CHARLEMAGNE

TOME PREMIER. — PÉRIODE DE LA CONQUÊTE

 

CHAPITRE XVII. — DÉVELOPPEMENT DES CONQUÊTES FABULEUSES DE L'EMPEREUR CHARLEMAGNE.

 

 

Les deux grandes branches des conquêtes fabuleuses. — Jérusalem. — Saint-Jacques de Compostelle. — Esprit des pèlerinages. — Récit de Turpin. — Persécution des chrétiens d'Orient. — Le patriarche à Constantinople. — Sa chartre écrite à Charlemagne. — Délibération avec les barons pour le saint voyage. — Départ pour Constantinople. — Délivrance de la Terre Sainte. — Translation des beaux reliquaires. — La sainte couronne et le saint clou. — Miracle. — Le trésor de Saint-Denis. — La vision de Charlemagne sur Saint-Jacques de Compostelle. — Dénombrement des villes que prit Charlemagne en Espagne. — Les prodiges. — Les batailles contre les Sarrasins et Agoulant, leur chef. — Dénombrement des barons qui le suivent au pèlerinage. — Agoulant et les Sarrasins déconfits. — Les Maures d'Afrique et Fernagu. — Sens et but de toutes les fabuleuses légendes de conquêtes.

800-814.

 

A mesure que les conquêtes de l'empereur Charlemagne prennent un développement rapide, universel, les légendes elles-mêmes grandissent la poésie de leur récit ; elles ont déjà indiqué les points divers du monde sur lesquels Charlemagne a fait retentir ses armes ; mais c'est surtout depuis qu'il a revêtu la couronne impériale que les dires des chroniqueurs s'emparent de cette grande renommée pour la rehausser et l'exalter encore. Il n'y a plus de limites à ces récits d'imagination, et telle est la puissance de l'idée carlovingienne, que les chroniques les plus authentiques recueillent les récits fabuleux comme la vérité même ; et six siècles après, on ne doute pas encore que Charlemagne ait réalisé les grands faits que la légende lui prête[1].

Les deux épisodes que développent surtout la Chronique de Saint-Denis, d'après le récit de Turpin, sont : 1° la conquête du saint sépulcre ; 2° la délivrance de Saint-Jacques de Compostelle. Ces exploits s'accomplissent à la suite de deux pèlerinages, l'un au tombeau de Jésus-Christ, l'autre à la sépulture du pieux patron des chrétiens d'Espagne. L'idée de pèlerinage se liait alors essentiellement à la pensée de conquête ; d'abord venait le pèlerin isolé pour adorer le saint tombeau ; puis une troupe, enfin une armée qui envahissait le pays : telle était la marche de l'idée de pérégrination ; à cette génération remuante, il fallait des moyens d'activité, elle ne pouvait rester paisible derrière ses murailles, elle avait besoin de respirer le grand air du pays lointain sur les montagnes ou dans les vallées, à la chasse, dans les noires forêts ou dans des voyages aux contrées étrangères. Dans la vie de Charlemagne, ces expéditions fabuleuses aux tombeaux de Jérusalem et de saint Jacques préparèrent deux grands faits de l'histoire : les croisades du XIe siècle et la délivrance de l'Espagne affranchie du joug des Maures.

C'est le faux Turpin, le poète chroniqueur[2], c'est l'archevêque de Reims qui a conté les merveilles de cette double conquête ; et il ne faut pas croire que cette épopée soit une création des derniers temps du moyeu âge, elle se rattache à une époque presque contemporaine ; on la trouve dans les manuscrits du XIIIe siècle comme une tradition sacrée, on peut en suivre les traces même au XIe siècle. Ainsi, à la quatrième génération de l'époque carlovingienne, il passait pour constant que Charlemagne avait délivré le saint tombeau du Christ[3] et remporté des victoires merveilleuses sur les Sarrasins et les Maures. Pourquoi cette double tradition qui s'est maintenue dans les âges les plus reculés, l'histoire ne la ferait-elle pas connaitre ? ne faisait-elle les délices de nos pères, l'orgueil des vieilles générations ? Pourquoi ne pas narrer les hauts faits et gestes que les nobles chevaliers attribuaient à la puissante figure du grand empereur ? Si la chronique sévère peut les élaguer dans sa critique austère des âges morts, nous qui cherchons les traces des croyances éteintes et des grandeurs passées, rappelons avec orgueil ces récits des hauts barons, quand surtout ils révèlent l'esprit d'une époque. En tous les âges notre noble patrie n'a-t-elle pas eu ses glorieuses croyances, ses cultes de gloire, ses mythes de grandeur et de patriotisme ?

Voici donc qu'il advient une grande persécution à la chrétienté dans la terre d'outre mer, les Sarrasins pénètrent dans les contrées de Syrie, s'emparent de Jérusalem et violent le saint sépulcre[4] ; le vieux patriarche, obligé de prendre la fuite, vient trouver Constantin et son fils Léon, empereur de Byzance. A pleurs et à larmes leur compta la grant douleur et la grant persécution qui en la terre d'oultre nier estoit avenue ; comme les félons Sarrasins avoient la cité prise, le sépulcre ordoié et les autres sains lieux de la cité désolé, les chastiaux et les cités du royaume prises, les champs gastés et le peuple occis en partie et partie mené eu captivité. Et tant avoient fait de honte à nostre Seigneur et de persécucions à son peuple, qu'il n'estoit pas ruer d'homme crestien qui n'en deust estre triste et courroucié.

Commuent l'empereur Constantin lui-même n'aurait-il pas été dolent à cette nouvelle du saint sépulcre ordoié ! mais pouvait-il lui seul guerroyer en Palestine, avait-il les forces suffisantes pour, résister aux mécréants l Nul n'ignorait alors qu'en Occident s'élevait un vaste empire, et que la race austrasienne dominait avec sa force et ses leudes ; Constantin envoie ses messages à Charlemagne, l'empereur des Romains : Car la haute renommée de ses mœurs et de ses faits estoit espandue par toutes les parties d'Orient. Les messages de Constantin étaient porteurs d'une chartre scellée par le patriarche khan, sergent des sergents de Dieu en Jérusalem[5]. Avec cette chartre en était une autre toute brodée d'or sur soie oc pendait un beau scel, elle venait de Constantin et de Léon ; or, voulez-vous connaître ce qu'elle contenait : Constantin et Léon, son fils, empereurs et roys des parties d'Orient, mendres de tous et à paine dignes d'estre empereurs, à très renommé roy des parties d'Occident, Charles le très grant, soit puissance et seigneurie béneureusement. Très chier ami Charles le Grant, quant tu auras ces lettres veues et leues, saches que je ne te mande pas pour défaut de cuer, né pour défaut de gens né de chevalerie ; car j'ay aucunes f6is en victoires sur païens avec moins de chevaliers et de gens que je n'ay ; je les ay boutés hors de Jherusalem qu'ils avaient prise deux fois ou trois ; et par les six fois les ay vaincus et chaciés de champ, à l'aide nostre Seigneur, et mains pris et mains occis. Que te diraie-je plus ? Il convient que tu sois ammonesté certainement par moy de Dieu, non pas par mes merites ; mais par les tiennes, à parfaire si grande besoigne. Car une avision m'advint, par nuit nouvellement, quand je pensoie comment je pourroye envaïr ces Sarrasins. Tandis comme j'estoie en telle pensée et je prioie à Nostre Seigneur qu'il m'envoiast secours, je vi soubdainement ester un damoisel devant mon lit, qui m'appella par mon nom moult bellement, un petit me bouta, et me dit[6] :Constantin, tu as acquis aide à Nostre Seigneur de la besoigne que tu as emprise ; il te inonde par moy que tu appelles eu ton aide le grand Charlemaines de France, deffendeur de la foy, de la paix de sainte Eglyse. — Lors me monstra un chevalier tout armé de hautbert et de chances, un écu à son col, l'espée ceinte, l'enhoudeur en estoit vermeille[7], une lance blanche en son poing. Si sembloit, a chief de pièce que la pointe rendist flambe tout ardant ; et il tenoit en sa main un heaume d'or et par semblant estoit vieil et avoit longue barbe. De moult bel voult[8] estoit de grant estature ; le chief avoit blanc et chanu, et les yeulx resplendissans comme estoile. Dont l'en ne doit pas cuider que ces choses ne soient faittes et ordonnées par la volenté Nostre-Seigneur. Et pour ce que nous avons certainement enquis quel homme tu es et de quex meurs et de quex faits, nous nous esjouissons en Nostre-Seigneur, et luyrendonsgràces en tes merveilleux faits, en ton humilité et en ta pacience. Si suis en certaine espérance que la besoigne sera Tinée en prospérité par tes mérites et par ton travail ; car tu es deffendeur de paix, et la quiers par grant desir ; et quant tu l'as trouvée, tu la gardes et nourris en grant amour et en grant charité.

Or, lesdits messages trouvèrent l'empereur Charles en son palais, et lui aussi fut bien dolent en telle nouvelle des désastres de Palestine ? Charlemagne versa des pleurs, il en versa en oyant les funèbres récits ; sachez que les messages furent accueillis en l'abbaye de Saint-Denis en France[9]. L'empereur brisa les sceaux et lut à plusieurs reprises les chartres, et les barons qui l'entouraient lui dirent : Sire, que peuvent chanter ces chartres ?[10] Lors, lui, fit appeler le prudent archevêque Turpin, et comme il était fort savant, il lui demanda de traduire lesdits escrits, et l'assemblée des barons était autour de lui très nombreuse, car c'était presqu'un parlement. Allons mes hommes, quel conseil me donnez-vous ? dit Charlemagne ; et ceux-ci répondirent unanimement : Roy, sé tu cuides que nous soions si las et si travailliés que nous ne puissions souffrir le travail de si grant voie, nous-venons et promettons que sé tu, qui es nostre sire terrien, refuses à venir avecques nous, et que tu ne nous y veuilles conduire, nous mouverons demain matin au point du jour avec les messages ; car il nous semble que riens ne nous peut grever puisque Dieu veult estre nostre conducteur[11]. Jugez si l'empereur fut joyeux à une telle réponse ; il fit donc crier par toutes les terres : que tous ceux, vieux et jeunes, qui voulaient marcher contre les Sarrasins prissent les armes, et la troupe fut si grande qu'on ne savait plus où l'héberger.

Les voilà donc Charlemagne et ses barons en route, avec toutes leurs osts : nul ne pourrait conter toutes les aventures qui advinrent en route ; ils traversèrent bois et montagnes, et ils virent -sur leur chemin une forêt pendant deux jours où étaient moult grifons, tigres, ours, lions, et autres manières de bestes sauvages. Et plus d'une fois ils perdirent leur droit chemin ; ils ne savaient où ils allaient, où ils devaient tourner ; et alors le grand Charles se mit à lire dans son psautier :Beau sire Dieu, mène-moi à la voix de tes commendements. Et par grand miracle, la voix d'un oisel se fit entendre, et s'écria très joyeusement : Franc, Franc, que dis-tu ? que dis-tu ? Et les Grecs eux-mêmes s'émerveillèrent, car il y avait bien oiseau chez eux qui chantait : Chère Basilon Anichos[12] — salut, roi invincible — ; mais nul n'avait parlé comme ledit oiseau qui indiquait à l'empereur la route qu'il fallait suivre[13].

Qui pouvait résister à cette grande troupe de chevalerie ? Jérusalem fut délivrée, les Sarrasins occis, et Charlemagne revint à Constantinople ; il y resta trois jours, comblé de dons et de toute manière de richesses : Destriers, pallefrois, divers oiseaux de proie, pailespalliumet draps de soie de diverses couleurs, et toute à gloire de pierres précieuses. Charlemagne refusa tout et ses barons aussi, car ils étaient venus en pèlerins pour délivrer le saint sépulcre. Lors Constantin l'empereur d'Orient appela Charles l'empereur de France et lui dist en telle manière : — Sire, chier amy, roy de France et empereur auguste, je te requiers humblement, par amour et par charité, que toy et l'ost prengniez et eslisiez à vostre plaisir de ces richesses, qui pour vous et pour vos gens sont assemblés ; et bien me plaisir encore que vous les prengniez toutes. — Lors lui respondit l'empereur Charles que ce ne seroit-il en Dulie manière ; car lui et ses gens estaient là venus pour les célestiales choses acquerre, non mie pour terriennes richesces, et qu'ils avoient souffert de bon cuer les travaulx et voie pour la grace Nostre-Seigneur, non mie pour la gloire de ce monde.

Ce noble refus de l'empereur et de ses barons de prendre tout salaire ne s'étendit pas jusqu'aux saintes reliques : les reliques, c'étaient la gloire et la richesse de de toute cette génération ; les églises les requéraient comme les plus admirables trophées ; Constantinople en était remplie : là, les reliquaires étaient travaillés avec un art infini, une perfection indicible ; la pourpre s'y mêlait à la soie, les topazes, les émeraudes s'enchâssaient dans de l'or ; l'art romain s'était conservé dans la perfection ; mais d'après le vieux chroniqueur, ce n'était pas ces richesses que désiraient les barons ; à leurs yeux, les reliques étaient plus précieuses que tous ces vains ornements. Ce que sollicitait Charlemagne, c'était la couronne d'épines qui avait touché le front du Christ ; sainte couronne qui répandit une douce odeur comme dans un paradis terrestre ; Charles s'agenouilla devant le reliquaire ; et celui qui avait fondé[14] l'immense empire d'Occident se mit à prier Dieu comme le dernier des pèlerins : Je te requiers donc, beau sire Dieu, de cuer dévot et humble, en la présence de ta majesté, que tu veuilles souffrir que je puisse porter une partie de tes saintes peines, et que tu veuilles monstrer visiblement à ce peuple qui est cy présent les miracles de ta glorieuse passion, si que je puisse monstrer au peuple d'Occident le signe de tes peines vraiement, en telle manière que aucuns mecreans ne puissent plus doubter que tu ne aies ce souffert, et paille eue en la sainte croix corporellement, soubs la couverture de nostre fresle humanité ! Et quand il eut dit cette prière, une douce rosée descendit du ciel, et les espines de la couronne fleurirent[15].

Comme tous s'émerveillaient du miracle, comme tous se précipitaient sur les fleurs, Charlemagne se hâta de les envelopper d'un fragment de son pallium vermeil ; puis il mit tout cela dans son gant de la main droite — quel gant, quelle main ! l'idée du géant est toujours là ! —. Combien sont magnifiques tes œuvres, ô Dieu ! et toute l'armée des barons agenouillée rendit grâce à Jésus-Christ. Ils allaient tous en chantant, lorsque l'évêque Daniel apporta le vrai clou qui avait servi à la passion de Notre-Seigneur[16]. Charlemagne, le grand empereur, portait les reliques dans un petit sac de buffle pendu à son cou ; ces reliques consistaient en ceci : La sainte Croix, le suaire de Nostre-Seigneur, la chemise NostreDame, qu'elle avoit vestue en celle heure qu'elle enfanta Nostre-Seigneur sans peine, et la ceinture dont elle ceint Nostre-Seigneur au bercel ; et le bras destre saint Siméon, dont il reçut Nostre-Seigneur au jour qu'il fu offert au temple en Jhérusalem. Et l'organisateur d'un grand empire était fier de porter en son cou ces débris de la mort, ces poussières, ces ossements du sépulcre.

L'empereur d'Occident prit donc congé de l'empereur d'Orient, et, comme il portait toujours à son cou le pieux dépôt dont il ne voulait pas se séparer, dès ce moment l'empereur opéra des miracles sur son passage[17] ; il toucha les enfants et les guérit ; ô prodiges des saintes œuvres ! dans les villes, les maladies pestilentielles cessèrent à l'approche de l'empereur ! La route de cette grande chevalerie fut longue, et c'est à travers mille périls que Charlemagne arriva dans sa cité d'Aix-la-Chapelle ; de tous côtés on accourait pour le saluer et adorer le reliquaire : là, non seulement vinrent les évêques[18], mais encore le pape Léon avec ses cardinaux, tous dans la stupéfaction de voir si merveilleuses aloses ! Quand ils furent ainsi tous réunis, l'empereur leur fit une requête, et leur dit en telle manière : — Seigneurs tous qui cy estes assemblés, vous premièrement, sire pape de Romme, qui estes chie de toute crestienté, et trestous seigneurs prélas, arcevesques, evesques, abbés, je vous requiers que vous m'octroiez un don. — A ce respondit Turpin, l'arcevesque de Reims, pour tous :Très doulx empereur et sire, tant qu'il te plaira à requerre, nous te octroions doulcement et de bonne volonté. — Je vueil donc, dist-il, que vous excomuniei de la compaignie de Dieu et de sainte Églyse tous ceulx qui empescheront et destourberont en quelque lieu que je trespasse, que le corps de moy soit apporté à Aix-la-Chapelle et mis en sépulture. Car je desire à estre là mis honnourablement et en la manière que l'on doit roy et empereur mettre en sépulture, sur tous autres lieux. Et tous répondirent à ce grand empereur, qui au milieu de ses victoires songeait déjà à sa sépulture : Sire, soit fait ainsi.

Le tombeau est une préoccupation qui vient à tous ceux qui ont à remplir une grande destinée ! on prépare sa demeure, la couche froide pour la dépouille de son corps ; on aime à la désigner du haut d'une grandeur périssable, et Charlemagne choisit Aix-la-Chapelle comme la métropole de son empire et la capitale de ses funérailles. Ce fut à Aix qu'il établit le premier landy ou foire aux jeûnes des Quatre-Temps, avec pardon et indulgence pour ceux qui y viendraient ; aux époques d'agitations et de troubles il fallait placer le commerce sous la protection d'une idée pieuse ; les marchandises étaient abritées par les reliques[19].

Comment se fait-il, ajoute le vieux chroniqueur qui écrivait sous l'impression des solitudes de Saint-Denis et des traditions de l'abbaye, comment se fait-il que les reliques et le landy aient été depuis transportés dans notre monastère ? C'est que, voyez-vous, dit la légende : Il arriva qu'un empereur ou roi avait besoin d'argent ; nous avions un reliquaire et des autels tout couverts d'or ; il nous le demanda, et en échange il nous octroya les reliques et le landy d'Aix-la-Chapelle. Ainsi la lutte commence déjà entre Aix, la ville de Charlemagne, et Paris, la cité des Capétiens ; Saint-Denis de Neustrie et la grande basilique d'Austrasie se disputent la supériorité ; tant que Charlemagne habite Aix, sa basilique de pierre a la prééminence ; c'est son trésor, il aime à y séjourner, à se baigner dans ses eaux tièdes. Après lui ses successeurs habitent le plus souvent les forêts qui avoisinent Paris ; alors Saint-Denis conquiert la supériorité ; ses reliquaires, ses foires reçoivent des confirmations[20] ; Aix reste carlovingien, alors même que les derniers débris de cette race disparaissent du inonde ; Paris est la ville capétienne ; elle doit son lustre à une nouvelle lignée de rois. Maintenant voici une nouvelle histoire que nous conte le bon archevêque Turpin ; elle forme le quatrième livre des faits et gestes du fort roy Charlemaines, inséré aux Chroniques de Saint-Denis. L'empereur, après avoir accompli toutes ses conquêtes, avait juré à la face de Dieu que désormais il consacrerait sa vie à l'église de Jésus-Christ ; or, une nuit qu'il était dans la forêt de Compiègne[21], il regarda le ciel et vit un chemin d'étoiles qui commençoit, si comme il luy sembla, à la mer de Frise, et s'adreçoit entre Alemaigne et Lombardie, entre France et Acquitaine, entre Basque et Gascongne et entre Espaigne et Navarre, tout droit en Galice, où le corps monseigneur saint Jacques reposait sans nom et sans mémoire. En telle manière vit ce signe par plusieurs nuis ; lors commença fortement à penser en son cuer ce que ce povait signifier. Ainsi pensait-il en lui-même, lorsqu'il vit devant lui un homme de grande beauté ; cet homme lui dit : Beau fils, que fais-tu ? Et l'empereur répondit : Sire, qui es-tu ? Alors le bel homme lui dit qu'il était saint Jacques, dont le corps était resté en Galice sans nulle mémoire dans les mains des Sarrasins.

Si Dieu avait fait si puissant le roi Charles, c'est pour accomplir la délivrance de l'Espagne ; cette tramée d'étoiles indiquait la nouvelle voie que les pèlerins devaient suivre[22]. Charlemagne s'agenouille et prie ; puis, il convoque ses barons comme pour l'expédition de Palestine ; il part, et s'empare de Pampelune : Devant luy s'inclinoient et se humilioient humblement les princes sarrasinois ; les cités rendoient, et les autres qui pas jusques à luy ne venoient luy envoioielft trèves. Si fist en telle manière toute la terre d'Espaigne tributaire. Moult s'émerveilloient Sarrasins de ce qu'ils véoient la gent de France si belle et si forte, si fière et si bien appareilliée d'armes et de chevaux et d'autres harnois. Leurs armes mettoient sus, et les recevoient paisiblement et honorablement. En telle manière passa Charles à tous ses osts toute Gascongne, Navarre et Espaigne jusques en Galice, en prenant villes et chastiaux. La sépulture de mon seigneur saint Jacques visita dévotement, puis passa oultre jusques au perron[23] sans contredit. Sa lance ficha en la mer, et quand il vit qu'il ne povoit oultre passer, et il rendit grâces à Dieu et à mon seigneur saint Jacques, par qui aide et par qui assentement il estoit venu[24].

Ici le chroniqueur énumère toutes les villes dont s'empara Charlemagne depuis Pampelune jusqu'à Lamer, Coimbre, Alcala, Madrid, Cordoue et Grenade. Rien ne résista à la fougue des conquêtes, pas même Gibraltar, et si conquist Charlemagne toute la terre de Portugal, de Navarre et de Catalogne et ce fut à Cadix qu'il trouva cette fameuse idole en forme d'homme sur une colonne large et carrée ; elle tenait à sa main une clef, tournée vers le midi, et cette clef devait tomber le jour ou l'Espagne serait délivrée des mécréants[25]. Ce jour n'était pas proche encore, car à peine Charlemagne avait-il touché la terre de France, qu'un roi païen qui avait nom Agoulant, à la tête d'une puissante armée, sortit des terres d'Afrique pour se précipiter sur l'Espagne. A cette nouvelle, Charlemagne franchit encore les Pyrénées et vole en Andalousie ; le Sarrasin ne s'effraie pas ; il veut combattre corps à corps. Lors demande Agoulant bataille à Charlemaines, en telle manière comme il vouldroit ; vingt contre vingt, quarante contre quarante, cent contre cent, mille contre mille, deux mille contre deux mille, ou un contre un. Charles envoya cent chrestiens contre cent Sarrasins ; si furent tantost occis les Sarrasins ; et puis en envoya Agoulant autre cent qui furent tantost occis, et puis deux cens contre deux cens qui furent tantost occis. A la parfin envoya Agoulant deux mille contre deux mille, dont les uns furent tantost occis, et les autres s'enfuirent. C'étaient ici les mœurs de la chevalerie, homme Contre homme, corps contre corps, et Agoulant demanda bataille générale à Charlemagne ; elle fut meurtrière ; 40.000 chrétiens périrent, et chose merveilleuse ! leurs lances fleurirent comme la palme des martyrs. Charlemagne lui-même fut en danger personnel ; son fort cheval fut sous lui occis ; mais le visage rouge de colère, il tira Joyeuse et se précipita par grand courage sur les Sarrasins, il trancha païens en deux et fit autour de lui merveilleuse occision[26].

Tout n'est point fini ; Charlemagne repasse en France pour convoquer ses barons, ses chevaliers. Agoulant à son tour réunit tous ses sujets. Mores, Moabithiens, Ethiopiens, Sarrasins, Turcs, Aufricains et Persans, et tant de rois et de princes sarrasins comme il put avoir de toutes les parties du monde ; Théosime, le roy d'Arabe[27] ; Buriabel, le roy d'Alexandre ; Avithe, le roy de Bougie ; Hospine, le roy d'Agaibes ; Fauthime, le roy de Barbarie ; Mis, le roy de Maroch ; Maimon, le roy de Meque ; Ebrechim, le roy de Sebile, et l'Aumaçor de Cordes3[28]. Ces mécréants se précipitent sur les villes chrétiennes, rien ne résiste, et ils viennent jusqu'à la cité d'Agen. Que de pays il a fallu traverser, Charlemagne est-il donc vaincu ? Le vieil empereur emploie la même ruse ; il vient en espion examiner le camp d'Agoulant, on ne le reconnaît pas, il porte son écu sur le dos, il n'a ni lance ni hache d'armes ; il cherche ainsi à tromper Agoulant.

A son tour le roi sarrasinois vient parler à Charlemagne sur les trêves, et le vieil empereur s'emporte contre lui. Es-tu cet Agoulant qui ma terre m'a tollue par tricherie et par desloyauté ? Je avois conquis Gascongne et Espaigne, à l'aide Nostre-Seigneur, et les avois convertis à la foy crestienne ; les rois et les princes amis soubmis à ma seigneurie et à mon empire, et tu as mes crestiens occis, et mes cités et mes cliastiaux pris ; et la terre dégastée par feu et par occision, tandis que j'estoie retourné en France. Pour laquelle chose je me plaing moult durement. — Quant Agoulant en tendit que Charlemaines parloit à li en arabie — en arabe —, il se merveilla moult ; Charlemaines avoit appris sarrazinois en la cité de Tholette[29], où il demeura une partie du temps de son enfance. Lors respondit Agoulant :Je te prie, dist-il, que tu me dies tant pour quoy tu es tollue la terre à nostre gent qui pas ne te vient par héritage ; car ton père ni ton aïeul ni ton bisaïeul ni nul de ton lignage ne la tindrent onques. — Et Charlemaines respondit :Pour ce disons nous que la terre est nostre, que Nostre-Seigneur Dieu Jhésu-Christ, créeur du ciel et de la terre, a esleu nostre gent crestienne sur toutes autres, et e estahit que elle soit dame et maistresse de tout le monde. Et pour ce ay-je convertie ta gent sarrasine à nostre loy tant comme je ai peu. — Agoulant respondit :Ce n'est pas dist-il, digne chose que nostre gent soit subjette à la vostre ; car nostre loy vault mieux que la vostre, et nous avons Mahommet qui est inessagier de Dieu et fu envoié à la gent sarrasine ; lesquels commandemens nous tenons ; et si avons nos dieux tous puissans qui, par le commandement Mahommet, nous démonstrent les choses qui sont à venir. Ces dieux nous créons et cultivons par lesquels nous vivons et régnons. — Agoulant, dit Charlemaines, tu erres, en ce que tu dis que vous tenez les commandemens de Dieu, car vous avez les commandements et la faulse loy d'un homme mort plain de toutes vanités ; vous croyez et adorez le diable et vos faulses idoles, mais nous tenons les vrais commandements de Dieu, et nous créons et adorons Dieu le Père le Fils et le Saint-Esprit, dont nos times vont en la joie de paradis, par la sainte foy que nous tenons ; et les vostres si vont au parfont d'enfer, pour la faulse loy que vous tenez. Et pour ce appert que nostre foy vault mieux que vostre loy. Pour laquelle chose je t'ammoneste que toy et ta gent recevez baptesme, ou tu envoies qui tu vouldras contre moy à la bataille. Si recevez douloureuse mort de corps et d'ames. — Jamais n'adviendra, dist Agoulant, que je reçoive baptesme ni que je renie Mahommet mon Dieu tout puissant ! Ainsi me combattrais-je, moy et ma gent, contre toy et la tienne, par tel convent que se nostre loy plaist mieulx à Dieu que la vostre, vous serez vaincus, et sè la vostre loy vault mieux que la nostre vous serez vainqueurs ; si soit honte et reprouche à toujours, mais aux vaincus, et louenge et honneur aux vainqueurs ! Et s'ils avient que nostre gent soit vaincue, je recevray baptesme, si je puis tant vivre[30].

Ainsi voilà Charlemagne qui se fait convertisseur ; non seulement il combat, niais il prêche ; c'est ce double caractère que lui font sans cesse les chroniques de Saint-Denis, il dispute avec les Mahométans, il leur explique la loi, la vérité du Christ. Les chroniqueurs se complaisent à ces récits ; pauvres moines, ils ont joie de dire la puissance des cérémonies chrétiennes et la victoire qu'elles donnent à ceux qui invoquent Dieu ; ils nous narrent : Coment tous les Sarrasins furent desconfis et Agoulant occis, fors aucuns qui eschapèrent ; coment François furent occis par leur convoitise, quand ils retournèrent par nuit au champ de la bataille ; comment le roy mécréant se combattit à Charlemaines, et coment ly et sa gent furent occis. Et puis de ceulx qui moururent sans bataille.

Crois-tu avoir pourfendu tous tes ennemis, vaillant empereur ? il te faut incessamment la victoire ; Agoulant a succombé, mais voici Fernagu qui arrive avec les mécréants de la Syrie ; Fernagu n'est point un homme ordinaire, c'est un géant qui de la main droite prend un chevalier et le jette comme un épi de blé à quelques lieues des champs de bataille[31]. Si grant estoit, qu'il avait douze coudées de long, sa face une coudée, sou nez une paume, ses bras et ses cuisses de quatre coudées, et les dois de sa main trois poigniés de lon. Qui enverra-t-on pour combattre un homme si puissant ? ici reparait le fier comte Roland, que nous avons vu mourir à Roncevaux ; quel combat, quels coups d'épée ! Fernagu s'avance, élève le paladin d'une seule main sur le col de son cheval et il l'emporte ; alors Roland le prend par le menton et lui tourne la tête devant derrière, si bien qu'ils tombent tous deux à terre ; du revers de sa Durandal, Roland fend le cheval de Fernagu ; ils se prennent de bataille corps à corps, et Fernagu épuisé demande trêve jusqu'au lendemain. C'est à coups de massue que le paladin attaque le géant. Le combat dure plusieurs journées : comment se fait-il que l'épée de Roland rebondit sur tout le corps de Fernagu ? c'est que le payen ne peut être occis que par le nombril, tout son corps est invulnérable[32].

Dans les intervalles de ce combat à outrance, il y e toujours des discussions théologiques ; Charlemagne a voulu convertir Agoulant ; Roland, fort théologien, veut convaincre Fernagu ; comme les héros d'Homère, les combattants suspendent les coups d'épée pour discourir et se rappeler leur passé de famille et de chevalerie : bientôt le combat se reprend, la massue de Roland est coupée en deux par l'épée de Fernagu ; le géant se jette sur lui, le paladin se place entre ses deux jambes, prend son épée et la plonge dans le nombril de Fernagu. Voilà donc comment s'acheva le combat et la conquête de l'Espagne. Ces choses ainsi faites, Charlemaines les terres et donna les contrées à ses chevaliers et à ceulx de ses gens qui demeurer y vouldrent ; aux Bretons donna la terre de Navarre et des Basques ; aux François la terre de Castille ; aux Pouillois, la terre de Nadres et de Sarragoce ; la terre d'Arragon aux Poitevins ; aux Thiois, la terre de Landaluf — l'Andalousie — qui siet sur la marine ; la terre de Portugal aux Danois et aux Flamans ; Galice ne vouldrent François habiter pour ce qu'elle leur sembloit trop aspre. Puis cette heure ne fu nuls hommes, né hault né bas, né duc né prince en toute la terre d'Espaigne, qui contre Charlemaines osast combattre né contrester.

Ainsi narrent les traditions fabuleuses qui font à l'empereur Charlemagne une si grande renommée ; l'histoire ne doit pas les dédaigner, parce qu'elles font con-"mitre les mœurs d'un temps héroïque. Quel est le conquérant, l'homme d'une forte destinée qui n'a pas laissé après lui une chronique fabuleuse, des légendes que récitent les contemporains et que souvent adopte la postérité ? Nous qui ne sommes pas éloignés d'un temps qui vit d'autres merveilles, que de glorieuses croyances n'avons-nous pas adoptées, qui passent comme des vérités historiques ? Ici les récits des batailles, des mots d'empereur aux soldats, des combats épiques, des paroles de grandeur et de majesté jetées par les mourants. A côté des faits historiques de chaque règne, il y a des épopées ; il ne faut point en faire des reproches aux nations ; c'est un acte de leur reconnaissance pour ceux qui les élèvent et les grandissent. Toutes ces poésies, toutes ces chroniques sur Charlemagne, qui semblent puériles par les détails, se rattachent néanmoins à deux grands épisodes du moyen âge, la délivrance de Jérusalem et l'Espagne affranchie des Maures. Il y a dans les peuples de nobles pensées, de généreux instincts ; quand un nom a brillé comme un puissant météore, la multitude lui attribue tout le passé, le présent et bien souvent l'avenir.

 

 

 



[1] La Chronique de Turpin forme une partie du 3e livre de la Chronique de Saint-Denis, et porte ce titre : Cy commence le tiers livre des fais et gestes le fort roy Charlemaines.

[2] C'est la 3e version des chroniques (celle qui parut au commencement du règne de Philippe de Valois), qui d'abord accorda sa confiance à la relation de Turpin. Cependant elle ne traduisit pas encore la chronique fabuleuse intitulée dans le MSS. de Saint-Germain, aujourd'hui coté 1085 : Descriptio qualiter Carolus Magnus clavum et coronam Domini à Constantinopoli Aquisgrani attulerit, qualiterque Carolus Calvus hæc ad Sanctum Dyonisium retulerit. C'est le moine de Saint-Denis qui, peu de temps après, garantit l'authenticité de cette chanson de gestes, en lui donnant place dans les grandes chroniques.

[3] Il en a été publié une leçon en anglais sous le titre de : The travels of Charlemagne to Jerusalem and Constantinople. Le manuscrit de Londres qui en a fourni le texte, sans doute fort corrompu, comme tous les textes anglais des anciens poèmes de France, peut remonter au commencement du XIIIe siècle. L'abbé de La Rue soutient dans ses Bardes, jongleurs et trouvères, t. II, que le même poème était du commencement du XIIe siècle. M. de La Rue donne comme une marque d'ancienneté les formes du dialecte anglo-normand. Ce qu'il y a de certain, c'est que le MSS. de Saint-Germain remonte aux premières années du XIIIe siècle ; le texte en est surcharge de corrections marginales et interlinéaires, lesquelles semblent plutôt modifier le fond du récit que les inattentions du copiste.

[4] Voici le titre de la Chronique de Saint-Denis : De la persécution qui advint outre mer aux crestiens et des messages de l'empereur de Constantinoble ; de la sentence de leurs lettres ; de l'avision l'empereur des Grieux par quoi il admonestoit l'empereur et monstroit par raisons que il devoit en prendre la besogne. (Chap. IV du liv. III.)

[5] C'est une imitation de la formule papale, servorum Dei servus. Voici le texte de la chartre : Jehan, sergent des sergens, patriarche de Dieu en Jhérusalem. Et Constantin, empereur des parties à très noble roy d'Occident, Charles le grant et puissant vainqueur et tousjours auguste, soit empire et règne en nostre seigneur : amen. La grace de la doctrine des apostres est venue jusques à nous resplendissant de la grant clarté de paix, et tant a espandu de grâce et de liesce ès cuers des hommes crestiens qu'ils devroient toujours loer nostre Seigneur. Nous meismes recongnoissons bien que nous devrions espéciaument regehir et reconnoistre plus abondamment sa grâce et sa miséricorde.

[6] Chaque phrase de cette lettre est rapportée dans le MSS. Saint-Germain, d'abord dans un langage imaginaire, puis en latin. Voici le langage qui semble imaginaire et son préambule : Sed sacrœ Constantini imperatoris et epistolæ patriarchœ una et eadem est prope sententia. Imperatoris autem exemplar hoc est : Ayas Anna bonac saa Caiibri milac Pholi Ansitan Bemuni segen Lamichel bercelin fade abraxion fatitatium. Hoc est : Constantini, etc. Il faut encore remarquer que la lettre du patriarche et celle des empereurs finissent également par deux ou quatre phrases rimées avec intention, et que le chroniqueur de Saint-Denis n'a pas traduites. Ainsi voici la fin de celle de l'empereur : Nil opus est ficto. — Domini quo visio dicto. — Ergo dicto tene fundum. — Domini præcepta secundum. On dirait que ces conclusions rimées étaient alors destinées à remplacer nos formules finales épistolaires.

[7] L'enhoudeur (poignée), manubrium.

[8] Visage.

[9] La Chronique de Saint-Denis intitule son chapitre : Coment les messages trouvèrent l'empereur à Paris, et coment l'empereur fut dolent des nouvelles qu'il vit ès lettres ; de la response des barons ; coment l'empereur et les barons murent ; et coment il revint à droite voie au bois, pour le chant de l'oisel. (Chap. V du liv. III.)

[10] Quid canerent cariœ ?

[11] Cette réponse se ressent grandement de l'époque féodale : les barons disent à Charlemagne : Conduits-nous, roi, ou bien nous irons seuls. Tous ceux qui ne voulurent pas partir : quatuor nummos de capite, quasi servis solverent.

[12] C'est encore le salut grec : Καΐρε Βασιλεΰ άνικήτος.

[13] Voici au reste le récit de la chronique : Lors commença l'oisel à crier de rechief plus hault et plus ententivement que devant, et dit ainsi : Franc, que dis tu ? que dis-tu ? Les gens du païs distrent qu'ils n'avaient oncques jamais oï oisel parler si ententivement. L'on a bien oï parler que les grieux duisoient aucuns oyseaux en leur langage, pour saluer les empereurs, et sont les paroles telles : Cheré Basilon anichos. Si vault autant à dire en latin : Salve Cesar invictissime, et en françois : Très victorieux empereur, Dieu te saut ! Et pour ce que cel oisel respondit si apertement à la raison l'empereur, en latin, on ne doit pas doubter qu'il ne feust envoyé de par Dieu, pour ramener l'empereur à droite voie et tout son ost. Lors se levèrent tous, au point du jour, et s'appareillèrent ; et l'oysel suivirent par une voie qui les ramena au droit chemin qu'ils avoient perdu.

[14] Le sommaire de la Chronique Saint-Denis dit : Coment l'empereur et se gent furent reçus en Constantitiohle, et coment les deux empereurs délivrèrent le sépulcre et toute la sainte terre des Sarrasins, et restablirent le patriarche. Des grans richesces que l'empereur grec apareilla pour donner à l'empereur Charles ; coment l'empereur refusa, puis coment il requist les saintes reliques. (Chap. VI du liv. III.)

[15] Coment le fust de la sainte couronne raverdit et fleurit par miracle ; d'un autre miracle qui advint en celle heure que trois cent et un malades furent guéris. Puiz du grant miracle du gant qui se tint en l'air, et puiz des louanges que le peuple rendit à Dieu. (Chronique de Saint-Denis, chap. VIII du liv. III.)

[16] Coment l'evesque Daniel aporta le saint clou à Charlemaines ; des loanges et des graces que l'empereur rendoit à nostre Seigneur, et puis ciment les saintes reliques furent appareilliées pour apporter en France. (Liv. III, chap. IX.)

[17] De la liesce de la gent du païs pour les miracles qu'ils véoient ; puis coment les malades furent gueris. Coment l'empereur fit crier par tout le monde que tous venissent à un jour pour véoir les reliques. (Liv. III, chap. XI.)

[18] Coment l'empereur fit sermoner les prélas en trente lieus, et coment il establit le lendit par la confirmation de tous les prélas qui là furent ; et puis du nombre des prélas et de leurs noms, d'une églyse que l'empereur fist faire, et de la requeste que l'empereur fut à tous les prélas. (Liv. III, chap. XII.)

[19] Les prélas qui là furent présens establirent ce pardon que quiconque viendroit au lendit au temps que nous avons nommé pour adorer les saintuaires, pour quoy il fust confés et repentant de ses péchiés, les deux parties de la pénitence de ses péchiés lui seraient relaschiés, de quelque péchié que ce feust ; et plus encore, que il povait faire parconniers du fruit de sa voie, sa femme, ses enfants et ses amis, pour quoy ils feussent en tel point qu'ils le péussent avoir.

[20] Le premier objet de l'institution du lendit ou landit, ou foire de Saint-Denis, fut d'exposer et de laisser voir les reliques précieuses que l'église se glorifiait de posséder.

[21] Voyez le quart livre des faists et des gestes le fort roy Charlemaines.

[22] Dans quelques provinces, la voie lactée s'appelle encore : le chemin de Saint-Jacques, tant les traditions carlovingiennes sont puissantes !

[23] Monceau de pierres ou de cailloux d'où l'on a fait perron pour escalier.

[24] Dans le trésor de nos rois, on conserva longtemps cette prétendue lance avec laquelle Charlemagne avait sondé la mer. Du moins le serment ordinaire de Philippe-Auguste était-il : Par la lance de Joint Jacques ! Voyez la Chronique de Reims.

[25] Quelle était cette idole ? Peut-être ici le faux Turpin a-t-il confondu le guerre d'Espagne et celle de Saxe ; cette idole se rapproche d'Irmensul.

[26] Voici le sommaire de la chronique : Coment le roi Agolant reprist la terre d'Espaigne puis que Charlemaines fu retourné en France, et coment Charlot mut contre luy. D'un exemple qui monstre quel péril il a de retenir exécution de mort ; et puis content Charlemaines quist tant Agolant que il le retrouva. Des batailles que François firent contre Sarrazins, autant contre autant. Des lances qui reprisrent en terre de ceulx qui devaient mourir en bataille ; du meschief ou Charlemaines fu et coment il retourna en France. (Chap. III du IVe livre.)

[27] Comparez avec l'énumération que fait l'Arioste dans son Orlando Furioso du camp d'Agrammont.

[28] Sans doute les Almanzor de Cordoue.

[29] Tolède. Ceci se rattache aux traditions sur l'enfance de Charlemagne ; on le disait élevé à la cour du roi Galafre de Tolède. Voyez chap. VII de cet ouvrage.

[30] On voit toujours que l'Arioste avait lu profondément la Chronique de Turpin, et ce n'est pas étonnant qu'il dise sans cesse : Il buono Turpino.

[31] C'est toute une légende et un roman de chevalerie sur Fernagu : Coment Fernagu le jaiant vint contre Charlemaines d'oultre la mer. De sa face et de sa grandeur. Et puis coment il emporta les barons de Charlemaines en la cité de Nadres l'un après l'autre. Coment Rollant se comhati à luy toute jour ; et puis coment il demanda trèves à Robant pour dormir, et coment Rollant li mist une pierre sous le chiel pour ce qu'il ronflast. (Chap. VII du livre IV.)

[32] On voit que l'Arioste a toujours pris son Fernagu dans Turpin (il buono Turpino). — La chronique latine écrit : Ferracutus.