CHARLEMAGNE

TOME SECOND. — PÉRIODE D'ORGANISATION

 

CHAPITRE XI. — CHRONIQUES, CHARTRES, DIPLÔMES ET MONUMENTS DU RÈGNE DE CHARLEMAGNE.

 

 

Les quatre grandes sources des traditions historiques. — Les chroniques sur Charlemagne. — Annales d'Éginhard. — Les faite et gestes de l'empereur, par le moine de Saint-Gall. — La Chronique de Saint-Denis. — Le Poète saxon. — L'archevêque Turpin. — Vie des saints. — Légendes. — Chartres. — Diplômes. — Analyse du cartulaire de Sithieu. — Correspondance des papes. — Chansons de gestes et chroniques en vers. — Traditions orales. — Pèlerinage sur les bords du Rhin. — Idée du peuple allemand sur Charlemagne. — Sa légende de saint. — Culte à son image.

768-814.

 

La renommée de Charlemagne remplit les siècles du moyen âge ; elle est plus grande encore à l'époque de Philippe-Auguste que parmi les contemporains[1]. Ce vaste génie, cet homme fort domine les générations féodales par le souvenir de ses conquêtes, de son gouvernement, de l'énergie de son corps, de ses exploits merveilleux ; quelque chose d'extraordinaire se mêle à son règne, il a été le sujet d'une multitude de chroniques, de légendes, de chansons de gestes, qui célèbrent sa vie, ses paroles, ses conquêtes et ses miracles ; elles le font grand et saint. Nul des rois des trois dynasties n'a laissé de si puissantes traces dans l'esprit des temps ; la source des monuments sur Charlemagne est infinie[2] ; les Bénédictins ont recueilli plus de huit cents fragments qui se rattachent à lui, et la collection de Pertz forme à elle seule trois immenses in-folio sur un seul règne[3] : là, l'érudition patiente a rassemblé tout ce qui reste de souvenirs sur la personnalité de l'empereur ; les chroniques, les chartres, les légendes, les diplômes, les scels, tout — sauf l'histoire épique et romanesque[4] — se trouve réuni dans le travail de ce patient et patriotique érudit, qui e voulu conserver jusqu'à la plus petite pierre du majestueux édifice du premier des Carlovingiens.

Les plus précieuses des sources historiques sur Charlemagne, les chroniques, peuvent se résumer en quatre principales, qui contiennent des renseignements considérables et précis sur la vie du roi et de l'empereur ; les premières chroniques, intitulées Annales d'Eginhard, sont attribuées par des conjectures un peu arbitraires au Chancelier de Charlemagne : nulle trace ne l'indique ; ce sont des annales monastiques, écrites presque jour par jour[5], et qui se distinguent, même par la forme, de l'œuvre incontestée d'Eginhard, la Vie de Charlemagne. Il serait un peu extraordinaire qu'après avoir tracé avec tant de détail les faits et gestes de son maitre, de son empereur, dans une œuvre à part, Eginhard eût encore recueilli d'autres annales, dans les mêmes proportions, et qui répètent son premier travail biographique. Ces annales, correctement écrites, révèlent l'origine latine et monastique de sou auteur ; elles offrent toutes les empreintes d'un récit contemporain ; les événements y sont rapportés jour par jour avec une fidélité scrupuleuse : écrire l'histoire alors, était un devoir de religion, une œuvre de sainteté ; aucun fait n'était rapporté qui ne fût dans la conscience du chroniqueur, pauvre moine qui passait sa vie à s'enquérir, à connaître ce qui pouvait intéresser les générations futures. Cette première et grande chronique, qui me parait l'œuvre d'un moine de Seligenstadt, fondation d'Eginhard, commence an règne de Pépin le Bref jusqu'au milieu du temps de Louis le Débonnaire, où s'ouvrent alors les grandes annales de Saint-Bertin et de Fulde. Il y a ainsi une suite de traditions écrites sur les Carlovingiens ; les monastères en sont la source ; les annales sont généralement froides, sèches, laconiques ; elles indiquent les faits comme des sommaires et des têtes de chapitre dans l'histoire ; les événements y sont dits comme ils viennent, sans couleurs, sans commentaires ; c'est la pieuse chronologie du monastère, la suite des temps qui coulent devant les religieux comme le grand sablier des heures.

La Vie de Charlemagne, œuvre incontestée d'Éginhard, diffère des Annales, en ce que celles-ci s'occupent des faits généraux de la société, tandis que dans la vie écrite par le scribe et chancelier fidèle du grand Charles, il ne s'agit que de la personnalité de ses actions et de ses habitudes[6]. Tous ses faits et gestes sont recueillis avec un soin religieux. Dans cette œuvre, on peut mesurer sa stature gigantesque de sept pieds, on peut entendre sa voix signé dans un si vaste corps, on peut apprendre les exploits de son bras puissant et les habitudes de son existence, ce qu'il fit depuis son enfance jusqu'à l'époque où la tombe le réclama. Éginhard, l'admirateur passionné de Charlemagne, a vécu de sa vie comme son familier dans le palais ; il aime à le suivre dans les guerres, dans les batailles et dans l'existence privée ; et sous cet aspect nul monument ne présente un plus vif, un plus puissant intérêt que l'œuvre qu'il a laissée ; il l'écrivit après la mort de son suzerain et à l'époque où s'ouvrait le règne de Louis le Débonnaire ; il veut faire connaître au fils, comme un puissant enseignement, la grandeur des actions de son père ; à un empire en décadente, il montre la majestueuse création accomplie par Charlemagne[7].

La Chronique du moine de Saint-Gall a été dédaignée par un bon nombre d'érudits ; on appelle ainsi le récit des faits et gestes de Charlemagne, écrit dans cette abbaye de Saint-Gall, non loin du lac de Constance, tant aimé du suzerain ; le chroniqueur désigné sous le nom de moine de Saint-Gall est un légendaire à l'imagination vive comme un poète, qui se plaît à recueillir tous les faits, les traditions épiques[8]. Il n'est point absolument contemporain ; il a recherché tout ce qui tenait à l'époque de Charlemagne, il le raconte avec bonne foi ; il n'a pas vu de ses yeux ce qu'il dit, il n'a pas entendu de ses oreilles ce qu'il rapporte ; mais il recueille tout de bonne source. Ce qu'il sait des affaires ecclésiastiques, il le doit à l'un de ses frères, Wernbett, qui a vécu à la cour de Louis le Débonnaire ; pour les affaires domestiques et de la guerre, il le doit à Adalbert, un des leudes et fidèles qui suivirent les expéditions de Charlemagne contre les Saxons, les Huns, les Avares. Appuyé de ces autorités qu'il a beaucoup consultées, le moine de Saint-Gall récite une multitude de légendes, de chansons de gestes, sur la vie intime du roi et de l'empereur ; ce n'est pas un chroniqueur sérieux et triste comme le cri de l'oiseau de nuit sur la tour du monastère au lac de Constance ; le moine de Saint-Gall est détaillé, anecdotique, gai, spirituel ; son style est coloré, chaud comme le vin de Rheinfeld : quoi de plus poétique que le récit de la campagne de Lombardie, quand il décrit ces masses de lances qui semblent des épis de fer, rien que fer, aux campagnes du Milanais[9] ! Le moine de Saint-Gall est conteur, pourquoi s'en plaindre ? Pourquoi dédaigner même la vieille femme qui narre en tournant son rouet les petits récits de son temps, les légendes, les faits et gestes d'une grande renommée ? J'aime à voir Charlemagne en dispute avec les chantres, les officiers du palais, récompensant les uns, menaçant les autres, les effrayant tous de son regard et de sa voix claire, cassée, mais retentissante ; ainsi nous le reproduit le moine de Saint-Gall[10]. En histoire, ce ne sont pas les faits en eux-mêmes qui ont de la curiosité ; ne sont-ils pas tous les mêmes comme les passions des hommes et la monotonie de leurs émotions ? ce qu'il faut voir, c'est l'aspect de la société, l'esprit du temps. Un chroniqueur ne rapporte jamais ce qui est en dehors des mœurs de son époque ; et que peut-on lui demander de plus exact que le récit des scènes de la vie et des habitudes dans lesquelles il existe ? Je l'ai beaucoup lu, sérieusement consulté, car il m'a représenté Charlemagne dans sa vie privée avec sa violente justice, ses passions germaniques, son esprit de détails, et je dirai presque qu'il m'a fait connaître le commérage de son palais. Dans une grande vie, ce qu'il y a de plus connu généralement ce sont les grandes choses ; on e souvent besoin de se reposer dans les petites.

Le Poète saxon, un des chroniqueurs les plus colorée du règne de Charlemagne, n'a point écrit dans hi langue de sa patrie originaire ; il appartient par sa race à un des fiers Saxons qui résistèrent aux invasions de Charlemagne, et que l'empereur dispersa dans les monastères : il vécut au milieu des solitudes du cloître, où il écrivit les faits et gestes contemporains[11] ; presque toutes les grandes succursales monastiques comptaient des religieux saxons venus de bien loin, et qui trouvaient là un abri contre les orages dont leur patrie était menacée. Le poète saxon écrivit sa chronique versifiée dans le désert ; il a peu d'étude de l'antiquité, cependant quelques souvenirs de Virgile lui arrivent dans sa poésie ; s'il brille, c'est par la description ; il aime à nous faire assister à toutes les pompes des cours plénières ; il se complaît à ces tableaux des magnificences de Charlemagne ; il récite tous les événements, l'arrivée des papes, les chasses aux forêts, les festins, la cour, la famille de l'empereur ; on voit qu'il a retenu des scaldes et poètes de sa patrie ce goût des chants de gestes et des poèmes héroïques. Peut-être aussi emprunte-t-il ses tableaux les plus colorés à quelques-unes de ces traditions écrites en langues tudesque et germanique ; qui sait ? le poète saxon n'est-il qu'un traducteur de ces chants belliqueux qui animaient les guerriers du Rhin aux batailles.

Les Chroniques de Saint-Denis, si célèbres dans les fastes de chevalerie, n'ont rien d'original, car elles ne sont qu'un grand recueil on résumé d'annales, de traditions, sur une époque[12]. Les moines, dans le labeur silencieux de l'abbaye royale, ne faisaient pas un récit à eux propre au moins pour ces temps éloignés ; ils recueillaient avec critique les meilleurs documents, les traditions les plus certaines sur le passé : ainsi pour Charlemagne et les Carlovingiens généralement qui firent tant de bien à Saint-Denis la Royale, les moines ont choisi les annales attribuées à Eginhard ; leur récit n'en est qu'une traduction exacte, précise, et plus tard translatée en vieux français. On n'y trouve que quelques incidences, réflexions faites le plus souvent par les chroniqueurs, ou bien traditions empruntées à d'autres chroniques. Tout ce qui s'écrivait à Saint-Denis-était comme le résultat d'une enquête, on n'insérait rien qu'après examen ; quand un fait était consigné en ces récits, il faisait foi en justice ; et plus tard la Chronique de Saint-Denis fut le journal politique même de Charles VI[13]. C'est pourtant dans ces grandes chroniques de France que la légende de Turpin trouva place ; oui, la légende de Turpin, le célèbre archevêque de Reims, qui tient une si populaire renommée à côté de celle de Charlemagne[14] ; Turpin, qui fait encore les délices de nous tous, amis des vieux âges ; Turpin, si célèbre aux légendes des quatre fils d'Aymon, au poème de Roncevaux ; le fier évêque, le casque en tête, le gantelet au poing assommait le mécréant à coups de massue, pour ne point répandre de sang humain ! Que les faits et gestes rapportés par cette légende de Turpin soient inexacts, tout le prouve ; mais nul ne peut nier que cette histoire, écrite au XIe ou XIIe siècle, n'ait reproduit les traditions et les idées contemporaines sur le règne de Charlemagne. Turpin est le légendaire qui nous fait connaître les fabuleux exploits de Charlemagne. Au Xe siècle, toutes les idées, tous les projets, toutes les expéditions vastes, magnifiques, on les attribuait à l'empereur. Un mouvement de peuples retentissait-il dans l'univers pour la croisade ? eh bien, disait-on, Charlemagne le premier a été à Jérusalem avec ses paladins et ses braves leudes pour délivrer le saint sépulcre. Constantinople était-il l'objet de la convoitise des barons francs ? Charlemagne l'avait dompté, le grand pèlerin avait visité le sépulcre du Christ ; si en Espagne il fallait chasser les Sarrasins, c'était aussi Charlemagne dont l'image était invoquée ; car il avait brisé la puissance des Maures jusqu'à Séville, Grenade, Valence, et visité le tombeau de saint Jacques de Compostelle[15]. En tout cela, et pour toutes les grandes choses, c'était la Chronique de Turpin qui en rapportait les histoires. Le nom du pieux archevêque servait comme de garantie à toutes les légendes, à toutes les histoires extraordinaires qui dominaient cette épopée. Turpin l'a dit, on le trouve aux chroniques de l'archevêque de Reims, cela se voit aux livres de Turpin. Ainsi parlent la plupart des monuments qui se rattachent à ce temps.

A côté des quatre principales chroniques de l'époque carlovingienne, viennent encore se grouper d'autres vieux récits, moins importants, mais aussi curieux par leur origine : telles sont les annales de Saint-Bertin, qu'il ne faut point confondre avec le cartulaire, pieuse expression des mœurs contemporaines ; les gestes de Charles le Grand, écrits en vers dans un monastère de Germanie, sorte de traduction des annales d'Eginhard[16] ; la chronique du moine d'Angoulême, témoignage méridional des mœurs et des habitudes de la cour de Charlemagne. Ajoutez à ces documents d'une antique époque la chronographie de Théophane, le seul Byzantin qui ait parlé avec quelque étendue de l'empereur d'Occident[17] ; Théophane vivait au commencement du me siècle ; il s'inquiétait encore de ce qui se passait à Rome, de la fuite du pape Étienne et de l'avènement des Carlovingiens à l'origine même de Pépin. Le vénérable Etienne chassé avec outrage par Astolphe, roi des Lombards, s'enfuit auprès de Pépin, maire du palais et exarque de toutes choses chez la nation des Francs. Paul Diacre appartient, lui, à l'origine lombarde ; il ne donne au règne de Charlemagne et des Francs que quelques pages courtes, serrées comme les annales les plus sèches des monastères. Toutefois, dans son récit considérablement abrégé, Paul Diacre s'occupe des fils, des femmes de l'empereur et de sa famille entière. Charlemagne vient de perdre une de ses filles, née pendant sa courte et brillante campagne d'Italie ; Paul en écrit l'épitaphe : Dans ce tombeau est couchée le corps d'une jeune fille ; elle fut nommée dans son saint baptême Adélaïd, naguère brillante du diadème de Charles, si noble par son génie, et si grand par la force de ses armes ; elle était née près des murs élevés de Pavie lorsque son père conquérait le royaume d'Italie. Adélaïd vient d'être arrachée à la lumière de la vie ; la douleur du père et de la mère sont égales ; elle mourut avant d'avoir vu les triomphes de son père ; maintenant elle est dans le royaume éternel[18].

Voici maintenant les annales de Fulde, écrites dans la noble abbaye carlovingienne ! elles embrassent la seconde race, et l'on dirait qu'elles s'éteignent là, car ces moines de Fulde étaient essentiellement austrasiens. Antique abbaye, il ne reste plus sur ton sol sillonné par la guerre que des ruines tristes et silencieuses, mais tes annales ont survécu aux ravages du temps[19] ! Fulde et Saint-Gall furent les deux sœurs allemandes qui gardèrent comme de chastes filles les archives de leur père et de leur bienfaiteur. Dans les solitudes de Saint-Arnould de Metz, survivaient aussi d'autres récits du règne de Charlemagne ; il n'était pas un fait historique qui ne fût recueilli et célébré. Dans le monastère de Saint-Gall se trouvait conservé un poème latin sur Charlemagne et sur son entrevue avec le pape Léon, évènement considérable pour les générations, car il avait été l'origine et le principe de la création immense de l'empire d'Occident : le pape et l'empereur se tenant par la main vont à Rouie ; l'un prête sa force à l'autre, et c'est un vieux moine de Saint-Gall qui aime à en cou sacrer la mémoire. Cette fondation d'un vaste empire fixe à peine l'attention de quelques annales de Byzance : le pape Léon, d'après Constantin Manassé, a renoncé au gouvernement de la vieille Rome : Il a oint le nouvel empereur aux pieds et à la tête selon le rit des Juifs ; le vieux lien de l'antique Rome a été brisé, le glaive a divisé la fille de la mère ; Rome est redevenue la jeune en se séparant de la vétusté[20].

La vie des saints ! est encore une des origines qu'il faut perpétuellement consulter, quand on écrit sur l'histoire du moyen âge[21], non point qu'on doive adopter tout ce que la piété des serviteurs raconte du maitre dont ils ont suivi les miracles, mais la peinture des mœurs es, là entière : quel siècle n'a pas ses légendes ? quel est l'homme supérieur dont la postérité et les contemporains ne disent point les fables ? qui n'a pas son histoire romanesque, sa mythologie à côté des réalités ? Quand on a vivement préoccupé une époque, il faut bien qu'écrivains et poètes justifient leur admiration par le récit des prodiges ; il faut bien qu'ils disent pourquoi ils ont fait 'un homme si grand. Lisez par exemple les légendes des saints écrites par le célèbre archevêque Hincmar, vous trouverez des anecdotes, des faits, sur la vie intime de Charles Martel, de Pépin et de Charlemagne. L'anonyme qui a écrit la vie du bienheureux Alcuin récite mille détails sur la cour plénière et les études au temps de l'empereur.

Mais l'œuvre légendaire la plus vaste, la plus considérable, est le livre, le poème pour ainsi dire si détaillé, si intéressant, connu sous le titre de Miracles de saint Benoît, écrit par le Franc Aldoran, moine de Fleury[22]. Dans ce long récit des travaux innombrables de l'homme immense qui fonda la civilisation et la règle en Occident, vous trouverez l'épisode du comte Radulphe et de sa concubine Deutoria, plongée dans l'enfer ; anecdote qui nous fait assister à toutes les munificences, à tous les dons que les rois avaient faits à l'abbaye de Saint-Benoît sur la navigation de la Loire, renseignement curieux pour le commerce sous l'ère carlovingienne. Lisez maintenant les Miracles de saint Denis, écrits par un pieux religieux de l'abbaye au IXe siècle[23], et par conséquent contemporains ; c'est une sorte de tableau de la vie civile sous les Carlovingiens. Si vous voulez pénétrer dans les habitudes germaniques de Charlemagne, connaître les mœurs des forêts de la Souabe, du Rhin, de la Meuse, parcourez les récits des Miracles de Saint-Goar[24], écrits par un moine de l'abbaye de Pruym, fondation de l'empereur. Quelle naïveté allemande dans ces récits ! Tout se rattache sans doute au saint ; tout appelle la prière et les dons sur le monastère ; mais ces légendes des forêts et de la solitude nous font si bien connaître l'époque carlovingienne ! Suivi de ses fils, Charles et Pépin, qui montaient chacun une barque séparée, Charles, auguste empereur, de glorieuse mémoire, descendait le Rhin, venant d'un palais qu'on disait avoir été bâti par Ingilinheim ; il se dirigeait au château, situé au confluent de ce fleuve et de la Moselle, et dans lequel il voulait passer la nuit. Quand il fut arrivé au monastère de notre saint confesseur, l'abbé Assuérus vint au devant de lui, le priant de visiter Saint-Goar et de faire la charité, pour me servir du mot usité[25], dans sa chapelle. L'empereur cache sa présence à l'abbé, et se retournant, il ordonne par un signe à Charles, son fils, de descendre de sa barque pour aller prier dans l'église ; lui cependant continue son voyage. Son fils descend donc à terre, et Pépin qui le suivait de près, croyant que c'est la barque de son père qui est amarrée au rivage, descend aussi de la sienne, et se trouve ainsi seul avec son frère, sans le savoir[26]. Et là, quoiqu'il existât entre eux de graves motifs de querelle et de discorde, le saint, par son pouvoir et sa divine clémence, fit renaître la concorde et l'amitié dans le cœur des deux frères, qui, ayant repris des forces dans un repas, s'acheminèrent joyeusement vers le but de leur route, et y arrivèrent bientôt sains et saufs. Mais comme l'empereur, qui seul était resté flans sa barque, faisait aussi ses efforts pur y parvenir, voilà qu'il s'éleva subitement une épaisse nuée qui le plongea dans des ténèbres profondes, sans que lui, ni aucun de ses compagnons, ni même le pilote, pussent connaître ou voir vers quel point ils naviguaient. Et ce ne fut que lorsqu'il commença à reconnaître sa faute et à invoquer saint Goar, qu'ils purent, lorsque la nuit commençait déjà à se faire, débarquer sur la terre ferme, à trois milles à peu près plus bas que l'endroit où ils allaient[27]. L'empereur fut contraint de demeurer là toute la nuit, privé des choses les plus nécessaires. Le jour étant enfin venu, il confessa publiquement ses torts, avouant qu'il avait mérité de se trouver en péril sur le fleuve, ainsi que de manquer des choses les plus nécessaires ; que saint Goar l'avait puni de son mépris pour lui, et qu'enfin, si dans le cours de ses voyages il se trouvait jamais près d'un lieu consacré à ce saint ; il faisait le vœu de s'y arrêter quelle que fût sa hâte. L'épouse de ce prince, Fastrade, étant tourmentée d'un violent mal aux dents, vint prier le saint de modérer sa douleur, et se vit récompensée de l'assiduité qu'elle mit à faire ses prières, car la douleur disparut tout à fait[28] ?

Tout cela peut paraître puéril aux esprits superbes, mais qu'ils songent qu'il s'agit de Charlemagne, le fondateur d'une si vaste œuvre, que le plus grand de nos contemporains cherchait à imiter ! C'est dans cette biographie des saints qu'il faut chercher les détails de la vie privée et publique de cette génération du IXe siècle. Vous donc qui aimez les vieilles choses, lisez les Miracles de saint Wandrille[29], abbé de Fontenelle, qui contiennent le récit de la conversion d'un Saxon ; lisez la Vie de saint Angilbert, abbé de Saint-Riquier, et vous y verrez comment Berthe, l'une des filles du roi Charles, s'étant éprise d'un grand amour pour Angilbert, qu'elle voyait être mieux que tout autre dans les bonnes grâces de son père, désirait ardemment de l'avoir pour époux ; son jeune cœur tremblait d'en instruire son père, et cependant elle fit si bien qu'il finit par le savoir ; et quoiqu'il vit avec peine que sa fille se fût livrée à un tel amour, cependant, de peur que les choses n'empirassent, et considérant qu'Angilbert était d'une famille noble et ancienne, il consentit au désir de sa fille. Au jour fixé, il la donna donc pour épouse à Angilbert, lequel, abandonnant le saint caractère de prêtre, devint le gendre du roi, et eut de sa femme deux fils, Nithard et Harnid. Puis Angilbert, s'éloignant de la cour, vint s'établir à Saint-Riquier ; il dédaigna les vaines pompes des honneurs pour rester dans ce monastère avec Berthe, sa femme, qui prit le voile dans la même maison[30].

La vie de Grégoire le Grand, par le diacre Jean, nous donne des détails curieux sur l'introduction du chant romain dans la Gaule, et c'est avec ces particularités que s'écrit et se forme l'histoire d'un pays. Le roi Charles ayant été choqué de la dissonance qui existait entre le chant sacré des Romains et celui des Gaulois, ces derniers prétendirent que le chant romain avait été corrompu par des airs nationaux ; les Romains, au contraire, soutenaient l'authenticité de leur mélodie. Alors le roi demanda où l'on trouvait l'eau la plus pure, à la source ou dans le ruisseau ? chacun s'empressa de lui répondre que c'était à la source, et le roi ajouta : Qu'il en soit ainsi pour nous, qui jusqu'à ce jour avons bu de l'eau corrompue du ruisseau, purifions-nous à la source éternelle. C'est pourquoi il laissa au pape Adrien deux de ses clercs, et quand il les crut assez instruits, il les rappela dans sa métropole de Metz ; et c'est de là qu'il purifia le chant de toute la Gaule. Mais longtemps après, ceux-ci étant morts, il s'aperçut que le chant des églises de la Gaule était encore vicieux, et il dit : Retournons encore à la source. Il fit tant que le pape, cédant à ses prières, envoya dans la Gaule deux chanteurs nouveaux, qui montrèrent que le chant gaulois avait encore été corrompu par la négligence des chanteurs ; les clercs de Metz pourtant étaient ceux qui s'écartaient le moins du chant pur des Romains. Aussi depuis ce temps il est prouvé qu'autant le chant de Metz est éloigné de celui de Rome, autant celui du reste de la Gaule est éloigné de celui de Metz[31].

Si ces légendes on récits merveilleux n'ont véritablement de l'importance que par l'empreinte profonde des mœurs contemporaines, il y a dans les chartres, diplômes et capitulaires une vérité authentique qui ne permet plus de douter des faits et des actes de la vie qu'ils constatent. Généralement la lecture de ces charires est sèche, stérile, comme celle des transactions passées devant un notaire ou dans les archives d'un tribunal ; mais, pour l'antiquaire qui recueille les débris du passé, ces actes donnent l'idée générale des habitudes civiles d'une société. Deux résultats s'obtiennent par l'étude de ces monuments : ils fixent d'abord les dates et ne permettent pas de douter qu'un fait ne se soit passé à l'époque indiquée[32] ; la chartre ou le diplôme est le meilleur moyen de fixer toute la série d'un règne, le commencement, le milieu et la fin. Puis ce qui nous initie encore mieux dans la curieuse étude du moyen âge, c'est que la plupart de ces actes touchent aux transactions de la vie privée au milieu de cette génération : dans ces chartres il s'agit souvent de la vente d'un bénéfice ou d'un alleu ou même d'un cheval de bataille ; ici, c'est la, donation d'une pièce de terre, d'un moulin à l'abbaye ; là, c'est la chartre de mariage, l'émancipation d'un serf avec les formules, les coutumes de chaque nationalité ; et c'est en quoi ces actes ont une valeur historique. Le cartulaire[33] contient la collection de ces chartres, titres anciens pour constater la propriété des biens des monastères : l'étude profonde de ces vieux parchemins est une sorte d'initiation à l'époque du moyen âge. Les capitulaires, rédigés d'après des proportions plus larges, sont des codes qui embrassent les coutumes générales de la société ; la chartre est l'acte de la vie privée, depuis le baron jusqu'au serf ; les capitulaires sont le règlement de chaque race, de chaque fraction sociale, de chaque population, du domaine et de la propriété publique ; les diplômes émanent des rois ; les chartres des comtes, des abbés, des bourgeois et même des serfs. Tous ces éléments éclairent l'histoire et fixent les mœurs de chaque époque.

Parmi les débris de ces vieux figes, j'ai choisi un de ces monuments les plus précieux pour personnifier en un seul tableau la vie entière de la société monastique. Ce monument, c'est le Cartulaire de Saint-Bertin[34], le recueil des chartres qui constituèrent et enrichirent cette grande abbaye. Les puissantes communautés de cette époque n'étaient pas seulement des retraites silencieuses où des hommes rêveurs, à l'abri des passions du monde, se livraient à la culture des terres, à l'agrandissement de la science et de la prière ; elles étaient encore des corporations politiques qui intervenaient dans les affaires du monde. La vie des abbés était vigilante et active ; presque toujours élus par les moines, confirmés par les papes, ils exerçaient une influence considérable sur la société entière. Les pontifes convoquaient-ils un concile pour régler les principes de l'église, ou bien le suzerain faisait-il annoncer une assemblée militaire du champ de mai ? les abbés des grandes fondations religieuses y accouraient la mitre en tête, l'étole au cou, pour délibérer sur les affaires publiques ; affranchis de la juridiction épiscopale, ils n'avaient que des devoirs à remplir envers Rome, la source de l'unité catholique ; leur correspondance avec les rois et les papes était fréquente, active, continue ; ils ne s'occupaient pas seulement des intérêts de leur monastère ; on consultait encore leur expérience sur les questions de la vie publique. Rien ne se faisait dans la société sans l'intervention et l'assentiment des abbés, chefs de ces colonies monastiques qui dominaient la Gaule, la Germanie et l'Italie[35].

Les monastères formaient alors une véritable république, agitée autant que travailleuse ; les moines se préoccupaient de l'élection d'un abbé avec toute l'énergie de la démocratie électorale ; il se formait des majorités et des minorités, des oppositions vives, passionnées ; l'abbé même élu n'imposait que difficilement son autorité, et quelquefois de vieux moines faisaient l'office de tribuns pour défendre les anciens privilèges de l'abbaye. L'égalité ta plus parfaite dominait partout entre les membres d'une même communauté, car le monastère était aussi le refuse de grandes existences sociales ; les princes tombés étaient jetés dans les abbayes comme dans des prisons d'état ; on y avait vu des rois lombards, des chefs saxons, des comtes bavarois : Corbie, Saint-Bertin, Saint-Ouen avaient fermé leurs portes de fer sur bien des princes découronnés. Là, confondus avec l'immense famille des moines, ils n'étaient distingués par rien ; naguère rois chevelus, agitant la framée dans les batailles, et aujourd'hui tonsurés, rien ne les distinguait des serfs de Dieu abrités dans la solitude de l'abbaye ! Or, tous ces faits, les monastères les recueillaient ; tous ces événements, ils en gardaient note, et à ces notes étaient jointes des chartres, documents originaux qui justifiaient les récits du moine chargé de recueillir le cartulaire. Le collecteur de ces documents était presque toujours un frère archiviste conservant comme choses précieuses les moindres titres qui concernaient l'abbaye.

Nul n'ignorait au moyen âge l'illustration antique du monastère de Sithieu, fondé par saint Bertin[36], non loin de Saint-Omer. Saint Bertin était un pieux moine, né à Constance, sur le Rhin, dans la fin du VIe siècle. Constance, la ville romaine, était un foyer de lumière et de science ! Bertin embrassa la vie monastique avec saint Omer, le civilisateur de la Flandre ; suivi de quelques autres pieux compagnons, ils partirent pour la province qu'ils devaient arracher à l'ignorance et aux idoles. Ce fut dans le pays de Terrouane qu'ils bâtirent d'abord une église toute en briques contre l'usage d'alors, qui était de les construire en bois ; ils l'avaient ornée de mosaïques et de colonnes, car ils venaient de Constance, la ville sur le lac, et derrière les Alpes était l'Italie. Autour de cette église ils élevèrent des cellules qui devinrent bientôt trop étroites ; une colonie de travailleurs fut détachée sous les ordres de saint Berlin, qui s'achemina vers la ville de Saint-Omer. Là, les religieux parcoururent les campagnes pour chercher un abri, un lieu favorable à la culture ; et tandis qu'ils étaient en prières, il vint à eux un riche Franc du nom d'Adroald ; il était avancé en âge, sans héritiers, et en l'honneur de saint Pierre il donna à ces pauvres moines une petite villa du nom de Sithieu ; les frères se mirent eu travail pendant six un sept ans, et une nouvelle chapelle s'éleva ; à mesure que les années marchèrent, le monastère s'agrandit encore. Une autre colonie vint s'établir sur un petit monticule où elle bâtit une église et un cimetière, et toutes ces succursales formèrent la grande abbaye[37].

La liste des abbés de Saint-Bertin fut bientôt riche de noms illustres[38], et les donations accrurent sans cesse ses domaines ; ses abbés étaient quelquefois de race royale, fils de maires du palais ou de rois mérovingiens ; mais ce qui donna à l'abbaye une importance immense, ce fut de recevoir dans son sein les derniers Mérovingiens. Les fils des rois chevelus furent jetés dans cette solitude, le monastère devint ainsi comme une prison politique ; on n'entendit plus désormais parler de cette race abattue par la fortune ; Saint-Bertin servit comme de tombeau aux Mérovées ; les abbés, complices dévoués de nouvelle dynastie, éteignirent les rejetons de la famille tombée.

Le cartulaire de Saint-Bertin ne dit qu'un seul mot sur Childéric, le dernier de ces Mérovingiens qui leur avaient pourtant accordé tant de privilèges Après quelque temps, dit le cartulaire[39], le roi Childéric, finissant la dernière partie de sa vie dans le monastère de Sithieu, e été enterré en l'église de Saint-Bertin. Pas un mot de tristesse sur cette fatalité, pas une douleur sur ce prince d'une dynastie brisée, il est enfermé et meurt comme un moine obscur ; on inscrit à peine son nom sur la liturgie. On parle plus de l'histoire d'un abbé, de la sépulture d'un chantre, que du roi découronné ; c'est que l'église est dévouée au digne fils de Pépin. Aussi Charlemagne comble-t-il de privilèges les moines de Sithieu ou Saint-Bertin. Les cartulaires ont parlé de l'élévation de Pépin dans les termes du plus haut dévouement ; ils ont célébré celui qu'ils nomment Charles le Glorieux ; et ce Charles accorde des donations, des privilèges considérables au monastère de Sithieu ; il sait le service qu'il a rendu à sa dynastie, l'aide qu'il prête à son pouvoir ; il le reconnaît et le récompense.

Les prisons d'état sous l'empereur Charlemagne furent donc Saint-Bertin, Corbie, Fontenelle, Saint-Ouen, Fulde, en Allemagne, le Mont-Cassin en Italie ; monastères continuellement remplis par les vaincus ; or, le pouvoir bien servi encourage ses partisans. Charles, par la grâce de Dieu, roi des Français[40], homme illustre ; nous exerçons notre puissance royale en confirmant les dons que nos prédécesseurs ont faits aux lieux saints, c'est le pieux exercice de la coutume royale. Le vénérable Hardrad, abbé du monastère de Saint-Bertin ou de Sithieu élevé en l'honneur de Marie, mère de Dieu, des apôtres Pierre et Paul ; ce vénérable abbé est venu en notre présence, il a rappelé à notre générosité royale tout ce que nos ancêtres avaient fait pour les immunités du monastère, et, par exemple, que nul juge public ne pût pénétrer dans les terres du monastère pour juger les causes ; c'est pourquoi nous avons confirmé ces privilèges dans tout ce qu'ils peuvent être favorables au monastère. Au bas est le sygellum du glorieux Charles ; ce scel copié dans le cartulaire représente une figure grave, parfaitement tracée ; la couronne fermée sur le front, la barbe épaisse, l'œil grand, le nez à la forme germanique ; est-ce là le type carlovingien[41] ?

Quelques années plus tard une autre royale chartre est accordée au monastère de Sithieu ; elle est intitulée : Devenatione silvarum — de la chasse dans les bois — ; Charlemagne y prend le titre de roi des Français et des Lombards, patrice de Rome : Nous confirmons, est-il dit, pour notre béatitude éternelle, ce que nous avons donné déjà aux serviteurs de Dieu. Qu'il soit donc bien connu dans le présent et l'avenir que nous avons concédé à l'abbé Hardrad et aux moines du monastère de Sithieu la faculté de chasser dans les forêts, eux et leurs hommes, afin qu'ils puissent avoir le moyen de tuer des daims, et avec leurs peaux de faire des couvertures pour leurs volumes et des gants pour se garantir les mains ; et cette faculté leur restera toujours[42]. Ainsi les abbés de Saint-Bertin demandaient à couvrir de la peau des bêtes fauves leurs volumes, à les protéger contre la marche des temps ; c'est qu'ils avaient déjà une bibliothèque considérable ; la confusion de la fin du IXe siècle n'était point encore arrivée ; les Normands n'avaient pas pillé, incendié les monastères.

Les livres étaient nombreux sous le règne de Charlemagne ; ils étaient, comme les reliques, pour la science, l'orgueil du monastère. Quelques-uns des catalogues ont été conservés ; ils contiennent non seulement toutes les œuvres des pères de l'église, saint Jérôme, saint Paul, les vieilles et saintes Ecritures, mais encore les auteurs profanes, Virgile, Horace, Ovide lui-même dans ses poétiques amours. Les peines étaient sévères contre ceux qui détruisaient les livres, l'excommunication était prononcée, car il fallait conserver ces trésors précieux à l'abri de la main des hommes. La correspondance des abbés de Saint-Bertin avec les papes était active et constante ; comme ils avaient le privilège de ressortir directement pour leur juridiction des pontifes romains, les abbés demandaient des avis à Rome sur les affaires du monde ; ils étaient mêlés à tout : conciles, assemblées publiques, plaids de justice, ils y venaient la mitre en tête, la crosse en main.

Voyez-vous ces pontifes de pierre couchés raides sur leur tombeau avec des inscriptions carlovingiennes, ce sont les vieux abbés de Sithieu rongés par les âges ; il fut un temps où ces hommes puissants, à l'abri de leur monastère, luttaient contre les rois eux-mêmes ; ils gardaient les dynasties perdues ; ils avaient une juridiction souveraine, des fermes royales et une république sous la puissance de leur crosse abbatiale. Il fallait voir s'agiter les moines, lorsque l'élection arrivait ; si un pieux abbé imposait la réforme, il trouvait une vive opposition au sein des religieux, qui tenaient à leurs privilèges comme à la vie même. La réforme, c'était la voix que faisaient entendre les papes les plus sévères, les pontifes les plus rigoureux[43]. Quand les religieux abandonnaient le devoir sévère imposé par saint Benoît, les papes leur écrivaient : Réformez-vous, car la paresse n'est point votre institution. Quand les moines restaient trop au réfectoire, n'observant pas les jeûnes de l'église, ou bien s'ils enfreignaient les prescriptions des conciles, s'ils s'abreuvaient d'un vin généreux, s'ils mangeaient les poissons du vivier ou le gibier de la forêt, les papes les menaçaient de l'interdit. Vénérables gardiens des mœurs, ils ne souffraient ni la femme dans le sein des cellules, ni la bruyante vie de la chasse dans les forêts. Ces réformes étaient toujours tentées par quelque vigilant abbé, ou par un évêque austère. Mais alors, que d'opposition, que de bruyantes clameurs se faisaient entendre ! Les religieux qui ne voulaient pas être réformés murmuraient contre l'abbé dictateur ; des minorités orageuses luttaient contre lui, et c'est l'histoire de ces luttes que nous fait connaitre le cartulaire de Saint-Bertin.

Les annales des monastères sont dans le moyen fige la partie active, intelligente, politique ; doit-on placer au même point de vue d'intérêt les chansons de gestes, véritables épopées du moyen âge ? Aucune de ces traditions, il faut le répéter, n'a été écrite contemporaine ment au règne de Charlemagne ; il serait inutile d'y chercher les réalités de la vie du grand empereur ; ce sont des broderies jetées sur les faits exacts de la chronique[44]. Il y a une absence absolue de vérité pour ce qu'on appelle la chronologie historique ; les auteurs des chansons de gestes ont pris un fait, ils l'ont arrangé à leur manière, comme les enlumineurs du moyen âge peignaient Judith, Holopherne et les autres personnages du Nouveau Testament revêtus du costume de l'époque où ils travaillaient leurs œuvres. Ainsi sont les trouvères ! On voit répandues dans les chansons de gestes, la profusion des couleurs, la description des batailles et des mœurs des châtellenies ; comme tout ce qui nous reste de ces poèmes ne remonte pas au delà du mue siècle, les trouvères qui les ont écrits, naturellement empreints des habitudes et des usages de leurs contemporains, les placent tous sous la personnalité de Charlemagne. Le fond de tous ces poèmes est le même, l'enluminure seule diffère ; les primitives chansons de gestes rangent une série de paladins, de héros autour de Charlemagne, et lui forment sa pléiade ; le comte Roland, Ogier le Danois, Olivier, Turpin, Ganelon de Mayence, les quatre fils d'Aymon, Astolphe le Lombard sont constamment en scène. Les trouvères ont emprunté ces noms aux chroniques pour leur attribuer un merveilleux qui forme le fond de leurs épisodes : les guerres des Saxons, des Lombards, des Sarrasins, les pèlerinages de Charlemagne à Jérusalem ou à Saint-Jacques de Compostelle sont les thèmes obligés des romans de chevalerie : théâtre vaste où s'agitent tant de valeureux paladins et de prodigieuses prouesses ! Il ne faut pas ajouter une foi absolue aux épopées chevaleresques ; mais dans la recherche des temps anciens, tous les éléments sont utiles pour se faire une juste idée de la société.

Ne dédaignez pas aussi, vous tous qui aimez l'histoire, ces traditions orales recueillies d'âge en âge ; sur les bords du Rhin et de la Meuse, vous en trouverez de nombreuses sur la période carlovingienne. Partout dans les cités allemandes, si vous voyez une statue colossale, la couronne en tête, l'épée au poing, c'est Charlemagne ; une peinture serait-elle le débris d'un Saint-Christophe, d'Holbein, c'est encore Charlemagne ! La poussière des ruines cache les monuments qu'il a bâtis, car quelques rares débris seuls sont restés debout. Ce chœur de la basilique d'Aix-la-Chapelle, c'est Charlemagne qui en a posé les premières pierres ; voyez-vous ce tombeau recouvert d'une large dalle, c'est là qu'il reposait les mains jointes. Ce fauteuil de pierre, c'est celui qu'il avait dans les cours plénières ; ce cercle d'or, cette couronne, c'est celle de Charlemagne ; cette châsse bénite contient ses ossements ; les forêts de la Meuse, de la Moselle, du Rhin entendaient les hennissements de ses chevaux, les cris de ses meutes ; ces châteaux là-bas sur la montagne, dont les ruines se mêlent aux coteaux de vignes dorés, furent ses résidences chéries, il les habita ; il aimait à visiter Mayence, la ville épiscopale de saint Boniface. A Francfort, il y a encore des vestiges de ses palais : le pèlerinage aux bords du Rhin est tout carlovingien, on y respire une atmosphère de souvenirs qui vous reportent tous à l'empereur d'Occident ; les institutions germaniques, les lois, les pompes et les fêtes, tout se rattache à la vie de Charlemagne, le fondateur de tout ce qui existe d'antique et de grand en Franconie, en Souabe, en Thuringe, en Bavière, en Belgique, depuis le Rhin jusqu'à la Saale.

Aussi les générations du Rhin t'ont sanctifié, grand empereur ! elles ont placé ta vie dans les légendes, tu as été le saint Charlemagne pour les populations naïves de l'Allemagne. Lorsqu'à Cologne, à Aix-la-Chapelle, à Mayence, vous voyez ces saints se mouvoir dans leur niche, les horloges s'ébranler, les chants retentir sous les longues voûtes, n'est-ce pas toujours Charlemagne ? Parcourez les liturgies allemandes, vous verrez l'empereur honoré comme un saint ; lisez la bulle d'or, vous apprendrez qu'il est l'origine de toutes les lois germaniques. Les images de Charlemagne sont adorées à l'égal des reliquaires ; on recherche son crâne, ses os, ses pierres, ses fondations ; son nom inspire aux habitants du Rhin une orgueilleuse fierté !

Ce peuple qui s'abreuve à la source d'eau chaude d'Aix-la-Chapelle, à quoi songe-t-il lorsqu'il descend les marches qui mènent à la fontaine bouillonnante, lorsqu'il porte la coupe de cuir à ses lèvres ? Il pense à Charlemagne. Que fait cette multitude se pressant au jubilé de l'église d'Aix, lorsque les reliques paraissent au milieu des milliers de pèlerins de Bavière, de Souabe ? Ce peuple s'agenouille et prie devant le grand empereur. Quels souvenirs agitent le batelier du Rhin, lorsqu'il entonne les chants allemands, les traditions ou légendes d'amour ? C'est encore Charlemagne et Berthe, sa mère, aux grans piés, et Emma, sa fille, la noble amante d'Eginhard, le protecteur de l'abbaye de Sellingstadt, dont les ruines disparaissent devant lui sous les dernières brumes du soir. Ainsi, lorsqu'une grande renommée s'empreint sur l'histoire d'un pays, toutes les traditions viennent s'y rattacher : elle devient l'orgueil, la poésie, la force morale d'une nation !

 

 

 



[1] C'est en effet au XIIe siècle que furent presque entièrement composées les chansons de gestes, qui ont Charlemagne et ses paladins pour sujet. (Voyez ce que j'en dis dans mon travail sur Philippe-Auguste, t. Ier.)

[2] Le Ve volume de Gall. hist. collect. est consacré tout entier au règne de Charlemagne, et beaucoup de pièces du VIe se rattachent à ce règne.

[3] Le IIIe volume traite surtout des autres Carlovingiens. Je ne comprends pas ici le Cod. German. de Pertz, qui forme 2 vol. à part, in-fol.

[4] Cette histoire romanesque est due spécialement aux laborieuses recherches de M. P. Pâris.

[5] Ces annales eurent pour premier éditeur le comte Hermann de Nuenar, Colon. Apripp., 1521. Duchesne et Mabillon ne mettent pas en doute qu'elles ne soient réellement d'Éginhard. Dom Bouquet est plus timide, et je crois qu'il a raison. Dans tous les vieux manuscrits le nom d'Éginhard est écrit de vingt manières : Einard, Einhard, Heinard, Ainard, Einchard, Eiard, et même Hemar.

[6] Ce fut encore le comte Hermann de Nuenar qui devint le premier éditeur du travail d'Éginhard : De vita Karol. Magn. Colon. Agripp., 1521. Elle frappa vivement à son apparition, aussi fut-elle plus de vingt fois réimprimée. On la traduisit en français (Poitiers, 1558, in-8° ; Paris, 1514, in-12.) Le président Cousin l'a donnée dans son Histoire de l'Empire d'Occident.

[7] Si l'on veut parfaitement connaître la vie et le caractère personnel d'Éginhard, ce sont moins ses histoires qu'il faut lire que la collection de ses Epistol., dans le tome VI de Dom Bouquet. Dom Rivet a consacré un long article à Éginhard dans l'Histoire littéraire de France, par les Bénédictins, tome IV, pp. 550-687.

[8] Le moine de Saint-Gall écrivit son livre à la prière de Charles le Gros, qui passa quelques jours à l'abbaye de Saint-Gall pendant la fête de Noël 883.

[9] Monach. Saint-Gall, lib. II.

[10] Dom Bouquet avec sa critique sévère des Bénédictins est entré dans une vive colère contre le moine de Saint-Gall qui n'a pu laissé assez de dignité autour du personnage de Charlemagne. (Voyez t. V, Hist. Gall. Collect. in præfat., p. 10.)

[11] Le poète saxon a été publié par les Bénédictins, t. V de leur collection. Dom Bouquet a fait suivre le texte de notes essentiellement curieuses.

[12] J'ai habituellement suivi, pour les Chroniques de Saint-Denis, le texte très épuré et comparé de M. P. Pâris ; les dissertations et les notes qui servent d'éclaircissements sont aussi très précieuses.

[13] C'est une judicieuse observation faite par un ancien et savant collègue de l'École des Chartres, fort avancé dans la connaissance des monuments du Midi, M. Léon Lacabane ; il l'a insérée dans la Bibliothèque der École des Chartres.

[14] La Chronique de Turpin fait comme une grande incidence dans la Chronique de Saint-Denis.

[15] Voyez chap. XVII du tome Ier de cet ouvrage.

[16] Ces Annales, d'origine germanique, étaient tirées de la bibliothèque de Wolfenbutel ; Leibnitz les a publiées dans sa collection des histoires de Brunswich.

[17] J'ai suivi l'édition de la Byzantine, Typis regiœ, ann. 1655.

[18] Paul Diacre a fait aussi une épitaphe de Hildegarde, une autre fille de Charlemagne.

[19] Les Annales de Fulde vont jusqu'en 882. Frélier a retrouvé des manuscrits qui les prolongent jusqu'en 900.

[20] Le poème écrit par Manassé est fort court ; le fragment n'a que soixante vers.

[21] Les deux grandes collections pour la vie des saints sont celles des Bollandistes, qui est divisée par mois et par jour ; elle est l'œuvre des jésuites ; l'autre a été publiée par les Bénédictins sous le titre de Acta sanctorum ordine Sancti-Benedicti. Les Bollandistes ne sont pas complets encore.

[22] Adrevald, De miracul. sanct. Benedict. apud Duchesne, Nomanorum scriptor. antiquit., p. 27. Comparez pour l'époque carlovingienne Vita sanct. Faronens. Les Miracles de sainte Geneviève, qui ont été écrits au milieu du IXe siècle, contiennent aussi des renseignements précieux sur cette époque.

[23] De miracul. sanct. Dyonis. — T. V de Gall. script. collect., dom Bouquet.

[24] Dom Bouquet, Gallicor. scriplor. collect., t. V.

[25] Le biographe ajoute : In cella ejus cartitatem (ut verbo usitato loquar) facere debeat.

[26] De miracul. sanct. Goaris. Saint-Goar est une des petites villes que l'on aperçoit riantes en descendant le Rhin.

[27] Les traditions sur les visites de Charlemagne aux bords du Rhin se conservent et se perpétuent dans les tours et les châteaux de la Thuringe et de l'Alsace, des Ardennes et de la forêt Noire. Le travail des frères Grimm a de la curiosité, mais les légendes qu'ils rapportent sont souvent obscures, fastidieuses.

[28] De miracul. sanct. Goar. (Gall. script. collect., t. V.)

[29] De miracul. sanct. Wandregisili, dom Bouquet, t. V. Il existe un essai fort complet sur l'abbaye de Saint-Wandrille ou de Fontenelle, par M. Langlois. Je regrette qu'un peu trop d'esprit philosophique du XVIIIe siècle ait présidé à ce travail.

[30] De Vita Angilberti. (Gall. hist. collect., t. V.) Je crois qu'il y a ici souvenir et emprunt de la légende d'Eginhard et d'Emma. Je le répète, rien de plus curieux que ce qu'a écrit Aymoin, de Miracul. sanct. German., au IXe siècle. Toute l'époque carlovingienne s'y trouve reproduite.

[31] Dom Bouquet a publié comme un document curieux pour l'histoire ce passage du diacre Jean. (Script. Gall. collect., t. V.)

[32] Les chartres originales de l'époque carlovingienne, qui forment les trois cartons (Archives du royaume), sont imprimées dans un grand nombre de collections. M. de Bréquigny en a donné la nomenclature : Table des diplômes et chartres, t. Ier.

[33] Les cartulaires des abbayes existent en MSS. soit aux Archives soit à la Bibliothèque royale. M. Guérard en a publié plusieurs, et particulièrement celui de Saint-Père de Tours. M. Champollion-Figeac recueille avec un grand soin de très beaux fac-simile de chartres et de diplômes.

[34] Ce cartulaire a été publié par M. Guérard avec l'aide et la collaboration active de M. Claude, attaché aux MSS. de la Bibliothèque du roi, un de ces érudits laborieux qui joignent la science aux idées, et l'obligeance à la modestie.

[35] On verra dans le chapitre suivant que la plupart des illustrations littéraires sortaient des abbayes.

[36] Le cartulaire de Saint-Bertin est divisé en trois parties ; il embrasse depuis la fondation de cette abbaye, vers le milieu du VIIe siècle, jusqu'au commencement de l'année 1187. Les chartres insérées dans ce cartulaire sont au nombre de cent vingt-quatre ; huit appartiennent au vue siècle, douze au vine, vingt-six au IXe, une seule au Xe, quinze au XIe, enfin soixante-deux au XIIe. Folquin, religieux de l'abbaye, entreprit, vers le milieu du Xe, la rédaction du cartulaire de Saint-Bertin, que quelques-uns ont appelé Cartulaire de Folquin ; il mourut l'an 975. Personne immédiatement après Folquin ne continua son œuvre ; mais au commencement du XIIe, Simon, aussi moine de Sithieu, puis abbé, reprit la tâche commencée par Folquin ; son travail, cité sous le titre de Cartulaire de Simon, forme trois livres, dont le premier renferme trente-quatre chapitres, le deuxième cent dix-huit, et le troisième quatorze. Après Simon, deux religieux de Saint-Bertin continuèrent l'œuvre ; le premier, dont on ne sait pas le nom, vivait vers le commencement du XIIIe siècle. L'autre, qu'on dit être le moine Alard, auteur du manuscrit de Saint-Orner, écrivait dans les premières années du XVIe.

[37] Toute cette chronique de la fondation de Saint-Bertin a été écrite dans le cartulaire de l'abbaye, Ire partie ; la chartre d'Adroald e été transférée en son entier.

[38] Le cartulaire de Saint-Bertin contient la liste des abbés ; elle commence par Rigobertus, Erlefridus, sanctus Erkembodo, Wuaimarus, Nuntharius, Dadbertus, Hardradus, Odlandus, Nantbarius, Fridogilus Anglus, Hugo, Adalardus, etc. Leur nombre est de soixante-treize ; et ce qu'il y a de curieux, c'est que cette liste finit à peu près par le nom de DUBOIS, cardinatis, commendatarius nominatus, 1705, 1723.

[39] Chartularium Sithiense, lib. Ier, c. XXXIV.

[40] Chartularium Sithiense, lib. Ier, c. XXXVII.

[41] Je crois que ces copies de sceaux n'ont pas été calquées sur la physionomie des monarques. S'il en était autrement, on ne pourrait trouver des monuments plus précieux.

[42] Chartularium Sithiense, lib. Ier, ch. XLV.

[43] Dans le cartulaire de Saint-Bertin, on trouve plus d'un exemple de cette opposition des moines à la réforme des mauvaises mœurs.

[44] J'ai besoin de m'expliquer une dernière fois sur cette innovation que j'ose avec hardiesse, en faisant entrer les chansons de gestes comme documents historiques.