CHARLEMAGNE

TOME SECOND. — PÉRIODE D'ORGANISATION

 

CHAPITRE IX. — LA FAMILLE DE CHARLEMAGNE ET LES TROIS DERNIÈRES ANNÉES DE SA VIE.

 

 

Les femmes de Charlemagne. — Himiltrude. — Désidérade ou Hermengarde. — Hildegarde. — Fastrade. — Luitgarde. — Ses fils. — Pépin, dit le Bossu. — Sa conspiration. — Charles. — Pépin, roi d'Italie. — Louis, roi d'Aquitaine. — Ses filles. — Ses autres enfants. — Emma et la légende d'Eginhard. — Dernières années de Charlemagne. — Séjour à Aix-la-Chapelle. — Pacte avec les Esclavons et les Danois. — Testament de Charlemagne. — Partage. — Ses souffrances. — Sa mort. — Appréciation de son système. — Force et faiblesse de l'empire.

768-814.

 

Les chroniqueurs religieux, gardiens de la chasteté du toit domestique, ont arrangé la vie de Charlemagne de manière à classer par ordre de temps les femmes que l'empereur garda dans ses palais pendant son long règne. Ils n'ont point osé dire que ce prince aux fortes habitudes, aux passions vives et robustes, posséda six ou sept femmes à la manière des Austrasiens venus des bords du Rhin et de l'Elbe[1]. L'histoire sérieuse et critique n'admet point ces distinctions : Charlemagne ne respecta jamais l'unité du mariage. Sa première femme, que les Bénédictins flétrissent du nom de concubine, s'appelle Himiltrude ; son origine, on ne la connaît pas ; elle habita les palais d'Aix, de Mayence, elle suivit Charlemagne dans sa première guerre, et lui donna un fils, Pépin, surnommé le Bossu. Himiltrude vivait encore lorsque Charlemagne épousa Désidérade ou Ermengarde, fille de Didier, roi des Lombards ; il la garda un an à peine auprès de lui. Eginhard ne peut expliquer cette conduite de son seigneur : pourquoi Désidérade fut-elle répudiée ? le moine de Saint-Gall en donne pour motif[2] : Qu'elle était incapable d'avoir des enfants. C'est contre ce divorce que s'élève Adalard, petit-fils de Pépin, un des leudes de la cour, dans une épître d'une vivacité remarquable : il ne comprend pas ce qui a pu faire renvoyer une épouse chaste et belle. Hildegarde, la troisième femme, était issue d'une maison illustre de Souabe[3] ; un grand nombre de fondations pieuses se rattachent à la vie de cette noble Allemande qui demeure onze ans le chaste épouse du roi puissant[4] ; elle mourut après onze ans d'un doux mariage, et l'épitaphe de l'illustre femme fut écrite par Paul Diacre, alors évêque de Metz[5]. Fastrade ensuite, fille du comte Rodolphe, partagea la couche de Charlemagne ; ce comte Rodolphe était un Franc, et Fastrade fut l'épouse peut-être qui exerça le -plus d'ascendant sur l'esprit de Charlemagne. C'est pour cette reine Fastrade que furent composées les litanies dans lesquelles on prie pour l'empereur et ses fils très sacrés Charles, Pépin et Louis[6]. Ainsi le roi, l'empereur eut une femme lombarde, une germanique et une franque, comme pour répondre aux grandes nationalités qu'il gouvernait. Enfin, dans ses palais d'Aix-la-Chapelle, de Liège ou de Francfort, Charlemagne fit régner à ses côtés Luitgarde, qui mourut dans le monastère de Saint-Martin de Tours[7]. Ces nobles épouses vécurent simultanément, et il n'est pas exact de dire qu'elles se succédèrent dans la vie conjugale : l'empereur, ainsi que ses comtes et ses leudes, prenait et quittait une pauvre femme comme sa peau de loutre ou son manteau de pourpre des cours plénières.

De son union avec Himiltrude, Charlemagne eut pour premier né, comme je l'ai dit, Pépin le Bossu ; enfant, il avait une face admirable, de blonds cheveux, un regard fin et noble qui indiquait son origine ; mais il était mal fait de corps et tout contourné. Intrépide et très actif, il se jeta dans les plus hardies entreprises ; comme il craignait de ne pas avoir sa part d'héritage, Pépin prépara une conjuration contre son père[8]. Charlemagne, au retour de ses guerres en Pannonie, devait passer l'hiver en Bavière, lorsqu'il apprit que Pépin s'était uni de complot avec quelques grands de la cour[9] pour usurper sa couronne et obtenir partage. Charlemagne avait trop besoin de faire respecter son pouvoir encore contesté, pour ne pas punir un projet aussi hardi ; Pépin, rasé dans une cour plénière, dut embrasser l'état ecclésiastique au monastère de Pruym, tandis que ses complices, condamnés à l'exil, eurent les yeux crevés, comme cela se pratiquait à la cour de Constantinople. Les mœurs de Byzance se répandaient dans les cours d'Occident ; il y avait des révolutions de palais et des cruautés d'eunuques : crever les yeux d'un leude n'était pas dans les habitudes franques[10].

La grande lignée de Charlemagne se composa désormais de trois fils, tous trois associés à son œuvre, et qui le secondèrent dans le développement de sa pensée politique. L'aîné est ce Charles ou Charlot dont parlent les chroniques et les romans de chevalerie ; les barons cherchèrent à le rendre ridicule et odieux, parce qu'il fut le fils chéri du suzerain et un digne et fort soutien de Charlemagne ; sa vie fut courte, mais laborieusement occupée. Quelques documents le font fils d'Hildegarde, d'autres disent que Charles fut seulement le bâtard de l'empereur, issu d'une concubine. Il était né en 772[11], et à peine avait-d atteint sa douzième année qu'on k voit déjà suivre son père dans la guerre contre les Saxons[12]. C'était le devoir de ces jeunes Francs ; après l'éducation, les batailles ; il n'y avait point d'âge pour eux. Cet enfant fut de bonne heure glorieux, car, chef d'un corps d'Austrasiens qu'il menait de sa personne, il battit les Saxons[13]. Pendant cinq ans il disparaît de la scène militaire, et les chroniques ne parlent de lui qu'afin de rappeler que son père l'envoya dans le Maine pour régir ces peuples. A quel titre fut-il désigné pour ce gouvernement ? Dut-il être roi ou duc ? En ce temps de confusion, les dignités n'étaient pas exactement indiquées ; duc ou roi n'était-il pas également conducteur des armées ? Souvent, disent les Bénédictins, les provinces et les duchés relevant de la couronne prennent le nom de royaumes[14] ; regnum est même employé pour désigner de simples duchés. e Le pouvoir de duc était alors très étendu : Nous vous confions ce duché pour que vous mainteniez la discipline parmi les soldats et la tranquillité sur les frontières. Ainsi, qu'importe roi ou duc, le fils chéri de Charlemagne gouverna les provinces centrales, évidemment l'ancienne Neustrie[15].

Maintenant le jeune Charles reparaît dans les expéditions militaires ; il suit Charlemagne dans ses guerres contre les Huns : en Bavière, en Saxe ; constamment à côté de son père, partageant le repos de ses cours plénières et les fatigues des guerres, toujours le fils de prédilection du suzerain, il l'accompagne à Rome lorsque Charlemagne va recevoir la couronne impériale. Le pape le sacre roi comme il a oint la tête de l'empereur. Désormais le jeune Charles prend ce titre ; on lui écrit : A l'homme illustre, Charles le jeune, plein d'honneur et de naissance. Dans une de ses épîtres, Alcuin lui dit : J'ai appris que le pape, du consentement de Charlemagne, vous avait confié le titre de roi, en vous mettant sur la tète la couronne qui désigne cette dignité ; je me réjouis fort de l'honneur que vous procure non seulement ce titre, mais du pouvoir qui y est attaché. Théodulfe, évêque d'Orléans, le poète sacré, lui adresse des vers d'éloge[16]. Partout dans les grandes missions ce fils Charles est désigné ; c'est lui qui va au devant du pape Léon ; Alcuin, le grand conseiller de toute la famille carlovingienne, lui écrit encore : Ayez pour fidèles et leudes des gens sages, habiles, pieux, craignant Dieu, qui soient gouvernés par la vérité, non par la cupidité... Ne souffrez pas que votre dignité soit ternie par les mauvaises actions des méchants, qui voudraient abuser de votre nom. Ces conseils supposent nécessairement que le jeune Charles était chargé d'une administration réelle, et que ce nom de roi n'était pas un simple titre d'honneur. Vous n'avez pas besoin — continue Alcuin — de chercher bien loin des modèles, vous en trouverez dans votre propre famille ; imitez les vertus de votre père, l'empereur des chrétiens, vous mériterez par là d'être béni de lui et d'obtenir la miséricorde de Dieu, qui vaut mieux que toute la gloire des siècles. Charles, le jeune homme, marche contre les Slaves ; chef des Austrasiens sous l'empereur, il fait construire des forts sur l'Elbe ; il a incessamment les armes à la main jusqu'à sa mort, qui arrive l'an 814, trois ans avant celle de son père.

Telle est la vie de Charles, l'aisé des fils de l'empereur, telle qu'on peut la reconstruire à l'aide des Chartres et des chroniques. J'ai déjà dit que les chansons de gestes lui ont donné une autre destinée ; d'abord, Charles n'est point le fils légitime de Charlemagne comme issu de la noble Hildegarde, c'est un bâtard ; il lui est trop soumis, trop obéissant pour que les trouvères qui représentent l'esprit indomptable des grand vassaux de France ne s'élèvent pas contre Charles ou Charlot ; quelques-uns le font idiot, les autres traître et méchant ; son père lui, pardonne ses caprices, ses maussaderies ; il insulte les plus braves paladins, il est en mépris à tous dans les cours plénières ; c'est une espèce de Ganelon de Mayence, aussi traître, mais moins faiseur de bons tours, et par dessus tout querelleur, à ce point qu'il insulte Renaud de Montauban, en l'appelant bâtard lui-même[17], et celui-ci lui répond en lui brisant le crime d'un coup d'échiquier.

Pépin, le second des fils de l'empereur, était né cinq ans après Charles, et, selon la chronique, d'une même mère, Hildegarde ; la vie de ce prince fut active comme celle de son frère. Tous les enfants du grand empereur avaient le titre de nobilissime[18] ; ils le méritaient par leurs glorieux labeurs. Pépin commente son existence de guerre plus jeune encore que Charles ; roi d'Italie à quatre ans, il fait à onze une expédition contre les Abares, et son père lui donne pour guide le comte Bérenger : ces jeunes hommes de race germanique devaient être forts de bonne heure. Trois ans après, Pépin est dans le Bénévent ; c'est là que son père le charge de toutes les expéditions en Pannonie, sur la Drave et le Danube ; il est partout heureux, et les chroniques ont célébré le riche butin fait sur les Huns qu'il apporta dans la cour plénière d'Aix-la-Chapelle. A vingt-un ans, il gouverne par lui-même le royaume d'Italie ; Charlemagne n'est pas content de lui ; il craint pour ses fils une trop grande indépendance ; il donne un guide à Pépin dans Adalard, abbé de Corbie. Prince intrépide à la hauteur de Charlemagne, il fait incessamment la guerre ; on le voit paraitre sur la flotte, et c'est lui qui chasse les Sarrasins de l'île de Corse. Il dompte même les Vénitiens, et ces républicains commerçants sont obligés de se réfugier dans le Rialto, Ille riante, enchantée, que l'Adriatique baigne de ses flots. Il meurt jeune homme encore ; à peine a-t-il trente-quatre ans !

Il ne reste donc plus des fils de Charlemagne que Louis, le roi d'Aquitaine, le prince méridional dont la vie militaire commence à la robe virile. On voit en effet, en 794, Louis, le dernier de ses fils, à sa treizième année, faire solennellement ses premières armes dans la campagne sur le Danube sous les ordres du roi son père, voler de là en Aquitaine, y lever une armée, et la mener en Italie au secours de son frère Pépin[19]. Voilà donc trois fils, trois jeunes hommes de la race germanique ; enfants, ils se trouvent aux batailles, c'est leur devoir ; pour commander aux Francs, ils doivent braver tous les périls. Charlemagne a compris que ceux-là étaient ses lieutenants naturels ; qu'ils doivent entrer en partage de sa pensée ; mais il les fait surveiller ; il craint toujours leur indépendance ; il leur donne des tuteurs : des comtes francs marchent à leurs côtés ; il leur écrit incessamment ; aucun acte important ne se fait sans ses ordres. Dans des circonstances mêmes il désapprouve leur conduite ; il leur écrit en termes durs et impératifs ; Louis a nommé un comte qui lui déplait, Charlemagne le destitue ; Pépin ne se conduit pas selon son vœu, il lui nomme un tuteur ; une autre fois, mécontent de la manière dont Louis administrait les finances du royaume d'Aquitaine, Charlemagne y envoya des commissaires pour recouvrer les biens du fisc. Un diplôme, daté de 795, fournit encore une preuve de l'autorité que ce prince exerçait dans les états de ses enfants. Louis, roi d'Aquitaine, ayant concédé à un de ses leudes un terrain à défricher dans son propre royaume, le Franc fut obligé d'en obtenir la confirmation de Charlemagne, qui la lui accorda à la sollicitation du roi son fils. Partout on voit apparaître cette surveillance de l'empereur sur le gouvernement des siens ; tous les esprits supérieurs sont ainsi faits ; comme ils ont conçu une grande pensée, ils n'acceptent que rarement les conseils et jamais les résistances. Quand un homme sort du cercle d'idées qu'ils ont tracées, ils le brisent ; quand une volonté s'élève contre eux, ils la secouent violemment. Toute grande intelligence ne veut que des instruments ; elle ne supporte rien à côté d'elle et encore bien moins au-dessus d'elle.

Les filles de l'empereur furent plus nombreuses que les fils ; elles habitaient dans ses palais sous sa garde, et Charlemagne se montra toujours très tendre, très affectueux pour ces jeunes femmes que les chroniques nomment ainsi : Rotrude, un moment fiancée à l'empereur Constantin Porphyrogénète, fut ensuite mariée à Roricon, comte du Maine ; la seconde fut Berthe, qui épousa Angilbert[20]. On trouve encore dans les chartres les noms de Théodrate et de Hiltrude, aussi filles de Charlemagne, abbesses d'Argenteuil et de Marmoutier[21]. La plus célèbre parmi ces filles, celle qui a laissé de longues traces dans les souvenirs légendaires, fut Imma ou Emma, que la tradition donne pour amante et pour femme à Éginhard, l'historien, le chancelier de Charlemagne, le clerc attentif qui a recueilli les moindres actions de son seigneur. C'est dans la chronique du monastère de Lauresheim[22], fondation pieuse d'Eginhard lui-même, que se trouve le récit de cette touchante légende. Lauresheim, dans le diocèse de Worms, était bâti au milieu des montagnes d'Heidelberg, si admirables et si belles ; on y conservait là tout ce qui pouvait rendre la vie du fondateur populaire.

Or, voici le récit touchant de la légende d'Emma et d'Éginhard, tel que la chronique le donne : Éginhard, archichapelain et secrétaire de l'empereur Charles, s'acquittant très honorablement de son office à la cour du roi, était bien venu de tous, et surtout aimé de très vive ardeur par la fille de l'empereur lui-même, nommée Imma et promise au roi des Grecs[23]. Un peu de temps s'était écoulé, et chaque jour croissait entre eux l'amour. La crainte les retenait, et de peur de la colère royale, ils n'osaient courir le grave péril de se voir. Mais l'infatigable amour triomphe de tout. Enfin, cet excellent homme brûlant d'un feu sans remède, tt n'osant s'adresser par un messager aux oreilles de la jeune fille, prit tout d'un coup confiance en lui-même, et secrètement au milieu de la nuit se rendit là où elle habitait. Ayant frappé tout doucement, et comme pour parler à la jeune fille par ordre du roi, il obtint la permission d'entrer ; et alors, seul avec elle, et l'ayant charmée par de secrets entretiens, il donna et reçut de tendres embrassements, et son amour jouit du bien tant désiré[24]. Mais lorsqu'à l'approche de la lumière du jour il voulut retourner à travers les dernières ombres de la nuit là d'où il était venu, il s'aperçut que soudainement il était tombé beaucoup de neige, et n'osa sortir de peur que la trace des pieds d'un homme ne trahit son secret. Tous deux pleins d'angoisse de ce qu'ils avaient fait, et saisis de crainte, ils demeuraient en dedans. Enfin, comme dans leur trouble ils délibéraient sur ce qu'il y avait à faire, la charmante jeune fille, que l'amour rendait audacieuse, donna un conseil, et dit que, s'inclinant, elle le recevrait sur son dos, qu'elle le porterait avant le jour tout près de sa demeure, et que, l'ayant déposé là, elle reviendrait en suivant bien soigneusement les mêmes pas. Or, l'empereur, par la volonté divine, à ce qu'on croit, avait passé cette nuit sans sommeil, et, se levant avant le jour, il regardait du haut de son palais. Il vit sa fille marchant lentement et d'un pas chancelant sous le fardeau qu'elle portait, et lorsqu'elle l'eut déposé au lieu convenu, elle reprit bien vite la trace de ses pas. Après les avoir longtemps regardés, l'empereur, saisi à la fois d'admiration et de chagrin, mais pensant que cela n'arrivait pas ainsi sans une disposition d'en haut, se contint et garda le silence sur ce qu'il avait vu[25]. Cependant Éginhard, tourmenté de ce qu'il avait fait, et bien sûr que, de façon ou d'autre, la chose ne demeurerait pas longtemps ignorée du roi, con seigneur, prit enfin une résolution dans son angoisse, alla trouver l'empereur et lui demanda à genoux une mission, disant que ses services, déjà grands et nombreux, n'avaient pas reçu de convenable récompense[26]. A ces paroles, le roi, ne laissant rien connaître de ce qu'il savait, se tut quelque temps, et puis assurant Éginhard qu'il répondrait bientôt à sa demande, il lui assigna un jour. Aussitôt il convoqua ses conseillers, les principaux de son royaume et ses autres familiers, leur ordonnant de se rendre près de lui. Cette magnifique assemblée de seigneurs ainsi réunie, il commença, disant que la majesté impériale avait été insolemment outragée par le coupable amour de sa fille avec son secrétaire, et qu'il en était grandement troublé. Les assistants demeurant frappés de stupeur, et quelques-uns paraissant douter encore, tant la chose était hardie et inouïe, le roi la leur fit connaître avec évidence en leur racontant avec détail ce qu'il avait vu de ses yeux, et il leur demanda leur avis à ce sujet. Ils portèrent contre le présomptueux auteur du fait des sentences fort diverses[27], les uns voulant qu'il fût puni d'un châtiment jusque-là sans exemple, les autres qu'il fût exilé, d'autres enfin qu'il subit telle ou telle peine, chacun parlant selon le sentiment qui l'animait. Quelques-uns cependant, d'autant plus doux qu'ils étaient plus sages, après en avoir délibéré entre eux, supplièrent instamment le roi d'examiner lui-même cette affaire, et de décider selon la prudence qu'il avait reçue de Dieu[28].

Lorsque le roi eut bien observé l'affection que lui portait chacun, et qu'entre les divers avis il se fut arrêté à celui qu'il voulait suivre, il leur parla ainsi : Vous n'ignorez pas que les hommes sont sujets à de nombreux accidents, et que souvent il arrive que des choses qui commencent par un malheur ont une issue plus favorable. Il ne faut donc point se désoler ; mais bien plutôt, dans cette affaire qui, par sa nouveauté et sa gravité, a surpassé notre prévoyance, il faut pieusement rechercher et respecter les intentions de la Providence qui ne se trompe jamais, et sait faire tourner le mal à bien. Je ne ferai donc point subir à mon secrétaire, pour celte déplorable action, un châtiment qui accroitrait le déshonneur de ma fille au lieu de l'effacer. Je crois qu'il est plus sage et qu'il convient mieux à la dignité de notre empire de pardonner à leur jeunesse, de les unir en légitime mariage, et de donner ainsi à leur honteuse faute une couleur d'honnêteté. Ayant ouï cet avis du roi, tous se réjouirent hautement et comblèrent de louanges la grandeur et la douceur de son âme. Eginhard eut ordre d'entrer. Le roi, le saluant comme il avait résolu, lui dit d'un visage tranquille : Vous avez fait parvenir à nos oreilles vos plaintes de ce que notre royale munificence n'avait pas encore dignement répondu à vos services. A vrai dire, c'est votre propre négligence qu'il faut en accuser, car malgré tant et de si grandes affaires dont je porte seul le poids, si j'avais connu quelque chose de votre désir, j'aurais accordé à vos services les honneurs qui leur sont dus. Pour ne pas vous retenir par de longs discours, je ferai maintenant cesser vos plaintes par un magnifique don ; comme je veux vous voir toujours fidèle à moi comme par le passé, et attaché à ma personne, je vais vous donner ma fille en mariage[29], votre porteuse, celle qui, ceignant sa robe, s'est montrée si docile à vous porter. Aussitôt, d'après l'ordre du roi, et au milieu d'une suite nombreuse, on fit entrer sa fille, le visage couvert d'une charmante rougeur, et le père la mit de sa main entre les mains d'Eginhard avec une riche dot, quelques domaines, beaucoup d'or et d'argent et d'autres meubles précieux. Après la mort de son père, le très pieux empereur Louis donna également à Eginhard le domaine de Michlenstadt et celui de Mühlenheim qui s'appelle maintenant Seligenstadt[30].

L'histoire d'Emma et d'Éginhard est-elle une de ces légendes chevaleresques, une de ces traditions des bords du Rhin, qui bercent si doucement l'imagination du voyageur lorsqu'il parcourt la Thuringe, la Souabe, à travers les ruines des châteaux sur les montagnes, ou lorsqu'il suit les flots du fleuve qui roulent à travers les vieilles cités de Strasbourg, Mayence, Cologne ? Les critiques sérieux ont contesté l'authenticité de cette légende ; d'abord le nom d'Imma ou Emma ne se trouve point, ont-ils dit, parmi la longue série des filles de Charlemagne, toutes indiquées dans les chartres et chroniques ; mais ces chroniques elles-mêmes disent : Que l'empereur eut une foule d'enfants naturels qu'elles ne nomment pas ; Emma fut peut-être une de ces filles issues des femmes moins avouées. Les critiques ajoutent : Qu'Eginhard, dans ses annales, ne dit pas un mot lui-même de sa douce aventure. Hélas lorsqu'il écrivit ses annales, la piété était rentrée dans son âme, et ce souvenir d'amour pour une femme troublait l'âme de l'homme austère et religieux, fondateur d'une sainte abbaye[31]. Au reste, les enfants de Charlemagne remplissaient ses palais, et le fier empereur était d'une grande faiblesse pour eux ; ses yeux, qui jetaient la colère et la fureur, s'apaisaient à leur vue ; ses filles, profondément désordonnées et dissolues, remplissaient les palais de leur débauche, et après la mort de Charlemagne, son fils Louis se plaint de la licence de ses sœurs ; autre trait de ressemblance avec Auguste et l'antique famille des césars de Rome. La tendresse de l'empereur germanique fut poussée bien loin pour ses filles, et les chroniques insinuent que de tristes et incestueuses passions flétrirent là vie du père commun et du suzerain[32].

L'empereur vieilli choisit pour demeure stable le palais d'Aix-la-Chapelle ; lorsqu'il était jeune et qu'un sang énergique coulait dans ses veines chaudes d'un vin généreux, Charlemagne n'avait pas de résidence fixe, on le voyait partout, sur le Rhin, au Mein, en Bavière, chez les Esclavons ou bien sur l'Èbre ; caractère impatient dans un corps vigoureux et actif, il aimait les demeures sur les montagnes ou au bord des fleuves ; à mesure qu'il avance dans la vie, cette force, cette activité l'abandonnent ; Aix-la-Chapelle devient le lieu de son séjour ; le vieil empereur a de fréquentes attaques rhumatismales contractées aux époques des chasses royales dans les forêts ; il ne s'est point assez ménagé dans sa jeunesse, tous les exercices lui ont été familiers ; vieillard, il s'en ressent ; il lui faut des bains chauds, des eaux minérales et une source a jailli à Aix-la Chapelle. Il fait construire un large bassin de marbre où il se plonge tout entier dans l'eau qui bouillonne pour fortifier ses membres débiles[33] ; Charlemagne nage dans ces bains comme un enfant du Rhin et de l'Elbe ; il y reste des journées entières, il veut donner de la vigueur à ses membres endoloris ; la faiblesse vient, il sent qu'il n'est plus le même homme.

Après qu'il a organisé son vaste empire, Charlemagne s'occupe plus spécialement de ses devoirs religieux qui préparent les voies à la mort ; il multiplie les Chartres de donations aux monastères, aux églises[34] ; il bâtit, il élève, il construit ; l'empereur s'absorbe dans la recherche des moyens qui peuvent perpétuer son œuvre, il va léguer un vaste héritage ; l'empire pourra-t-il se continuer ? Des dangers le menacent encore, les peuplades du Nord, un n'ornent arrêtées, ne sont point soumises ; les Scandinaves conservent leur fierté et le désir de vengeance, les Saxons frémissent sous le joug. A la face du tombeau, une vive inquiétude s'empare de Charlemagne[35], il a mesuré le péril, il lui a fallu une main de fer pour arrêter le soulèvement des Barbares contre le vaste tout qu'il a fondé. Là est la cause immense, inévitable, de dissolution ; il le sent, il veut l'arrêter ; il fait encore la guerre, il organise les Saxons, il promulgue des capitulaires[36] ; les Danois menacent ses frontières, l'empereur, qui n'a plus la force de bataille, veut que ses comtes, ses leudes traitent directement avec les Scandinaves ; il veut, il désire une paix, une trêve, une délimitation territoriale : la Bavière, le Saxe, la Frise font partie de son empire, les Danois restent dans la presqu'île du Jutland ; il voudrait les contenir là, le pourra-t-il ?

La vaste centralisation qu'il a établie doit mourir avec lui ; il a refoulé les nations scandinaves jusque dans la Baltique ; il e repoussé les Huns jusqu'au delà du Danube : ces peuplades belliqueuses se vengeront sur ses fils ; un traité avec les Esclavons est le dernier acte diplomatique de sa vie[37], tout se fait désormais par ses comtes et ses missi. A ce moment, le tombeau préoccupe plus le grand empereur que les vaines affaires du monde ; il choisit le lieu de sa demeure éternelle, son palais de la mort, sous le dôme de la chapelle qu'il a bâtie à Aix[38] ; il a pris tant de plaisir à l'orner de marbre de Ravenne, de châsses d'or et de riches pierreries ! Son tombeau, bâti en larges pierres, sera de 8 pieds ; couché dans ses vêtements impériaux, il attendra fixement, les mains jointes pour la prière, le grand réveil du jugement dernier. Quelque temps avant sa mort, il dicte sa chartre testamentaire, il la retouche, il la revoit ; quand on a construit un grand œuvre avec peine, on aime à le transmettre avec les conditions de la vie par une volonté suprême.

Chose curieuse ! l'empereur a passé son existence à constituer l'unité, et l'idée de morcellement lui vient avec la mort. Les habitudes des partages mérovingiens dominent encore ; la pensée de centralisation s'efface et disparait dans l'esprit de Charlemagne[39] ; son testament est au fond une large répartition, non seulement pour les terres de la monarchie, mais encore pour ses meubles, ses richesses, qu'il distribue entre les églises et les pauvres[40]. Or, c'est encore son chancelier Éginhard qui a transmis ce dernier acte de sa vie. Trois ans avant sa mort il régla le partage de ses trésors, de son argent, de sa garde-robe et du reste de son mobilier, en présence de ses familiers et de ses ministres, et requit leur témoignage afin qu'après sa mort la répartition de tous les objets faite par lui et revêtue de leur approbation fût maintenue. Il consigna ses dernières volontés sur les choses qu'il entendait partager ainsi dans un écrit sommaire, dont voici l'esprit et le texte littéral.Au nom de Dieu tout-puissant, le Père, le Fils, le Saint-Esprit. Ici commencent la description et la distribution réglées par le très glorieux et très pieux seigneur Charles, empereur auguste, des trésors et de l'argent trouvés ce jour dans sa chambre, l'année huit cent-onzième depuis l'incarnation de Notre-Seigneur Jésus-Christ, la quarante-troisième du règne de ce prince sur la France, la trente-sixième de son règne sur l'Italie, la onzième de l'empire, indiction quatrième[41]. Les voici telles qu'après une sage et mûre délibération il les arrêta et les fit avec l'approbation du seigneur. En ceci, il a voulu principalement pourvoir d'abord à ce que la répartition des aumônes que les chrétiens ont l'habitude de faire solennellement sur leurs biens eût lieu pour lui, et de son argent, avec ordre et justice ; ensuite à ce que ses héritiers puissent connaître clairement et sans aucune ambigüité[42] ce qui doit appartenir à chacun d'eux, et se mettre en possession de leurs parts respectives sans discussion ni procès. Dans cette intention et ce but, il a divisé d'abord en trois parts tous les meubles et objets, soit or, argent, pierres précieuses et ornements royaux, qui, comme il a été dit, se trouveront ce jour dans sa chambre. Subdivisant ensuite ces parts, il en a séparé deux en vingt et un lots, afin que chacune des vingt et une villes[43] qui, dans son royaume, sont reconnues comme métropoles, reçoive à titre d'aumône, par les mains de ses héritiers et amis, un de ces lots. L'archevêque qui régira alors une église métropolitaine, devra, quand il aura touché le lot appartenant à son église, le partager avec ses suffragants de telle manière que le tiers demeure à son église, et que les deux autres tiers se divisent entre ses suffragants. De ces lots formés des deux premières parts, et qui sont au nombre de vingt et un, comme les villes reconnues métropoles, chacun est séparé des autres et renfermé à part dans une armoire, avec le nom de la ville à laquelle il doit être porté. Les noms des métropoles auxquelles ces aumônes ou largesses doivent être faites sont : Rome, Ravenne, Milan, Fréjus, Gratz, Cologne, Mayence, Juvavum (aujourd'hui Salzbourg), Trèves, Sens, Besançon, Lyon, Rouen, Reims, Arles, Vienne, Moustier dans la Tarentaise, Embrun, Bordeaux, Tours et Bourges. Quant à la part qu'il a décidé de conserver dans son intégrité, son intention est que les deux autres étant divisées en lots, ainsi qu'il a été dit, et enfermées sous son scel, cette troisième serve aux besoins journaliers, et demeure comme une chose que les liens d'aucun vœu n'ont soustraite à la possession du propriétaire, et cela tant que celui-ci restera en t'ie, ou jugera l'usage de cette part nécessaire pour lui ; mais après sa mort, ou son renoncement volontaire aux biens du siècle, cette part sera subdivisée en quatre portions : la première se joindra aux vingt et un lots dont il a été parlé ci-dessus ; la seconde appartiendra aux fils et filles du testateur et aux fils et filles de ses fils[44], pour être partagée entre eux raisonnablement et avec équité ; la troisième se distribuera aux pauvres, suivant l'usage des chrétiens ; la quatrième se répartira de la même manière, et à titre d'aumônes, entre les serviteurs et les servantes du palais, pour assurer leur existence. A la troisième part du total entier, qui, comme les deux autres, consiste en or et argent, on joindra tous les objets d'airain, de fer et d'autres métaux, les vases, ustensiles, armes, vêtements, tous les meubles soit précieux, soit de vil prix, servant à divers usages, comme rideaux, couvertures, tapis, draps grossiers, cuirs, selles, et tout ce qui, au jour de la mort du testateur, se trouvera dans son appartement et son vestiaire, et cela pour que les subdivisions de cette pari soient plus considérables[45], et qu'un plus grand nombre de personnes puisse participer aux aumônes. Quant à sa chapelle, c'est-à-dire tout ce qui sert aux cérémonies ecclésiastiques[46], il a réglé que, tant ce qu'il a fait fabriquer ou amassé lui-même, que ce qui lui est revenu de l'héritage paternel, demeure dans son entier et ne soit pas partagé. S'il se trouvait cependant des vases, livres, ou autres ornements qui bien évidemment n'eussent point été donnés par lui à cette chapelle, celui qui les voudra pourra les acheter et les garder, en payant le prix d'une juste estimation. Il en sera de même des livres mont il a réuni un grand nombre dans sa bibliothèque : ceux qui les désireront pourront les acquérir à un prix équitable, et le produit se distribuera aux pauvres[47]. Parmi ses trésors et son argent, il y a trois tables de ce dernier métal et une d'or fort grande et d'un poids considérable. L'une des premières, qui est carrée, et sur laquelle est figurée la description de la ville de Constantinople[48], on la portera, comme l'a voulu et prescrit le testateur, à la basilique du bienheureux apôtre Pierre à Rome, avec les autres présents qui lui sont assignés ; l'autre, de forme ronde, et représentant la ville de Rome, sera remise à l'évêque de l'église de Ravenne ; la troisième, bien supérieure aux autres par la beauté du travail et la grandeur du poids, entourée de trois cercles, et où le monde entier est figuré en petit et avec soin, viendra, ainsi que la table d'or qu'on a dit être la quatrième, en augmentation de la troisième part à répartir tant entre ses héritiers qu'en aumônes. Cet acte et ces dispositions, l'empereur les fit et les régla en présence des évêques, abbés et comtes qu'il put réunir alors autour de lui, et dont les noms suivent : évêques, Hildebald, Richulfe, Arne, Wolfer, Bernoin, Leidrade, Jean, Théodulfe, Jessé, Hetton, Waldgand ; abbés, Friedgis, Audoin, Angilbert, Irmine ; comtes, Wala, Meginhaire, Othulfe, Etienne, Unroch, Burchard, Méginhard, Hatton, Richwin, Eddon, Erchangaire, Gérold, Béra, Hildigern, Roculfe[49].

Ce testament, dont la formule est toute romaine, repose sur l'idée la plus absolue du partage ; rien ne se ressent de l'unité politique que Charlemagne voulait imprimer à son œuvre ; singulière contradiction ! toute une vie entière est passée à réaliser la pensée d'un grand empire, et au moment de la mort Charlemagne le brise et l'abîme par la pensée de morcellement. C'est qu'alors la mort venait, et avec elle la vieillesse et la maladie. Il ne veut point que le titre d'empereur périsse ; il a fait appeler à Aix-la-Chapelle son fils Louis, roi d'Aquitaine, le seul qu'il eût vivant d'Hildegarde[50], la plus chérie de ses femmes. Dans une cour plénière, il réunit tous les comtes francs, les évêques, les leudes, les clercs, tout ce qui pouvait donner force et vie à une grande solennité. Il s'associe, du consentement de tous, Louis, au titre d'empereur ; il le fait reconnaître et saluer, et lui mettant de ses mains affaiblies la couronne sur la tête, il dit : Voilà désormais l'empereur et auguste. Ayant ensuite envoyé son fils en Aquitaine, continue Éginhard, le roi, suivant sa coutume, et quoique épuisé de vieillesse, alla chasser dans les environs de son palais d'Aix. Après avoir employé la fin de l'automne à cet exercice, il revint à Aix au commencement de novembre pour y passer l'hiver. Au mois de janvier, une fièvre violente le saisit et il s'alita. Dès ce moment, comme il le faisait toujours quand il avait la fièvre, il s'abstint de toute nourriture, persuadé que la diète triompherait de la maladie, ou l'adoucirait ; mais à la fièvre se joignit une douleur de côté que les Grecs appellent pleurésie. Le roi, continuant toujours de ne rien manger, et ne se soutenant qu'à l'aide d'une boisson prise encore en petite quantité, mourut, après avoir reçu la communion, le Septième jour depuis qu'il gardait le lit, le 28 janvier, à la troisième heure du jour, dans la soixante-douzième année de sa vie, et la quarante septième de ton règne[51].

Ainsi mourut l'empereur Charles, et presque avec lui son œuvre si laborieusement accomplie. Comme à toutes les morts d'une grande renommée, les chroniques signalent plusieurs prodiges qui annoncèrent le dernier terme de cette puissante existence. Quand la vie de Charlemagne s'en allait, il y eut de fréquentes éclipses de soleil et de lune ; on remarqua pendant sept jours une tache noire au soleil ; une galerie qui joignait le palais s'écroula  tout d'un coup[52] ; le pont de Mayence fut brûlé en trois heures. Un jour l'empereur vit une grande flamme de feu qui, fendant les nuages, courait de l'Occident à l'Orient ; en plein camp, son cheval s'abattit, il fut violemment jeté à terre, l'agrafe d'or de sa selle fut brisée ainsi que le ceinturon de son épée, on trouva son javelot à plus de dix pieds dans la terre. A Aix, on ressentit des secousses d'un tremblement de terre ; la boule dorée qui ornait le dôme de la chapelle fut frappée de la foudre ; quand l'empereur avait élevé la basilique, il avait fait peindre une inscription en rouge portant : Charles, prince[53]. Or, dans l'année où mourut Charlemagne, le mot prince était tellement effacé qu'on ne pouvait plus le lire. Ainsi, à Rome, la mort de César fut annoncée par une comète échevelée et par les sinistres présages. Or, tous ces symptômes étaient pris comme des avertissements d'en haut ; alors Charlemagne, s'absorbant dans la pensée de la mort, reçut les sacrements de Dieu, s'étendit sur la cendre, et mourut dans les sentiments de pénitence comme David et Salomon[54] ; l'église d'Aix-la-Chapelle sonna le glas des grandes funérailles, et il fut enterré au tombeau qu'il avait fait bâtir en sa présence ; il s'habituait depuis longtemps à l'idée de mourir ; il se coucha doucement au sépulcre.

Désormais Charlemagne demeura dans la mémoire des peuples ; ce ne fut pas seulement comme suzerain et empereur, mais encore comme saint ; les bréviaires des églises de la Germanie conservent des prières à saint Charlemagne ; l'admiration et la reconnaissance des peuples le veulent ainsi ; dans la marche des temps, les formes seules changent. Au moyen âge, quand un être avait brillé à travers toutes les gloires, on le faisait saint, l'église le plaçait dans son panthéon, et certes nul ne méritait mieux cet honneur que le suzerain qui avait fondé la force et la constitution germanique. Toutefois, dans cet enthousiasme pour un homme, l'église n'abandonnait jamais la pensée morale ; quand elle avait une mission, elle savait l'accomplir ; Charlemagne n'avait pas eu dans sa vie une grande chasteté de mœurs domestiques ; comme tous les Germains, il avait pris et délaissé les femmes ; plusieurs concubines avaient partagé son lit. L'église lui pardonnerait-elle cette vie de mauvaises mœurs ? n'y aurait-il pas une légende écrite pour faire triompher l'unité du mariage ? l'homme de chair, parce qu'il serait puissant, serait-il libre dans l'adultère et le concubinage ? Non ; l'église avait ses vengeances pour cela ; elle n'épargnait ni les grands ni les forts ; lorsque Charles Martel dépouilla les colons et les clercs pacifiques de leurs biens pour les distribuer à ses hommes d'armes, il y eut une légende terrible qui le flétrit, on poursuivit la violence jusque dans le tombeau. On stigmatisa aussi le concubinage avec la même énergie dans la haute physionomie de Charlemagne. Un saint moine du nom de Wettin eut une vision quelques années après la mort de l'empereur ; il vit le puissant chef des Francs livré aux flammes ardentes de l'épuration, et cela parce qu'il avait péché charnellement avec les femmes et les concubines. L'église pouvait bien élever Charlemagne, mais en même temps elle ne voulait pas que cet exemple d'un homme fort qui bravait la morale pût fatalement agir sur les habitudes de la société tout entière[55].

C'est un des phénomènes les plus curieux en histoire que cet empire de Charlemagne, création immense, préparée après tant de sueurs et de peines, et qui tombe et se dissout presque aussitôt sa mort. Rien n'avait préparé cette vaste conception, rien n'en est resté après que la forte main du fondateur s'est desséchée dans la tombe. Charlemagne passe sur les générations sans laisser d'autres traces qu'une longue traînée de gloire, un souvenir ineffaçable ; les éléments de la société d'alors, le morcellement féodal qui arrivait à grands pas, ne permettaient pas un pouvoir central et supérieur. Charlemagne avait fait violence à la nature même des habitudes de tant de peuples divers, qu'il avait réunis forcément sous son sceptre ; il voulait l'unité, et tout autour de lui tendait au partage ; il avait élevé un grand monument, mais les bases en étaient fragiles.

J'ai besoin de répéter cette vérité de la grande histoire : souvent dans la vie des sociétés un homme de génie apparaît, et cet homme, pour faire triompher une idée, grande, gigantesque, fait violence à tous les intérêts, à toutes les coutumes ; il a un but et il y marche droit ; tant qu'il règne, tant qu'il vit et qu'il a la force en main, la société se ploie, elle peut souffrir, mais elle se sacrifie à cette vaste idole ; mais, aussitôt que ce culte violent disparaît, quand l'homme qui a conçu la vaste pensée touche à la tombe, alors la société revient par un mouvement naturel à ses habitudes, chaque peuple reprend ses lois et ses mœurs[56]. Ainsi fut l'empire de Charlemagne ; il groupe, il réunit mille peuples divers, il les tient sous sa main avec fermeté ; sa vie fut occupée à une répression continuelle des peuples qui s'agitent et semblent déjà lui échapper. Au fond, l'œuvre qu'il avait créé était tout personnel : les formes de l'empire de Constantinople, l'organisation centrale d'un empire d'Occident étaient en dehors des habitudes germaniques[57] ; chez les Francs, autant de peuples, autant de lois, autant de chefs. Louis le Débonnaire eût-il été un homme supérieur, qu'il se serait également formé contre lui une réaction de morcellement et de dispersement, s'il est permis d'ainsi dire. Le faisceau de tant de nationalités diverses était mal lié, les capitulaires n'étaient pas un frein suffisant. Ces principes d'unité et de centralisation devaient disparaître devant chaque habitude prise ; on ne broie pas ainsi les peuples au profit d'une idée ; l'homme qui l'a conçue passe, la coutume reste, tant elle est puissante !

La création d'un empire d'Occident, pensée d'un homme de génie, ne se réalise pas, parce que les éléments primitifs manquaient. Les souvenirs de Rome n'étaient pas assez puissants pour lutter contre les habitudes locales et l'administration toute morcelée des nations germaniques ; l'institution ambulatoire des missi dominici avait pour but de ramener la centralisation administrative, elle ne dura qu'un temps très limité. Les capitulaires, lois générales[58], furent obligés même de reconnaître le principe de la personnalité des coutumes ; ils les respectent, en se bornant à des additions ; les missi ne doivent pas heurter les antiques usages de la localité ; ces usages sont nombreux et partout, comme dans la civilisation primitive : ici, la commune gauloise ; là, le municipe romain ; tel monastère a ses droits réglés par une chartre, tel autre dépend de la juridiction d'un évêque[59]. Le grand but de la centralisation, c'est de tout ployer à une idée fixe, et il se trouve que précisément dans cette société mille obstacles se rencontrent ; Charlemagne est môme obligé d'admettre les lois des Saxons, des Francs, des Romains, des Lombards ; et avec cela, comment fonder une administration résultant d'une idée commune ? Il y a donc un dissolvant à côté de l'unité. Un empire à la façon romaine au milieu des peuplades germaniques n'était pas possible ; cette grande pensée, qui avait pour but l'administration du monde, pouvait-elle se réaliser par les Barbares qui coupaient incessamment ce nœud de l'empire avec leur épée tranchante : grouper était le principe des Romains ; dissoudre était la coutume des Francs. Nul ne peut changer les tendances des peuples. Le puissant empereur lui-même peut-il se séparer entièrement de cette empreinte germanique ? Il n'est à l'aise que dans la vie nomade ; l'empire n'est d'abord pour lui qu'un vaste faisceau de conquêtes ; le reste vient comme le résultat de l'étude du monde romain : son goût des grandes choses lui fait désirer d'appliquer à cette société barbare les principes de l'empire des césars ; ses relations avec les papes lui en donnent les moyens ; le chef des Austrasiens est salué du nom d'empereur et d'auguste. Mais ce titre ne s'absorbe en lui et ne se transmet que nominativement, car Louis le Débonnaire voit bientôt échapper de ses mains le sceptre trop lourd que Charlemagne lui avait confié dans la diète d'Aix-la-Chapelle.

 

 

 



[1] Les Bénédictins, dans l'Art de vérifier les dates, se sont très particulièrement occupés de la famille de Charlemagne ; ils ont défendu l'unité de ses mariages. Voyez tome II, édition in-4°, art. Rois de France, règne de Charlemagne.

[2] Monach. S. Gall, lib. II. La Chronique de Saint-Denis se borne à dire : En celle année laissa-il la fille Désier de Lombardie, que la royne Berthe, sa mère, lui avoit pourchaciée ; une autre espousa qui avoit nom Hildegarde. (Ad ann. 771.)

[3] Née étoit de Suave et femme de grant beauté et de noblesse. (Chronique de Saint-Denis, ad ann. 771.)

[4] Hildegarde mourut en 762.

[5] Il est dit dans cette épitaphe :

Alter ab undecimo rursium te sustulet anno.

Elle mourut le 30 avril 782, comme on peut le lire dans la chartre rapportée par Mabillon, De re diplomatica, t. II, ch. XXVI, n° 24.

[6] Fastrade mourut en 794.

[7] Le 4 juin 800, ainsi que le porte l'obituaire.

[8] L'aisné des fils le roy, qui Pepin avoit nom, fist en ce temps conjuration contre son père entre luy et une partie des François. (Chronique de Saint-Denis, ad ann. 793.)

[9] De ceste traïson fut le roy acointié par un Lombard qui avoit nom Fardulphes. (Chronique de Saint-Denis, ad ann. 793.)

[10] Cependant Eginhard dit seulement : Ut rei lœsœ majestatis partim gladio cœsi, partim patibulis suspensi.

[11] Quelques-uns l'ont fait naître seulement en 776, mais alors à sa première guerre il aurait eu seulement huit ans, ce qui est improbable. Voyez le P. Anselme, Hist. généal., t. II, p. 28 ; et Chazot, Généalogie des maisons souveraines.

[12] Comparez Annal. Metens. — Loiselian. — Eginhard, ad ann. 784.

[13] Carolus filius Caroli Magni regnum accepit ultra Sagona. (Bar., Chronic. — Duchesne, Collect. hist. Franc., t. V, p. 297.) L'annaliste de Dieu ajoute : Rex Carolus primogenitam filium suum Carolum ultra Sequanum direxit dans ei ducatum Cenomanicum.

[14] Diplomatic, t. IV, p. 339.

[15] On voit alors le titre de regnum appliqué à un simple fief. Voyez, par exemple, la chartre rapportée au t. Ier des preuves de l'Histoire de Bretagne, par dom Morice, col. 339, où le mot regnum est employé deux fois pour désigner les terres d'un seigneur châtelain. La chartre est tirée du cartulaire de l'abbaye de Redon. Dans une des formules de Marculfe, on lit pour la concession d'un duché : Tibi actionem... ducatus... ad agendum regendustque commisimus, ita et semper erga reginem nostrum, fidem illibatam custodias ; et omnes populi ibidem commanentes... sub tuo regimino degant ; et eos recto tramite secundum legem et consuetudinem eorum regas ; viduis et pupillis maximus defensor appareas ; latronum et malefacforum scelera a te severissime reprimantur... et quidquid de ipsa actione, infisci ditionibus speratur, per vosmet ipsos, annis singuls, nostris ærariis inferatur. (Marculfe, Formul., lib. I, form. VIII ; t. IV, Collect. hist. Franc., p. 471.)

[16] Versus ad Carolum regem.

[17] Les vieux romans disent : Or le nomma et vitupéra de fils de pute.

[18] On lit dans le scel : Signum Caroli, Pepini el Chlodovici, nobilisimi filii Caroli regii prœcellentesimi. (Chartre de donation dans Bréquiguy, Acad. des Inscriptions, t. XXXIX, p. 617.)

[19] Astronome, Vit. Ludov. Pii. — Duchesne, Collect. hist de Franc., t. VI, p. 89.

[20] Berthe fut la mère de l'historien Nithard, qui a écrit les Annales de son temps.

[21] Charlemagne eut encore une multitude de bâtards, parmi lesquels Hugues, abbé de Saint-Quentin, tué dans un combat contre les Sarrasins, le 7 juin 844, et Dragon, évêque de Metz, mort en 855.

[22] La Chronique de Lauresheim a été publiée pour la première fois par Marquard Freher, Script. rer. germanic., t. III. Elle est aussi insérée dans le Codex principis olim Laureshamiensis abbatiœ diplontaticus, publié par M. Lamey ; Mannheim, 1768.

[23] Dom Bouquet fait observer que nulle chronique ne parle de cette fille Emma. Eginhard lui-même ne la nomme pas. Louis le Débonnaire dans un diplôme donne un fief à Eginhard et à sa femme, qu'il ne désigne pas comme sa sœur. (Préf. du Ve vol., Collect. hist. Gall.)

[24] Voyez ce que dit Eginhard lui-même et, après lui, Nithard sur les mœurs très aisées des filles de Charlemagne. (De Vita Carol. Magn.)

[25] Charlemagne portait une vive et tendre affection à Eginhard. Une certaine intimité régnait entre eux. Voyez la préface d'Eginhard, Vita Carol. Mag. Dom Bouquet, t. V.

[26] Eginhard reçut en effet une mission pour Rome en 806.

[27] Cette légende d'Eginhard a beaucoup de similitude avec l'esprit des chansons de gestes.

[28] On voit dans ce récit quel était le véritable caractère des plaids de justice et de baronnage ; l'empereur ne faisait rien jamais sans l'avis des leudes. On peut ici comparer les chansons de gestes avec les chroniques, tous ces documents sont unanimes. (Ducange, v° Placitum.)

[29] Il est hors de doute qu'Eginhard eut pour femme Emma ou Lama ; Luppus, abbé de Ferrière, l'appelle Nobilissima fœmina. Mabillon croit l'aventure vraie. Dom Bouquet la conteste. Dom Rivet ne la met pas en doute, t. IV, p. 255 de l'Histoire littéraire de France.

[30] Dom Bouquet, Hist. Gall. Collect., t. V, p. 383. Eginhard devint religieux lui-même ; sa correspondance est pleine de curiosité : les Bénédictins l'ont donnée, t. VI de leur grande collection.

[31] Eginhard fut successivement abbé de Fontenelle, de Saint-Pierre et de Saint-Bavon de Gand ; il fonda l'abbaye de Seligenstadt, qu'il établit dans sa terre de Mühlenheim.

[32] Dans les chansons de gestes, les enfants de Charlemagne font le tourment de sa vie. Il a de nombreux bâtards qui le désolent et le trahissent.

[33] Comparez Eginhard et le Moine de St-Gall., liv. II. Maintenant, les eaux sont distribuées dans les bains particuliers ; elles formaient sous Charlemagne une large piscine pour les pauvres et les souffreteux.

[34] Diplômes de Bréquigny, t. I.

[35] Le moine de Saint-Gall se livre, à ce sujet, à des réflexions pleines de sens, liv. II.

[36] Ses derniers capitulaires sont de 813.

[37] Ce traité est de l'année 813.

[38] Le moine de Saint-Gall dit que plusieurs années avant sa mort Charlemagne avait élevé sa sépulture à Aix.

[39] Une autre chartre testamentaire de Charlemagne a été rapportée par Baluze, t. Ier, p. 1068, Capitul., et par dom Bouquet, t. V, Histor. Gall. collect., p. 771 ; mais elle n'est au fond que l'acte de partage entre ses enfants. Pithou a nié l'authenticité de cet acte ; les Bénédictins ne font pas de doute de sa vérité. Il porte le titre de Charta divisionis, ad ann. 806.

[40] Ελεημοσύνη, dit Eginhard.

[41] Toutes ces dates sont d'une extrême exactitude d'après l'opinion des Bénédictins, Art de vérifier les dates. (Règne de Charlemagne.)

[42] Il est incontestable que cette chartre testamentaire se ressent de l'influence et de l'action du droit romain.

[43] La Chronique de Saint-Denis nomme vingt-deux métropoles carlovingiennes. Les métropoles étaient les centres des grandes divisions de l'empire ; elles se ressentent des souvenirs de Rome. (Voyez Gall. christian. in prefat.)

[44] L'influence des clercs se fait considérablement sentir dans cette chartre testamentaire, si pleine de curiosité pour l'histoire de la  législation ; les habitudes du droit romain et du droit canon se sont substituées aux coutumes de la Germanie. (Voyez ce que dit Pithou sur ce testament.)

[45] Cette chartre testamentaire peut se comparer dans ses minutieux détails au capitulaire d'organisation pour les villes carlovingiennes.

[46] C'est sans doute la première origine du trésor d'Aix-la-Chapelle ; mais ce qui existe aujourd'hui ne remonté pas tout entier à l'époque carlovingienne.

[47] La Bibliothèque du Louvre prétend posséder un de ces volumes de Charlemagne ; le MSS. dont elle est justement orgueilleuse remonte incontestablement au XIe siècle.

[48] Ces ouvrages d'orfèvrerie et de peinture venaient la plupart de Constantinople ; en voici une nouvelle preuve qui détruit le système de M. de Bastard.

[49] Le droit romain déclarait le testament nul, s'il n'était fait en présence de témoins. Tous ces témoins, comme on le voit, appartiennent à l'origine franque ou germanique.

[50] C'est ici que les deux historiens Thégan et l'Astronome commencent à offrir une grande curiosité. Ce sont les chroniqueurs spéciaux de Louis le Débonnaire. Baronius établit avec sa persévérance et son sentiment ultramontain que Charlemagne laisse au pape le soin et le droit de disposer de l'empire. Voyez Baronius, ad ann. 806, n° 26.

[51] Eginhard, De Vita Carol. Magn.

[52] Le soleil et la lune perdirent leur couleur naturelle par trois jours, et furent ainsi partout noirs. Le porche qui estoit entre le porche et le palais fondit par soi-même, etc. (Chronique de Saint-Denis, ad ann. 814.)

[53] Voyez Monach. Saint-Gall.

[54] A Aix-la-Chapelle fu son corps posé, en l'église Notre-Dame, qu'il avait fondée ; purgié fu et embausmé, et enoing et empli d'odeurs et de précieuses espices. En un trosne d'or fu assis, l'espée ceinte, le texte des évangiles entre ses mains. (Chronique de Saint-Denis, ad ann. 814.) La même chronique ajoute : Vestu fu de garnemens imperiaux, et la face couverte d'un suaire par dessoubs. Si est sa sépulture emplie de trésors et de richesses, de divers odeurs et de précieuses espèces.

[55] Cette curieuse vision de Wettin, moine de Richenou, a été écrite par Hetton, évêque de Bâle, et mise en vers l'année suivante (825) par Walafride Strabon, disciple de Wettin. — Dom Bouquet, t. V.

[56] C'est ce qui arrive tout seul après la chute de Napoléon.

[57] Le règne de Louis le Débonnaire et surtout celui de Charles le Chauve ne furent qu'une grande réaction vers le morcellement.

[58] La réaction commence déjà au moment où les capitulaires généraux de Charlemagne sont obligés d'admettre les lois particulières : salique, ripuaire, lombarde ; la centralisation échoue devant les lois spéciales, il n'y a pas de possibilité d'une coalisation.

[59] Ce morcellement d'idées comme de territoires rend tout à fait impossibles et fausses les théories générales qu'on a développées sur Charlemagne. Au total, elles ne sont et ne peuvent être que des phrases plus ou moins brillantes.