celles, cellœ, ou obédiences, furent plus tard appelées des prieurés, prioratus. Le nom de procurator fut aussi donné à un officier de cette espèce ; mais d'ordinaire les prieurs du dehors portaient le nom de prévôts, prœpositi, au moins jusqu'au XIIe siècle. Dans la règle, c'étaient des moines ayant siège et voix au chapitre lorsqu'ils venaient au monastère, et placés sous la surveillance particulière du prieur de l'abbaye, Ils répondent aux decani ou provisores villarum de l'abbaye de Cluny. Les autres officiers monastiques étaient : le camérier ou chambrier, nommé aussi cubiculaire ; le cellerier, le bibliothécaire ou archiviste, le garde ou intendant de l'église, l'aumônier, l'économe ou le dépensier, l'infirmier, le portier, enfin le seigneur ou tireur de sang.

[37] Vers l'an 1100, des hôtes, hospites, au nombre de trente, étaient établis à Tillai, sur une terre occupée depuis longtemps par des hôtes, locum antiquæ hospitationis, et contenant quinze arpents ; ce qui faisait un demi-arpent pour chacun.

[38] Les colliberts peuvent se placer à peu près indifféremment ou au dernier rang des hommes libres, ou à la tête des hommes engagés dans les liens de la servitude, soit que leur nom signifie francs du col ou du collier, suivant la définition de dom Muley, soit qu'il serve à désigner proprement les affranchis d'un même patron, selon l'opinion de Ducange, v° Colliberti.

[39] Les serfs exerçaient différents offices, tels que ceux de messiers ou gardes, et de maires, majores, c'est-à-dire d'intendants ou de régisseurs, villici. Un serf de l'abbaye de Saint-Père de Chartres, du nom de Mascelin, était maire de Reconis villaris. Un autre, nommé Guillaume, était maire de Germignonville.

[40] Dans le moyen âge, les serfs contractaient un véritable mariage, et ce mariage était indissoluble, même lorsque les époux appartenaient à des maîtres différents. Néanmoins, il ne pouvait avoir lieu sans le consentement des maîtres, et le défaut de cette formalité suffisait pour le rendre nul. Ce fat seulement vers te milieu du su' siècle qu'elle ne fut plus exigée, et que les mariages contractés par les serfs sans le consentement de leurs maîtres furent reconnus pour valides et indissolubles, et déclarés tels par le souverain pontife Adrien IV.

[41] Il est à regretter que la correspondance du pape Léon n'ait pas entièrement été conservée.

[42] Voyez Baronius, ad ann. 814.

[43] Ces mosaïques du palais de Latran et des églises de Rome sont décrites par M. Ciampini. (De Musivis, p. II, ch. 23.)

[44] Étienne avait été ordonné le 22 juin 816, et mourut le 24 janvier 817.

[45] Pascal, ordonné le 25 janvier 817, mourut le 11 mai 824.

[46] Voyez le pontificat d'Eugène II dans le continuateur de Baronius, ad ann. 824-827.

[47] Nicéphore, digne soldat, était mort les armes à la main contre les Bulgares le 25 juillet 811.

[48] Staurace avait été blessé à côté de son père, et mourut à son retour à Constantinople.

[49] Les annalistes byzantins parlent un peu de Louis le Débonnaire, et ne disent plus un mot sur Charles le Chauve.

[50] Voyez mes livres sur Hugues Capel et Philippe-Auguste.

[51] Rien n'est plus curieux que le récit des chroniques sur le passage des croisés à Constantinople.

[52] L'anonyme De Vita Ludovicii pii et les Annales de Saint-Bertin parlent également de cette ambassade ; deux des envoyés étaient musulmans, le dernier était chrétien. Le calife est seulement désigné par son titre de émir elmoumenym. (Dom Bouquet, t. VI, p. 11 et 2193.)

[53] Cet isolement est complet au Xe siècle surtout. (Voyez mon Hugues Capet.)

[54] Indépendamment du beau travail de Goldast, le collecteur des Constitutions impériales, il faut tenir compte des savantes recherches de M. Pfeffel sur le droit public allemand. Sans doute il y a eu de très beaux travaux modernes sur l'histoire de la Germanie, mais je fais un grand cas du vieux Schmidt : Histoire des Allemands ; il est fort complet.

[55] Ce partage est de l'an 843.

[56] Ce psautier était à l'abbaye de Saint-Hubert dans les Ardennes, la station des chasseurs ; Lothaire en avait fait présent à l'abbaye. Dom Martène en a donné la description : Second voyage littéraire, p. 136.

[57] Louis est le troisième fils de Louis le Débonnaire et d'Ermengarde.

[58] Cette haine n'est même pas aujourd'hui complètement effacée chez le paysan saxon. Charlemagne n'y a pas de culte ; Vitikind (l'enfant blanc) est partout ; c'est lui qu'on invoqua en 1813 contre Napoléon, le nouveau Charlemagne.

[59] Et de Fresonibus volumus ut comites et vassalli nostri qui beneficia habere videntur et caballarii omnes generaliter ad placitum nostrum veniant bene prœparati. (Capit. 787, art. 6.)

[60] Muratori, Dissert. Ital. media ævi, IV.

[61] Amalfi reçoit toutes les empreintes grecques, et une observation qui n'a pas été assez faite, c'est que les grandes lois maritimes d'Amalfi sont en partie empruntées à la loi de Rhodes et au code Théodosien.

[62] Ces deux ducs de Frioul vécurent de 799-819, 819-846. On sait que l'empereur Napoléon avait fait duc de Frioul le maréchal Duroc.

[63] Ce furent les Grimoald institués par Charlemagne. Napoléon avait fait de M. de Talleyrand un prince de Bénévent.

[64] Sur le commencement du duché de Naples, consultez les travaux de de Saint-Marc et Giannone, le remarquable historien.

[65] J'ai récité ce curieux épisode dans mon Hugues Capet.

[66] Comparez Conde, t. I, p. 266. — Dom Bouquet, t. VI, p. 180, et M. Reinaud, p. 128-129.

[67] C'est ainsi qu'à Nice, par exemple, les Sarrasins trouvèrent une résistance efficace, comme cela est constaté par un MSS. de Giofredo intitulé Storia delle Alp. maritim., que M. César de Saluces, un des savants distingués de Turin, a fait copier et transcrire pour le livre de M. Reinaud.

[68] Il existe une chartre de Louis le Débonnaire adressée aux habitants de Mérida dans l'Estramadure, et pour les prendre sous sa protection ; la voici textuelle :

Au nom du Seigneur Dieu et de Notre Sauveur Jésus-Christ, Louis, par la grâce divine, empereur auguste, aux primats et au peuple de Mérida, salut en Notre-Seigneur. Nous avons appris vos tribulations et tout ce que vous avez à souffrir de la cruauté du roi Abd-Alrahman, qui ne cesse de vous opprimer et de convoiter vos richesses. Il fait comme faisait son père Aboulas, lequel voulait vous obliger à payer des sommes que vous ne deviez pas, et qui de ses amis avait fait ses ennemis, des hommes obéissants des hommes rebelles. Il vent vous priver de votre liberté, vous accabler d'impôts de tout genre, et vous humilier de toutes les manières. Heureusement vous avez bravement repoussé l'injustice de vos rois, vous avez courageusement résisté à leur barbarie et à leur avidité. Cette nouvelle nous est arrivée de différents côtés ; en conséquence, nous avons cru devoir vous écrire pour vous consoler, et pour vous exhorter à persévérer dans la lutte que vous avez entreprise pour la défense de votre liberté ; et comme ce barbare roi est notre ennemi aussi bien que le vôtre, nous vous proposons de combattre de concert sa méchanceté. Notre intention est, l'été prochain, avec le secours du Dieu tout puissant, d'envoyer une armée au delà des Pyrénées, et de la mettre à votre disposition. Si Abd-Alrahman et ses troupes essayent de marcher contre vous, notre armée fera une diversion puissante. Nous déclarons que si vous lites décidés à vous affranchir de son autorité et à vous donner à nous, nous vous rendrons votre ancienne liberté sans y porter la moindre atteinte, et que nous ne vous demanderons aucun tribut. Vous choisirez la loi sous laquelle vous voulez vivre, et nous vous traiterons comme des amis et comme des personnes qui veulent bien s'associer à la défense de notre empire. Nous prions Dieu de vous conserver en bonne santé. (Dom Bouquet, Gall. hist. collect., t. VI, p. 379.)

[69] Maccary, Man. arab., n° 704, fol. 88.

[70] Il existe encore à Marseille une inscription relative à sainte Eusébie ; elle ne porte pas de date. Mabillon, Annal. Sanct.-Benedict., t. II, p. 90, a placé le martyre de sainte Eusébie en 732.

[71] C'est ce que je me suis efforcé de prouver dans mon Philippe Auguste.

[72] Didon de Saint-Quentin, l'historien essentiellement normand, est fort curieux à consulter ; Duchesne, en vrai patriote, l'a inséré dans sa collection Normanor. scriptor. collect.

[73] Il n'existe pas d'ouvrages spéciaux sur les invasions des Hongres on des Hongrois au Xe siècle. Il faut en recueillir les débris dans les chroniques.

[74] C'est depuis 890 jusqu'en 960 que l'anarchie est la plus complète. Le système féodal n'est pas le désordre, mais la régularisation de l'anarchie dans l'anarchie.

[75] Ce fut à ces seigneurs que Louis le Gros fit une guerre si persévérante. Voyez Suger, De vita Ludovic. Voyez surtout les Chroniques de Frodoard et de Raoul Glaber.

[76] Pascase Radbert suspend la traduction des lamentations de Jérémie pour s'écrier : Qui aurait cru ce que nos yeux ont vu, et ce qui fait l'objet de nos gémissements, qu'une troupe de pirates, composée d'hommes ramassés au hasard, fût venue jusqu'à Paris et eût détruit impunément les églises et les monastères des bords de la Seine ! Qui aurait cru qu'un royaume si célèbre, si étendu, si peuplé, eût été destiné à être humilié par les Barbares !... Oui, tous nos malheurs ne sont venus qu'à cause des péchés des prêtres et des princes : c'est là la source des calamités qui nous environnent. II y a longtemps que la justice est bannie des jugements, et que la discorde, née parmi les citoyens d'un même empire, fait répandre le sang. On ne voit partout que fraudes et tromperies ; l'épée des Barbares est tirée du fourreau, et c'est Dieu qui l'a mise dans leurs mains pour nous punir. (Bibl. PP., t. XIV, p. 818, édit. de Lyon.)

[77] Voir la curieuse Chronique de Raoul Glaber ; elle est remplie d'aventures sauvages et merveilleuses.

[78] Il faut lire les épîtres des moines qui s'écrivent de monastère à monastère comme de deux mondes séparés. (Dom Bouquet, t. X.)

[79] Sur l'esprit de pèlerinage, voyez mon Hugues Capet.

[80] Au Xe siècle, les villes ont des statuts particuliers ; je crois pourtant que Marseille n'en a pas au delà du XIe siècle.

[81] Pise, Amalfi, avaient déjà des comptoirs dans la Syrie, et le nom franc y était respecté.

[82] J'ai eu dans les mains un code Théodosien de la Bibliothèque du roi (IXe siècle), est-il écrit par un Franc ou par un Italien, je l'ignore ; mais il est magnifique.

[83] Mabillon, Diplômes, a donné de précieux exemples, t. I.

[84] Les Bénédictins allaient autrefois à la découverte d'un MSS., comme les navigateurs à la découverte d'un pays inconnu. Aujourd'hui, j'ai vu la joie de quelques-uns de nos jeunes élèves de l'école de Chartres à l'aspect d'un simple diplôme.

[85] Au reste, c'était à peu près le partage préparé par Louis le Débonnaire, mais il fut confié en des mains incapables d'agir, et couru par un prince faible.

[86] Louis le Débonnaire est le prince méridional par excellence : lisez toujours au reste sur le gouvernement de ce fils du grand empereur dans le Midi l'admirable Histoire du Languedoc par dom Vaissète et le modeste dom de Vic.

[87] Thégan, son biographe, ajoute même qu'il lisait le grec ; il le parlait quelquefois, mais avec difficulté.

[88] Tout le travail de Louis le Débonnaire consiste pendant son règne à se faire accepter par la population germanique, car il est sûr de l'affection des Aquitains.

[89] On verra que même sur le trône, toute la pensée de Louis le Débonnaire se portait toujours vers les provinces méridionales ; il accorde plusieurs diplômes aux Espagnols. (Voyez M. de Bréquigny, Diplômes et chartes, t. I.)

[90] Lisez Nithard sur les désordres de la cour de Louis le Débonnaire ; Nithard était un comte illustre ; il appartenait lui-même aux Carlovingiens, il se dit le petit-fils de Charlemagne.

[91] Il faut lire les correspondances des évêques, la chronique de Nithard, de l'Astronome, pour se faire une juste idée des mœurs désordonnées des filles de l'empereur. Les Bénédictins ont consacré le VIe volume des Historiens de France aux derniers Carlovingiens.

[92] Pépin, pour négocier avec les Sarrasins, envoya à Cordoue Guillaume, comte de Toulouse, petit-fils du Guillaume, qui, cinquante ans avant, s'était signalé par son zèle pour la religion et la patrie. Il fut très bien reçu du prince musulman ; à l'aide des troupes qu'il en obtint, Il enleva aux lieutenants de Charles le Chauve, en Catalogne, Barcelone et quelques autres villes. (Dom Bouquet, t. VI.)

[93] Sur les blasons allemands, et particulièrement sur ceux de la maison de Habsburg, consultez le travail si complet de Marquard Herrgott : Genealogia diplomatica Augustæ gentes Habsburgicæ, Vienne, 1737.