CHARLEMAGNE

TOME SECOND. — PÉRIODE D'ORGANISATION

 

CHAPITRE VII. — COUTUMES ET MŒURS DU RÈGNE DE CHARLEMAGNE.

 

 

La vie chrétienne. — Le baptême. — Le mariage. — Les chartres testamentaires. — La mort. — Les cours plénières. — Les repas royaux. — Les chasses. — La vie des forêts. — Les vêtements. — Costumes. — La langue. — Le tudesque. — Le franc. — Le roman. — Rapports de Charlemagne avec les leudes. — Les évêques. — Les abbés. — Coutumes des épîtres. — Des scels. — Habitudes du palais pour la suscription des chartres et diplômes. — Monnaies. — Mesures.

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Les traces de la vie privée d'un peuple sont éparses dans les traditions et les légendes, miroir fidèle de ses mœurs et de ses habitudes ; les chroniques générales sont stériles, et racontent dans un ordre chronologique les faits, les gestes d'un roi, d'un empereur, les guerres lointaines, les expéditions belliqueuses ; mais les habitudes intimes, les mœurs, les usages de la société les occupent à peine : le chroniqueur passe à travers sans les dire, parce qu'il n'a pas à raconter les choses usuelles, la vie du manoir ou même du monastère ; pour lui, Charlemagne est le conquérant de la Lombardie, des Pyrénées ou de la Saxe il a passé la fête de Noël à Aix-la-Chapelle, célébré la Pâque à Mayence ; voilà ce que disent les annalistes, les moines de Saint-Denis, de Fulde ou de Saint-Bertin[1] ; vous chercheriez eu vain comment naissent, vivent et meurent les comtes, les leudes, le Franc, le Romain, l'homme libre, le serf, il n'en est aucune trace.

Cependant à l'époque carlovingienne, quelques-uns de ces chroniqueurs narrent la vie publique et privée du suzerain. Éginhard, le biographe attentif de l'empereur, son chancelier, son clerc, a suivi scrupuleusement ses gestes, et il les a dits pour les contemporains et la postérité. Le moine de Saint-Gall, trop dédaigné par l'histoire[2], est le chroniqueur qui narre le mieux les habitudes de la vie privée, des hommes d'armes et des clercs ; comme il se rapproche des légendaires, il s'est empreint de leur esprit, il s'arrête aux plus petits accidents, et là sont les mœurs d'un temps. Le chroniqueur saxon emprunte à la forme poétique les descriptions solennelles, les récits des cours plénières, des châteaux, de la vie du palais ; poète à l'imagination vive, ardente, il se complaît à redire les pompes de la famille carlovingienne. En dehors d'Eginhard, du moine de Saint-Gall et du poète saxon, il ne faut plus chercher les habitudes de cette société que dans les légendes, les chartres, les diplômes, seuls documents qui vous initient dans la partie intime de ces vieilles générations : j'aime à les voir ainsi avec leurs costumes, leurs habitudes, leurs passions et leurs idées vivement empreintes[3].

Comme toute cette génération était profondément pénétrée de la pensée religieuse, l'église réglait la vie depuis la naissance jusqu'au tombeau. Le baptême initiait l'homme à l'existence morale et religieuse de la société ; il n'était pas toujours conféré aux enfants, mais aux adultes, on gardait la coutume suivie pour les néophytes aux temps primitifs, lorsqu'ils venaient s'agenouiller devant le baptistère et demander l'eau sainte[4]. Dans ces sociétés à peine converties au christianisme, chaque jour il se présentait des hommes, déjà au milieu de la vie, qui voulaient devenir chrétiens ; le baptême était un signe de soumission et d'obéissance aux lois de l'empire sous Charlemagne[5]. Quand les Saxons, les Danois, les Frisons se soumettaient au tribut, le premier gage qu'ils donnaient de leur fidélité, c'était le baptême ; de là cette coutume de placer le baptistère en dehors de l'église même où la foule pouvait accourir[6]. Dans les basiliques, il n'est point abrité sous les larges colonnes, il reste dans le péristyle, avec la chaire de prédication où montait un clerc chargé d'exhorter les nouveaux chrétiens à suivre les commandements de Dieu et les prescriptions du suzerain : aussi la violation de cet engagement était-elle un crime public ; les Saxons, les Danois qui s'affranchissaient du baptême étaient censés en état de révolte[7] : la conversion, c'était la soumission. Il faut ranger dès lors sous les lois de police politique les actes qui frappaient de mort le Saxon qui violait les engagements du baptême ; par là, il faisait acte de rébellion aux capitulaires et à la suzeraineté de Charlemagne : secouer le baptême, c'était s'affranchir de la condition de sujet.

Le mariage, second acte de la vie chrétienne, n'avait rien gardé de sa chaste unité ; il n'était pas rare de voir sous le même toit plusieurs femmes attachées au même prince, leude ou comte. Les passions dominaient au cœur de ces hommes violents ; quand une femme ne plaisait plus, on la jetait comme une coupe épuisée de vin du Rhin ou de la Meuse ; le Franc, tout occupé de guerres et d'expéditions lointaines, prenait à son gré une concubine, répudiait son épouse légitime ou la gardait en lui donnant une nouvelle compagne[8]. Les querelles des papes et des rois, des évêques et des comtes n'avaient souvent pour objet que de refréner les passions de chair et de sang ; les papes surtout conjuraient rois et comtes d'abandonner les concubines qui souillaient la couche nuptiale ; ils protégeaient la faiblesse d'une femme contré ces hommes sans frein, qui la délaissaient quand la passion était assouvie. Les légendes disent les pieuses histoires des pauvres épouses abandonnées par l'homme de force épris d'un autre amour ; l'unité de mariage fut la conquête la plus difficile du christianisme au moyen âge ; quand la passion brûle, la morale est impuissante, elle est une voix bien faible au milieu des tempêtes de l'imagination et des sens : les clercs eux-mêmes n'étaient pas exempts de cet entrainement vers le concubinage, les canons des conciles qui les rappellent au devoir en font foi[9]. Ici la puissance des papes fut admirable : eux seuls accomplirent la grande police des mœurs dans l'église ; faisant entendre la terrible voix de la mort, ils rappelaient quo la vie n'était qu'un court passage vers l'éternité ; ils jetaient les figures de l'enfer au milieu des joies sensuelles[10].

Autant les passions étaient vives, bruyantes, impétueuses, au milieu de la force de l'existence, autant la pensée religieuse arrivait craintive et faible aux approches de la mort ; la plus curieuse étude est évidemment celle des chartres testamentaires, si multipliées au moyen âge ; dans ces lignes, écrites au moment où la mort vient, il faut chercher l'époque du repentir de ces hommes d'armes qui ne respectaient rien dans leur jeunesse et venaient mourir sur la cendre ; ces chartres se résument presque toujours en donations pieuses ; ici, c'est l'ermitage que le seigneur fonde au désert pour que l'on récite des prières sur sa tombe[11] ; là c'est un don aux pauvres souffreteux, en expiation[12] des pilleries, des désordres d'une vie agitée. Souvent la chartre testamentaire est l'œuvre d'une pieuse femme du nom d'Hildegarde, Emma, Bathilde, qui élève un monastère pour prier ; elle veut qu'en souvenir de sainte Madeleine, les filles et les femmes essuient les pieds des pèlerins du Christ. Jamais transition plus rapide des idées sensuelles à la macération et à la pénitence ; ce fier leude, contempteur des saints, qui naguère remplissait le jubé de ses faucons et le baptistère de ses chiens, ce pillard de reliquaires, ce fier soldat de Charles Martel venait se repentir à la fin de sa vie, et donnait tout, jusqu'à son vêtement, aux pauvres moines pour obtenir l'abri de sa sépulture dans la basilique ; son corps était sculpté en relief sur les dalles, tel qu'on les voit encore huit siècles après malgré les mutilations du temps, ce grand ver qui ronge la pierre comme le ver du tombeau ronge le cadavre[13].

La vie de toute cette génération était privée ou publique ; elle se passait à la guerre lointaine ou dans les grandes métairies, les fermes domaniales ou dans les monastères ; chaque temps dans l'année avait sa représentation solennelle, sa cour plénière ; le luxe et la splendeur brillaient partout. Dans ces diètes paraissaient les comtes, les leudes, les évêques et tout ce qui relevait du suzerain : aux fêtes chrétiennes de Pliques, Pentecôte on Noël, Charlemagne tenait habituellement ses diètes à Aix, sa résidence de prédilection ; il y réunissait Gaulois, Francs, Germains, dans des fêtes splendides ; les vastes forêts de la Meuse et du Rhin étaient bientôt envahies par les meutes haletantes.

La chasse n'était-elle pas la grande coutume de la Germanie ? Et que raconter de plus vrai, de plus vif, de plus contemporain que ce qu'a écrit le poète saxon sur les nobles cours plénières que l'empereur réunissait on ses palais, alors que les aboiements des chiens de Germanie et les cris aigus des faucons annonçaient la chasse : C'est dans les forêts que Charlemagne, dit le poète[14], a coutume de se livrer aux délassements agréables de la campagne ; là, il lance ses chiens à la poursuite des bêtes féroces, et sous l'ombrage de la forêt il abat les cerfs à coups de flèche. Dès le lever de soleil, les jeunes gens chéris du roi[15] s'élancent vers la forêt, et les nobles seigneurs sont déjà réunis devant la porte du palais. Les airs sont troublés par le grand bruit qui s'élève jusqu'à son faite doré ; le cri répond au cri, le cheval hennit au cheval[16], les serfs de pied s'appellent l'un l'autre, et le serviteur attaché aux pas de son maitre se range à sa suite. Couvert d'or et de métaux précieux, le cheval qui doit porter l'empereur semble tout joyeux, et remue vivement la tête comme pour demander la liberté de courir à son gré à travers les champs et les monts. Des jeunes gens portent des épieux garnis d'un fer pointu et les rets faits d'une quadruple toile de lin ; d'autre conduisent, attachés par le cou, les chiens haletants et les dogues furieux. Enfin le roi Charles sort lui-même ; sa tête est entourée d'un brillant diadème d'or, sa figure resplendit d'un éclat surnaturel, et sa taille dépasse de beaucoup celle de tous ceux qui l'environnent[17] ; après lui s'avancent les plus élevés en dignité parmi les ducs et les comtes. Les portes de la ville s'ouvrent, les cors font au loin retentir les airs, et les jeunes gens partent au galop. La reine elle-même, la belle Luitgarde, quittant enfin son lit superbe, s'avance au milieu de la foule qui l'accompagne ; son cou resplendit de la couleur rosée dont elle l'a teint, ses cheveux sont retenus par les bandelettes de pourpre qui ceignent ses tempes, des fils d'or attachent sa chlamyde, et une toque[18] entoure sa tête. Elle brille de tout l'éclat de son diadème d'or et de ses babils de pourpre, tandis que son cou est orné de pierres précieuses. Ses jeunes filles chéries l'entourent en foule, et son cheval superbe bondit sous elle. Le reste des jeunes gens attend en dehors les enfants du roi. Enfin on voit s'avancer Charles, si semblable à son père par son nom, sa figure et ses manières ; puis vient Pépin, les tempes ceintes d'un métal brillant, monté sur un cheval fougueux, au milieu d'une escorte nombreuse ; le conseil suit ses pas ; les cors font entendre leurs fanfares, dont le bruit atteint jusqu'aux astres. Alors s'avancent les filles du roi. Rotrude marche la première, les cheveux entrelacés de bandelettes d'améthyste, sur lesquelles brillent des pierres précieuses, disposées sans symétrie, car sa couronne entoure son front des richesses qui l'ornent, et un fil d'or aussi attache son beau voile. Berthe vient ensuite au milieu de ses filles ; sa voix, son esprit, son port, son visage, tout en elle est semblable à son père ; sa tête porte un magnifique diadème, des fils d'or s'entrelacent dans ses cheveux, son cou est entouré de fourrures rares et précieuses, ses vêtements sont surchargés de perles[19], et ses manches elles-mêmes sont recouvertes de brillants. Après elle s'avance Gisèle, brillante de modestie, au milieu d'un essaim de jeunes vierges ; sa robe est teinte dans la mauve[20], et son voile est orné de brillants filets de pourpre. Adelaïd, qui marche derrière elle, est tout étincelante des riches bijoux qui la couvrent ; un manteau de soie pend de ses épaules, sa tête est ornée d'une couronne de perles, et une agrafe d'or aussi couverte de perles retient sa chlamyde ; son cheval fougueux l'emporte dans les demeures retirées où se cachent les cerfs. Voyez aussi s'avancer la belle Théodrade ; l'or retient ses cheveux, un collier d'émeraudes brille autour de son cou, et son pied est chaussé du cothurne de Sophocle. La dernière qui vient est Hilrud ; c'est le sort qui lui a assigné cette place à la queue de la troupe. Tout le monde est enfin rassemblé ; on lèche les chiens, les cavaliers entourent la forêt, le sanglier est lancé, les chasseurs entrent dans le bois ; Charles se précipite sur le sanglier pressé par les chiens, et lui enfonce son glaive dans le ventre. Pendant ce temps, ses enfants placés sur une haute colline regardent ce spectacle[21]. Charles ordonne de se remettre en chasse, et l'on terrasse encore un grand nombre de sangliers. Enfin, l'on gagne un endroit du bois où l'on a dressé des tentes et des fontaines improvisées, et là Charles rassemblant les vieillards, les hommes d'un Age mûr, les jeunes gens et les chastes jeunes vierges, les fait placer à table, en ordonnant qu'on leur verse le falerne à longs flots. Pendant ce temps, le soleil fuit, et la nuit couvre de son ombre le globe tout entier[22].

Cette belle description d'une chasse carlovingienne au XIIIe ou IXe siècle est un des plus curieux tableaux des grandes cours plénières : nous voilà au milieu de la famille même de l'empereur, de ses femmes, de ses filles, de ses délassements et des habitudes de son palais. Toutes ces pierreries, tout cet or qui brillent sur les filles du roi font contraste avec ce que nous disent les chroniques du vêtement habituellement si simple de Charlemagne. A cette époque, la vie publique était tout, le suzerain se devait à ses vassaux, il les accueillait avec pompe ; il leur devait l'hospitalité à la manière antique, le banquet impérial où passaient à la ronde les coupes d'améthyste, le paon aux ailes éclatantes, les membres du cerf palpitant, la hure de sanglier, quand les flots de vin du Rhin coulaient à pleins bords.

L'évêque Théodulfe, le poète par excellence, à récité les détails d'un de ces repas royaux à la cour de Francfort : Les grands officiers du palais[23] s'approchent, et chacun s'empresse de remplir sa charge. Thyrsis, toujours prêt pour le service de son maître, est vif ; set pieds, son cœur, ses mains, tout est en mouvement chez lui. Il entend les suppliques qu'on lui adresse de tous côtés, et s'il en est qu'il feint de ne pas entendre, il en est d'autres qu'il écoute volontiers ; aussi fait-il entrer celui-ci, tandis que celui-là reste dehors. Cet actif serviteur se tient tout auprès du trône, n'agissait jamais qu'avec prudence et respect. Voici l'évêque[24] ; son esprit est content, son visage candide et son cœur pieux ; il vient pour bénir ce que le roi va boire et manger, et même si le roi veut qu'il prenne quelque chose, il faudra qu'il le veuille aussi. Flacons est présent, Flacons, la gloire de nos poètes, puissant par son esprit et par ses actions, il explique les dogmes sacrés des Écritures et se joue des difficultés du vers. Riculfe à la grosse voix, à l'esprit vigilant, au discours élégant, est aussi là. Resté longtemps dans les régions éloignées, il n'en est point retourné les mains vides. Aimable Homère, j'aurais aussi pour toi des chants bien doux si tu étais ici, mais tu n'y es pas et ma muse se tait. L'adroit Escambald est venu, lui, tenant dans sa main ses tablettes doubles ; ses bras qui pendent à son côté vont recueillir vos paroles, et les diront sans qu'il parle. Lentullus porte des pommes dans un panier, cœur fidèle dont l'esprit est délié, mais dont les membres sont tardifs. Le petit Nardus court de côté et d'autre, pareil à la fourmi, son pied est infatigable[25] ; un hôte célèbre habite sa petite maison et un grand cœur anime son petit corps ; aussi le voit-on tantôt très occupé du livre qu'il parte, tantôt aiguisant le dard qui doit donner la mort à l'Ecossais. Le prêtre Friside est à côté de son compagnon Osulfe, ils sont simples[26], mais tous deux très savants. Réunis ensemble, Escambald, Nardus et Osulfe pourraient bien faire les trois pieds d'une table, car si l'un d'eux est plus gros que les autres, ils sont tous trois de la même taille. Ménalque arrive en essuyant son front couvert de sueur. Il entre souvent, entouré de boulangers et de cuisiniers, portant avec prudence les plats du festin qu'il va passer devant le trône du roi. Eppinus, l'échanson, vient aussi apportant les vases précieux qui contiennent d'excellents vins. Chaque convié entoure la table royale, la joie règne sur tous les visages, et quand le père Alcuin aura béni les convives, chacun prendra sa part du festin[27].

Ces festins splendides n'avaient lieu qu'aux époques solennelles de l'année ; s'il faut en croire Eginhard, le plus frugal des hommes était Charlemagne ; il ne mangeait habituellement que quatre plats très légers, quoique d'une taille de sept pieds et d'un ventre prédominant ; comme tous les hommes de race germanique[28], il aimait la viande rôtie, parce que cela donnait de la force au corps et de la vigueur aux membres ; il fatiguait beaucoup, ce qui l'empêchait de jeûner, même dans le Carême ; il avait pris habitude en Italie de dormir après ses repas, en plein midi ; ce sommeil lui paraissait meilleur que celui de la nuit, car souvent au milieu des ténèbres il travaillait avec ses secrétaires. Les vêtements, les costumes de l'empereur et de ses leudes n'avaient rien de splendide, excepté dans les fêtes solennelles dont j'ai parlé. L'hiver ; il portait habituellement une peau de loutre très épaisse pour se garantir du froid. La miniature du missel de Charles le Chauve représente l'empereur avec sa chlamyde et quelques-uns des ornements empruntés à l'empire de Constantinople[29] ; les Barbares aiment le luxe quand ils paraissent aux yeux de la multitude.

Dans ses habitudes journalières, la vie de Charlemagne était sobre, Eginhard aime à le dire, et son témoignage, quoique souvent prévenu pour son maitre, son suzerain, est empreint d'un si grand caractère de vérité, qu'on ne saurait en récuser la puissance : Sobre dans le boire et le manger, dit-il, il l'était plus encore dans le boire, baissant l'ivrognerie dans quelque homme que ce fût, il l'avait surtout en horreur pour lui et les siens. Quant à la nourriture, il ne pouvait s'en abstenir autant, et se plaignait souvent que le jeûne l'incommodait. Très rarement donnait-il de grands repas, s'il le faisait, ce n'était qu'aux principales fêtes ; mais alors il réunissait un grand nombre de personnes. A son repas de tous les jours, on ne servait jamais que quatre plats, outre le rôti que les chasseurs apportaient sur la broche, et dont il mangeait plus volontiers que de tout autre mets. Pendant ce repas, il se faisait réciter ou lire, et de préférence, les histoires et les chroniques des temps passés. Les ouvrages de saint Augustin, et particulièrement celui qui a pour titre De la cité de Dieu[30], lui plaisaient aussi beaucoup. Il était tellement réservé dans l'usage du vin et de toute espèce de boisson, qu'il ne buvait guère que trois fois dans tout son repas[31] ; en été, après le repas du milieu du jour, il prenait quelques fruits, buvait un coup, quittait ses vêtements et sa chaussure comme il le faisait le soir pour se coucher, et reposait deux ou trois heures. Le sommeil de la nuit, il l'interrompait quatre ou cinq fois, non seulement en se réveillant, mais en se levant tout à fait. Quand il se chaussait et s'habillait, non seulement il recevait ses amis, mais si le comte du palais lui rendait compte de quelques procès sur lesquels on ne pouvait prononcer sans son ordre, il faisait entrer aussitôt les parties, prenait connaissance de l'affaire, et rendait sa sentence, comme s'il eût siégé sur un tribunal ; et ce n'étaient pas les procès seulement, mais tout ce qu'il avait è faire dans le jour, et les ordres à donner à ses ministres, que ce prince expédiait ainsi dans ce moment[32].

Dans toutes les peintures allemandes du Rhin qui reproduisent Charlemagne, on le voit partout sous les mêmes formes, avec la même taille, le même regard ; c'est un géant avec sa chlamyde, son manteau royal, la boule du monde, l'épée ou le sceptre à la main, la couronne au front. Est-ce moins là le portrait physique de Charlemagne que l'idée qu'on s'était faite de sa grandeur, un résumé des traditions contemporaines qui passent d'âge en âge. Le Charlemagne des légendes et des chroniques est pris sur un même type, j'ai presque dit coulé dans un même bronze ; il est à la Monza comme à Aix-la-Chapelle, sur le Rhin, sur l'Elbe, comme aux Alpes et aux Pyrénées : Allemand, Lombard ou Saxon, c'est toujours quelque chose au dessus de l'humanité.

Cependant les différentes nations réunies en un seul empire conservèrent leurs habitudes et leurs lois ; jamais les capitulaires, tentative d'unité pour la législation, ne purent atteindre absolument ce but : l'idiome commun et vulgaire était le roman, mélange de la langue latine et du gaulois, uni à quelques phrases saxonnes. Le roman se parlait généralement dans les cités, aux communes parmi les serfs[33] ; le temps a conservé à peine quelques fragments épars de cette langue primitive ; les plus anciens sermons appartiennent au Xe siècle ; les conciles ordonnaient des prédications en langue vulgaire, afin de se mettre plus à la portée du peuple. Le latin était en usage parmi les clercs dans leurs rapports avec Rome, le centre et la grande unité qui conservait et perpétuait la cohésion entre les divers fragments de la chrétienté : les conciles, la législation, les capitulaires, tout fut écrit en latin. La langue tudesque ou germanique fut aussi précieusement gardée par tons les hommes d'armes qui suivaient Charlemagne à la guerre ; lui-même aimait à la parler, à entendre réciter dans cet idiome de la patrie les vieux gestes des ancêtres ; le tudesque était sa langue usuelle ; car, germanique de mœurs et d'origine, cet empereur n'était ni Gaulois, ni Latin, tout en lui se ressentait des habitudes allemandes ; et lorsqu'il est appelé à donner des noms aux mois de l'année, en quelle langue le fait-il ? Il attache à ce calendrier des épithètes d'origine saxonne : janvier, le mois d'hiver ; février, celui de la boue ; mars, le mois du printemps ; avril, la Pâques ; mai, le temps d'amour ; au mois de juin, il donne un nom saxon dont le sens est inconnu ; juillet est le mois des foins ; août, celui des moissons ; et octobre l'époque des vendanges ; novembre, le mois d'automne ; à décembre, il donne encore un nom saxon de signification inconnue[34]. Veut-il aussi qualifier les vents ? il emprunte de nouveau l'idiome saxon[35] ; la langue barbare lui plait, il la parle habituellement, et ce n'est que parce qu'il veut fonder un empire romain sur les éléments des coutumes de Byzance et de la ville éternelle, qu'il maintient la culture de la langue latine, l'enseignement du grec.

Dans ses rapports avec les leudes, Charlemagne parle aussi la langue tudesque, usuelle dans ses palais ; les ducs, les comtes, les missi dominici, tous ces hommes viennent à son ban ; il les réunit aux cours plénières, aux grandes fêtes de Pâques et de Noël ; là, il reçoit leurs rapports, il sait ce qui se passe dans chaque province. Faut-il faire la paix ou la guerre, marcher aux extrêmes limites de l'empire, accomplir quelques nouvelles expéditions ? c'est l'assemblée qui prononce. Le peuple est aussi consulté pour les capitulaires, et par le peuple il faut entendre les grands, les évêques, les clercs, les comtes, les leudes, les Francs[36] qui assistaient aux cours plénières : le peuple, ce n'est pas la multitude gauloise marchande, serve, affranchie, qui demeurait en dehors de toutes les affaires publiques.

La vie active n'est pas pour le colon, mais pour le leude, le comte, les évêques, les clercs, tous ceux qui marchent à la guerre ou dominent la génération par les idées religieuses. L'empereur avait besoin des hommes d'armes pour les grandes et lointaines expéditions, il avait besoin des clercs pour les prières, la prédication, l'ordre et le gouvernement ; c'est ce qui fait les rapports si fréquents de Charlemagne avec les comtes et les évêques, il parle à chacun un langage familier comme à des serviteurs, il règle la police : si le zèle s'affaiblit il l'excite. Toi, comte Adelar, tu n'as point fait ton devoir et tu mérites ma colère. Toi, évêque d'Orléans ou d'Auxerre, tu ne maintiens pas les saints canons, je te le répète. Le moine de Saint-Gall dans son poétique récit a raconté plus de vingt anecdotes sur la manière dont Charlemagne surveillait la conduite des comtes et des évêques[37] ; il y a quelquefois un peu de burlesque dans ses épisodes, mais elles constatent l'esprit et les mœurs de cette époque, et surtout le caractère de répression active, vigilante de Charlemagne, le Salomon ou le David de cette génération. L'empereur joue à ses évêques de bons tours ; il ne veut pas qu'ils s'enrichissent en négligeant la prière et les saints devoirs envers les fidèles. Écoutons encore le vieux moine narrant les mœurs contemporaines : J'ai raconté comment le judicieux guide élevait les humbles, je vais dire maintenant comment il savait humilier les superbes. Il état un certain évêque, avide de vaine gloire et de frivolités ; le roi s'en étant aperçu avec sa remarquable sagacité, ordonna à un marchand juif qui se rendait fréquemment dans la Terre Sainte, et de là rapportait ordinairement beaucoup de raretés précieuses dans les pays en deçà des mers, de trouver quelque moyen de jouer et de duper ce prélat. Le juif prenant un de ces rats qui se rencontrent d'ordinaire dans les maisons l'embauma avec divers aromates et le présenta à l'évêque en question, disant qu'il apportait de Judée cet animal vraiment curieux qu'on n'avait pas vu jusqu'alors[38]. Le prélat, enchanté de cette merveille, once trois livres d'argent pour prix de cette rareté. Le belle somme, dit le juif, pour une pareille curiosité ! Je la jetterais au fond de la mer plutôt que de consentir que qui que ce fût l'acquit à si vil prix. L'évêque était très riche, et pourtant il ne donnait jamais rien aux pauvres ; il promit dix livres pour avoir cette chose incomparable. L'astucieux marchand, feignant alors une grande colère, s'écria : Que le Dieu d'Abraham ne permette pas que je perde ainsi ma peine et ma dépense pour apporter cette pièce rare ! L'avare prélat, soupirant après ce miraculeux objet, proposa vingt livres ; mais le juif, furieux, enveloppant son rat dans une magnifique étoffe de soie, fait mine de s'en aller. L'autre, comme s'il était trompé, mais vraiment fait pour l'être, rappelle alors le marchand, et lui donne une pleine mesure d'argent afin de se rendre possesseur de cet animal si précieux Enfin le juif, après s'être fait encore beaucoup prier, ne tomba d'accord du marché qu'à grand'peine, porta l'argent qu'il venait de recevoir à l'empereur, et l'instruisit de tous les détails ci-dessin racontés[39].

Quelque temps après, le roi appela tom les évêques et les grands du royaume à une assemblée ; après qu'un grand nombre d'affaires urgentes furent terminées, ce prince fit apporter tout l'argent dont il s'agit au milieu du palais, puis dit : Évêques, vous les pères et les pourvoyeurs des pauvres, vous devez les secourir, et Jésus-Christ lui-même en leur personne, et ne point vous montrer avides de vaines frivolités ; maintenant, faisant tout le contraire, vous vous adonnez plus que tous les autres mortels à l'avarice ou aux vaines frivolités[40]'Un de vous, ajouta-t-il, a donné à un juif toute cette somme d'argent pour un de ces rats qui se trouvent d'ordinaire dans nos maisons, et qu'on avait embaumé à l'aide de certains aromates. Le prélat qui s'était si honteusement laissé tromper courut aux pieds du roi implorer le pardon de sa faute, et ce prince, après l'avoir vertement réprimandé, le renvoya couvert de confusion. Pendant que le vaillant Charles était occupé à la guerre contre les Huns, ce même évêque fut chargé de la garde de la très auguste Hildegarde. Commençant à s'enfler de la bonté familière avec laquelle cette princesse le traitait, il poussa l'insolence au point de demander impudemment, afin de s'en servir en guise de canne et au lieu de crosse épiscopale dans les jours de fêtes, la baguette d'or que l'incomparable empereur avait fait faire comme une marque de sa dignité[41]. La reine, se moquant finement de cette prétention, lui dit qu'elle n'osait confier cette baguette à personne, mais se rendrait fidèlement l'interprète de ses vœux auprès du roi. Au retour de ce monarque, elle lui exposa en plaisantant la demande de l'évêque. Charles l'accueillit en riant et promit de faire plus que ne sollicitait le prélat. Toute l'Europe s'était pour ainsi dire réunie afin de célébrer le triomphe de l'empereur sur la redoutable nation des Huns. Ce prince dit alors en présence des grands et des hommes de rang inférieur : Les évêques devraient mépriser les choses de ce inonde et animer par leur exemple les autres hommes à ne désirer que les biens célestes. Mais maintenant ils se sont plus que tous les autres mortels tellement laissés corrompre par l'ambition, que l'un d'eux, non content du premier siège épiscopal de la Germanie, aurait voulu s'approprier, à notre insu et en échange du bâton d'évêque, le sceptre d'or que nous portons comme marque de notre commandement. Le coupable reconnut sa faute, en obtint le pardon, et se retira. Cet épisode raconté par le moine de Saint-Gall sur l'évêque qui veut saisir ce sceptre d'or est l'expression de cette maxime : Il ne faut que l'église usurpe l'autorité de césar.

Si la langue habituelle de Charlemagne est la tudesque, il correspond avec tous en latin ; mais ce n'est pas lui qui écrit ses chartres ou épitres ; dans chaque ferme ou palais étaient des scribes ou secrétaires qui transcrivaient les volontés de l'empereur, les diplômes ou les capitulaires[42]. Charles traçait très mal les lettres, mais il dessinait parfaitement son monogramme ; KAROLUS tenait presque dans un seul K, l'A sur la droite, l'R au sommet, l'O sur la gauche, LUS au bas du monogramme. Le secrétaire chancelier écrivait le diplôme[43], et ce simple monogramme suffisait avec le scel pendant pour indiquer la volonté de l'empereur. Ce scel ne portait que bien rarement la physionomie de Charlemagne, c'était presque toujours un camée antique dont l'empreinte s'apposait au bas de la chartre ou diplôme, avec l'effigie d'Aurélien, de Trajan et de Marc-Aurèle, quelquefois même d'une divinité antique[44], coutume déjà introduite sous les Mérovingiens : ces figures de Rome étaient si belles, que les ouvriers francs n'auraient pas osé sculpter d'autres empreintes.

Les actes émanés de Charlemagne sont nombreux, il serait impossible de les énumérer tous ; à peine peut-on indiquer les sommaires de ces chartres. Voici d'abord un diplôme qui nomme Holderic missi dominici pour connaître les causes des monastères d'Italie. Puis, Charles fonde le monastère de Neustadt, il prend sous sa protection les abbayes de Saint-Denis, de Saint-Martin, vastes fondations de ce temps. Des grandes choses il passe aux plus petites ; il donne à un simple soldat du nom de Jean, qui a bien combattu les Sarrasins, un grand fief dans le bourg de Narbonne ; il confirme les immunités pour les églises du Mans, les privilèges de Saint-Martin de Tours, les donations faites au monastère de Saint-Denis par sa sœur Gisèle ; il édifie et dote le monastère d'Eresbourg ; à Saint-Martin de Tours, il lui accorde encore deux navires pour naviguer sur la Loire et la Vienne ; il veut que l'on restitue à Saint-Vincent de Mâcon tout ce qui lui a été injustement arraché ; il impose des formules de serment de fidélité à tous les moines et chanoines[45] ; il confirme les privilèges de l'église d'Osnabrück, affranchit certains monastères de tous droits de navigation et de transport, et il leur concède des forêts. Ces chartres, presque toutes motivées sur les mêmes causes de piété, sont copiées dans une formule générale qui se reproduit dans tous les actes carlovingiens ; et comme elles sont indistinctement datées de sou règne de France, d'Italie, ou de son empire d'Occident, il existe une grande confusion dans les dates[46].

Les monnaies du règne de Charlemagne sont fort rares, quelques-unes à peine ont échappé aux ravages des temps ; elles consistent en quelques deniers d'or ou d'argent à l'empreinte des villes ; sur une ou deux se distingue une physionomie qu'on peut prendre pour celle de l'empereur[47]. Les comptes se faisaient par sous, livres et deniers ; la livre était de 12 onces romaines d'argent et se divisait en 20 sous, le sou en 12 deniers. Si l'on avait gardé presque partout les dénominations romaines pour les poids, chaque localité avait néanmoins les siens ; on comptait par mesures, comme on le voit dans les capitulaires ; le setier, le boisseau, le pied sont indiqués comme des bases des calculs agricoles ; l'aripenne, la mense étaient les mesures de la terre, ainsi que le constate la Polyptyque de l'abbé Irminon[48]. L'évaluation se fait généralement en sous ; la livre est une sorte de monnaie de convention qui apparaît dans les chartres ; le sou et le denier seuls sont monnayés, car la livre eût formé une monnaie trop lourde ; toutes les transactions s'évaluaient en sous.

Quelques médailles sont aussi frappées pendant l'époque de Charlemagne pour consacrer les grands événements, tels que la chute de la nationalité lombarde et l'élévation du roi franc à l'empire, deux faits qui se rattachent aux traditions de Rome ; là se conservait la coutume de transmettre les événements sur le bronze ; quand le triomphateur parcourait les grandes voies, on frappait des médailles de commémoration, et Charlemagne, qui emprunte aux Romains tout ce qui se rattache aux souvenirs, à, l'éclat, à la pourpre, ne néglige pas les formules antiques[49]. Il faut remarquer que la race carlovingienne tire peu de choses des Mérovingiens ; la création d'un empire d'Occident change pour ainsi dire les mœurs primitives de la monarchie ; une ère nouvelle commence sous la double influence des idées germaniques pour la force matérielle, et des formes romaines pour la puissance historique et morale. Il ne s'agit plus de la vieille Neustrie ou de l'Austrasie, mais d'un empire d'Occident dont la France n'est plus qu'un fragment morcelé. Quand cet empire tomba, de ses débris furent formées des souverainetés diverses, chacune avec son roi ; les Carlovingiens ne furent précédés par rien de ce qui peut ressembler à leur œuvre, et cette œuvre périt avec eux. L'héritage des coutumes, des lois, des mœurs de l'empire se retrouve bien plus en Allemagne qu'en France ; au Rhin tout se ressent encore de la race carlovingienne ; en France, au contraire, les Capets n'étaient que des comtes francs qui se firent rois des Francs ; qu'avaient-ils de commun avec Charlemagne ?

 

 

 



[1] Les Bénédictins ont fait suivre chacun de leurs volumes de la Collection des historiens de France d'un index qui indique les faits de l'histoire. Cette chronologie n'est ni plus ni moins que la chronique sèche dépouillée de l'époque carlovingienne.

[2] Dom Bouquet fait une violente sortie contre Monach. S. Gall. ; il est peu exact en effet sous le rapport chronologique ; mais pour l'histoire des mœurs, que peut-il y avoir de plus curieux ?

[3] Il n'y a de collections originales de chartres et diplômes pour l'époque carlovingienne que les trois cartons aux Archives du royaume, dont j'ai déjà parlé. Il faut les lire attentivement ; la Table de Bréquigny, fort exacte, est sèche, stérile comme une nomenclature. T. Ier, ad ann. 800- 814. Je persiste dans l'importance que je mets aux cartulaires ; je les crois les plus précieux monuments de l'histoire.

[4] Concil. Gall. Collect., tomes I et II.

[5] Voyez Eginhard : Annal., ad ann. 777, 780, 786.

[6] On en trouve encore les débris dans les vieilles églises ; j'ai vu, je crois, à Viterbe ou à Sienne, un de ces baptistères parfaitement conservés, et à côté la chaire en pierre du prédicateur tout en dehors de l'église.

[7] Voyez la Chronique de Fulde et le Poète saxon, ad ann. 785-800.

[8] J'ai dit toutes les prescriptions des conciles pour préparer l'unité du mariage. Voyez les Épîtres des papes Adrien et Léon dans Baronius, Annal., ad ann. 780-810.

[9] Il suffit de parcourir les tables du père Sirmond, Concil. Gall., aux mots Concubinarium et Clericum, pour se faire une idée exacte de tous les effrois de l'église pour ramener et maintenir les lois de police parmi les clercs.

[10] L'enfer et la mort furent les deux grandes images qui retentirent le plus profondément dans les imaginations du moyen âge.

[11] Comparez la Table de Bréquigny, tome Ier, avec les cartulaires des abbayes. On y conservait avec soin les chartres des privilèges et donations.

[12] Elemosyna pro remissionne peccatorum. Telle est la formule presque habituelle. — Eginhard dit que l'aumône est appelée par les Grecs έλεημοσύνη : De vita Carol.

[13] Il existe peu de débris de sépultures carlovingiennes. Ce que l'on fait voir dans les caveaux à Saint-Denis est une véritable jonglerie. Il y a un pêle-mêle de vrai et de faux qui ressemble assez à ces statues que l'on restaure au moyen de nez et de doigts faux. J'aime mieux un tronçon avec son type antique que toutes ces églises que l'on badigeonne ou que l'on incruste. Les seules richesses des caveaux de Saint-Denis sont les grandes statues de l'époque mérovingienne, arrachées au portail de Saint-Germain-des-Prés.

[14] Poeta Saxo, lib. II.

[15] Ce sont les comites de Tacite : De more Germanorum.

[16] On remarquera dans ce poème une vive et grande empreinte de Virgile et des anciens.

[17] D'après le passage du poète saxon, on ne peut douter que la taille de Charlemagne ne fut très haute et très forte. Aujourd'hui que l'habitude du paradoxe s'est introduite, je répète que l'habile sculpteur chargé de la statue de Charlemagne, pour la chambre des pairs a mesuré le bras de Charlemagne dans le reliquaire d'Aix-la-Chapelle, et qu'il l'a jugé appartenir à un homme très petit de taille. J'ai vu le reliquaire comme le remarquable artiste, je n'ai rien mesuré techniquement, mais j'ai rapporté partout des impressions de grandeur.

[18] Byrillus. Il paraîtrait que les femmes carlovingiennes se rosaient les chairs et le visage avec une préparation comme les matrones romaines.

[19] Ces descriptions des précieux ornements qui font resplendir d'un si vif éclat les filles de Charlemagne supposent un luxe et une civilisation très avancés. L'influence de Constantinople se fait sentir sur cette cour de l'empereur. On retrouve sur les rares miniatures carlovingiennes les costumes décrits par le poète saxon ; ils diffèrent peu des miniatures du Saint-Grégoire de Nazianze. (MSS. Biblioth. roy.)

[20] Meloniceo, quæ malvarum stamine conficitur. (Note des Bénédictins.)

[21] Regulis monte hæc proles speculatur ab alto.

[22] Poet. Saxo, lib. II. Il faut remarquer que la chasse était l'objet de la vive sollicitude de Charlemagne. Le capitulaire de Villis s'en occupe spécialement. D'ailleurs, la chasse, selon Eginhard, n'était-elle pas l'art dans lequel les Francs excellaient.

[23] L'auteur désigne ici les officiers du palais tantôt par leurs noms, tantôt par les surnoms que d'habitude se donnaient entre eux les familiers de Charlemagne. C'est ainsi que de temps à autre Alcuin appelle dans ses poésies le roi Charles David ; Angilbert, Homère ; Riculfe, Damète ; Ricbode, Macarius, et ainsi des autres. Dans cette pièce, les noms de Thyrsus, de Lentulus, de Ménalque et quelques autres ne sont pas des noms propres, mais bien des noms supposés. Cependant Théodulfe dépeint si bien chacun d'eux, soit en décrivant leur office, soit d'une autre manière, qu'on peut facilement les reconnaître.

[24] Hildebolde, archiprêtre. Bénir la table du roi était une des fonctions de sa charge, qu'exerçait avant lui Angilramne, évêque de Metz. Hildebolde était évêque de Cologne. Au synode de Francfort, le roi annonça que le pape Adrien tel avait accordé la permission de garder dans son palais l'archevêque Angilramne pour le service ecclésiastique ; qu'il les priait donc de lui permettre d'avoir auprès de lui Hildebolde pour remplir les mêmes fonctions, et qu'il avait déjà à cet effet obtenu la licence du siège apostolique. Le synode y consentit d'un commun accord, et chacun trouva bon qu'Hildebolde habitât le palais comme l'avait fait Angilramne. (Dom Bouquet a extrait ces deux notes du P. Sirmond.)

[25] C'est sans doute le nain de l'empereur Charlemagne.

[26] Dans ces noms de serviteurs, on voit un mélange des races germanique, franque et lombarde. Toutes étaient représentées à la cour du suzerain.

[27] Théodulfe, Carm. — Dom Bouquet, Gall. hist. collect., t. V.

[28] Eginhard, de Vita Carol. Magn.

[29] Ces Heures de Charles le Chauve existent encore à la Bibliothèque royale, MSS. ; elles sont d'un très beau caractère, sur parchemin ; M. de Bastard les a reproduites dans sa collection avec un louable amour du vieux temps ; mais, selon moi, je pense qu'il y a plus de faste que de vérité technique dans ces reproductions ; elles ressemblent aux miniatures des MSS., comme Notre-Dame de Lorette ressemble à une église chrétienne. Bien ne peut remplacer la poussière des MSS., laissez la mort à la mort.

[30] Voyez Alcuin, Epist. 92.

[31] Eginhard, de Vita Carol. Magn.

[32] C'était une opinion générale et répandue que Charlemagne travaillait incessamment. Dans un canon du concile de Fismes, tenu en 881, on dit de lui : Carolus Magnus, imperator, qui sapientia tam in sacris scripturis, quam in legibus ecclesiasticis et humanis, reges Francorum præcessit, ad capitum lecti sui, tabulas cum graphis habebat, et quæ, sive is die, sive nocte de utilitate sanctæ ecclisiæ, et de præfectu, et de soliditate regni meditabatur.

[33] Dom Rivet, dans la préface du 6e volume de l'Histoire littéraire de France, a traité cette question de l'origine de la langue, discussion épuisée par les travaux passionnés de M. Raynouard. Comparez sans cesse M. de Roquefort et M. de la Rue. Le glossaire du grand Ducange est au dessus de tous les travaux modernes. Dom Mabillon a publié des litanies en latin, qu'il reporte à 780. Tu io juva est écrit pour tu illium juva. (Mabillon, Analectes.)

[34] Voir les noms saxons dans Eginhard (de Vita Carol.). Il est curieux de voir ce système de calendrier qui applique à chaque mois son caractère, sa production, reproduit dix siècles après par la révolution française.

[35] Ostroniwint (Est) ; Sundunstroni (Sud-Est) ; Sundroni (Sud) ; Nordroni (Nord) ; Westnordroni (Nord-Ouest), etc. Tous ces mots sont d'origine saxonne.

[36] Cette question des assemblées politiques sous Charlemagne a été épuisée par des dissertations sans nombre qui ont interprété l'évêque Hincmar : de Ordine palatii. L'époque étant politique, on s'est jeté dans la politique ; M. Guizot a traité ces points d'histoire avec sa supériorité habituelle, en réfutant l'auteur des Lettres sur l'histoire de France, malheureusement engagé par un mauvais esprit politique. Cet auteur s'est depuis beaucoup modifié ; il est revenu de ses préventions contre le catholicisme et l'influence salutaire des papes et des évêques ; je l'en félicite.

[37] Voyez Monach. St-Gall. — De Vit.et Gest. Carol. Magn., lib. I.

[38] On a trop dédaigné le moine de Saint-Gall à cause de cet esprit anecdotique ; sans doute il y a des choses puériles, mais souvent les choses puériles font connaître un temps, ses mœurs, ses embues.

[39] Ceci est évidemment une légende contre l'avarice des clercs ; elle rappelle les traditions de la Tour aux rats sur le Rhin : l'évêque, qui avait refusé du pain aux pauvres, fut dévoré par les rats. J'ai visité ce débris parmi toutes les belles ruines du Rhin.

[40] Cette légende, qui est dirigée contre la puissance des évêques, se retrouve également contre le luxe des comtes ; Charlemagne leur prouve qu'une bonne peau de loutre vaut mieux que des habits dorés. (Monach. Saint-Gall, lib. I.)

[41] Monach. St-Gall, de Vita et Gest. Carol. Magn. Cette baguette de commandement devient le sceptre des rois. C'était un attribut des empereurs de Constantinople ; les empereurs d'Allemagne y mirent une boule d'or, les rois de France une fleur de lys.

[42] Eginhard fut celui des scribes qui transcrivit le plus de chartres royales ; aussi lit-on dans son épitaphe ces mots : Per quam confecit Karolus multa satis opera.

[43] Le monogramme carlovingien est fort commun dans les chartres. Les trois cartons des Archives en contiennent plusieurs de Pépin, Charlemagne, Louis le Débonnaire. Mabillon eu a donné des empreintes et des dessins dans sa Diplomatique.

[44] Parmi les scels conservés dans les chartres des Archives du royaume, il y en a quelques-uns de très bien empreints ; la cire a bravé dix siècles, le parchemin est dur, et les caractères jaunes souvent effacés par le temps. Je n'ai jamais touché ces chartres sans une sorte de respect ; ce sont des momies historiques ; les scels portent presque tous l'empreinte de camées antiques.

[45] Les Bénédictins ont recueilli dans le 5e volume Gall. histor. collect. les chartres principales de Charlemagne, d'ailleurs éparses dans les Histoires de Saint-Denis, de Saint Martin de Tours et les cartulaires. M. de Bréquigny en a dressé la table dans ses Diplômes et Chartres, t. Ier, 768-814.

[46] Les Bénédictins, auteurs de l'Art de vérifier les dates, ont parfaitement traité cette question de dates des chartres et diplômes, tome II, art. Rois de France, règne de Charlemagne.

[47] J'ai visité le médaillier des Carlovingiens à la Bibliothèque royale ; le règne de Charlemagne ne comprend que quelques monnaies insignifiantes, sauf an denier d'or assez curieux ; mais on trouve dans la dissertation de Leblanc sur ces monnaies d'inappréciables renseignements sur tontes les monnaies et médailles de France et d'Italie.

[48] Consultez l'excellent glossaire que M. Guérard a mis à la suite de la Polyptyque ; il explique la nature et la valeur des mesures.

[49] Voyez sur ces médailles, la plupart frappées à Rome, la grande dissertation de Leblanc, Traité des monnaies.