CHARLEMAGNE

TOME PREMIER. — PÉRIODE DE LA CONQUÊTE

 

RÉSUMÉ. - PÉRIODE DE LA CONQUÊTE (768-814).

 

 

L'œuvre militaire de Charlemagne, si on la suit depuis son origine, embrasse la plus large période de guerre qu'offre l'histoire dans les annales les plus reculées ; sa durée est de quarante-six ans, à partir de l'expédition d'Aquitaine jusqu'aux répressions des populations slaves et à la guerre contre les Huns et les Bohèmes. Les expéditions d'Alexandre le Macédonien, rapides comme un fleuve impétueux, finirent avec cette jeune et orgueilleuse vie qui s'abreuve à la coupe d'Hercule ; l'existence militaire de César, en y comprenant même l'organisation des Gaules, ne se prolongea point au delà de dix-huit années. Annibal et Scipion avant lui, toutes ces vastes renommées, firent des campagnes plus ou moins longues et difficiles, mais aucune ne s'étendit à une période de guerres incessantes, du nord au midi. Les Romains seuls, pris comme corps de peuple, apportèrent dans la succession de leurs conquêtes une persévérance aussi constante, une ténacité aussi grande que celle de Charlemagne.

Cette vie si laborieuse de gloire tenait-elle au caractère personnel de Charlemagne, à la vigueur de sa nature, ou bien était-elle une nécessité de sa politique, une inflexible fatalité de l'ouvre qu'il avait conque ? Cette œuvre si vaste, si incessamment active, était moins individuelle qu'un legs de famille, qu'une conséquence forcée de sa position ; il ne faut jamais séparer l'existence conquérante de Charlemagne d'avec l'histoire de Charles Martel et de Pépin : quel était le but que se proposait cette nouvelle dynastie des maires austrasiens ? la couronne. Or, une usurpation ne s'accomplit pas sans grand labeur, on ne détruit pas sans peine un vieux culte, même une superstition, et le résultat de l'avènement des Carlovingiens est précisément une sorte d'invasion de la race austrasienne sur le territoire de la Neustrie ; les Mérovingiens énervés sont expulsés du trône par les hommes d'énergie qui viennent des bords du Rhin et de la Meuse ; ces rois se sont trop corrompus dans la vie romaine, dans leurs fermes de Compiègne, de Palaiseau, de Quierzy-sur-Oise, dans les abbayes de Saint-Denis, des deux Saint Germain ou de Saint-Martin de Tours. La race austrasienne, d'une haute stature, et qui a passé sa vie dans les provinces allemandes, arrive violemment conduite par ses maires ; elle domine bientôt dans les palais de Neustrie, elle dompte les rois abâtardis et les Francs dégénérés.

Mais cette domination s'accomplit à la condition de mener incessamment les peuples à la conquête et aux batailles ; là commence la glorieuse tache de Charles Martel ; quelle renommée n'acquiert-il pas par sa merveilleuse victoire de Tours ou de Poitiers ? Il délivre l'Aquitaine, il refoule les infidèles jusqu'au delà des Pyrénées ; c'est le premier des grands services des maires de la race austrasienne. Charles Martel, chef de la famille carlovingienne, conserve le type natif, impérieux, sauvage des bordé du Rhin ou de la Meuse ; il ne songe qu'à ses hommes d'armes, et dédaigne tout mélange avec les Neustriens ; il a de braves compagnons qui l'ont suivi dans sa lutte contre les Sarrasins, ils ont délivré de riches territoires ; que leur faut-il ? des récompenses en terre, des bénéfices qu'ils feront ensuite cultiver par des colons ; Charles Martel s'empare donc sans scrupule des possessions ecclésiastiques, il les distribue entre les siens. C'est ici la force germanique qui triomphe ; rien ne se mêle à ce caractère des forêts, à ce type agreste, barbare, qui avant tout reste guerrier.

Pépin modifie déjà la nature de son pouvoir et la tendance de sa mission ; il reste sans doute Austrasien ; il conserve la supériorité de ses armes sur les populations des bords de la Seine et de la Loire ; mais ou le voit se rattacher successivement aux habitudes, aux idées romaines et aux coutumes des Neustriens. Il n'est pas comme Charles Martel implacable dans les guerres ; sa préoccupation n'est pas exclusivement pour les hommes d'armes : comme il veut fonder une dynastie, il voit qu'il ne sera roi reconnu que par l'autorité des papes et de l'église ; il ne pourra empreindre sur son front le caractère sacré qui relevait aux yeux de tous la race des Mérovées, qu'en tendant la main aux évêques et aux pontifes qui dominent dans les saintes basiliques ; il le sait, par un instinct remarquable, et il travaille dans ce but. En cela, il n'abandonne pas sa mission guerrière ; avant tout, il doit s'appuyer sur la race d'Austrasie que son père a conduite des forêts de la Thuringe. Pour elle, la conquête commence ; Pépin doit faire ses preuves ; toutes les guerres que Charlemagne doit accomplir sont commencées par son père : au Midi, il réprime les Aquitaines ; deux fois il passe les Alpes pour combattre les Lombards ; il obtient le grand résultat d'un changement de dynastie ; d'Astolphe la couronne de fer passe à Didier. C'est à Pépin aussi qu'on doit la première soumission de la race saxonne ; il traverse le Rhin et le Weser pour imposer des tributs ; tout petit de taille qu'il peut être, Pépin prépare les larges voies de la conquête carlovingienne ; à sa mort, il laisse donc une immense tâche à Charlemagne, son digne héritier, car il faut qu'il mène à son tour la race austrasienne à la victoire et à la conquête.

Les commencements de ce règne sont incertains, comparativement aux grandes choses qui le précèdent ; ce n'est pas que Charlemagne ne soit dans l'activité de la vie ; quand son père touche le tombeau, il a déjà vingt-six ans ; sa stature, telle que la reproduisent les Chroniques de Saint-Denis, est forte, son bras puissant ; il a suivi Pépin dans presque toutes les guerres ; enfant, il jouait avec le javelot et la framée ; on le portait sur un long bouclier ; il est le digne fils de maire et de roi. Mais ce qui l'empêche d'empreindre ses premières actions de toute son énergie de conquête et de la puissance de son génie envahisseur, c'est le partage de la royauté avec Carloman ; il n'est pas à l'aise dans l'exercice d'un pouvoir commun et balancé ; les esprits un peu hauts n'osent les grandes œuvres que lorsqu'ils sont maîtres absolus d'un terrain, et qu'ils en disposent à leur gré. Quand ils n'ont pas le pouvoir tout entier, ils ne savent pas l'exercer, ils le dédaignent. Ainsi fut Charlemagne lorsqu'il régna de concert avec Carloman ; de là sa lutte inquiète, ses jalousies envers son frère. Carloman expire, et on le voit alors accourir avec ses nuées de lances réunies dans les fermes royales : ces fiers Austrasiens ne reconnaissent pas les enfants de Carloman ; Charlemagne les jette dans le cloître, et les fait raser, comme son père a fait raser les Mérovingiens ; c'est pour aller droit à son but qu'il s'empare des deux couronnes d'Austrasie et de Neustrie ; cette réunion de puissance lui est indispensable. Il n'envisage le pouvoir de haut que lorsqu'il le tient tout seul.

Au temps où son frère Carloman régnait encore avec lui, Charlemagne n'avait pas hésité toutefois à commencer son œuvre militaire ; les Aquitains cherchant à se séparer de la domination franque s'étaient groupés autour de leurs ducs ; ce n'était pas seulement antipathie de race, une de ces haines de nations, de tribus qui restaient vivaces dans ces temps de barbarie ; il y avait encore dans cette révolte des méridionaux d'Aquitaine une pensée politique. Les Aquitains étaient restés fidèles aux Mérovingiens ; les fils de la race sacrée avaient là des partisans, et les ducs d'Aquitaine eux-mêmes formaient, selon les traditions, une branche collatérale de la dynastie des Mérovées. Dans cette situation, Charlemagne n'hésite pas à marcher sur les villes du Midi ; il y est précédé de l'éclat qu'a jeté son aïeul Charles Martel, le vainqueur de Poitiers ou de Tours ; cette répression, il l'accomplit dans une expédition de six mois. Il soumet même les Pyrénées ; il organise militairement les terres de la Loire et de la Caroline ; il sait bien qu'il ne peut acquérir une puissance forte sur ses hommes d'armes qu'en leur donnant la victoire et un partage de terres. Dès ce moment, les peuples d'Aquitaine ne sont plus un obstacle ; ils forment des auxiliaires dans la nouvelle lutte qu'il va entreprendre ; on les voit constamment rangés sous ses enseignes.

La première guerre de Lombardie est impétueuse et rapide, Pépin est allé deux fois à Milan et à Ravenne, mais il n'a point brisé la nationalité lombarde : les rois sont restés puissants sous la couronne de fer. D'où vient que Charlemagne accomplit si facilement cette démolition de la nationalité lombarde, et presque dans une seule campagne ? Y avait-il dans ce caractère quelque chose de plus ferme, de plus impératif, de plus hautain que dans celui de son père ou de son aïeul ? Il faut tout dire : les temps étaient plus préparés ; il est pour les peuples des époques de décadence dont ils ne peuvent se préserver ; la monarchie lombarde était en ruine, Charlemagne ne fit qu'accélérer un mouvement qui serait arrivé sans lui comme avec lui. Quand il passa les Alpes, les Lombards n'étaient plus cette nation conquérante dont le diacre Paul nous a laissé une image si terrible : ce n'étaient plus ces hommes robustes, avec leurs cheveux noirs, flottant sur leurs joues et mêlés à leur barbe longue et épaisse ; dans les villes d'Italie, ils s'étaient tous affaiblis et énervés ; leurs robes de soie étaient traînantes à la manière des Grecs ; ils portaient avec peine le bouclier, le contact avec la domination byzantine leur avait ôté ce mêle aspect des temps primitifs. Les jalousies, les rivalités les divisaient entre eux ; l'obéissance n'était plus complète, les hauts feudataires s'étaient séparés de la couronne de fer ; la Pouille, le Bénévent, le Frioul ne reconnaissaient pas à des titres égaux Didier pour roi des Lombards ; la nationalité était perdue, éparpillée ! Le changement de dynastie que Pépin avait accompli d'Astolphe à Didier servait également les intérêts de Charlemagne ; il en était résulté un attiédissement dans le devoir féodal, des guerres civiles de cité à cité. Supposez maintenant qu'au milieu de cette race affaiblie se précipitent du haut des Alpes de fortes colonnes militaires, des hommes d'énergie conduits par des chefs dont le commandement retentissait partout, Charlemagne et le comte Bernard. Ces hommes à la tète vigoureuse commencent une campagne à la grande manière d'Annibal et des Romains ; ils prennent les Lombards sur le flanc et en face.

Une fois en Italie, les Francs ne se servent pas exclusivement dei moyens militaires ; ils ont encore des éléments de division qu'ils sèment et répandent à propos. Charlemagne se pose d'abord un pied sur Rome, l'autre sur Milan ; là, il trouve la vieille nationalité italique toujours en opposition avec les Lombards ; les papes en sont les représentants, et il s'appuie sur eux dans sa lutte contre Didier. On n'a pas assez remarqué que les pontifes étaient alors comme le symbole du vieux Latium, du patriotisme romain ; à leurs yeux, les Lombards étaient des usurpateurs, des conquérants ; ils voulaient en délivrer l'Italie, et l'instrument fut Charlemagne. Cette royauté lombarde disparaît en une seule campagne ; il suffit pour cela de deux sièges, Pavie et Vérone ; c'est que dans le fait elle était en ruine au moment où les Francs arrivent au delà des Alpes ; elle serait tombée par d'autres causes, si Charlemagne n'était point venu. Il est des époques ainsi préparées, où les hommes ne sont que les bras de cette providence mystérieuse, qui n'est au fond que la grande prévoyance des temps. Chaque nation a ses époques de grandeur et de fatalité ; une nationalité s'efface, une autre apparaît  dans sa vigueur et sa jeunesse ; le brillant édifice s'élève sur la ruine : les mosaïques de Ravenne servirent à orner la basilique d'Aix-la-Chapelle. Voyez avec quelle facilité Charlemagne dispose de Didier ; il en fait un moine, il disperse les chefs lombards dans les monastères ; nul ne s'oppose à sa volonté. A son tour la vieille capitale de Charlemagne, ville silencieuse et morte, a cédé ses magnificences et son éclat à d'autres cités aujourd'hui jeunes et puissantes.

Les guerres contre les Saxons paraissent également marquées d'un caractère spécial ; elles ne durent pas seulement les trente-trois années qui embrassent les expéditions militaires de Charlemagne en Saxe, ainsi que la guerre de Lombardie, commencée encore sous Pépin, elles ne font que s'accomplir sous son fils ; on dirait que Charlemagne est chargé de mettre la dernière main à la pensée carlovingienne ; et quel fils ! Deux fois le roi à la brève taille a passé les Alpes, et c'est Charlemagne qui vient ceindre la couronne de fer à Milan ; Pépin a déployé ses enseignes militaires sur le Weser pour imposer des tributs aux Saxons, et c'est Charlemagne encore qui est chargé de disperser ce peuple et de le faire disparaître pour ainsi dire de l'Allemagne. La guerre contre les Saxons n'a rien de régulier ; elle se résume d'abord en des irruptions soudaines de ces peuplades, qui viennent inquiéter la domination des Francs sur le Rhin : que de sueurs, que de peines pour les dompter ! Un des grands mobiles pour arriver à ces desseins de répression qui dominent Charlemagne, ce fut la prédication chrétienne. A Rome, c'est le pape qui e prêté appui aux Francs pour conquérir la Lombardie ; sur le Rhin et sur le Weser, ce sont les évêques, les saints missionnaires qui préparent les voies à la domination franque. Saint Boniface et Lebwin furent des instruments de civilisation et de conquête. Lorsque Charlemagne veut dompter les peuples. il établit des évêchés, fonde des monastères, envoie des missionnaires actifs pour convertir les nationalités : appuyant son pouvoir sur la crosse épiscopale, il orne sa couronne de la croix ; il sait bien que tout ce qui sera chrétien viendra à lui, tandis que tout ce qui ne l'est pas restera en dehors de son empire.

Il faut tenir compte également de la vigueur militaire de Charlemagne ; on ne peut rien comparer à cette activité, à ces incessantes guerres qui portaient ses paladins sur tous les points de la Saxe. A la face de cette république divisée, de ces tribus éparses, on aperçoit toute la force de l'unité dans la guerre comme dans l'administration publique. Les Saxons morcelés en tribus se brisent comme l'heptarchie qui divise l'Angleterre, ils sont sans relations les uns avec les autres, leurs chefs sont épars, ils traitent séparément avec Charlemagne. Il y a deux causes qui font mourir les peuples : ou une trop grande surabondance de force qui les fait se déchirer dans la guerre civile — c'était précisément la situation sociale des Saxons —, ou bien l'affaiblissement moral de cette énergie primitive qui assure la victoire, et c'est le point où étaient arrivés les Lombards. Ce qui constitue la force de Charlemagne, au contraire, c'est qu'il réunit dans ses mains l'unité et la jeunesse dans le pouvoir ; sans égaux autour de lui, il n'a que des suivants d'armes. La résistance de Witikind, son adversaire, est marquée d'un autre caractère ; il est peut-être aussi grand, mais il ne règne pas sur toute la nation des Saxons ; les chefs autour de lui sont ses égaux ; il ne groupe que moralement les tribus ; on le salue comme un grand homme de guerre, mais il n'est ni roi ni empereur comme Charlemagne ; et voilà pourquoi il est enfin dompté !

Pourtant il se rattache un grand intérêt à cette nation saxonne. Lorsqu'on parcourt l'histoire, on ne sait pourquoi on jette un mélancolique regard sur tous ces peuples qui résistent et tombent après une longue lutte ; les annales des vaincus exercent une mystérieuse puis-sauce sur nous ; ce mélange de grandeur et d'infortune fait réfléchir sur soi-même et sur les desseins de la providence de Dieu ; dans l'abaissement de tous devant un homme, on aime souvent à contempler la résistance vigoureuse et longue de ce qui succombe ; il y a là un déchirement qui resserre le cœur comme si l'on voyait palpiter les entrailles d'une victime. Ainsi furent les guerres contre les Saxons : qui n'a salué cette grande physionomie de Witikind ? on l'aime comme Arminius dans la guerre des Romains, comme ces chefs gaulois qui résistent de ville en ville, le glaive en main, coutre César et ses vieux prétoriens. Chaque siècle emporte des peuples et des dynasties : que nul ne veuille s'égaler aux immortels, dit Homère, et ceci a quelque chose de vrai appliqué aux nations comme aux hommes. Tout est soumis à l'inflexible loi de la mort.

Les expéditions au delà des Pyrénées, qui se développent par les guerres continues de Louis, roi d'Aquitaine, sont ainsi marquées d'un caractère moins carlovingien. Dans la conquête de la Lombardie, j'ai dit qu'il faut tenir compte de l'ancienne nationalité italique ; Charlemagne est aidé par la vieille population soumise aux Lombards, et que représentent ou défendent les papes. Dans la guerre contre les Sarrasins d'Espagne, le même secours arrive ; les Sarrasins campent sur ces terres, comme les Turcs campent aujourd'hui à Constantinople et en Syrie, connue ils furent longtemps sur le territoire d'Alger. Les nations tartares, toujours à cheval, ne forment jamais qu'un peuple superposé sur un autre peuple ; les anciennes races s'y conservent. II parait incontestable que ce qui favorisa les expéditions de Charlemagne jusqu'à l'Ebre, ce furent les anciennes populations chrétiennes, les Goths qui occupaient les villes et les campagnes, presque depuis la Loire jusqu'aux colonnes d'Hercule. Quand la partie active et militaire des Sarrasins eût été vaincue dans quelques batailles, comme à Poitiers, partout la vieille nationalité gothe se réveilla ; et l'expédition de Charlemagne en Espagne fut le premier mobile de l'émancipation complète qui arriva quelques siècles plus tard. Les Francs purent être expulsés de l'Espagne par des vicissitudes ; la guerre a ses chances, les batailles leurs revers ; mais il resta toujours chez les vieux chrétiens la certitude qu'avec un peu d'efforts ils pourraient se délivrer de la domination des infidèles. De là ces luttes des comtes de Castille, ces irruptions soudaines des Goths qui descendaient des montagnes des Asturies pour combattre corps à corps la domination maure.

C'est sous ce point de vue particulièrement qu'on peut dire que les expéditions de Charlemagne ont favorisé le mouvement de la civilisation ; car en elles-mêmes elles ne portaient pas ce noble germe. Les chefs qui suivaient l'empereur à la guerre n'avaient rien de civilisé qui pût les séparer de la barbarie ; Ces comtes qu'il jetait dans les marches militaires, tous profondément germaniques, n'avaient rien de plus avancé que les Saxons, les Allemands ou les Sarrasins ; loin d'apporter la civilisation dans certaines contrées, ils y jetaient pour ainsi dire une nouvelle couche de barbarie ; ainsi dans la Lombardie, dans l'Aquitaine, les Austrasiens étaient loin de favoriser les lumières et un mouvement civilisateur. Et cependant ils avaient en eux deux causes qui avancent prodigieusement la marche et la grandeur des peuples, l'unité et l'autorité. L'élément chrétien, ce grand mobile de civilisation, Charlemagne s'en était emparé par ses rapports avec les papes ; il le résumait dans l'unité, qui est la grande loi du commandement, et dans l'autorité, qui brise toutes les résistances et donne une vive impulsion au bien comme au mal.

En résumé, ce n'est pas sous le point de vue civilisateur que les conquêtes de Charlemagne peuvent être envisagées ; cette intelligence a conservé quelque chose de sauvage comme les forêts de la Germanie ; son œuvre est immense, parce qu'elle garde son empreinte barbare : elle ne donne pas la civilisation, elle la reçoit ; car l'empire qu'il fonde n'est autre chose que la réalisation de l'idée romaine : qu'est-ce que l'empire d'Occident, si ce n'est encore un souvenir de la ville éternelle ? Tout concourt à cette œuvre ; il n'y a pas dans les grandes nationalités qui l'entourent des mobiles de résistance : l'empire de Constantinople est une civilisation usée, éclatante encore, mais qui n'a rien de fort et de primitif. Les Sarrasins ne sont plus à leur période conquérante, le flot recule après avoir débordé. Dès lors une large voie est ouverte à Charlemagne ; il arrive dans un bon temps, on pourrait dire dans une époque choisie ; ces nations qui campent dans l'Austrasie et la Neustrie, il les réunit sous sa main ; il groupe ce qui était morcelé, et cette unité une fois accomplie, il la sanctifie par son union avec Rome. Assez fort pour rester Germanique, il se fait Romain, parce qu'il sait bien qu'avec le glaive ou peut être matériellement maitre du pouvoir, mais qu'on ne le conserve qu'en développant sa force morale : par ses habitudes, il tient aux vieilles forêts ; par ses idées, il veut se rapprocher de cette civilisation qu'il découvre au loin comme un horizon de clarté et de lumière. Ce n'est pas en vain qu'il a visité Rome, parcouru l'Italie ; quand il prend la robe des empereurs, il sait toute la force que va lui donner la croix qu'il porte sur sa couronne.

Cependant la guerre est encore ce qu'il affectionne ; sa nature primitive, il ne l'oublie pas ; les Carlovingiens n'ont d'existence que par la victoire : les conquêtes, il faut les affermir ; les terres, il faut les partager. Bientôt eu étudiant sa législation, nous verrons que les capitulaires de Charlemagne se rattachent encore à ses batailles ; sa vie en est absorbée. Spectacle curieux que cette triple génération d'hommes forts, depuis Charles Martel jusqu'à Charlemagne, tous avec le même dessein, et l'accomplissant avec une fermeté étonnante ! Une fois que le manteau des césars se déploie sur ses larges épaules, sa tâche laborieuse est de retenir sous son sceptre les peuples qu'il a conquis ; mais la répression lui impose plus de travaux et de sueurs que la conquête elle-même. A examiner de près les grandes expéditions de Lombardie, de Saxe et d'Espagne, elles s'achèvent pour ainsi dire dans le terme d'une saison : s'il passe les Alpes, Charlemagne est à Pavie quelques mois après ; au delà des Pyrénées, il touche Pampelune ; au delà du Rhin, dans la Saxe, il se précipite, et ses ailes se déploient sur le Weser ; tandis que la répression devient une tâche de tous les moments, une peine, tin souci de tous les jours ; il doit incessamment porter les armes sur tous les points de l'empire, et pour en finir, il est obligé de prendre des mesures vigoureuses, les campements des comtes sur les extrêmes frontières, la dispersion des vaincus, et un système répressif tellement implacable, qu'il fait décapiter des masses entières de population.

Dans ces expéditions immenses, Charlemagne n'éprouve que deux revers : l'un dans l'Allemagne, lorsque ses comtes sont surpris par les Saxons et brisés dans une attaque générale ; l'autre à Roncevaux, dans les montagnes où périt Roland et Olivier ; on remarquera que dans ces deux tristes défaites Charlemagne ne commande pas ; elles arrivent à ses lieutenants et non pas à lui-même ; nul ennemi n'ose l'attaquer de face, nulle force n'est assez hardie pour lui résister ; ce sont des revers arrivés sans lui, et qu'il n'a pu prévoir ni empêcher. L'empereur d'Occident est d'une taille trop robuste, d'une intelligence trop vaste pour ne pas tout empêcher, tout prévoir ; il répare les échecs de ses lieutenants. Les éléments dont se compose son armée sont parfaits, le noyau est germanique ; il mène les plus forts chevaux, il a sous la main les armes de la meilleure trempe ; son instinct le pousse à de vastes conceptions stratégiques, ou bien il emploie la méthode romaine qui fait servir les peuples conquis à la domination d'un autre peuple. On voit des Lombards marcher dans la guerre contre les Saxons ; les Bavarois passent les Pyrénées et servent dans les armées aux sièges de Pampelune et de Barcelone ; au midi, il établit des campements d'hommes de la nation allemande ; au nord, il mène les Italiens, les Goths et les Cantabres : système, au reste, imité par tous les conquérants. A dix siècles de distance, n'a-t-on pas vu de nobles poitrines polonaises respirer l'air de l'Andalousie, et les sierras passées au pas de course par les chevaux nourris aux bords de l'Oder et de la Vistule. Les chroniques disent que Charlemagne se servit d'un autre élément pour assurer ses conquêtes : le IVe siècle avait été une époque d'invasion ; il avait jeté une couche de Tartares, de Vandales sur les anciens peuples qui habitaient le sol ; ce fut en invoquant ces vieilles populations, en les appelant à l'affranchissement, que Charlemagne put accomplir de si grandes choses dans une période si resserrée.

Maintenant, cornaient cette œuvre est-elle tombée ? Comment se fait-il que le faisceau se soit disjoint presque aussi rapidement qu'il avait été formé ? Trois règnes avaient été laborieusement occupés à fonder la dynastie carlovingienne depuis Charles Martel jusqu'à Charlemagne, c'est là l'époque ascendante : on peut dire que trois vies, Louis le Débonnaire, Charles le Chauve et Louis le Bègue sont aussi occupées à la démolir. Et ceci tient moins au caractère personnel des princes qu'aux circonstances et surtout à la réaction naturelle qui arrive après une période de conquêtes. Rien ne peut se faire contre la nature des choses ; il s'élève de temps à autre des génies extraordinaires, qui, faisant violence aux habitudes, à l'histoire des populations, les groupent, les réunissent malgré elles : comme ces hommes d'exception ont la main dure, ils se jouent des nationalités ; ils donneront les mêmes lois, les mêmes formes de gouvernement au nord, au midi ; à ceux que le soleil brûle, ils imposeront les mêmes codes qu'à ceux que le froid glace et endurcit. Tant que cette main puissante régit ces éléments épars, elle petit les comprimer ; à l'aide d'un gantelet de fer on peut briser toutes les résistances ; mais que la victoire l'abandonne, vous verrez alors toutes ces nationalités courir à leur indépendance, à leur nature propre, à leur instinct, à leur histoire ; c'est ce qui arriva après la mort de Charlemagne. Le partage opéré par Louis le Débonnaire, qu'on a tant critiqué, était commandé par la force des choses ; cette bataille de Fontenay où l'on vit trois frères en armes n'était que l'expression de trois nationalités, qui, la rage au cœur d'avoir trop longtemps été unies, venaient se briser entre elles. Le faisceau de la conquête était disjoint, et chaque peuple retournait à sa primitive nature.

Ce qui resta de cette organisation carlovingienne, ce fut l'Allemagne ; la Neustrie et une portion de l'Austrasie prirent depuis le nom de France, conservant à peine les souvenirs de Charlemagne ; la France se débarrassa au plus tôt de la race allemande pour choisir comme rois ses comtes de Paris ; car le développement du pouvoir de Charles Martel, de Pépin et de Charlemagne n'avait été qu'un nouvel envahissement des Gaules par la nation tudesque. La race allemande fut à son tour éloignée de nos frontières par l'avènement des Capets, les comtes francs de Paris. De là vient que les institutions de Charlemagne vivent encore dans la Germanie, tandis qu'il n'en reste plus trace sous la troisième dynastie dans la France proprement dite : ce qui était Allemand redevint Allemand, ce qui était Franc resta Franc. Puis, les populations barbares que Charlemagne avait refoulées se précipitèrent à leur tour pour déchirer cet empire qui les avait impitoyablement abaissées sous l'épée. Dans celte confusion, il n'y a pas jusqu'à la Neustrie qui ne devienne un duché sous les Nortmans, fils et auxiliaires de ces Saxons que l'empereur a combattus pendant trente-trois ans. Haute leçon politique donnée à tous les conquérants qui font violence à ce que Dieu a marqué lui-même ; les limites des peuples sont les montagnes, les fleuves, les climats, les habitudes : quand on les méconnaît pour élever un édifice gigantesque, presque toujours il se détraque et se brise sur votre tête. A toutes les époques il y a des tours de Babel, et les enfants des boulines sont toujours punis d'avoir trop osé.

Les préoccupations de Charlemagne, universelles quelquefois, restent presque toujours germaniques ; son influence s'exerce particulièrement sur l'Allemagne comme sur l'Italie, parce que ces deux extrémités de l'empire se tiennent la main. De là vient que ses guerres contre les Huns, les Esclavons et les Bavarois eux-mêmes prennent un caractère moitié allemand, moitié italien ; ses armées sont mi-partie de Germains, mi-partie de Lombards ; il marche sur deux ailes, comme un aigle qui déploie sa vaste envergure ; l'Allemagne sans les Alpes, l'Italie sans le Tyrol sont des points vulnérables, et Charlemagne les réunit inflexiblement. L'empereur ne porte pas la même attention aux guerres méridionales ; l'expédition au delà des Pyrénées est évidemment une réaction contre la marche des Sarrasins arrêtés à Poitiers ; cette pointe rapide en Espagne est un peu en dehors du système militaire de Charlemagne ; il y va une seule fois, s'arrête à l'Ebre et revient sur-le-champ à Aix-la-Chapelle ; il y apporte tarit de négligence, qu'il laisse son arrière-garde brisée à Roncevaux ; au delà la Loire, il n'est plus dans sa sphère. L'empereur veille sur l'Italie, parce qu'il la croit indispensable à la sûreté de la Germanie ; c'est une union entre deux peuples disparates, mais qui peut produire une belle race ; c'est une jeune fille brune jetée dans la couche du baron des bords du Rhin, à la haute stature et dont la tête est ornée de cheveux blonds et flottants. Tandis qu'il laisse l'Aquitaine et l'Espagne à son fils Louis, il suit pas à pas tout ce que fait Pépin en Italie, il le seconde, il l'appuie de ses armes.

Après tant de sueurs, tant de soucis, Charlemagne a le chagrin de voir que ce qu'il a cru si fort est profondément vulnérable. Ce n'est plus sur le sol raffermi, au sommet des montagnes ou dans les plaines qu'on attaque le nouvel empire, on ne l'ose pas ; des flottes paraissent sur les mers, et à cela qu'opposeront les descendants de l'empereur ? Ce grand génie est pris au dépourvu ; une nouvelle force ennemie arrive, et il n'est pas préparé ; il travaille incessamment à se couvrir, il ordonne de réunir des navires, des barques ; mais il n'est pas né pour cela ; qui, l'Austrasien, chef de race austrasienne, pourra-t-il lutter avec les Nortmans elles Sarrasins, si hardis navigateurs ? Voilà les causes de sa grande tristesse, de la désolation qu'il exprime, et dont Eginhard et le moine de Saint-Gall se sont rendus les interprètes : vieillard, il pleure sur la fragilité de son œuvre, il sait comment elle tombera, et il n'est pas de désespoir égal à celui du mourant qui voit dépérir le travail de sa vie. Les Nortmans et les Saxons vont faire mouvoir sur les côtes leurs flottilles agiles et intrépides, et Paris même sera assiégé par les Nortmans.

Ainsi, à dix siècles de distance, un autre empire tomba presque par les mêmes causes ; Napoléon avait conçu une œuvre dans les proportions carlovingiennes ; il avait ses avant-postes, ses préfets sur l'Elbe, ses ducs de Dalmatie et d'Istrie, les rois de Bavière et de Saxe pour vassaux ; son jeune vice-roi d'Italie, lieutenant fidèle, passait le Tyrol lorsque lui marchait sur le Danube ; eh bien cet esprit puissant dut sa chute aux mêmes mobiles qui firent périr l'œuvre de Charlemagne ; les fils des Saxons et des Normands, refoulés dans l'île des Bretons, expulsés du continent, lui opposèrent à lui aussi leurs flottes, leurs escadres ; maître du centre de l'Europe, Napoléon ne put garder ses conquêtes, parce que la mer était au pouvoir d'un autre peuple. La chute des Carlovingiens avait été marquée du même caractère ; la conquête avait trop débordé sur le monde pour qu'il n'y eût pas un retour des vaincus sur les vainqueurs dégénérés.

 

FIN DU PREMIER VOLUME