CHARLEMAGNE

TOME SECOND. — PÉRIODE D'ORGANISATION

 

CHAPITRE PREMIER. — RELATIONS DIPLOMATIQUES DE CHARLEMAGNE, ROI ET EMPEREUR.

 

 

Rapports avec Rome. — Motifs de l'alliance. — Les papes Etienne — Adrien. — Correspondance. — Série des épîtres d'Adrien. — Surveillance sur l'Italie. — Le pape Léon. — Nouveaux liens avec le Saint-Siège. — Situation respective de l'empire et de la papauté. — Relations avec les empereurs de Constantinople. — Constantin Copronyme. — Léon IV. — Constantin et Irène. — Pensée de rapprochement entre les deux empires. — Alliance et projet de mariage. — Nicéphore. — Traité de limitations. — Négociations diplomatiques avec les califes. — Aroun-al-Raschild. — Rapports avec les émirs sarrasins d'Espagne, — Avec les tribus nomades, — Avec l'heptarchie anglo-saxonne et les rois d'Ecosse.

768-814.

 

Les rois mérovingiens avaient concentré leurs relations politiques dans les nationalités franque, salique et ripuaire ; absorbés par les dissensions intérieures, par les guerres intestines, ils furent rarement en rapport avec les peuples de la vieille civilisation. Les rois de Neustrie ou d'Austrasie, d'Aquitaine ou de Bourgogne se disputent des villes, des provinces, mais on ne trouve que des relations lointaines et irrégulières avec le grand empire d'Orient, Constantinople et le califat. Ils sont comme des chefs barbares qui sollicitent de l'empereur une dignité de palais ; peuples à peine civilisés, ils imitent les coutumes et la pompe des princes plus avancés dans le luxe et les splendeurs du pouvoir[1]. Il n'en est pas ainsi de la race carlovingienne depuis Charles Martel ; cette dynastie accomplit un grand œuvre ; Charlemagne fonde un empire qui peut le disputer en étendue au califat, ou à la couronne des Grecs : roi et empereur, sa correspondance est active : non seulement il reçoit les hommages et les tributs des vaincus, mais encore il entretient des rapports réguliers avec les papes, les empereurs et les califes.

La première correspondance des Carlovingiens se trouve naturellement engagée avec les papes ; le pontificat et la nouvelle dynastie ont conclu presqu'un pacte inviolable, la deuxième race lui doit son empreinte de civilisation et de législation romaine. Etienne Ier[2], qui a sacré Pépin, n'a-t-il pas frappé d'une excommunication canonique tous ceux qui oseraient porter la main sur cette couronne ? Et à son tour, Pépin n'a-t-il pas donné au Saint-Siège de vastes et riches possessions temporelles, ses villes, son exarchat, Ravenne, Bologne, Rimini. A Charlemagne, Etienne II[3] doit aussi l'extension de ses domaines et la protection accordée à la chaire de saint Pierre contre les Lombards ; les Francs ont dompté la race si souvent hostile au siège pontifical ; cette continuité de rapports entre Rome et Charlemagne prend une extension encore plus active à la suite de l'avènement du pape Adrien.

Adrien, issu des grandes familles romaines, est le descendant des sénateurs et des consuls ; les images des ancêtres brillent dans son palais[4] : entre lui et les Lombards, il y a des haines invétérées ; il a hérité des antiques idées romaines sur la supériorité de la ville éternelle ; il veut soumettre l'Italie par les clefs de saint Pierre, comme autrefois les empereurs Pavaient domptée par les étendards des centurions et des tribuns ; la tiare du pontificat a remplacé la couronne de laurier des césars. Adrien et Charlemagne vivent dans la plus confiante intimité[5]. Consacré roi des Lombards, Charlemagne prend les états du Saint-Siège sous la protection de son épée, et nul n'ose y toucher, Grec, Italien, ou Sarrasin. En même temps, Adrien exerce pour le roi des Francs une surveillance attentive sur l'Italie ; tous les faits qui peuvent troubler la puissance de Charlemagne lui sont dénoncés ; quand un comte ou un évoque lombard menace d'une sédition, Adrien se hâte de l'écrire à son ami ; c'est l'agent attentif de la puissance des Francs ; les intérêts sont communs. Les épîtres d'Adrien, adressées à son fils et protecteur le roi des Francs, sont nombreuses ; tontes sont relatives à l'organisation de l'Italie et à l'esprit séditieux et mécontent des Lombards : tantôt il les dénonce comme affranchis de toutes les lois de la morale, tantôt comme les ennemis de la religion catholique et les implacables adversaires de saint Pierre, dont l'étendard brille sur le Vatican. Adrien témoigne sa joie à Charlemagne de tout le bien qu'il fait à l'église, de ses bonnes intentions pour elle : Mon bon et excellent fils, mon seigneur roi établi par Dieu[6], je te prie et te demande avec instance, comme si j'étais présent à tes yeux, que tu fasses accomplir ce que tu as promis au prince des apôtres pour le salut de ton âme, et pour que Dieu protégeât ton règne ; par là, le prince des apôtres te donnera une aide et une protection bien plus grande auprès de sa majesté divine. Et ce n'est que parce que le bon portier du ciel, saint Pierre, t'a aidé, que tous tes vœux se trouvent satisfaits ; c'est qu'il est cause que Dieu t'accorde la victoire et qu'il t'a mis en possession du royaume des Lombards ; aie donc en lui désormais la plus grande confiance, carie Seigneur, se rendant à ses pressantes sollicitations, courbera sous tes pieds toutes les autres nations barbares. Hâte-toi de nous satisfaire et de nous confirmer dans nos idées sur la constance de ton cœur, en ordonnant que l'on fasse tout ce que tu as promis. Nous avons en toi la plus grande confiance, et nous sommes sûr que l'amitié qui a été liée entre nous dans le palais apostolique conservera toujours son intégrité[7]. Toutes les félicitations sont ainsi pour Charlemagne sur ses beaux triomphes ; c'est le bon fils, le roi d'Italie par la volonté de Dieu, celui dont la grande épée couvre le patrimoine de saint Pierre. S'il est un méchant, un homme perfide qui trouble la sécurité pontificale, le pape en écrit à Charlemagne pour obtenir qu'il soit expulsé de l'Italie. C'est toujours au nom du prince des apôtres que le pape réclame les droits de Rome, afin d'imprimer par cette prosopopée un plus haut, un plus saint respect aux hommes de force et d'armes : Nous nous plaindrons à ton excellence, doux et aimable fils, de Raginald, homme perfide qui sème la discorde et pousse les mortels au mal ; cet homme cherche tous les moyens de porter tort à la sainte église de Dieu et à nous ; il s'efforce d'enlever méchamment ce que tu as donné à saint Pierre pour le salut de ton âme, et il voudrait se l'approprier ; il est venu avec ses soldats dans notre ville, et en a enlevé les habitants. Je ne crois pas que tu en aies fait don pour l'exaltation de ce duc Raginald. C'est pourquoi nous te demandons avec instance que, par amour pour le bon apôtre saint Pierre, tu ne permettes pas à ce Raginald de demeurer en Italie[8].

Non seulement Adrien aime à correspondre par lettres, mais encore il demande sans cesse que Charlemagne lui envoie ses missi dominici, il veut savoir toute la pensée du roi des Francs, son cher fils ; il persiste pour qu'il lui députe ses envoyés, et comme ils ne viennent pas, le pape délègue à Charlemagne des évoques pour conférer avec lui : Pendant que notre sainte mère l'église apostolique et romaine est dans la joie, en voyant la gloire de ton nom se répandre sur toute la terre, nous, dans le palais apostolique, nous prions et nous offrons à Dieu le sacrifice de la sainte hostie pour la rémission de les fautes. Or, très excellent fils, tu dois te rappeler que dans les réponses que tu nous a envoyées par l'évêque Andréas, notre très révérend et très saint frère, tu nous promettais de nous déléguer tes missi[9] dans le courant de l'automne ; nous les avons donc attendus tous le mois de septembre, celui d'octobre, et le présent mois de novembre, espérant recevoir d'eux des nouvelles de ta santé. Voyant qu'ils ne venaient point, nous avons écrit aux juges, aux comtes que tu as institués à Pavie, pour qu'ils nous instruisissent de l'arrivée de tes missi. Mais ils nous firent répondre qu'aucun envoyé n'était parti d'auprès de toi pour venir nous trouver. De là vient notre vif désir, et le redoublement de notre amour craintif. C'est pourquoi voulant être tout à fait rassuré, nous l'adressons ces envoyés, savoir : l'évêque Andréas, notre très saint frère, Pardus agréable à Dieu, et notre fils chéri Égumenus, les chargeant de visiter et de saluer en notre nom ton excellence très chrétienne, ainsi que notre très excellente fille, ta très aimable épouse, la reine, et tes nobles et doux enfants. Nous leur avons confié tout ce qu'ils doivent te dire, et nous te prions de les bien recevoir et de croire à leur discours ; en un mot, de faire tout ce que tu promis dans le temple des bienheureux apôtres. Nous avons une grande confiance dans la ferme constance de ton cœur, et nous sommes assuré de ta bonté[10].

Le pape Adrien invite Charlemagne, son ami, à un prochain voyage en Italie ; il veut le voir et conférer avec lui : Qu'il vienne lui-même, n'est-ce pas là sa terre, son patrimoine ? Roi des Lombards, tout ce qui s'étend dans le Milanais lui appartient. Or, combien le pontife n'est-il pas rempli de joie, en apprenant que Charlemagne est résolu de visiter son riche patrimoine de Lombardie. Les lettres de ton excellence nous annonçaient que tu comptes venir en Italie vers le mois d'octobre prochain, pour accomplir tout ce que tu as promis à saint Pierre ; le départ des enfants est le bonheur du père, et leur approche le comble de joie. Reconnaissant la perfection, nous avons été rempli d'allégresse, en apprenant que tu te prépares à venir en Italie, afin d'accomplir ce que nous désirons le plus ; que le Seigneur Jésus-Christ fasse donc que nous jouissions le plus tôt possible de ta présence. Nous étions prêt, d'après tes ordres, à faire partir nos envoyés le chorévèque Andréas et le prieur Pardus, avec l'évêque Possessor, notre frère, et le religieux abbé Dodon, tes envoyés, afin qu'ils aillent ensemble te trouver dans le lieu que tu as désigné ; mais Pardus n'a pu partir à cause de la faiblesse de son corps, et à sa place nous avons envoyé l'évêque Valentianus. Vale (adieu)[11].

Cette présence de Charlemagne à Rome est d'autant plus désirée, que le pontife est menacé par bien des perfides : il lui dénonce toujours les Grecs, les Lombards, les Napolitains, qui enlacent et entourent le patrimoine de saint Pierre pour l'usurper[12] : En saluant ta bienveillance, nous t'annonçons par ces lettres que les méchants Napolitains, joints aux Grecs bais de Dieu, écoutant les mauvais conseils d'Arigise, duc de Bénévent, se sont emparés par surprise de la ville de Terracine, qui était auparavant sous l'empire de saint Pierre et sous ton pouvoir. Nous n'avons rien voulu faire en cette circonstance sans avoir pris tes conseils, et nous prions ton excellence de vouloir bien nous envoyer au plus tôt Wulfrin, pour qu'étant ici vers les calendes d'août, il puisse, fort de tes ordres, marcher avec les Toscans, les habitants de Spolette, et même les méchants Bénéventins, et reconquérir cette ville de Terracine, et en même temps Gaëte ou Naples, afin de rendre à saint Pierre tout ce qui appartient à son patrimoine dans le territoire de Naples. Nous avons eu le jour de Pâques une entrevue avec Pierre, l'envoyé des fourbes Napolitains ; nous lui avons demandé ce qui appartient à saint Pierre dans le territoire de Naples ; nous avons exprimé le désir de voir ces peuples se soumettre à ta puissance, et nous avons exigé quinze otages, les fils des plus nobles d'entre eux et de la ville de Terracine ; il y consentait, mais à condition qu'ils seraient déposés entre les mains du patrice de Sicile. Or, nous n'avons rien voulu conclure sans avoir reçu ton avis, car nous ne voulions agir que dans ton intérêt, et nous savons que leurs desseins sont perfides, car ils traitent avec Arigise, le duc de Bénévent, et chaque jour ce même Arigise reçoit les envoyés du patrice de la Sicile. Or, je suis assuré qu'ils attendent tous le fils du coupable Didier, pour combattre tous ensemble coutre nous et contre toi[13]. Nous te prions donc de venir à notre secours, car nous n'attendons courage et force que de loi et de l'apôtre saint Pierre. Nous tenons fort peu à la ville de Terracine, mais nous ne voudrions pas que ceci devint une occasion pour les Bénéventins de se soustraire à ta puissance. Nous te prions ainsi de nous donner au plus tôt des secours, afin que tu mérites par là de régner éternellement avec les saints.

Adrien est le vieux Romain qui s'occupe de grandir et de fortifier le patrimoine de saint Pierre, parce que, héritier des souvenirs du patriciat, il ne veut au fond qu'assurer la domination de Rome sur l'Italie. C'est cette suprématie qui est le but de ses désirs ; Rome, ses monuments, ses cirques, ses basiliques, tout le préoccupe ; Rome est la vieille capitale du Latium, elle doit l'être encore sous les papes. Des grandes choses, Adrien descend aux petits détails ; il demande même à Charlemagne des matériaux pour élever ses basiliques ; la construction des monuments publics est dans l'histoire de Rome la tâche des consuls et des empereurs, comme un devoir de l'édilité ; le pape s'y intéresse aussi : Puisque tu nous a fait dire, très cher et très excellent fils, que tu consentais à nous accorder ce que nous te demandions touchant les poutres[14] qui sont nécessaires aux réparations de la sainte église ; nous te prions de tâcher qu'elles arrivent toutes prêtes à l'église de Saint-Pierre, vers le temps des calendes d'août. Quant à ce qui regarde la voûte ou corniche qu'il faut aussi restaurer dans la basilique de l'apôtre saint Pierre, il serait convenable d'envoyer auparavant un maître qui vît quelle est l'espèce de bois qui convient pour la remettre en l'état où elle était jadis. Ce maitre se rendrait ensuite à Spolette, et y ferait la demande de ce bois, car nous n'en avons point dans ce pays-ci qui soit convenable pour cela. Mais que notre très saint frère l'archevêque Wulchar ne se presse point à venir jusqu'à ce que le bois soit sec, car nous ne saurions l'employer en aucune manière tant qu'il est vert.

Des terres larges , riches , productives , de vastes et populeuses cités ; voilà ce qu'Adrien , le patricien de Rome , veut faire accorder à sa ville éternelle ; c'est le pape le plus dévoué à la puissance et aux souvenirs des Romains; il demande comme un vieux consul que Charlemagne fasse délivrer la terre des Sabins, car les méchants l'empêchent d'en prendre possession[15] : Le très fidèle Maginarius s'est rendu auprès de nous, et les nouvelles qu'il nous a données de ta santé nous ont rempli de joie. Bien que tu lui aies ordonné de nous faire livrer le territoire des Sabins dont tu as fait don à saint Pierre, il n'a pu y parvenir, empêché qu'il en a été par des hommes méchants et pervers. Ce même Maginarius, ton envoyé, a vu la liste qui désigne en détail tous les biens de ce territoire qui appartiennent à saint Pierre, par les donations que lui en ont faites tant les empereurs, que les méchants rois lombards eux-mêmes. Or, si le perfide roi Didier nous a donné, non pas vraiment en entier, mais par parties, ce qui appartenait à l'église depuis une haute antiquité, et qu'aucun des Lombards n'ait osé résister à cet ordre; que ne doivent pas faire ceux qui obéissent à ta royale puissance, que Dieu protège? Il n'est aucun empereur ni roi à qui nous ayons plus de grâces à rendre qu'à toi, car tu nous a accordé en entier ce territoire[16]. C'est pourquoi nous t'envoyons nos légats avec nos instructions pour que tu recherches à fond cette affaire, et que justice soit rendue à saint Pierre; tu mérites, ainsi que ta mémoire soit éternellement rappelée dans l'église du prince des apôtres parmi les noms des saints.

Adrien envoie des reliques, des bannières de soie et d'or, des ossements des martyrs à Charlemagne, qui lui-même est préoccupé d'élever des basiliques : maître des grandes forêts de la Thuringe, du nord de l'Europe, il possède de fortes solives, et les édifices de Rome ne Peuvent s'élever qu'avec son secours ; il lui envoie donc du bois, de l'étain, de la pierre pour restaurer l'église de Saint-Pierre[17], qui a tant souffert par les pluies du printemps, et lui, comme on l'a vu, sollicite des mosaïques, débris de la civilisation grecque à Ravenne, pour ses cités barbares de la Gaule. L'Italie entière appelle la présence de Charlemagne ; les Bénéventins se révoltent, et ils peuvent troubler encore la paix du pontificat : Si les Bénéventins refusent de se soumettre à tes ordres, envoie ton armée aux calendes de mai, viens faire contre eux une irruption à cette époque. Si une armée ne les tient pas en respect depuis le mois de mai jusqu'en septembre, ce très méchant Arigise essaiera de faire quelque tentative contre toi, poussé comme il le sera par les fausses insinuations des Grecs[18] ; car les envoyés des Grecs sont avec lui, tout le monde le sait ; et il y en a d'autres qui résident à Naples : c'est à toi qu'il appartient de décider de quelle manière tu devras en agir, et nous avons en cela la plus grande confiance en ton très puissant jugement ; daigne agir avec le plus de célérité possible, pour notre sécurité comme pour la tienne.

Tout ce qui arrive d'heureux à Charlemagne, ses Victoires, ses triomphes, sont célébrés à Rome comme la fête du pontificat même. Charles vient de vaincre les Bavarois, le pape l'en félicite avec effusion : Mais les perfides Grecs, quand seront-ils domptés à leur tour, eux qui tendent des embûches infinies à Charlemagne, n'auront-ils pas leur châtiment ? Les Grecs se trouvent constamment d'intelligence avec les ducs ou les comtes lombards ou bénéventins ; ils les favorisent dans leur projet de révolte, ils attaquent la papauté et le pouvoir de Charlemagne en Italie. Nous avons reçu avec la plus grande joie tes lettres victorieuses 2[19], et nous avons rendu des actions de grâces à Dieu, en y voyant que ta santé, celle de noire dame la reine et de tes enfants était toujours bonne. Nous avons surtout été réjoui en apprenant la soumission des Bavarois, que nous t'avions prédite et souhaitée. Or, je crois que tu te souviens de ce que dans nos lettres précédentes nous t'avions dit de certains habitants de Capoue, qui sont venus nous trouver. Nous les avons fait jurer devant le tombeau de Saint-Pierre d'être fidèles à l'apôtre de Dieu et à ta royale excellence. Après avoir fait le serment, l'un d'eux, le prêtre Grégoire, a demandé a nous parler en particulier, disant qu'après avoir fait un tel serment, il ne pouvait plus nous tenir rien de secret. Nous l'avons interrogé pour qu'il s'expliquât d'une façon plus claire, et alors il nous a rapporté que tandis que le grand roi Charles quittait Capoue, l'an passé, le duc Arigise envoya des missi a l'empereur Constantin, lui demandant aide et protection, et en même temps l'honneur du patriciat, et le duché de Naples en entier. Il le priait aussi d'envoyer à son aide son cousin Adalgise, avec une forte troupe, promettant de se soumettre an pouvoir de l'empereur, ainsi qu'aux usages des Grecs, par la tonsure et par les babils.

Le pape Adrien n'a pas de repos en apprenant cette alliance des Grecs et d'Arigise, le représentant des rois lombards : Oh ! mon cher fils, écrit-il à Charlemagne, Constantin vient d'envoyer deux serviteurs du palais de Sicile pour conférer le patriciat à Arigise ; ils portaient avec eux des habits d'or, une épée, un peigne et une paire de ciseaux, pour exécuter ce qu'avait promis Arigise, en disant qu'il se soumettrait à se faire couper les cheveux et à être vêtu comme les Grecs[20]. Ils demandaient de plus Romoald, fils d'Arigise, en otage. Quant à Adalgise, l'empereur disait qu'il n'avait pu l'envoyer vers lui, puisqu'il l'avait dirigé avec une armée contre Trévise ou Ravenne. Mais à leur arrivée, leurs mauvais desseins se trouvèrent renversés par la main de Dieu et par le secours des Apôtres, car Arigise et même son fils Waldon étaient morts, et pendant qu'Alto, vôtre très fidèle missi était à Salerne, les Bénéventins ne voulurent en aucune manière les recevoir. Dès que ce diacre s'en retourna, alors ils allèrent les prendre par terre sur le territoire grec, et les reçurent à Salerne. C'est à cette époque qu'ils passèrent trois jours en délibération avec Adelberge, la veuve d'Arigise[21] et les Bénéventins ; ces derniers leur disaient : Nous avons envoyé des députés au roi Charles pour lui demander qu'il nous donne Grimoald pour duc ; nous lui avons adressé la même prière par l'intermédiaire du diacre Atto. Restez donc à Naples jusqu'à ce que Grimoald arrive dans ce pays ; et ce que son père Arigise n'a pu faire, lui Grimoald, quand il sera en possession des dignités qui lui reviennent, l'accomplira ; il se soumettra à la puissance impériale, comme le promit son père, et accomplira toutes ses autres promesses. C'est pour cela qu'ils les reconduisirent par terre et en grande pompe jusqu'à Naples. Les Napolitains les ont reçus en portant devant eux des étendards et des tableaux[22] ; c'est là qu'ils demeurent, se réjouissant par avance du succès qu'ils espèrent obtenir ; et ils trament des complots contre les Napolitains, en compagnie de l'évêque Etienne et de Constantin. Ils ont envoyé à l'empereur la nouvelle de la mort d'Arigise et de son fils, et ils attendent ses ordres pour savoir ce qu'ils doivent faire. Dans tout cela, ô fils très excellent, et que Dieu protège ! faites éclater votre prévoyante puissance, tant pour l'exaltation de votre mère spirituelle la sainte église romaine et notre salut, que pour la sécurité de votre royaume[23].

Tel est presque toujours le sens de la correspondance d'Adrien avec Charlemagne ; ce sont deux pouvoirs qui s'entendent, deux intérêts qui se trouvent en rapport, deux intelligences qui cheminent ensemble pour rétablir l'unité de l'église et de l'empire. Aussi, à la mort d'Adrien, Charlemagne le regrette-t-il comme son ami ; il dicte les vers de son épitaphe, écrite en lettres d'or sur sa tombe ; le chef, le grand roi des Austrasiens, se fait poète latin : Charles pleurant son père a écrit ces vers : Tu étais mon doux amour, je te pleure, père; nous avons joint nos deux noms illustres; Adrien, Charles, moi roi, toi père, souviens-toi de ton enfant, père très bon, jusqu'à ce que cet enfant te rejoigne. C'est le pape Adrien qui prépare l'exaltation de Charlemagne à l'empire, et c'est Léon qui l'accomplit. Léon a plus besoin encore qu'Adrien de l'appui et de la protection de Charlemagne, car Adrien avait pour lui le peuple romain, les patriciens, les fils des sénateurs ; sa famille était puissante, et la liste de ses ancêtres se voyait sur les bannières[24]. Le pape Léon est en hostilité avec les populations de Rome, il invoque le patriciat du chef des Francs à son aide, l'antique ville voit flotter les enseignes des hommes du Nord. Léon vient trouver le roi Charles jusque dans ses cours plénières du Rhin, de la Moselle ou de l'Elbe ; il s'agenouille devant le monarque, qui passe immédiatement en Italie pour protéger la papauté. Dans ces conférences intimes, la reconstitution de l'empire d'Occident est arrêtée ; cette dignité flatte l'orgueil de Charlemagne, elle l'élève au rang des césars et des augustes, encore illustre sur toute la surface du monde ; et, à son tour, Léon se trouve protégé par l'empire d'Occident, qu'il place et salue aux mains de Charlemagne. Désormais ce prince est souverain de Rome ; il peut raffermir avec ses Francs le pontificat contre les émotions et les révoltes populaires qui se multiplient avec l'esprit turbulent des Romains. Quand ils ont crié : Vivat Imperator ! Auguste et toujours glorieux ! cela suffit à l'honneur de leur souveraineté.

Dès ce moment, les rapports des empereurs et des papes s'établissent d'une manière plus régulière : dans l'ordre matériel, l'empereur est tout[25] ; dans l'ordre moral, le pape est chef ; les conciles gouvernent le monde catholique ; l'empereur règne sur toutes les terres qui composent l'empire, et les bulles mêmes sont datées de son avènement[26]. Charlemagne et Léon se tiennent par la main dans une voie commune de protection et d'appui ; leur union est telle, leur intimité si constante, que les chansons de gestes, les romans de chevalerie supposent que Léon était bâtard de Charlemagne[27] ; idée toute féodale, tradition germanique, pour expliquer les dons munis de terre que l'empereur fit au pape. Cette confusion de l'empire et de la papauté fut plus tard la cause active de grandes querelles entre les empereurs germaniques et les successeurs de Léon au pontificat : comment distinguer ce qui était de Tordre spirituel ou temporel dans le pacte des Carlovingiens avec les pontifes ? les fils de la maison de Souabe revendiquèrent plus d'une fois les droits de Charlemagne, et les papes eurent à réprimer les prétentions de ces Allemands bardés de fer, qui descendaient par le Tyrol jusque sous les murs de Rome. Les Xe et XIe siècles furent remplis de ces querelles de papes et d'empereurs, qui eurent pour principe les donations de Charlemagne.

La dignité immobile des empereurs de Constantinople, leur vanité pourprée avaient dédaigné pendant plusieurs siècles la dynastie mérovingienne, qui régnait sur les Barbares dans une partie éloignée de leurs frontières. Les empereurs grecs avaient reçu les humbles pétitions de ces chefs francs qui sollicitaient le pallium du consulat ou quelque dignité du palais ; ils leur avaient accordé les titres de chefs, rois tributaires, dans la pensée des scribes couverts d'or ; aussi lorsque la dynastie carlovingienne s'établit, les annales de l'empire ne s'en occupent que pour la querelle des images[28] ; Léon l'Isaurien et Constantin Copronyme écrivirent à Charles Martel et à Pépin pour les inviter à briser ces faux symboles et a faire comme eux main basse sur les reliquaires d'or. En tout le reste, les Francs étaient confondus au milieu de ces Barbares qui entouraient l'empire, parmi ces multitudes de peuples et de tribus. On aperçoit b peine trace des relations des Carlovingiens avec les Grecs ; un ou deux historiens parlent de ce Charles qui avait succédé aux maires du palais des Francs[29]. Plus tard, cependant, il fallut bien tenir compte de la puissance de ce barbare qui menaçait les possessions grecques par la conquête. A Constantin Copronyme avait succédé Léon IV ; nulle révolution de palais ne marqua l'avènement de ce nouvel empereur ; la querelle des images absorbait alors tous les esprits. Léon IV brisait les bas-reliefs d'or, les reliquaires d'argent pour en séparer les pierreries qui ornaient les sanctuaires ; les légendes racontent qu'il s'empara d'une couronne d'or, d'émeraudes et de brillants, suspendue sur l'autel de Sainte-Sophie, et que lorsque cette couronne toucha son front, elle le brûla comme un charbon ardent. Léon IV mourut, laissant pour successeur à l'empire un enfant du nom de Constantin et l'impératrice Irène, qui a laissé une grande mémoire dans les annales du Bas-Empire ; femme forte et implacable, qui, après avoir, selon les mœurs grecques, fait mutiler sans pitié les parents de son mari, ses compétiteurs à la couronne, tint son fils dans la sujétion la plus grande, et quand il fut majeur, le fit déposer pour régner seule. Amie des arts, loin de déclarer la guerre aux images, elle en étendit et en développa le coite, et c'est è elle que Ton doit la conservation des beaux monuments byzantins.

A ce règne d'Irène, il faut aussi rattacher les premiers rapports d'intimité entre Charlemagne et l'empire d'Orient ; ils commencèrent sans doute aux invasions des provinces lombardes et de l'exarchat de Ravenne, des fiefs de Frioul, de Bénévent, de Spolette par les comtes francs ; mais alors ils avaient un caractère de conquête et de guerre. Ces terres n'étaient-elles pas possédées par les Grecs ? Elles formaient, il y a moins d'un siècle, les attenances de l'empire d'Orient ; l'Adriatique était grecque, et les conquêtes des Lombards les avaient arrachées à la couronne d'or des empereurs. Irène eut des rapports d'amitié avec Charlemagne, roi des Francs, lorsqu'il fut couronné à la Monza ; les annales disent qu'elle proposa son fils Constantin pour époux à une des filles de Charlemagne, Gertrude ; les fiançailles furent célébrées[30]. Les chansons de gestes racontent même qu'Irène, l'impératrice couronnée, avait offert sa main à Charlemagne, qui aurait ainsi ajouté une fille de la Grèce à ses femmes franques et germaniques, et uni les deux couronnes impériales. Léon III fut le grand promoteur de ce mariage ; les papes, ces véritables symboles du principe d'unité, voulaient faire cesser les querelles religieuses de l'Occident et de l'Orient ; l'union mystique ou matérielle d'Irène et de Charlemagne eût été comme la fin du schisme par la reconstitution de l'univers romain.

Tout cela fut rompu par les intrigues secrètes des princes lombards, réfugiés à la cour de Constantinople ; il y eut même une guerre déclarée entre les Grecs et les Latins ; et Jean, le logothète de la milice, débarqua de la Sicile dans le royaume de Tarente et de Naples pour chasser les Francs de l'Italie. Dans quelques courts engagements, les Grecs dispersés fuirent au loin devant les lances des Francs ; Jean le logothète fut pris et mis à mort par les ordres de Charlemagne. Les Grecs, si avancés, si énervés de civilisation, étaient affaiblis comme soldats ; pouvaient-ils lutter contre les hommes du Nord, ces Francs d'Austrasie, plus puissants que les Bulgares qui menaçaient leur capitale ? Irène, la protectrice des images, la femme artiste, ne renonça point au projet d'unir son fils Constantin Porphyrogénète avec Gertrude ; elle envoya une ambassade grecque, qui vint trouver Charlemagne à Aix-la-Chapelle ; là, de nouvelles fiançailles furent célébrées, et ces noces étaient si positivement convenues pour un temps prochain, que les envoyés grecs laissèrent à Gertrude un eunuque très instruit, pour lui apprendre les mœurs, les habitudes de Byzance et la langue qu'elle devait parler aux ministres du palais[31]. Ces rapports d'Irène et de Charlemagne se continuèrent jusqu'à ce qu'une nouvelle révolution renversa le pouvoir de l'impératrice, et l'historien Théophane assure qu'il fut encore question de réunir les deux empires : Des apocrisiaires, dit-il, furent envoyés pour qu'Irène fût unie par mariage à Charles, et que les empires d'Occident et d'Orient fussent réunis en un seul ; mais Actius, voulant assurer l'empire à son frère, empêcha ce dessein[32]. C'eût été un immense événement que ce mariage de l'empereur d'Occident avec l'impératrice orientale ; cette union aurait reconstitué l'empire romain dans ses vastes limites, et les Barbares n'auraient pas brisé les derniers fragments de l'antique civilisation. Mais dans la marche des temps, il est rare que les choses se reconstruisent sous les mêmes formes ; ce qui tombe ne se relève plus, et quand un œuvre est fini, nul ne peut entreprendre d'en ramasser les débris pour le refaire grand et fort en tout ; la vie ne peut être donnée à ce qui est au tombeau.

Cette révolution du palais de Byzance qui brisait le sceptre d'Irène élevait à la pourpre un chef de guerre, Nicéphore ; les soldats le portèrent sur leurs boucliers, ainsi qu'on le voit aux miniatures contemporaines[33] ; le patriarche le couronna dans Sainte-Sophie. Irène, respectueusement traitée d'abord comme l'épouse de Léon et la mère de Constantin Porphyrogénète, fut ensuite jetée dans un monastère, et on conduisit celle qui était naguère la puissante impératrice captive et prisonnière dans l'île de Lesbos. Une lettre des envoyés francs à Constantinople raconte cette révolution de palais ; ils avaient soutenu Irène tant qu'ils l'avaient pu, comme l'alliée de Charlemagne. Quand la révolution fut accomplie, ils quittèrent Constantinople pour rapporter eux-mêmes à l'empereur les événements qui avaient agité l'empire d'Orient et les causes politiques qui avaient amené l'élévation de Nicéphore.

Telle était la puissance de Charlemagne, que Nicéphore comprit qu'il devait avant tout rechercher son alliance ; ses frontières touchaient aux siennes, et l'on redoutait ces invasions de guerriers francs que couronnait toujours la victoire. Pour s'attirer l'amitié et la bienveillance de Charlemagne, Nicéphore lui députa une ambassade solennelle : ces Grecs, habiles rhéteurs, devaient justifier l'avènement de Nicéphore et les causes qui avaient brisé le sceptre d'Irène, l'amie de l'empereur des Francs. Le moine de Saint-Gall, le chroniqueur pittoresque, suit attentivement le voyage des ambassadeurs grecs qui viennent saluer Charlemagne au nom de Nicéphore[34]. Les Francs avaient un grand mépris pour cette race de Byzance ; les évêques que Charles avait envoyés à Constantinople firent mille récits sur les mœurs bizarres des Grecs ; quelques-uns de ces récits circulaient sous la tente, et voici comment les raconte le moine de Saint-Gall : Pendant la guerre contre les Saxons. Charles envoya des députés à l'empereur de Constantinople. Celui-ci demanda si les états de son fils Charles[35] étaient en paix ou troublés par les nations voisines. Le chef de l'ambassade lui répondit que tout était en paix, à l'exception d'un certain peuple, appelé les Saxons, qui infestait de ses brigandages les frontières de France : Hélas ! répliqua ce prince, qui croupissait dans le repos et n'était nullement propre à la guerre, pourquoi mon cher fils se fatigue-t-il à combattre des ennemis si peu nombreux, sans renom ni courage ? Je te donne à toi cette nation et tout ce qui lui appartient[36]. À son retour, l'autre raconta ce propos à Charles : Cet empereur, répondit le roi guerrier, aurait fait beaucoup plus pour toi s'il t'eût donné un bon manteau pour faire une route si longue.

Ainsi, les évoques que Charlemagne avait envoyés dans l'empire de Constantinople avaient été mal accueillis, ils s'en souvenaient, et le moine de Saint-Gall ne manque pas d ajouter à son récit comment les Francs s'en vengèrent : Peu après, l'empereur grec à son tour adressa des ambassadeurs au glorieux Charles. Le hasard voulut alors que le même évêque et le duc dont on a parlé fussent auprès du roi. Ceux-ci, quand on annonça la venue de ces députés, conseillèrent au sage monarque de les faire conduire à travers les Alpes, par des chemins impraticables, jusqu'à ce que tout ce qu'ils avaient emporté avec eux fût usé et consommé complètement, et de les forcer à paraître devant lui quand ils seraient ainsi réduits à un dénuement absolu. À leur arrivée, ce même évêque et son compagnon firent asseoir le connétable au milieu de tous ses subalternes et sur un trône élevé ; de cette manière, on ne pouvait manquer de prendre cet officier pour l'empereur ; aussi les ambassadeurs, dès qu'ils le virent, se prosternèrent-ils à terre pour l'adorer ; mais les serviteurs de Charles les repoussèrent et les contraignirent de passer dans des appartements plus reculés[37]. Là, ils aperçurent le comte du palais qui parlait aux grands réunis autour de lui ; ils crurent que c'était le monarque et se précipitèrent à terre de nouveau. Chassés plus loin et souffletés par les assistants[38], qui leur disaient : Celui-là n'est pas l'empereur, ils allèrent encore plus avant et trouvèrent le surintendant de la table royale entouré de tous les gens de son service, couverts de magnifiques habits ; ne doutant pas que ce ne fût le roi, les voilà de rechef à terre. Repoussés encore de ce lieu, ils virent dans une grande salle les hommes du service de la chambre royale autour de leur chef, et ne mirent pas en doute que, pour le coup, celui-ci ne fût réellement le premier des mortels. Mais cet officier s'en défendit, et leur promit d'unir ses efforts à ceux des premiers du palais pour leur obtenir, s'il y avait possibilité, la faveur de paraître en présence de l'auguste empereur. Quelques-uns de ceux qui se trouvaient près de ce prince furent alors chargés de les introduire honorablement.

Charles, le plus illustre des rois, radieux comme le soleil à son lever, et tout brillant d'or et de pierreries, était assis auprès d'une fenêtre[39] qui répandait un grand jour, et appuyé sur Hetton, ainsi se nommait l'évêque envoyé autrefois à Constantinople ; autour de l'empereur étaient rangés en cercle, à l'instar de la milice céleste, ses trois fils déjà associés ou pouvoir, ses filles et leur mère, non moins resplendissantes de sagesse et de beauté que de parure ; des prélats d'une tournure et d'une vertu sans égale, des abbés aussi distingués par leur noblesse que par leur sainteté, des ducs tels que ne parut pas autrefois Josué dans le camp de Galgala. Cette troupe, ainsi que le fit celle qui chassa loin des murs de Samarie Cyrus et ses Assyriens, comme si elle eût eu David au milieu d'elle, aurait pu justement chanter : Que les rois de la terre et tous les peuples, que les princes et tous les juges de la terre, que les jeunes hommes et les jeunes filles, les vieillards et les enfants louent le nom du Seigneur. Les ambassadeurs grecs, frappés de stupeur, se sentirent défaillir, perdirent la tête et tombèrent muets et évanouis sur le carreau[40]. L'empereur, plein de bonté, les fit relever et s'efforça de leur rendre quelque courage par des paroles de consolation. Mais quand enfin ils virent comblé de tant d'honneurs cet Hetton, traité par les Grecs avec tant de haine et de mépris, saisis d'un nouvel effroi, ils retombèrent à terre jusqu'à ce que lé monarque leur eût juré par le roi des cieux qu'il ne leur serait fait aucun mal. Rassurés par cette promesse, ils commencèrent à montrer plus de confiance ; mais une fois de retour dans leur patrie[41], ils ne mirent plus le pied dans notre pays.

C'est ici le lieu de dire combien l'illustre Charles eut autour de lui d'hommes savants dans tous les genres. Après la célébration des matines devant l'empereur, ces Grecs, le jour de l'octave de Noël, chantèrent en secret et dans leur langue des psaumes en l'honneur de Dieu ; le roi, caché dans une chambre voisine, fut ravi de la douceur de leur poésie, et défendit à ses clercs de goûter d'aucune nourriture avant de lui avoir apporté ces antiennes traduites en latin ; de là vient que toutes sont du même style, et que dans l'une d'elles on trouve écrit contervit au lieu de contrivit. Ces mêmes ambassadeurs avaient apporté avec eux des instruments de toute espèce ; les ouvriers de l'habile Charles les virent à la dérobée, ainsi que les autres choses rares qu'avaient ces Grecs, et les imitèrent avec un soin intelligent. Ils excellèrent principalement à faire un orgue, cet admirable instrument qui, à l'aide de cuves d'airain et de soufflets de peaux de taureau chassant l'air comme par enchantement dans des tuyaux aussi d'airain, égale par ses rugissements le bruit du tonnerre, et par sa douceur les sons légers de la lyre. Où fut placé cet orgue, combien il dura, et comment il périt, ainsi qu'une foule d'autres choses précieuses que perdit l'état, ce n'est ni le lieu ni le temps de le raconter[42].

Ainsi, l'on remarquera bien le double sentiment qu'inspirait alors l'aspect de la civilisation byzantine : d'abord un grand mépris pour la lâcheté et la duplicité des Grecs ; les hommes de force et d'énergie qui campaient sur la terre de Franco, dans les cités des bords du Rhin et de la Moselle, n'avaient aucune considération pour ces misérables eunuques, ces baladins couverts de soie qui ne savaient pas défendre leur ville avec la lance et l'épée ; d'un autre côté, ils étaient comme frappés, éblouis de cette civilisation avancée, des monuments admirables, des progrès de l'industrie et des merveilles de la sculpture, d'un orgue harmonieux., d'un tableau aux vives couleurs, d'un riche reliquaire, ou de la pourpre des vêtements somptueux[43]. Ce double sentiment si opposé se manifeste dans les chroniques : parlent-elles des Grecs comme hommes, c'est le mépris, la haine de race ; s'expriment-elles au contraire sur le spectacle qu'offre Byzance, ses monuments, ses jardins, ses statues, ses vastes hippodromes, alors l'enthousiasme éclate, et les moines latins eux-mêmes ne peuvent s'empêcher d'être étonnés d'une civilisation qui ressemble à une belle statue d'ivoire, incrustée d'or et de pierreries. Cette ambassade que Nicéphore a envoyée auprès de Charlemagne n'a pas seulement pour objet de préparer l'alliance entre les deux empires, mais encore de fixer les limites sur les frontières d'une manière précise et permanente. Une telle démarche supposait la reconnaissance pure et simple du titre d'empereur d'Occident en la personne de Charlemagne, et dans les quelques fragments qui nous restent, on aperçoit une modification qui s'opère dans les rapports diplomatiques du grand prince austrasien avec les empereurs byzantins. Charles n'est plus seulement rex, mais basileus, ou quelquefois même imperator ; il n'appelle plus les souverains qui règnent à Byzance du titre de père, il leur donne celui de frère[44] ; il n'est plus leur tributaire, mais leur égal ; changement décisif dans le formulaire, car le formulaire était tout à Constantinople.

Les limites des deux empires furent fixées en Italie, sur les frontières de la Pouille, du duché de Tarente et de Naples ; sur l'Adriatique, à la Vénitie, à la Dalmatie, à l'Istrie ; vers le Danube, les territoires furent séparés par les nations barbares campées dans les steppes depuis le Danube jusqu'au Volga. Cette délimitation se fit avec une sorte de justice et d'impartialité, et le résultat le plus significatif fut la reconnaissance d'un empire d'Occident, salué par les césars de Constantinople comme un renouvellement de cette époque de partage du monde romain, qui avait pris pour siège deux grandes capitales, Rome et Constantinople. Dans la marche des siècles, les idées survivent aux choses ; cet empire romain avait déposé tant de souvenirs de ses augustes et de ses césars, qu'il n'est pas étonnant que les hommes, même d'origine germanique, ne prissent à honneur de restaurer l'empire avec les débris de la civilisation qu'il avait légués au monde. Le titre d'empereur d'Occident avait laissé de grandes traces, même parmi les nations barbares, et l'éclat de Charlemagne en brilla plus vif au milieu des générations[45].

La renommée de cet empereur, le bruit de ses conquêtes et de ses merveilles étaient parvenus en Orient. L'an de l'hégire 470, et du Christ 786, il s'éleva un grand calife du nom d'Aroun-al-Raschild, ou le Justicier ; Aboulféda a raconté les guerres de ses premières années, qui lui assurèrent le califat. Les civilisations de l'Inde, de la Perse et de la Grèce avaient agi sur la nationalité arabe ; on en trouvait partout des traces ; les Arabes ne furent point un peuple créateur, mais un peuple imitateur qui reflétait les traditions persanes, indiennes et grecques : traducteurs des études byzantines, copistes habiles de l'architecture et des arts de l'Indoustan ou des monuments sassanides, héritiers de l'école d'Alexandrie, ils ne créaient rien d'eux-mêmes, mais ils étaient habiles à contrefaire, à imiter et à traduire. Depuis son avènement, Aroun était en guerre avec les empereurs byzantins ; et il n'est donc pas étonnant qu'il ait recherché l'alliance de Charlemagne ; cette politique devait trouver sympathie parmi les Francs d'Occident[46], si hostiles aux Grecs de Byzance. Les chroniques disent qu'Aroun envoya une ambassade à Charlemagne, chargée d'un présent singulier ; c'était une de ces horloges dans le genre byzantin, avec la finesse et la patience de travail que les Arabes possèdent au plus haut degré : douze petites portes composaient le cadran et formaient la division des heures ; elles s'ouvraient pour donner passage à des houles qui, en tombant sur des tympans d'airain, frappaient l'heure. Chaque porte restait ouverte, puis, à la douzième heure, douze petits cavaliers, sortis ensemble, faisaient le tour du cadran et fermaient tontes les portes ; ce qui recommençait le lendemain. Ce travail d'ivoire, admiration de toute la cour de Charlemagne, fut placé dans la cathédrale de Compiègne[47].

Le moine de Saint-Gall, l'écrivain anecdotique, n'a pas manqué de rapporter en tous ses détails l'arrivée des ambassadeurs d'Aroun, et les rapports qui s établirent entre le califat et le nouvel empereur d'Occident : Des ambassadeurs furent envoyés de Perse à l'empereur ; ignorant la position de la France, ils crurent faire beaucoup que d'atteindre les côtes de l'Italie, en raison de la célébrité de Rome, qu'ils savaient soumise à l'empire de Charles. Mais les évêques de la Campanie et de la Toscane, de la Romagne et de la Ligurie, de la Bourgogne et de la Gaule, ainsi que les abbés et les comtes auxquels ils firent connaître le motif de leur voyage, les récusait avec défiance et même les repoussèrent ; enfin, après une année révolue, ces malheureux, fatigués et affaiblis par leur immense voyage, joignirent à Aix-la-Chapelle cet empereur si fameux par ses vertus. Mais, comme ils arrivèrent et furent annoncés à ce prince dans la semaine la plus solennelle du carême, on différa de les admettre en sa présence jusque la veille de Pâques. Comme dans cette fête, la plus grande de Tannée, ce monarque incomparable était revêtu d'ornements qui n'avaient rien d'égal, il fit introduire devant lui les députés de cette nation autrefois la terreur de l'univers. Le très grand Charles leur parut tellement plus imposant que tout autre mortel, qu'ils crurent n'avoir vu avant lui ni roi ni empereur. Il les accueillit avec douceur et leur accorda la faveur insigne de pouvoir, comme un de ses propres fils, aller partout où ils voudraient, examiner toutes choses, faire des questions et prendre des renseignements sur quoi que ce fût. Transportés de plaisir, ils préférèrent à toutes les richesses de l'Orient le bonheur de ne pas quitter l'empereur, de le contempler et de l'admirer sans cesse. Montant donc dans la tribune qui règne autour de la basilique[48], regardant de là, soit le clergé, soit les troupes, mais reportant les yeux sur le monarque et ne pouvant, dans l'excès de leur joie, retenir leurs éclats de rire ; ils frappaient dans leurs mains et s'écriaient : Jusqu'à présent nous n'avions vu que des hommes de terre, mais aujourd'hui nous en voyons un d'or. S'approchant ensuite de chacun des grands, ils admiraient la nouveauté de leurs vêtements ou de leurs armes, et en revenaient encore à l'empereur, comme plus digne de leur hommage. Après avoir ainsi passé la nuit du samedi saint et le dimanche suivant à tout voir dans l'église, ils furent invités dans ce très saint jour au somptueux diner de l'opulent Charles avec les grands de la France et de l'Europe ; mais, saisis d'étonnement de tout ce qu'ils voyaient, ils se levèrent de table presque à jeun. Le lendemain, au moment où l'Aurore quittant le lit de Titon répandait la lumière du soleil, voilà que Charles, impatient d'un oisif repos, va dans la forêt chasser le buffle et l'auroch[49], et emmène avec lui ces envoyés ; mais, à la vue de ces immenses animaux, les Persans, saisis d'une horrible frayeur, prennent la fuite ; cependant le héros Charles, qui ne connaît pas la crainte et monte un cheval plein de vitesse, joint une de ces bêtes sauvages, tire son épée, et s'efforce de lui abattre la tête : le coup manque, le féroce animal brise la chaussure du roi avec les bandelettes qui l'attachent, froisse non seulement de l'extrémité de ses cornes la partie antérieure de la jambe de ce prince de manière à le faire boiter un peu, et rendu furieux par sa profonde blessure, s'enfuit dans un fourré très épais de bois et de rochers. Tous les chasseurs, empressés de servir leur seigneur, veulent se dépouiller de leur chaussure ; mais lui le leur défend en disant : Il faut que je me montre en cet état à Hildegarde.

Dans la vieille chronique, l'impératrice Hildegarde est l'épouse chérie, la compagne attentive de Charlemagne ; elle n'avait point suivi l'empereur dans cette chasse sauvage aux forêts de Germanie ; elle résidait dans ses fermes ou palais : Cependant Isambart, fils de Warin, continue le chroniqueur, avait poursuivi l'animal ; n'osant l'approcher de trop près, il lui lança son javelot, l'atteignit au cœur entre la jointure de l'épaule et la gorge, et le présenta encore palpitant à l'empereur. Le monarque, sans avoir l'air de s'en apercevoir, et laissant à ses compagnons de chasse le corps de l'animal, retourna dans son palais, fit appeler la reine et lui montra ses bottines déchirées : Que mérite, dit-il, celui qui m'a délivré de l'ennemi dont j'ai reçu cette blessure ?Toutes sortes de bienfaits, répondit la princesse. L'empereur alors lui raconta comment les choses s'étaient passées, fit apporter en preuve les terribles cornes de l'animal, et on vit la reine fondre en larmes, pousser de profonds soupirs et se meurtrir la poitrine de ses poings. Quand elle eut appris qu'Isambart, alors dans la disgrâce et dépouillé de tous ses honneurs, était celui dont le bras avait délivré l'empereur d'un si redoutable adversaire, elle se précipita aux pieds de son mari, et en obtint de rendre à Isambart tout ce qu'on lui avait ôté ; ne s'en tenant pas là, elle-même lui prodigua des présents. Les Persans au surplus offrirent à l'empereur un éléphant, des singes, du baume, du nard, des essences diverses, des épices, des parfums et des drogues médicinales de toute espèce[50] ; il semblait qu'ils en eussent épuisé l'Orient pour en remplir l'Occident. Cependant comme ils se trouvaient plus à l'aise avec l'empereur, un certain jour qu'ils étaient plus gais que d'ordinaire et échauffés par un vin généreux, ils adressèrent en plaisantant ces paroles à Charles, toujours fort de sa tempérance et de sa sérénité : Certes, empereur, votre puissance est grande, mais elle est bien moindre cependant que ce que la renommée en a publié dans les royaumes d'Orient[51]. A ce propos, Charles, dissimulant sa profonde indignation, leur dit en riant : Pourquoi, mes enfants, parlez-vous ainsi ? d'où vous vient une pareille pensée ? Eux alors, remontant aux premiers temps de leur voyage, lui racontèrent dans le plus grand détail tout ce qui leur était arrivé dans les contrées d'en deçà des mers, disant : Nous autres Persans, Mèdes, Arméniens, Indiens et Elamites, nous vous craignons plus que notre propre maître Aroun. Que dirons-nous des Macédoniens et des Grecs, qui redoutent votre grandeur comme plus capable de les accabler que les flots de la mer d'Ionie ? Quant à tous les insulaires chez lesquels nous avons passé, ils se montrent tellement empressés et dévoués pour votre service, qu'on les croirait nourris dans votre palais et comblés de vos plus magnifiques et plus honorables bienfaits. Mais les grands de votre pays ne nous semblent pas assez soigneux de vous plaire, si ce n'est en votre présence ; et en effet, quand, comme voyageurs, nous les avons suppliés de daigner faire quelque chose en notre faveur, par respect pour vous, que nous venions chercher de si loin, ils nous ont renvoyés sans nous écouter et les mains vides. L'empereur alors priva de toutes leurs charges et honneurs les comtes et les abbés auxquels les ambassadeurs s'étaient présentés[52] ; quant aux évêques, il les condamna à de fortes amendes, et ordonna ensuite que les députés fussent reconduits avec les plus grands honneurs et les soins les plus attentifs jusqu'aux frontières de leur propre pays. Ces rapports entre l'empereur d'Occident et les califes reposaient particulièrement sur la nécessité mutuelle de surveiller les souverains de Byzance ; l'admiration des califes était fort naturelle pour Charlemagne, mais la politique ne restait point étrangère à ces relations suzeraines. Le moine de Saint-Gall continue à raconter les ambassades merveilleuses qui vinrent saluer l'empereur aux cours plénières d'Aix-la-Chapelle : Il vint aussi des envoyés du roi d'Afrique, qui offrirent en présent un lion de Lybie, un ours de Numidie, du fer d'Ibérie, de la pourpre de Tyr, et d'autres productions rares de ces contrées[53]. Le généreux Charles, non seulement alors, mais pendant tout le temps de sa vie, fit don, à son tour, aux Libyens, très pauvres en terres labourables, des richesses que fournit l'Europe, le blé, le vin, l'huile ; il les nourrit ainsi d'une main libérale, se les conserva éternellement soumis et fidèles, et n'eut pas besoin de les assujettira de vils tributs. Lui-même cependant envoya au roi de Perse des ambassadeurs qui lui présentèrent des chevaux et des mulets d'Espagne, des draps de Frise blancs, unis ou travaillés, et bleu saphyr, les plus rares et les plus chers qu'on put trouver dans ce pays ; on y joignit des chiens remarquables par leur agilité et leur courage, et tels que le monarque persan les avait demandés précédemment pour chasser et prendre les lions et les tigres. Ce prince, donnant à peine un coup d'œil aux autres présents, demanda aux envoyés quelles bêtes fauves ces chiens étaient dressés à combattre. Les députés ayant répondu qu'ils mettraient en pièces sur-le-champ tous les animaux contre lesquels on les lâcherait. C'est, répliqua le roi, ce que prouvera l'événement. Voilà que le lendemain des bergers, fuyant devant un lion, poussent de grands cris ; on les entendit du palais du roi, et celui-ci dit aux ambassadeurs : Amis Francs, montez vos chevaux et suivez-moi. Ceux-ci, comme s'ils n'eussent éprouvé ni fatigue ni lassitude, marchèrent gaiement à la suite du monarque. Quand on fut arrivé en vue du lion, quoique encore loin, le chef des satrapes dit à nos gens : Lancez vos chiens contre le lion. Obéissant à cet ordre, et courant avec la plus grande vitesse, les Francs égorgèrent avec leurs épées d'un acier du Nord, et encore endurcies par le sang des Saxons, le lion saisi par les chiens de Germanie[54]. A cette vue, Aroun, le héros le plus brave des princes de son nom, frappé de la supériorité de Charles, même dans les plus petites choses, lui prodigua les plus grands éloges en ces termes : Je reconnais maintenant combien est vrai tout ce que j'entends raconter de mon frère Charles ; je le vois par son assiduité à la chasse et son soin infatigable d'exercer sans cesse son corps et son esprit ; il s'est accoutumé à vaincre tout ce qui existe sous le ciel. Que puis-je donc faire qui soit digne de ce roi qui m'a comblé de si honorables soins ? Quand je lui donnerais la terre promise à Abraham et qu'a vue Josué, il ne pourrait, à cause de l'éloignement, la défendre des attaques des Barbares ; ou si son magnanime courage le portait à la protéger contre eux, je craindrais que les pays qui confinent à celui des Francs ne tâchassent de se soustraire à sa domination. Je chercherai cependant les moyens de lui faire ce présent, je lui céderai la suprême puissance sur ce pays, et je le gouvernerai comme son lieutenant. Que toutes les fois qu'il le voudra ou le jugera convenable, il m'envoie des commissaires, et il me trouvera administrateur fidèle des revenus de cette contrée[55].

L'histoire ne doit point prendre comme une vérité absolue ce récit du moine de Saint-Gall, si enthousiaste pour Charlemagne, mais il constate l'importance que désormais le califat et les empereurs d'Occident apportent dans leurs bons rapports ; les Grecs leur étaient hostiles. Les califes aussi avaient pour adversaires les Arabes d'Espagne, que les Francs comptaient également pour ennemis. Charlemagne et Aroun-al-Raschild n'avaient aucun intérêt opposé ; si la foi religieuse était un obstacle à leur intimité profonde, la politique, le commerce les rapprochaient incessamment ; ils se ménageaient. Les deux empires ne se touchaient par aucun point ; Charlemagne trouvait dans l'amitié d'Aroun un moyen de développer sa marine et de favoriser l'esprit de pèlerinage, qui alors s'étendait vers la Syrie. Aroun-al-Raschild ne céda point la souveraineté de la Palestine à Charlemagne ; c'était là une de ces traditions de chroniques que Ton peut placer dans les romans de chevalerie[56] ; mais il accorda aux pèlerins un libre passage pour Jérusalem. Les idées de pérégrination étaient familières à l'Orient ; un tombeau faisait mouvoir des générations entières ; les mœurs nomades rendaient communs les voyages d'un point à un autre du désert pour des actes de foi et de piété. On s'accorda mutuellement des privilèges, des prérogatives ; Charlemagne et Aroun s'entendirent par une politique commune contre les Grecs ; l'ascendant moral de l'empereur en Orient grandit à ce point, qu'on reporte à son règne l'origine de la plupart des Chartres commerciales et des privilèges mercantiles des Français en Syrie.

Roi et empereur, Charlemagne se trouve en rapport avec les émirs d'Espagne, les comtes de Castille, les vassaux ou les peuplades qui entourent ses immenses domaines d'Occident. Quand on parcourt les Chartres, on est frappé de cette multiplicité d'hommages qui viennent saluer l'empereur. Tantôt ce sont les émirs ou alcayds de Catalogne ou du Guadalquivir, qui, chargés de présents, se déclarent vassaux dans ses cours plénières ; tantôt les chefs de tribus, les ducs, les comtes viennent se grouper autour de l'autorité suzeraine[57] de l'empereur. Le nom de Charlemagne est partout si connu, que dès l'instant qu'il se montre on vient à lui. Ce règne est tellement heureux, tellement fort, qu'on ne trouve qu'une seule défaite lamentable, celle de Roncevaux. On ne peut pas appeler rapports diplomatiques les relations qui s'établissent entre les émirs, alcayds, comtes de Castille et Charlemagne ; ce sont des hommages féodaux, des soumissions par tributs et présents ; il n'y a de rapports sérieux, d'égal à égal, qu'avec les empereurs de Constantinople et les califes de Perse.

Quelques chartres constatent aussi les relations de Charlemagne avec les chefs, rex ou conducteurs de l'heptarchie saxonne, et particulièrement avec Offa, roi d'Ecosse, qui parait l'ami de l'empereur[58]. L'Angleterre, dans ses divisions et ses morcellements infinis, avait eu le privilège d'envoyer presque tous les puissants convertisseurs de peuples qui parcouraient l'Allemagne pour y prêcher la loi du Christ. Ces prêtres dont Boni face fut le chef venaient de la Grande-Bretagne pour annoncer la foi au monde ; ils avaient quelque chose de hardi, d'audacieux, comme toutes les populations saxonnes. Ils traversaient la Belgique, la Neustrie, pour se transporter sur les bords de l'Elbe ; Charlemagne mit beaucoup de prix à favoriser ces prédicateurs, instruments actifs pour la conversion de la Saxe ; l'empereur les exhorte, les prie incessamment de visiter les provinces de son empire ; l'exemple de saint Boniface est puissant ; Charles veut qu'il soit suivi, les prédicateurs chrétiens affermissent les conquêtes ; ces relations avec les prêtres anglo-saxons préparent les plus vastes rapports qui s'établirent à la fin des Carlovingiens. Mais jusqu'au règne d'Alfred le Grand, rien d'un peu grand ne s'accomplit en Angleterre. La race saxonne demeure dans ses campements militaires morcelée en heptarchie ; il n'y a pas plus d'unité que dans l'Austrasie et la Neustrie avant l'avènement de Charlemagne. Chercher là des rapports réguliers, ce serait mentir à l'esprit du temps et à l'histoire.

 

 

 



[1] Cependant le règne du roi Dagobert me paraît faire une grande exception. La civilisation orientale avait envahi par le commerce les formules et les dignités des rois francs. (Voyez sur ce règne spécialement AUDOENS de Vita S. Elegii : Bollandist., August., 7.)

[2] Etienne Ier gouverna l'église de 752 à 757.

[3] Etienne II fut élu pape en 768 et mourut en 772.

[4] Adrien occupa le pontificat de 772 à 795.

[5] La correspondance du pape Adrien et de Charlemagne, telle que je vais la traduire, est entièrement dans le Codex Carolinus (manuscrit de Vienne). Les Bénédictins ne l'ont connue qu'imparfaitement ; toutefois, Dom Bouquet a publié plusieurs de ces lettres dans Gallor. histor. collect., t. V.

[6] Epist. VII, Codex Carolinus.

[7] Ann. 776. Le pape Adrien fait ici allusion au premier voyage de Charlemagne à Rome, quand il fut couronné roi à la Monza. Muratori a donné par extraits cette épître, et Baronius l'a publiée comme un témoignage des rapports paternels du pape avec l'empereur.

[8] Ce Raginald était évidemment un comte de race franque, qui conservait son type anti-clérical comme Charles Martel ; ne serait-ce pas le même que Renaud de Montauban, altier, implacable, de la famille méridionale d'Aymon. (Cette lettre est dans le Cod. Carol., epist. VII.)

[9] C'est à ce moment que le système de Missi Dominici s'établit sur de très larges bases ; c'étaient généralement des comtes et des clercs. On voit que le pape lui-même envoie des légats. Il serait possible que Charlemagne eût emprunté son idée des Missi Dominici aux légats de Rome ; l'empereur dut tant d'idées à l'église romaine !

[10] Codex Carolin., epist. X. Elle est dans Dom Bouquet. Gall. hist. collect., t. V. D'après ce passage, il paraîtrait constant que les Missi Dominici avaient des légations non seulement dans le royaume, mais encore au dehors, comme de véritables ambassadeurs.

[11] Epist. XI Adrian. ad Carol., Dom Bouquet, t. V. Voyez aussi les détails que donne le continuateur de Baronius, le père Pagi, sur ces tristes épreuves du pape Adrien.

[12] Pour toutes ces querelles lombardes et napolitaines avec les papes, on doit consulter Muratori : Annal. ital. medœi œvi, ad ann. 774-795.

[13] Les Napolitains étaient alors en pleine intelligence avec les Grecs, et servaient d'auxiliaires aux empereurs de Byzance. La Sicile était soumise à un patrice grec, mais les invasions des Sarrasins ne laissaient aucun repos aux habitants. (Voyez Muratori, Dissert. de Ital. Mediœ œvi, V.)

[14] Charlemagne avait fait demander au pape Adrien les mosaïques de Ravenne pour embellir sa basilique d'Aix. (Epist. LXVII, Cod. Carol.) Le pape fait demander à son tour des poutres au roi austrasien, possesseur des vieilles forêts de la Germanie.

[15] Codex Carol., epist. XIX. C'est toujours l'exemple de Constantin que les papes invoquent pour appeler les protections de Charlemagne. (Epist. LXVII, p. 223.)

[16] Il faut remarquer que c'est toujours dans l'intérêt des Romains que parle le pape Adrien, véritable patricien élu des familles antiques. (Epist. XIX, Codex Carolin.)

[17] C'est l'église primitive qui contenait les tombeaux, et qui n'a rien de commun avec la basilique moderne.

[18] A ce moment, les empereurs de Constantinople suivent activement de grandes intrigues en Italie contre les papes. La querelle des images servait de prétexte ; autrefois ennemis de la famille lombarde, ils en deviennent maintenant les protecteurs. (Voyez Muratori : Annal. Italiœ mediœ œvi, ad ann. 789-795.)

[19] Il faut remarquer que les lettres de Charlemagne sont très rares, même dans le Codex Carolinus ; les Bénédictins en ont publié quelques-unes dans le Ve volume de Galliœ histor. collect. ; Pertz les a complétées par ses laborieuses recherches, tome III.

[20] On voit ici le développement de l'intrigue grecque en Italie, qui lutte à la fois contre la domination des Francs et des Romains. Muratori a parfaitement fait ressortir ce point historique d'une si haute importance : Annal. Ital. mediœ œvi, ad ann. 780-795.

[21] Les Arrighi actuels se vantent de cette vieille origine lombarde ; les généalogistes ne leur ont point manqué à cet effet.

[22] A la manière des processions grecques.

[23] Codex Carolin., Epist. XXXI.

[24] Il existe bien moins d'épîtres de Léon à Charlemagne que du pape Adrien à ce prince. Dom Bouquet a publié tous les fragments qui existent encore : Gall. histor. collect., t. V.

[25] Le poète saxon dit de Charlemagne, protecteur de Rome :

Eccesiam Petri summus qui clavige aulœ

Illi celestis dare prœmia maxima posset.

[26] C'est l'observation laite par les Bénédictins dans l'Art de vérifier les dates ; Baronius et Pagi atténuent les preuves, ad ann. 790-601. Il y a, je le répète, trois avènements pour Charlemagne : 1° royauté franque ; 2° royauté lombarde ; 3° l'empire.

[27] Voyez sur cette singulière filiation de Charlemagne et du pape la chanson de gestes de Huon de Bordeaux ; on sait que dans cette chanson Maugis le magicien doit succéder au pape Léon.

[28] Les belles épîtres de Grégoire II à l'empereur Léon l'Isaurien nous ont été conservées en entier ; c'est la plus noble défense des arts. On peut les voir dans les Actes du concile de Nicée. (Collect., t. VIII, p. 651-674.)

[29] J'ai donné le curieux passage de Théophane sur le couronnement de Pépin ; il n'y a rien autre dans les Byzantins, que j'ai parcourus auteur par autour avec un grand soin. Charlemagne est toujours désigné sous le titre de Καρωλλον Βασιλευς.

[30] L'historien Théophane a rapporté quelques souvenirs de ces bruits d'union et de mariage d'un fils d'Irène et de la fille de Charlemagne. Ce passage de Théophane suppose que la langue grecque dut être parlée à la cour de Charlemagne.

[31] Monach. S. Gall. — La Chronique de Saint-Denis se borne à dire : En celluy temps envoia Helaine, l'empereris de Constantinoble, à l'empereur un message pour confermer paix et amour entre les François et les Grieux. — ad ann. 801.

[32] C'est au moins dans ce sens que j'ai traduit le passage de Théophane.

[33] J'ai déjà dit que la Bibliothèque du roi possède un magnifique MSS. grec de saint Grégoire de Nazianze, avec des miniatures de l'école byzantine. On y trouve précisément un roi, un prince ou un empereur proclamé sur un bouclier.

[34] Monach. St-Gall, lib II.

[35] Les empereurs de Constantinople ne donnaient que le nom de fils aux autres souverains.

[36] Monach. S.-Gall, lib. II. Ce passage est très curieux sous plus d'un rapport ; il fait connaître d'abord les tristes principes du gouvernement de Constantinople, et ensuite le mépris profond des Occidentaux pour le caractère et le courage des Grecs,

[37] Le moine de Saint-Gall nous fait ici connaître l'ordre et la hiérarchie du palais de Charlemagne, liv. II. Hincmar a été plus pompeux et plus précis dans son livre De ordine palatii.

[38] Cum colaphis propelerentur. Monach. S. Gall, lib. II.

[39] Charlemagne, dont le costume si simple nous a été décrit par Éginhard, déployait un grand luxe dans ses cours plénières et d'apparat ; tout était riche jusqu'à son épée : Aliquoties gemmato ense utebatur quod tamen nisi in prœcipuis festivitatibus, vel si quando exterarum gentium legati venissent faciebat.

[40] Le moine de Saint-Gall, qui porte à un très haut point l'exaltation du caractère franc, exagère sans doute ce tableau avec ses habitudes ordinaires ; il se complaît à abaisser les Grecs. (Monach. S. Gall, lib. II.)

[41] Les Grecs revinrent encore plus tard en ambassade : Moult desiroit cil Nicephore, empereur de Constantinoble, qu'il eut la paix et l'amour de l'empereur, ainsi comme Micheau et Leon et les autres devant luy avoient eu. Souvent luy envoioient leurs messages de leur volenté pour confermer paix et aliance. Si cuidoit bien qu'ils le feissent plus pour paour que pour amour, et pour ce qu'il avoit nom d'empereur, ils l'avoient suspeconneux et doubtoient qu'il ne leur tollist leur empire. (Chronique de Saint-Denis, ad ann. 810.)

[42] Monach. S. Gall, lib. II.

[43] Ce qu'on appelle l'école byzantine se révèle dans tous les monuments des arts des VIIIe et IXe siècles ; c'est une question que je traits à part. La Bibliothèque du roi possède quelques riches débris (couvertures de MSS., vieux missels). M. de Bastard me parait trop nier l'influence de l'école byzantine sur les arts de l'Occident.

[44] C'est du moins ici le témoignage des historiens occidentaux ; les chroniques byzantines conservent leur hauteur habituelle à l'égard des Barbares ; mais le témoignage de Théophane constate que le grand nom de Charlemagne avait laissé de hautes impressions à Constantinople. Comparez Éginhard : Vita Carol. magn., et Muratori, ad ann. 803-813.

[45] Je regrette bien vivement que Gibbon, lui si attentif, si profondément érudit, ait passé avec tant de légèreté sur ces rapports de Nicéphore et de Charlemagne ; il dit à peine une phrase sur les limites de l'empire d'Occident. Voyez au reste la savante dissertation de Coringius : De finibus imperii germanici. Francfurt, 1680, in-4°, et les notes de Struvius. (Corp. hist. German.)

[46] Les rapports des califes et de la race carlovingienne remontent au règne de Pépin. (Voyez la continuation de Frédégaire, ad ann. 763). C'est encore à la Vie des Saints qu'il faut recourir pour retracer cette histoire diplomatique des Francs en Orient. Saint Willibad est pour le pèlerinage d'Orient ce que saint Boniface est pour l'Allemagne, et saint Anschaire pour le Danemark et la Suède. (Voyez Bollandist. Acta Sanctorum.)

[47] Cette horloge a servi sans doute de modèle à toutes les autres formes d'horloges qu'on trouve dans presque toutes les cathédrales du moyen âge. En visitant celles d'Espagne, d'Italie, j'ai presque partout trouvé des fragments de ces horloges mécaniques qui remplacent les cadrans solaires. La plus finie de ces horloges, celle de Strasbourg, était à moitié démontée la dernière fois que j'ai parcouru la belle cathédrale.

[48] Les antiquaires prétendent que la tribune de large et froide pierre qui règne autour du dôme de la cathédrale d'Aix-la-Chapelle est la même que celle que lit construire Charlemagne. J'assistai là à une messe solennelle le jour du jubilé septennal, quand les reliques sont montrées au peuple ; comme les envoyés du calife, j'apercevais le clergé en pompe ; mais de Charlemagne il ne restait plus que la place de son tombeau...

[49] Monach. S. Gall., lib. II. Le poétique chroniqueur se laisse ici entraîner par ses goûts de description, et nous lui devons l'admirable tableau d'une châsse carlovingienne dans les forêts des Ardennes et de Souabe.

[50] Monach. S. Gall., lib. II. Éginhard parle moins longuement des rapports de Charlemagne et du calife Aroun-al-Raschild. Évidemment ici le moine de Saint-Gall traduit une chanson de gestes sur Charlemagne, les cours plénières et les grandes chasses.

[51] M. Reinaud affirme que les historiens arabes ne disent rien des rapports de Charlemagne et du calife ; il en est de ces historiens comme des annalistes pourprés de Byzance, ils dédaignent de parler des Barbares. M. Pouqueville, t. X, p. 529 des Nouveaux Mémoires de l'Académie des inscriptions, nie la vérité des assertions d'Éginhard. Mais l'on sait que M. Pouqueville touchait fort légèrement les sujets d'érudition, et lord Byron même a très vivement attaqué ses travaux sur la Grèce.

[52] Le moine de Saint-Gall formule ici une plainte contre les comtes et les gouverneurs, et la met dans la bouche des ambassadeurs d'Aroun. — M. Reinaud fait très bien observer que M. Pouqueville a confondu le récit du moine de Saint-Gall, véritable tradition et légende, avec le passage plus précis et presque authentique d'Éginhard. La Chronique de Saint-Denis se borne à dire : Cil message estoit venu de par Aaron de Perse estoit droit Persan né d'Orient. (Chronique de Saint-Denis, ad ann. 801.)

[53] La Chronique de Saint-Denis parle de cet envoyé africain, qui était député par l'amiraus (l'émir) Abraham ou Ibrahim. Je crois qu'il s'agit ici d'une députation d'Ibrahim, prince des Aghlabites. La chronique dit : Que l'envoyé estoit Sarrasin né d'Aufrique. C'est ce prince qui reçut les envoyés de Charlemagne accourant réclamer le corps de saint Cyprien, enterré près de Carthage. Voyez, au reste, l'Histoire de l'Afrique d'après d'Ebn-Khaldoun, par M. Noël Desvergers.

[54] Les chiens de Germanie avaient alors une immense réputation ; ils étaient sauvages, enchaînés ; ils attaquaient le sanglier, le buffle ; ils n'avaient rien de commun avec le lévrier féodal, leste et léger, qui forme les supports des blasons. Aussi, dans plus d'un capitulaire, Charlemagne veut-il qu'on prenne un grand soin de ses chiens dans les fermes. Voyez Capitul. de villis.

[55] Monach. S. Gall, lib. II. Il y a dans ce passage du moine de Saint-Gall une grande exagération ; évidemment les califes ne cédèrent point la souveraineté, mais un droit de passage pour le saint sépulcre. C'est depuis lors que le nom de Franc est devenu si glorieux dans la Palestine. La Vie de saint Willibad montre que les privilèges des pèlerins remontent haut. Marseille, Venise commerçaient avec l'Orient.

[56] Il existe plusieurs chansons de gestes sur la Conquête de Jérusalem par Charlemagne ; on peut en voir une originale, MSS. Bibliothèque royale, n° 7192, in-fol. ; Bibliothèque de l'Arsenal, belles-lettres n° 165, in-fol.

[57] A Aix-la-Chapelle en 797, Charlemagne reçut l'hommage de l'alcayd de Barcelone et d'Abdallah, l'oncle de l'émir de Cordoue ; et à Toulouse, Louis, alors roi d'Aquitaine, reçut aussi dans une cour plénière l'hommage d'Alphonse, roi des Asturies et de Galice. Recueil de Dom Bouquet, t. V, p. 22-50.

[58] Il existe quelques épîtres d'Offa à Charlemagne avec les réponses du roi ou de l'empereur. Voir dans Dom Bouquet, t. V. Je regrette que M. Pertz n'ait pas dans ses notes exactement marqué quelle fut l'influence saxonne dans les prédications germaniques.