CHARLEMAGNE

TOME PREMIER. — PÉRIODE DE LA CONQUÊTE

 

CHAPITRE XVI. — DERNIÈRE PÉRIODE ET AFFERMISSEMENT DE LA CONQUÊTE CARLOVINGIENNE.

 

 

Changement dans l'esprit des guerres. — Fin de la conquête. — Répression. — Activité inouïe de Charlemagne. — Ses voyages du Nord au Midi. — Surveillance des camps. — Les Saxons. — Leur agitation et leurs révoltes. — Intervention des Danois. — Changement dans les moyens militaires. — La puissance maritime. — Point vulnérable de Charlemagne. — Les Sarrasins. — Les frontières de l'Èbre. — Louis d'Aquitaine en Espagne. — Apparition des Maures d'Afrique. — Flottes sarrasines au Midi comme flottes danoises au Nord. — Répression en Italie. — Les peuples des montagnes et de la Pouille. — Résumé général et chronologie des guerres et des conquêtes. — Continent elles ne pouvaient se maintenir. — Action et réaction. — Tristesse de Charlemagne sur l'avenir de son œuvre.

790-814.

 

Le point de départ de Charlemagne avait été un héritage presque confondu avec son frère Carloman ; depuis, quel pas immense n'a-t-il pas fait ? Car le voici empereur d'Occident avec la pourpre et les honneurs des césars et la couronne d'Italie. Naguère suzerain presque barbare de quelques tribus de Francs, il a relevé l'ancien empire, et les Romains l'ont proclamé auguste ; c'est sa gloire, son triomphe ; il a suivi le penchant naturel, la tendance de ses prédécesseurs : les dignités de l'ancienne Rome flattent toujours ces populations conquérantes ; Pépin et Charlemagne furent d'abord patrices ; le patrice est devenu empereur[1], comme Auguste avait été consul, dictateur, avant de prendre le titre d'imperator. Ainsi brillait encore le souvenir de cet empire éteint ; les rois abaissaient leur tête, comme Clovis, devant les souvenirs de la civilisation ; l'époux de Clotilde s'était fait Romain en recevant le christianisme, et Charlemagne se faisait également Romain én acceptant la pourpre des empereurs.

L'œuvre n'était point finie ; une dignité, quelque grande qu'elle soit, ne donne pas la force matérielle lorsqu'il s'agit de conduire et de diriger les tribus nomades ; il faut des peines, des sueurs incessantes, il faut rester chef de guerre avec toute la puissance de commandement : un manteau, serait-il de pourpre ou d'or, ne donne pas d'autorité sur les compagnons de bataille[2]. Ce qui est né des armes doit se maintenir par les armés ; il n'est pas permis à un conquérant de s'arrêter ; on reproche souvent l'ambition à ceux qui se jettent dans ces carrières de périls et de gloire ; pour eux, la guerre devient une nécessité ; les chefs qui ont partagé le péril ne souffrent pas le repos, l'oisiveté stérile ; quand on a élevé des autels à la victoire, il faut incessamment la servir ; une génération ne change pas à chaque période ; née avec le fer, il lui faut du fer ; le bruit des combats devient pour elle une nécessité : Charlemagne, comme tous les conquérants, ne pouvait comprimer les flots soulevés ; il avait à satisfaire les justes ambitions des hommes de guerre qui l'avaient suivi dais les conquêtes ; il avait fait bouillonner le sang dans les tètes humaines, il ne pouvait pas le calmer à volonté. Sa condition de force, c'était la victoire comme l'avaient accomplie Charles Martel et Pépin[3] ; c'était son dur héritage.

À cette époque pourtant, un nouveau caractère semble s'empreindre aux expéditions militaires de Charlemagne ; les terres ne lui manquent pas, il en a suffisamment sur une étendue de plusieurs mille lieues carrées. Quand on lit la géographie de l'œuvre carlovingienne, on voit que ses frontières sont presque plus étendues que l'empire d'Occident d'Honorius ; elles se perdent et se confondent au milieu des peuplades germaniques, jamais complètement vaincues par Rome. Charlemagne n'a plus besoin d'élargir celte vaste étendue de territoire ; seulement, il faut la contenir dans les conditions d'obéissance et réprimer ses révoltes. La guerre change donc d'aspect ; on ne marche pas pour conquérir, pour ajouter de nouveaux domaines ; l'empire est assez vaste pour satisfaire toutes les ambitions : la France telle qu'elle est aujourd'hui, une large fraction de l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne jusqu'à l'Elbe ; que peut-il obtenir de plus[4] ? Mais ces territoires sont habités par des populations turbulentes et indomptées, il faut veiller incessamment sur elles, on doit leur imposer l'ordre, la hiérarchie, et c'est là la tâche immense de l'œuvre carlovingienne[5].

Presque partout roi, empereur, il a établi des comtes, des gouverneurs des marches et frontières ; ce sont comme les chefs de camps militaires ; ils se placent à l'extrémité des limites avec de nombreuses troupes de soldats francs, germaniques, lombards, car l'empereur emploie tous ces éléments à la conquête ; ils bâtissent des bourgs, des villages, quelques-uns ont des terres et les cultivent par les colons militaires, à l'imitation de Rome, quand les légions élevaient des villes et des autels en l'honneur d'Auguste ou de Tibère[6]. Ces comtes, ces gouverneurs de marelles appellent une surveillance attentive, et c'est pourquoi Charlemagne n'est jamais en repos ; il ne le peut pas, le sommeil n'est pas fait pour les fondateurs de grandes choses. Ce qui surprend, ce qui émerveille en lisant les chroniques contemporaines, c'est l'incompréhensible activité de l'empereur, même déjà vieilli ; on le voit partout[7] : il signe des capitulaires depuis les Pyrénées jusque sur les frontières de la Frise ou du Jutland ; pèlerin de la gloire, il ne prend pas baleine, il va tenir ses parlements militaires d'une contrée à une autre ; et si l'on remarque combien les voies de communication étaient difficiles, cette activité paraîtra comme un des grands phénomènes de la vie de Charlemagne.

L'empereur ne marchait pas seul ; ses voyages, il les accomplissait à cheval ; derrière lui étaient de nombreuses troupes de lances qui suivaient leur suzerain au parlement ou à la guerre[8] ; c'était presque toujours sur les frontières que ces assemblées se tenaient, pour de là se jeter plus facilement sur les peuples qu'il fallait maintenir. Bientôt sa tâche devient tellement laborieuse, qu'il s'adjoint ses deux fils Louis et-Pépin : à l'un il confie les guerres d'Aquitaine, les expéditions en Espagne, la répression des Sarrasins, le midi de l'empire, avec l'aide des comtes francs qu'il lui adjoint pour le diriger[9] ; à l'autre, les guerres de Pannonie et de Bavière, mais toujours avec l'aide de comtes francs et d'Adalard, abbé de Corbie, fils du comte Bernard, qu'il lui donne pour guide[10]. Lui, roi, empereur, se réserve constamment les expéditions de Saxe ; elles semblent lui plaire davantage, peut-être aussi parce qu'elles lui paraissent plus difficiles, plus menaçantes pour les frontières d'Austrasie ; il fait ces guerres en personne avec son fils chéri, son bâtard Charles ou Charlot. Les fatigues ne l'arrêtent point ; quand il chasse dans les Ardennes on dans la forêt Noire, lorsque dans l'hiver il vient réchauffer ses membres refroidis dans les eaux thermales d'Aix-la-Chapelle, il prépare constamment ces fortes expéditions sur les bords de l'Elbe ou du Weser, que les incessantes révoltes des Saxons rendent indispensables.

Les guerres de conquêtes, dans la période carlovingienne, sont faciles à suivre et à saisir, parce qu'elles paraissent saillantes. Il y n trois expéditions qui se développent comme des fleuves majestueux : les guerres de Lombardie, de Saxe et d'Espagne ; on peut en voir le commencement, le milieu, et en suivre la fin à l'aide des chroniques ; elles sont chacune si vivement empreintes de la spécialité, qu'elles pourraient être le sujet de vastes épopées[11]. Il n'en est pas de même de ce qu'on peut appeler les guerres de répressions militaires, accomplies par Charlemagne sur toute la surface du vaste empire ; ses armées ne débordent plus à l'extérieur, elles marchent dans les terres acquises pour en contenir les peuplades. A chaque parlement, on se réunit, non plus pour s'élancer sur des contrées lointaines au delà même de la civilisation, mais pour maintenir l'obéissance de celles qu'on a déjà sous sa loi. L'histoire de ces guerres obscures, brièvement racontée, est insaisissable pour la chronologie et le classement, et cependant les chroniques en sont remplies ; elles forment des épisodes plus ou moins curieux dans la vie du suzerain : voyez ces comtes qui campent sur les marches ou frontières, ils ont pour mission de réprimer les Saxons, les Bretons, les Sarrasins ou les Visigoths d'Espagne, les Lombards ou les Grecs d'Italie ; si ces peuples refusent l'obéissance, s'ils ne payent pas les tribus ou le service militaire, les comtes se précipitent sur leur territoire et éteignent la révolte dans le sang[12].

La partie épique de la guerre contre les Saxons a fini avec Witikind[13] ; la conversion de ce chef de guerre, la foi et l'hommage qu'il a prêtés ont opéré un changement notable dans l'état politique ou militaire des Saxons ; ils n'ont plus celte grande personnalité autour de laquelle ils peuvent se réunir ; des comtes ont été établis et à côté des comtes les évêques : la force militaire est aux uns, la puissance répressive et morale aux autres[14] ; les comtes surveillent les tribus, les évêques enseignent et civilisent[15]. Ces deux moyens peuvent être puissants, mais ils n'arrêtent rien encore ; l'esprit remuant, actif, des Saxons se manifeste incessamment, les chroniques en sont remplies. Sept ans après la conversion de Witikind, voici ce qu'on lit dans les annales contemporaines (795) : Tandis que le roi songeait à terminer la guerre commencée, et était résolu à envahir une seconde fois la Pannonie[16], on lui apporta la nouvelle que les troupes que conduisait le comte Théodoric avaient été arrêtées et taillées en pièces par les Saxons, près de Rastringen sur le Weser. Instruit de ces faits, mais dissimulant la grandeur du mal, le roi renonça à l'entreprise de Pannonie (791). Le roi résolut d'attaquer la Saxe avec une armée divisée de telle façon qu'avec la moitié il entrerait en personne par la côte méridionale, et que son fils Charles passerait le Rhin à Cologne[17] avec l'autre portion, et viendrait en Saxe par l'Occident. Ce dessein fut accompli, quoique les Saxons se fussent arrêtés à Sintfeld[18], et attendissent là l'arrivée du roi, se disposant à le combattre ; ils perdirent l'espérance de la victoire qu'ils se promettaient faussement peu de temps avant, se rendirent à discrétion, et, vaincus sans combat, se soumirent à la puissance du roi. Ils donnèrent des otages et s'engagèrent par serment à grande fidélité (795). Quoique les Saxons eussent donné des otages l'été passé, et prêté les serments qui leur avaient été imposées, le roi, ne perdant pas le souvenir de leur perfidie, tint, selon la coutume solennelle, l'assemblée générale dans le palais de Kuffenstein, sur le Hein, au delà du Rhin, vis-à-vis de Mayence[19]. Il entra en Saxe avec son armée, et la parcourut presque entière en la ravageant ; lorsqu'il fut parvenu à Bardenwig, il y dressa son camp, et attendit l'arrivée des Esclavons, auxquels il avait donné ordre de s'y rendre ; mais il reçut la nouvelle que Wiltzan, roi des Obotrites[20], en passant l'Elbe, était tombé dans les embûches que lui avaient tendues les Saxons près du même fleuve, et qu'il avait été tué par eux. Cette action mauvaise ajouta dans l'esprit du roi comme de nouveaux aiguillons pour attaquer plus tôt les Saxons, et redoubla sa haine contre cette nation perfide. Il dévasta une grande partie du pays, reçut les otages qu'il exigea, et retourna en France. (796) Le roi attaqua en personne la Saxe avec l'armée des Francs, et après avoir dévasté une partie de ce pays, il revint au palais d'Aix pour y passer l'hiver[21]. (797) Le roi entra en Saxe pour dompter l'orgueil de ce peuple perfide, ne s'arrêtant qu'après en avoir parcouru tout le pays, car il s'avança jusqu'à ses dernières frontières, à l'endroit où la Saxe est baignée par l'Océan, entre l'Elbe et le Weser. (798) Le roi, fortement irrité contre les Saxons, qui avaient tué Gottschalk, un de ses officiers, et plusieurs autres comtes qu'il avait envoyés à Siegfried, roi des Danois, réunit son armée dans le lieu nommé Minden[22], et plaçant son camp sur le Weser, il attaqua les traîtres qui avaient violé leur foi, et vengeant la mort de ses envoyés, il dévasta par le fer et le feu toute la partie de la Saxe qui se trouve entre l'Elbe et le Weser. (799) Le roi tint son assemblée générale près du Rhin à Lippenheim, passa le même fleuve avec toute son armée, s'avança jusqu'à Paderborn, y plaça son camp, et y attendit l'arrivée du pontife Léon qui s'avançait vers lui. Il envoya cependant son fils Charles vers l'Elbe avec une partie de l'armée, pour régler certaines affaires entre les Wiltzes et les Obotrites, et recevoir quelques Saxons du nord. (802) Le roi, pendant l'été, se livra à la chasse dans les Ardennes, envoya une armée en Saxe, et fit dévaster le pays des Saxons au delà de l'Elbe. (804) L'empereur passa l'hiver à Aix-la-Chapelle ; au retour de l'été, il conduisit en Saxe une armée, transporta en France avec leurs femmes et leurs enfants tous les Saxons qui habitaient au delà de l'Elbe, et donna leur pays aux Obotrites[23].

Ainsi était la coutume des nations conquérantes ; la terre n'était à elles que passagèrement ; comme les tribus tartares, elles ne restaient pas sur un territoire fixe : elles le possédaient tant qu'elles avaient la force en main ; lorsqu'un vainqueur s'emparait de la terre, ou il les réduisait en servitude, au il les dispersait en d'autres pays, et donnait, à la manière des Égyptiens ou des Syriens, la terre conquise à d'autres tribus. Les nouvelles guerres des Saxons, telles que les reproduisent les chroniques, n'ont rien de semblable aux primitives et fortes expéditions dirigées par Charlemagne, lorsque Witikind commandait la grande fédération militaire. A la conversion de ce valeureux chef, celle république de soldats parut se dissoudre ; ce n'est plus la masse entière des Saxons accourus des bords de l'Elbe et du Weser pour combattre Charlemagne et les Francs, ce sont les tribus éparses qui viennent lutter successivement par la révolte contre l'empereur : on dirait qu'elles espèrent l'user, le fatiguer dans sa vieillesse.

Cette guerre se termine par une mesure de haute sévérité conquérante, la dispersion des tribus militaires de la Saxe ; les unes vont rejoindre les Danois pour de là revenir quelques années plus tard contre l'empire carlovingien[24] ; les autres sont transplantées comme de vaines dépouilles sur le territoire même des Francs[25]. On peut dire que les trente-trois ans de guerres de Charlemagne contre ces peuplades ont abouti à l'extermination par le glaive, la captivité ou la fuite des fiers ou vigoureux Saxons.

Dans ces guerres contre les Saxons, Charlemagne commence ses rapports avec les Scandinaves et particulièrement avec les Danois, qui habitent la presqu'île du Jutland[26] ; ils sont gouvernés par un roi que les chroniques appellent Siegfried, le vieil ami de Witikind, et qui lui a prêté la main dans les batailles[27]. La presqu'île du Jutland était, comme la Lombardie, le refuge de tous les mécontents de l'empire ; on fuit la main de Charlemagne parce qu'elle blesse et comprime : les Saxons ne furent si intrépides, ne s'élancèrent si souvent sur les terres de Charlemagne, que parce qu'ils avaient pour appui les Danois et derrière eux toute la nation scandinave. Lorsque les fiers Saxons reculent devant le pouvoir de l'empereur des Francs, les Danois apparaissent comme auxiliaires, car leurs terres sont menacées ; les comtes francs établis par Charlemagne aux marches et frontières posent leurs camps jusque sur la terre scandinave ; les chroniques font aussi souvent mention de ce Godefried qui régnait sur les Danois. Il faut encore ici rappeler le récit de ces vieux âges. (804) Godefroi, roi des Danois, vint avec une flotte et toute la cavalerie de son royaume au lieu nommé Schleswig, sur les confins de son royaume et de la Saxe. Il promit qu'il se rendrait à une conférence avec l'empereur ; mais, effrayé par le conseil des siens, il ne s'approcha pas davantage, et consentit par ses ambassadeurs à tout ce qu'on voulut. L'empereur s'était arrêté près de l'Elbe, au lieu nommé Holdenstein, et lui avait envoyé une légation pour qu'il rendit les déserteurs. (808) Au commencement du printemps, comme on annonça à l'empereur que Godefroi, roi des Danois, était entré avec une armée dans le pays des Obotrites, il envoya, avec de nombreuses troupes franques et saxonnes, son fils Charles sur l'Elbe, et lui ordonna de résister à ce roi insensé, s'il essayait de passer les confins de la Saxe. Mais Godefroi, après quelques jours de station sur le rivage, ayant assiégé et pris quelques forts des Esclavons, s'en retourna avec une grande perte des siens. (809) Godefroi, roi des Danois, envoya de certains négociants[28] pour dire qu'il avait appris que l'empereur était irrité contre lui, parce que l'année précédente il avait conduit une armée dans la région des Obotrites et vengé ses injures ; il ajoutait qu'il voulait se justifier de l'imputation portée contre lui, et qui le taxait d'avoir le premier rompu l'alliance ; il demandait qu'on tint en deçà de l'Elbe, et sur les confins de son royaume, une assemblée des comtes de l'empereur et des siens, afin que les choses qui s'étaient faites pussent être mutuellement expliquées et réparées de concert. L'empereur ne rejeta pas cette demande, et le congrès se tint avec les grands danois en deçà de l'Elbe, dans le lieu nommé Badenstein. On énuméra et l'on mit en avant de côté et d'autre beaucoup d'affaires[29], et l'on se sépara en laissant la chose très imparfaite. L'empereur apprenant plusieurs traits de l'orgueil et de la jactance du roi des Danois, ordonna de bâtir une ville en deçà de l'Elbe et d'y placer une garnison franque. Il assembla pour cet effet des hommes en Gaule et en Germanie, les munit d'armes et de toutes les choses à leur usage, et commanda de les mener par la Frise au lieu désigné. Thrasicon, duc des Obotrites, fut tué en trahison dans le port de Rerich par des hommes de Godefroi[30]. Quand le lieu où on devait bâtir la ville eût été déterminé, l'empereur mit à la tête de cette affaire le comte Egbert, et lui ordonna de passer l'Elbe et d'occuper ce terrain : il est situé sur la rive de la Sture, et porte le nom d'Esselfeld. Egbert et les comtes saxons en prirent possession vers le milieu de mars, et commencèrent à le fortifier. (840) L'empereur, alois à Aix-la-Chapelle, méditait une expédition contre le roi Godefroi. Il reçoit tout à coup la nouvelle qu'une flotte de deux cents navires, venue du pays des Nortmans, avait abordé en Frise et dévasté toutes les iles adjacentes à ce rivage[31] ; que cette armée était entrée sur le continent, et que trois combats entre elle et les Frisons avaient eu lieu ; que les Danois vainqueurs avaient imposé un tribut aux vaincus ; que sous le nom d'impôt cent livres d'argent avaient été payées par les Frisons, et que le roi Godefroi était de retour chez lui. Cette nouvelle irrita tellement l'empereur, qu'il expédia de tous côtés des envoyés pour toutes les régions, afin qu'on assemblât une armée, et partit de son palais et se rendit sur-le-champ à la flotte. Bientôt il passa le Rhin au lieu nommé Lippenheim, et résolut d'y attendre les troupes qui n'étaient pas encore arrivées. L'armée assemblée, il se rendit sur la rivière de l'Aller avec autant de vitesse qu'il fut possible d'y aller, et dressa ses tentes auprès du confluent de ce fleuve avec le Weser. Il attendit là l'issue des menaces de Godefroi ; car ce roi, enflé de la vaine espérance d'une victoire, se vantait d'en venir aux mains avec les troupes de l'empereur[32]. Mais quand il eut demeuré quelque temps dans ce lieu, il fut instruit que la flotte qui avait dévasté la Frise était rentrée en Danemark, et que le roi Godefroi avait été tué par un de ses serviteurs[33].

Ce mouvement des Danois préoccupe vivement l'empereur ; déjà il cherche à le comprimer sur l'Elbe ; il établit là des postes avancés de quelques mille lances ; il fait camper sur les frontières les comtes saxons dévoués à son système ; il est sûr d'arrêter l'invasion. Mais avec cette rapidité de coup d'œil qui saisit et voit tout, Charlemagne s'est aperçu que les moyens militaires vont changer pour l'attaque comme pour la défense ; il a donné le plus puissant essor à la guerre territoriale ; il a traversé les montagnes, les fleuves et les contrées les plus lointaines ; il imite les Romains dans la formation de ses troupes, dans ses marches et contre-marches ; mais l'intervention des Danois modifie les éléments de la guerre ; ce ne sont pas ici seulement des soldais valeureux sur le champ de bataille comme les Saxons ; mais toutes ces nations scandinaves se sont livrées avec ardeur aux expéditions maritimes, elles ont des flottes, des milliers de barques qui transportent intrépidement des troupes nombreuses sur les côtes les plus éloignées, comme on l'a vu dans la conquête de la Grande-Bretagne.

Charlemagne sent bien que sur ce point son empire est vulnérable ; il a toujours combattu en rangs pressés sur la terre solide ; ses comtes savent conduire des nuées de lances, des chevaux bardés de fer ; mais cela ne sert à rien pour arrêter les expéditions maritimes : qu'opposera-t-il à ces hommes, lorsqu'ils se présenteront sur les côtes de la Frise et de la Neustrie[34] ? Il n'y a nul moyen de lutter contre ces flottes qui pénétreront par tous les côtés ; son empire est comme un homme cuirassé de fer atteint à la jointure du cuissard : c'est le lion qui se roule en vain lorsque le dard de la guêpe le pique. Il est déjà trop avancé dans la vie pour créer un système maritime ; il le tente, mais c'est en vain[35] : et voilà pourquoi il se préoccupe si tristement de l'avenir de l'empire[36], lorsqu'il aperçoit en mer les flottes danoises[37]. Chacun de nous porte en lui-même le sentiment des causes qui feront la mort de son œuvre ; ne demandez jamais à un être humain le motif des pleurs qu'il verse ou des gémissements qu'il pousse ; lui seul en a le secret dans son âme.

Sur toute la frontière de l'empire, au midi comme au nord, c'est le même système répressif ; Charlemagne s'est réservé à lui seul la Melle de réduire les Saxons et les Danois ; il marche à celte guerre de Saxe avec ses plus fiers hommes et Charlot son fils de prédilection, le Charlot en mépris au baronnage, et que les chansons de gestes ont si vivement attaqué[38]. Il confie en même temps à Louis, roi d'Aquitaine, tout ce qui touche aux provinces méridionales ; dans l'expédition qui fut tristement couronnée par Roncevaux, Charlemagne avait eu à combattre deux grandes populations séparées : les Sarrasins ou mécréants, qui avaient passé les Pyrénées ; puis cette indomptable race de Gascons qui avaient célébré dans leur enthousiasme la défaite de Roncevaux. Il parait aussi incontestable que la majorité des Visigoths qui formaient la population de l'Espagne avaient cessé d'être favorables à la domination des Francs et de la race austrasienne surtout[39]. Il y avait des jalousies instinctives, des haines de race ; les Goths se rapprochaient des musulmans par le mariage[40]. C'étaient donc ces trois peuples que Louis avait en présence, lorsque son père lui confia le gouvernement et la royauté d'Aquitaine, sous la tutelle des comtes et des gouverneurs des marches, presque tous d'origine franque.

La seule expédition qu'avait accomplie Charlemz.jne au delà des Pyrénées, avant de ceindre la couronne impériale, n'avait poussé sa domination militaire que jusqu'à l'Èbre ; les romans de chevalerie seuls supposent la conquête féodale de toute l'Espagne par Charlemagne jusqu'à Cadix et le Portugal (portus galliœ), elle ne dépassa pas Saragosse et Pampelune ; il s'établit sur la frontière méridionale une espèce de système féodal, toujours fondé sur l'idée romaine des camps militaires ; on créa des comtes des marches d'Espagne, comme il y avait des comtes saxons, ils durent contenir les populations sarrasines, les Visigoths et les Saxons eux-mêmes ; les conquêtes carlovingiennes en Espagne furent alors divisées en deux marches : 4° la marche de Gothe ou de Septimanie, qui répondait à la Catalogne actuelle, et qui eut Barcelone pour capitale ; 2° la marche de Gascogne, qui comprenait les villes françaises de Navarre et d'Aragon[41]. Ensuite des rapports de vassalité s'étaient presque partout établis entre les alcayds gouverneurs des villes rapprochées des frontières et Louis, roi d'Aquitaine. Le gouvernement des Sarrasins en Espagne s'était morcelé, la guerre civile était partout, les enfants dia prophète se battaient de cité à cité[42] ; les comtes francs profitèrent de ces divisions pour recevoir des hommages et conquérir des villes. Louis accomplit cette mission donnée par Charlemagne, et contint fermement les populations jusqu'à l'Èbre.

L'Aquitaine avait alors un système régulier de tenure féodale et de gouvernement ; saint Benoît d'Aniane y avait favorisé la civilisation. On n'a pas assez apprécié l'influence de saint Benoît, qui fut pour l'Aquitaine ce que saint Boniface avait été pour la Germanie[43] : comte militaire dans les troupes qui firent l'expédition de Lombardie, Benoît d'Aniane s'était voué depuis à la pénitence, élevant partout de magnifiques monuments et des églises où l'art lombard et byzantin se reflétait sur ses dalles et ses colonnes[44]. Le gouvernement de l'Aquitaine était à cette époque un modèle, et Louis, le fils de Charlemagne, y déployait une grande activité ; il marcha donc plus d'une fois contre l'Espagne pour affermir son pouvoir ou ajouter de nouvelles conquêtes. Louis venait de quitter ses belles fermes de l'Agenois, du Saintonge et du Poitou ; les hommes d'armes le suivaient pressés par milliers de lances, car il s'agissait de conquérir Barcelone. Ici, écoutons les vieilles annales du Midi (800). Le roi Louis vint pour la seconde fois à Toulouse, et de là se dirigea vers l'Espagne. Comme il approchait de Barcelone, Zaddon, duc de cette ville, se reconnaissant déjà son sujet, vint au devant de lui, mais toutefois sans lui rendre la ville. Le roi passa outre, et se jetant sur Lérida, la prit et la ruina. Après avoir détruit celle ville, dévasté et incendié plusieurs autres places fortes, il s'avança jusqu'à Huesca, dont les champs couverts de blé furent moissonnés par la main du soldat, qui les incendia et les dévasta ; tout ce qu'on put trouver hors de la ville fut consumé et dévoré par les flammes[45]. Cette expédition terminée, il revint à l'approche de l'hiver en Aquitaine.

Quelques années plus tard, c'est Barcelone même que le roi veut rattacher de vive force à l'Aquitaine. Celte cité lui est indispensable pour accomplir la ligne de l'Èbre ; les Pyrénées viennent d'être ravagées par les Arabes que conduit Hakam, il faut arrêter ce mouvement d'invasion. Le roi Louis et ses conseillers jugèrent à propos d'aller assiéger Barcelonne ; l'armée fut divisée en trois corps : Louis demeura avec le premier dans le Roussillon ; il chargea l'autre du siège de la ville, sous le commandement de Rostagne, comte de Gironne ; enfin, dans la crainte que les assiégeants ne fussent attaqués à l'improviste, il ordonna au troisième d'aller s'établir de l'autre côté de la ville. Les assiégés cependant envoyèrent à Cordoue solliciter des secours, et aussitôt le roi des Sarrasins se mit en marelle avec une armée. Or, la troisième colonne militaire de Louis, parvenue à Saragosse, fut informée que les ennemis s'avançaient[46]. Il y avait dans cette colonne Wilhelm, premier enseigne, Adhémar et d'excellentes troupes. A celte nouvelle, ils se jetèrent dans les Asturies, et firent, eu deux attaques imprévues, et surtout dans la seconde, un très grand carnage ; puis, ayant mis les ennemis en fuite, ils revinrent se joindre à ceux qui assiégeaient Barcelone, et la cernant de concert ne permirent à personne d'entrer ou de sortir de cette ville[47], qui fut réduite en un tel état, que les habitants se virent contraints par la famine d'arracher de leurs portes les cuirs même les plus desséchés pour les convertir en une affreuse nourriture. Quelques-uns de ces malheureux, préférant la mort à une si misérable vie, se précipitaient du haut des murailles ; d'autres se berçaient d'une vaine espérance et croyaient que les Francs seraient forcés par la rigueur de l'hiver lever le siège. Mais cette espérance fut trompée par la sagesse et la prudence des nôtres. En effet, ayant rassemble des matériaux de toutes parts, ils se mirent à construire des cabanes, comme étant résolus à passer l'hiver en ce lieu. A cette vue, les habitants déchus de leur espoir, et réduits à la dernière extrémité, livrèrent leur prince, parent de Zaddon, qu'ils avaient établi à sa place, et qu'on nommait Hamur ; ils ne se réservèrent, en rendant leurs personnes et leur ville, que la faculté de se retirer. Pendant que les nôtres cernaient encore cette ville fatiguée d'un long siège, ils prévirent qu'elle serait bientôt prise ou livrée. Arrêtant donc une résolution sage et convenable, ils demandèrent que le roi vint, afin que cette ville d'une si grande renommée pût valoir à ce prince un nom glorieux, en succombant en sa présence. Le roi se rendit à cette sage demande. Il vint donc au milieu de l'armée qui cernait la place, et y demeura pendant six semaines d'un siège continuel, au bout desquelles la ville soumise se donna au vainqueur[48]. Après qu'elle eut ouvert ses portes, le roi la fit occuper le premier jour par ses gardes ; quant à lui, il ne voulut point entrer avant d'avoir réglé par quelles actions de grâces dignes du Seigneur il consacrerait à son saint nom cette victoire qui comblait ses vœux. Le lendemain donc, précédé ainsi que sou armée des prêtres et de tout le clergé, environné d'une pompe solennelle, il entra dans la ville au milieu des hymnes de louanges, et se rendit à l'église de la sainte et victorieuse croix, pour rendre à Dieu des actions de grâces à l'occasion de la victoire qu'il lui avait accordée ; puis, laissant dans Barcelone le comte Bera avec une garnison composée de Goths[49], il revint passer l'hiver dans ses états. Son père Charlemagne, qui avait appris le péril dont il semblait menacé du côté des Sarrasins, avait envoyé à son secours son frère Charles, mais ce prince rencontra à Lyon un courrier du roi Louis, qui lui annonça que Barcelone était prise, et l'empêcha de continuer sa marche. Charles revint auprès de son père en sa cour d'Aix-la-Chapelle.

Ainsi se succédaient les expéditions contre l'Espagne, la prise de Barcelone avait jeté une vive ardeur parmi les populations franques. C'est maintenant Tortose qu'ils viennent assiéger ; Louis d'Aquitaine ne les conduit plus, les comtes francs seuls s'avancent sur l'Èbre ; c'est un de ces pèlerinages armés qui préparèrent les croisades. Charlemagne avait ordonné de surprendre et de chasser les Maures de la ville, on ne le put pas ; et le chroniqueur contemporain raconte avec naïveté la cause de cet éveil subit que prirent tout à coup les populations musulmanes. Tandis qu'Abaïd, duc de Tortose, gardait sur un point les rives de l'Èbre, pour empêcher les nôtres de le traverser, et que ceux-ci le franchissaient au dessus, un Maure, qui était entré dans l'eau pour se baigner, vit passer près de lui un excrément de cheval, aussitôt — les Maures sont doués d'une grande finesse — il se met à la nage, saisit ce qui surnageait, le flaire, et s'écrie : Voyez, compagnons, et tenez-vous sur vos gardes ; ceci ne vient ni d'un âne, ni d'aucun animal qui se nourrisse d'herbe ; c'est un excrément de cheval, car il est composé d'orge, qui est la nourriture des chevaux ou des mulets. C'est pourquoi il faut redoubler de précautions ; du côté supérieur de ce fleuve, on nous prépare, je le vois, des embûches. Aussitôt deux Maures montent à cheval et vont à la découverte, et dès qu'ils aperçoivent les nôtres, ils reviennent l'annoncer à Abaïd. Celui-ci et tous les siens, frappés de terreur, abandonnent tout ce que renferme leur camp et prennent la fuite ; les nôtres s'emparent de ce qu'ils trouvent, et passent la nuit sous les tentes des Maures[50].

Tortose ne se rendit que l'année suivante, ainsi cette période fut marquée par des conquêtes successives en Espagne : Tortose, Huesca reconnurent la souveraineté de l'empereur, comme pour compléter le système de la garde de l'Èbre ; au domaine déjà acquis par Charlemagne en Espagne, les comtes francs campés sur unissaient Barcelone, Tortose et Huesca.

Dans ces expéditions, les Francs furent faiblement secondés par la race visigothe, population active de l'Espagne. A l'origine et lors de l'expédition primitive de Charlemagne, il n'est pas douteux que les Goths l'aidèrent fortement pour s'affranchir du joug des Maures ; mais lorsqu'ils virent les comtes francs solidement établis jusque sur l'Èbre, ils sn conçurent des jalousies : n'avaient-ils pas eux aussi leurs chefs nationaux ? Ces rudes chevaliers qui vivaient dans l'Asturie, dans les montagnes de la Navarre et de la Castille étaient issus de la race visigothe ; tous sortaient de cette famille primitive de conquérants, que le comte Jullien avait trahie en appelant les Sarrasins d'Afrique ; jaloux des Francs maîtres des Pyrénées, les Visigoths ne prêtèrent plus leur aide ; ils eurent peur de passer sous un nouveau joug. On voit que la conquête de Charlemagne qui s'étend jusqu'à l'Èbre ne s'étend pas beaucoup au delà, malgré les efforts de son fils Louis, roi d'Aquitaine ; trois villes nouvelles seulement se soumettent avec quelques émirs sarrasins qui trahissent la religion du prophète ; mais Hakam, roi de Cordoue, reste encore à dominateur de l'Espagne[51].

La race montagnarde de Gascogne a conservé ses plus profondes répugnances, ses inimitiés les plus vives contre les Austrasiens et les Neustriens ; Roncevaux a montré ce que pouvaient faire les durs Wascons dans leurs retraites inaccessibles ; les rochers de la Navarre sont ensanglantés ; les noms des paladins s'y murmurent comme un cri de mort ; les Wascons, constamment réprimés, ne restent pas un moment tranquilles sous la suzeraineté de Louis. Le duc Loup (Lupus) était mort laissant deux fils, Adalric et Lupus-Sanche, qui partagèrent le duché de Gascogne eu fiefs de Charlemagne[52] ; quel devoir de féauté retenait alors les indomptables montagnards ? ce qu'ils avaient fait à Roncevaux relevait leur courage : les vieilles chroniques mentionnent encore leur esprit irascible et leur tendance à la révolte.

Louis n'était dans l'Aquitaine que le délégué de Charlemagne, la main méridionale du puissant empereur chargée de maintenir les vassaux dans l'obéissance (787). Dans ce temps, un Gascon du nom d'Adalric s'empara, à l'aide d'une ruse, de Corson, duc de Toulouse, se l'attacha par les liens du serment, et puis après lui rendit la liberté. Pour punir cette insolence, le roi et les grands, par le conseil desquels la chose publique du royaume d'Aquitaine était administrée, convoquèrent une assemblée générale dans un lieu de la Septimanie appelé la mort des Goths. Adalric y fut cité ; mais, connaissant sa faute, il refusa d'y venir, jusqu'à ce que rassuré par des otages mutuels, il s'y rendit enfin. A cause du péril que couraient ces otages, on n'osa rien lui l'aire ; il reçut même des présents, rendit nos otages, reprit les siens et se retira[53]. (801) Le roi Louis ayant convoqué une assemblée générale de la nation, y délibéra sur l'état présent des choses. Bourguignon étant mort, le comté de Fezensac[54] fut donné à Luitard ; mais les Gascons mécontents de cette nomination se livrèrent à un tel désordre, qu'ils firent périr par le fer une partie des hommes d'armes du nouveau comte, et condamnèrent le reste à mourir dans les flammes. Appelés en jugement, ils refusèrent d'abord d'obéir ; mais contraints enfin à venir se défendre, ils subirent la peine que méritait une telle audace, et quelques-uns mêmes, condamnés d'après la loi du talion, périrent par le feu. (815) Ayant convoqué une assemblée générale, le roi Louis y annonça qu'il avait reçu la nouvelle de la révolte d'une partie de la Gascogne, réunie depuis longtemps à ses états, et qui voulait s'en séparer. L'intérêt public demandait qu'on châtiât cet esprit de rébellion. Chacun applaudit au dessein du roi et affirma que loin de mépriser une telle audace chez des sujets. il fallait couper le mal à sa racine. L'armée étant donc rassemblée et disposée comme il convenait, le roi s'avança jusqu'à Dax, et demanda que les auteurs de la révolte lui fussent livrés. Comme ils n'obéirent point, il entra sur leurs terres et permit au soldat de tout dévaster. Enfin, quand tout ce que les coupables possédaient eut été ravagé, ils vinrent implorer leur pardon et l'obtinrent au prix de la ruine de leurs domaines. Après cela, le roi ayant franchi le difficile passage des Pyrénées descendit à Pampelune. Mais quand il fallut repasser les défilés de ces mêmes Pyrénées, les Gascons tentèrent d'exercer leur perfidie accoutumée ; heureusement ils furent eux-mêmes surpris et déjoués par la prudence et l'adresse des Francs. Un des leurs s'étant trop avancé fut pris et pendu ; presque tous les autres furent séparés de leurs femmes et de leurs enfants qu'on leur enleva. Enfin, on fit si bien que là perfidie de ces Gascons ne fut d'aucun préjudice ni au roi ni à l'armée[55].

Charlemagne imposait donc aussi aux Wascons rebelles la loi de dispersion qui en avait fini avec la nationalité saxonne ; c'était le système d'unité politique que le conquérant imposait aux peuples. Chaque année était ainsi marquée d'une révolte de ces montagnards ; placé dans ses châteaux et ses fermes dû Nord, Charlemagne s'en occupait très peu militairement ; il en laissait le poids à Louis, son fils, roi d'Aquitaine ; il n'avait parcouru que deux fois[56] les provinces méridionales et encore très rapidement ; soit que le souvenir de Roncevaux pesât sur son cœur, soit qu'issu de race germanique il n'aimât pas l'aspect de ces campagnes du midi de la Gaule ; il laissait à d'autres bras le soin de la répression des peuples méridionaux, et se contentait des rapports de missi dominici et de la puissante surveillance des comtes francs qu'il avait établis dans l'Aquitaine.

D'ailleurs, à cette époque, les Sarrasins ou Maures d'Espagne et d'Afrique semblent renoncer aux invasions tumultueuses à travers les Pyrénées, ils ne paraissent plus par troupes innombrables comme sous Charles Martel et Pépin ; on ne trouve même pas de symptôme d'une expédition un peu vaste contre les Francs, d'une de ces guerres saintes commandées par Mahomet à ses ardents sectateurs. Depuis la prédication de Hakam dans les mosquées et sa rapide excursion dans la Septimanie, les Sarrasins d'Espagne se tiennent constamment sur la défensive, ils n'attaquent pas ; ils sont heureux d'un peu de repos que la vie avancée de Charlemagne leur donne pendant quelques années ; ils concluent des trêves au mépris même de cette sentence implacable de Mahomet : Combattez les infidèles jusqu'à ce que la religion de Dieu domine seule sur la terre[57].

Si les Sarrasins d'Espagne se rapprochaient de Charlemagne par des traités, il n'en était pas ainsi des Maures d'Afrique ; la nature de la guerre changeait : dès le VIIIe siècle, les Maures, hardis navigateurs, se livrent comme les Normands aux expéditions maritimes, ils arment des flottes ; les vieilles annales racontent comment alors ils dévastèrent les îles Baléares, la Sicile, la Sardaigne, la Corse ; redoutables sur toutes les côtes, la Méditerranée était remplie de leurs barques armées qui pénétraient par les rivières et les fleuves jusqu'aux plus importantes cités ; la Provence, la Septimanie furent remplies par eux de désolation[58]. Les monastères virent leurs reliques dispersées, le trésor de l'autel fut livré aux Barbares dans les villes même les plus florissantes. Le monastère de Saint-Victor, à Marseille, fut obligé pour se défendre d'élever de hautes murailles comme une citadelle.

Ainsi changent les conditions de la guerre ! Charlemagne est incontestablement le prince le plus formidable pour les grandes expéditions militaires, nul ne peut lui être comparé quand il marche à la tête de ses leudes ; les peuples sont refoulés avec une rapidité qui tient du prodige ; mais il s'opère bientôt contre lui une réaction ; dès que les ennemis de la race austrasienne voient cette œuvre gigantesque s'élever, il semble que par instinct ils devinent et pressentent son côté faible ; les Danois et les Sarrasins se lancent sur les mers, ils se font pirates, dévastateurs des côtes. Cet empire, ils peuvent le disputer à Charlemagne et rendre ses moyens inutiles ; sa cavalerie germanique bardée de fer est impuissante, sa tactique ne peut lui servir de rien ; les flottes hardies le bravent dans la Méditerranée et l'Océan : au nord, les Danois vont apparaitre sur leurs barques construites dans la Baltique ; au midi, les Sarrasins d'Espagne et d'Afrique vont pénétrer jusqu'au Rhône[59].

Dans l'Italie, la répression des races vaincues est plus facile, les conquêtes plus durables, parce que là il s'agit d'expéditions militaires : passer les Alpes n'est rien pour cette armée austrasienne si intrépide. Pépin, roi d'Italie[60], est là le lieutenant de l'empereur, comme Louis conserve ce titre aux Pyrénées : Charlemagne se préoccupe de cette guerre parce que l'Italie se lie au Tyrol et aux Alpes, qui sont les clefs de la Germanie ; maître de la Pannonie et de la Dalmatie, il lui faut garder la Lombardie, les fiefs qui lui donnent la domination de l'Adriatique ; ses campagnes d'Italie deviennent un théâtre actif où il se trouve en présence non seulement des Grecs, mais encore des Huns, des Avares, des Bulgares qui campent au centre de l'Europe. C'est pourquoi ses dernières guerres d'Italie s'accomplissent simultanément avec ses campagnes d'Allemagne. Si Pépin part du royaume de Lombardie pour remonter par le Tyrol et les Alpes vénitiennes jusque dans l'Allemagne, l'empereur part du Rhin et du Danube pour faire sa jonction avec son fils et marcher de concert contre les tribus nomades qui campent sous la tente, depuis le Danube jusque dans la Bulgarie[61].

Les Huns ou Hongres sont les premiers repoussés par Charlemagne ; ils ont secondé la révolte des Bavarois, et cela suffit pour soulever contre eux le courroux de l'Australien impitoyable. Cette guerre contre les tribus nomades, ces rapports des Francs et des Barbares datent de loin, car voici ce qu'on lit aux chroniques : (792) Le roi demeura en Bavière à cause de la guerre avec les Huns ; il litait sur le Danube un pont de bateaux dont il devait se servir pour la guerre, et célébra la fête de Noël et celle de Pâques[62] (795). Tandis que le camp du roi était sur l'Elbe, il reçut des envoyés venus de Pannonie, et dont l'un était un des chefs des Huns, nommé par les siens Thudun ; celui-ci promit de revenir, et assura qu'il voulait être chrétien[63]. Le roi se rendit à Aix, et passant là son temps comme l'année précédente, il fêta les solennités de Noël et de Pâques. (796) Pépin chassa les Huns au delà du fleuve de la Theiss, dévasta de fond en comble le palais de leur roi, palais que les Huns appellent ring et les Lombards camp, pilla presque toutes les richesses des Huns, se rendit à Aix-la-Chapelle près de son père pour y passer l'hiver, et lui offrit les dépouilles du royaume qu'il avait apportées avec lui. Thudun, de qui il a été fait mention plus haut, tenant sa parole, se rendit près du roi, et fut baptisé avec tous ceux qui étaient venus avec lui. Il reçut des présents et retourna chez lui après avoir juré de garder fidélité[64] ; mais il ne demeura pas constant à la foi promise, et ne fut pas longtemps non plus sans recevoir la peine de sa perfidie. (805) Le chagan[65], ou prince des Huns, se rendit près de l'empereur pour les besoins de ses peuples, et lui demanda de lui donner un lieu pour habiter entre Samar et Hambourg, parce qu'à cause des invasions des Esclavons, qu'on nomme Bohémiens, ses peuples ne pouvaient plus habiter leurs premières demeures. En effet, les Esclavons, dont le chef se nommait Léchon, ravageaient la terre des Huns. Le chagan était chrétien et se nommait Théodore. L'empereur le reçut avec bonté, lui accorda ses demandes, le combla de dons, et lui permit de s'en aller. Il revint à son peuple, et peu de temps après il mourut. Le nouveau chagan envoya un de ses grands demander la confirmation de l'antique dignité que lui-même avait sur les Huns. L'empereur donna son consentement à ses demandes et ordonna que le chagan eût la souveraineté de tout le royaume, selon la coutume de leurs ancêtres.

Ces guerres nomades, ces traités de paix avec des nations barbares se prolongent pendant une longue période jusqu'à la fin du règne de l'empereur. Il fallait que la renommée de Charlemagne fût bien grande, pour que de tous côtés on vint ainsi à son hommage ; il n'était pas de nation barbare qui ne fût à ses pieds ; le nom des conquérants a pour ces nations primitives un prestige bien plus puissant que la renommée d'un législateur ou d'une intelligence supérieure ; ce qui frappe les Barbares, c'est celte grandeur de la force qui éclate dans les batailles et se fait obéir du monde : Alexandre, César, Charlemagne et Tamerlan, tels sont les noms qu'elles conservent dans les mémoires et qu'elles récitent sous la tente ; ces noms vivent à l'abri des ravages du temps, bien que les siècles les défigurent, comme l'airain se rouille par les âges ; or, rien n'est comparable à la renommée de Charlemagne : dans quelle contrée ce nom n'a-t-il pas retenti ? quel est le pays où son souvenir est resté inconnu ? quelle est l'œuvre du IXe siècle qui ne soit empreinte de son passage ?

 

 

 



[1] Ce travail puissance prit à Charlemagne 28 ans ; il avait coûté 14 ans à Auguste, et ne demanda que 4 ans à Napoléon du consulat à l'empire ; mais aussi son œuvre croula dans moins de 10 années.

[2] En suivant attentivement les chroniques, j'ai remarqué que Charlemagne n'est pas resté une seule année sans guerre ; c'était comme un devoir de chaque printemps. On pourrait suivre ses campagnes en parcourant la table chronologique du règne de Charlemagne, à la fin du IIe volume de cet ouvrage.

[3] Aussi, quel monnaient contemporain loue Charlemagne de ses capitulaires ou de ses actes de législation ; on ne s'en inquiétait pas. Éginhard est peut-être le seul qui ait célébré ses qualités scientifiques, et encore n'est-il que le biographe de Charlemagne ; les chroniques de Metz, de Fulde et de Saint-Denis ne parlent que de conquêtes.

[4] On voit qu'à la fin Charlemagne comprend l'inutilité d'étendre plus loin ses frontières ; avec un peu de volonté, il aurait conquis l'Espagne depuis l'Èbre jusqu'à Cadix ; l'Andalousie était pleine de divisions, les Maures étaient aux prises de cité à cité. (Voyez Conde, Hist. de la domination des Arabes d'Espagne, t. I.)

[5] Ces races d'hommes formaient comme des couches les unes sut les autres, ainsi que la géologie découvre aujourd'hui des terrains superposés : ainsi, par exemple, en Espagne jusqu'à l'Èbre, il y avait : 1° les Cantabres ; 2° les Romains ; 3° les Wisigoths ; 4° les Sarrasins ; 5° les Francs ; et tout cela sur le même terrain.

[6] J'ai dit que beaucoup de cités devaient leur origine à des monastères ; d'autres aussi doivent leurs fondations à de simples campements militaires.

[7] On peut parcourir la Chronique de Saint-Denis de 800 à 810 pour se convaincre de cette activité de Charlemagne.

[8] Quelques miniatures du XIVe siècle reproduisant les traits de Charlemagne le représentent à cheval, la barbe fort longue, avec le vêtement des empereurs : il est suivi d'une multitude de barons et de chevaliers. Les vieux jeux d'échecs du cabinet des médailles présentent les cavaliers du IXe siècle.

[9] L'Anonyme, connu sous le nom de l'Astronome, a donné la liste des comtes francs qui devaient constamment surveiller Pépin. (Voyez livre 20, Dom Bouquet, Gallia Scriptor., VI.)

[10] On remarquera celle similitude nouvelle entre Charlemagne et Napoléon. Celui-ci plaçait auprès de ses frères, rois, des généraux et des administrateurs qui ne dépendaient que de lui-même.

[11] C'est au reste ce que n'ont pas manqué de saisir les trouvères : les romans de Guiteclin de Sassoigne racontent la guerre de Saxe, et la chanson de Roncevaux narre poétiquement les expéditions d'Espagne. Voyez chapitres X et XL.

[12] Comparez Annal. Fuldens, Annal. Melens Ad ann. 798-810, et les annales d'Éginhard, ibid.

[13] Quelques chroniques font de Witikind le duc de Saxe ; les autres le font abriter dans un monastère. Les Bénédictins disent qu'il reçut le duché d'Angrie. Le premier duc de Saxe, Ludolphe, descendant de Witikind, mourut en 864.

[14] Voyez le capitulaire d'organisation pour la Saxe, 787.

[15] Les évêchés prirent un si grand développement, qu'ils devinrent ensuite partie intégrante du corps germanique.

[16] Éginhard, Annal. ad ann. 793.

[17] La Chronique de Saint-Denis rend toujours le nom du fils de Charlemagne, Karolus, par celui de Charlot, qui se trouve consacré dans toutes les anciennes chansons de gestes. Elles s'accordent à représenter Charlot comme un jeune présomptueux, plusieurs fois tiré d'embarras par les pairs de France, et enfin tué à la suite d'une partie d'échecs par Osier le Danois ou par Renaud de Montauban.

[18] In campo qui Sinotfeldus vocatur.

[19] In villa Cuffenstein, quœ super Mœnum contra Mogunciacum urbem cita est. — C'est aujourd'hui le village de Kuffstein.

[20] Wiltzan regem Abotritorum.

[21] Quand il eut tout mis à destruction, dit la Chronique de Saint-Denis, il retourna à Aix-la-Chapelle. (Ad ann. 795.)

[22] Je persiste à croire que c'est Minden et non pas Munden, comme le dit M. Pâris. On doit remarquer que ce point extrême de l'Elbe, où Charlemagne porta ses armes, formait aussi un chef-lieu de département français sous Napoléon.

[23] Voici ce que dit sur cette dispersion des Saxons en France la Chronique de Saint-Denis : Quand la nouvelle saison fu revenue et il fu temps convenable pour ostoier, l'empereur rassembla ses osts pour ostoier en Sassoigne ; en la terre entra à grant force. Les Saisnes qui habitoient de là le fleuve d'Albe fist passer par deçà en France et femmes et enfants. Leur païs donna à une manière de gens qui sont appelés Abrodiciens. De celle gent sont ores estrais les Brebançons et les Flamens, et ont encore celle meisme langue. (Ad ann. 804.)

[24] Il est incontestable que les Saxons étaient mêlés aux Scandinaves dans leurs longues excursions et pirateries du IXe siècle.

[25] Les chroniques des monastères indiquent plusieurs religieux d'origine saxonne.

[26] Les annales danoises nous disent que le Jutland lui-même était en rapport avec toute la Scandinavie, la Norvège et la Suède. (Langeb., Coll. Hist. donor., t. Ier.)

[27] La chronologie réelle des rois de Danemark ne commence qu'à Harold II (935). Antérieurement, le mot rex ne signifie, comme je l'ai dit, que conducteur d'hommes.

[28] Dans la foire Saint-Denis, on voyait en effet un grand nombre de négociants de Danemark et de Suède ; ils apportaient des pelleteries, de l'étain et de l'acier. (Doublet, Pièces sur l'abbaye de Saint-Denis.)

[29] A ce moment, les Saxons remuent encore. On lit dans les annales : Trasco vero dux Abroditorum, postquam filium suum postulanti Godofrido obsiderat, collecta popularium manu, et auxilio Saxonibus accepto, vicinos suos Wilzos adgressus, agros corum igne et ferro vastat. Regressusque domum cum ingenti præda, accepto iterium à Saxonibus validiori auxilio, Smeldingorum maximam civitatem expugnat. Eginh., Annal.

[30] Ce rex Godefroy était un homme de haute fierté, capable de lutter contre l'empereur. Comparez les chroniques de Saint-Denis et Eginhard. (Ad ann. 804-810.)

[31] Ce fut là une des premières expéditions des redoutables Nortmans, qui se développèrent avec tant d'énergie dans le IXe siècle.

[32] Voici le récit de la Chronique de Saint-Denis : Ilec demoura pour pïr nouvelles de ses ennemis et pour oïr les menaces de Godefroy, le roy des Danoys. Car ce roy estoit si enflé d'orgueil et si plain de vaine gloire pour les victoires qu'il avoit eues contre les Frisons, qu'il se vantoit et disoit qu'il se combatroit contre l'empereur à un jour nommé en champ de bataille. (Ad ann. 810.)

[33] La mort de ce roi Godefroi a été célébrée par la chronique comme un des événements graves du règne de Charlemagne ; autrement la réaction aurait plus tôt commencé. (Annal. d'Éginhard, ad ann. 818.)

[34] Les côtes de la Frise furent déjà attaquées par les Scandinaves en 810 ; la Neustrie ne le fut que sons le règne de Louis le Débonnaire, particulièrement sous Charles le Chauve. Duchesne, dans sa collection Chronic. Normanorum, a donné tous les fragments qui se rattachent à ces expéditions.

[35] Le moine de Saint-Gall et Eginhard nous disent quels furent les in cessants efforts de Charlemagne pour constituer une marine. (Ad ann. 808-811-812.)

[36] Charlemagne semblait deviner ces maux terribles qui faisaient dire au peuple dans les litanies : Libera nos, Domine, à furore Normanorum.

[37] Monach. St-Gall., lib. II.

[38] C'est ce Charlot que Renaud de Montauban tue d'un coup d'échiquier dans la chanson des Quatre fils d'Aymon.

[39] Cependant les comtes des montagnes de Castille avaient sollicité l'appui des Austrasiens contre les Sarrasins, et des messages étaient venus jusqu'à la cour plénière d'Aix-la-Chapelle. (Annal. d'Eginhard, 805-813.)

[40] Les mariages mixtes se multipliaient entre les Sarrasins et les Visigoths ; les enfants nés des deux races chrétienne et sarrasine s'appelaient moallad, dont on a fait muluto en espagnol, et mulâtre en français.

[41] Il est à remarquer que c'est à peu près cette organisation que donna Napoléon à la Catalogne, quand il réunit cette province à l'empire.

[42] Voyez Ibn-Alcouthya, fol. 28-36, verso.

[43] Voyez sur saint Benoit d'Aniane deux excellents Mémoires de M. Thomassy, dans la collection de la Société des antiquaires de France. J'en reparlerai.

[44] Saint Benoît avait sans doute rapporté ces impressions de son voyage en Lombardie.

[45] Les Sarrasins prirent ensuite leur revanche contre les Francs ; on lit dans les chroniques arabes : Hakam, roi de Cordoue, rassemblant sa cavalerie, vola vers les Pyrénées ; fit rentrer dans le devoir Barcelone et la plupart des autres villes qui s'étaient soulevées ; puis s'avançant contre les chrétiens des Pyrénées, il fit les plus horribles dégâts sur leurs terres, massacrant les hommes en état de porter les armes, et emmenant les femmes et les enfants esclaves. Parmi ces enfants, plusieurs furent faits eunuques ; car Hakam, naturellement jaloux, recherchait, au grand scandale de beaucoup de musulmans, les hommes mutilés pour certains emplois de son palais. Les autres furent admis dans la garde qui veillait autour de sa personne. En effet, Hakam s'était, le premier en Espagne, formé une garde particulière ; et cette garde, pour qu'elle fia plus dévouée, se composait de captifs pris à la guerre et des esclaves achetés à prix d'argent. Les succès remportés par Hakam sur les chrétiens lui avaient fait donner par ses soldats le titre d'Almodaffer (victorieux). Maccary, n° 705, fol. 87.

[46] Ces détails sont recueillis de la Chronique de l'Astronome ; ami et conseiller de Louis le Débonnaire, dans dom Bouquet, t. VI.

[47] Comparez avec le récit de l'Astronome le poème d'Ermoldus Nigellus consacré à Louis le Débonnaire : Barcelonne, dit le poète, était devenue pour les Maures un boulevart assuré. C'est de là que partaient sur des chevaux légers les guerriers qui en voulaient aux terres chrétiennes ; c'est là qu'ils revenaient avec leur butin. En vain, pendant deux ans, les Français firent d'horribles ravages autour de ses murailles ; rien ne put décider le commandant à se soumettre. Les guerriers de l'Aquitaine étant arrivés devant la ville, chacun s'occupe de remplir la tâche qui lui avait été imposée. Celui-ci prépare des échelles, celui-là enfonce des pieux en terre. L'un apporte des armes, un autre entasse des pierres ; les traits pleuvent de toutes parts, les murs retentissent sous les coups du bélier, la fronde cause les plus terribles ravages. Le gouverneur, voulant raffermir le courage des siens, annonce que des secours sont partis de Cordoue ; ensuite, montrant de la main les Français : Vous voyez, leur dit-il, ces hommes de haute stature, qui ne laissent pas de repos à la ville ; ils sont courageux, habiles à manier les armes, endurcis au danger et pleins d'agilité ; toujours ils ont les armes à la main ; elles plaisent à leur jeunesse, et leur vieillesse ne s'en rebute pas. Défendons bravement nos remparts. (Rec. des hist. des Gaul., t. VI, p. 13 et suivantes.)

[48] La prise de Barcelone eut lieu en 801. Cette ville était restée quatre-vingt-dix ans au pouvoir des Sarrasins. Les mosquées furent purifiées et converties en églises. Louis envoya à son père une partie du butin fait dans la ville. Ces présents se composaient de cuirasses, de casques ornés de cimiers, de chevaux superbement enharnachés, etc.

[49] Dans cette expédition contre Barcelone, le duc Guillaume joue un très grand rôle. C'est sans doute le Guillaume au Court-Nez des romans de chevalerie. La chronique dit : Erat autem ibi Wellelm, primus signifer, Hademarus et cum eis validum auxilium.

[50] Astronome, de vita Ludov. Pii. Cet épisode marque le degré de naïveté de ces temps. Il y a de la race arabe du désert dans cet instinct qui sait si bien la vie et les habitudes du cheval.

[51] Comparez sur ces temps primitifs Conde avec Rodéric de Tolède ; celui-ci écrivait au XIIIe siècle, mais il est exact. L'histoire de Louis, roi d'Aquitaine, se mêle essentiellement à la chronique primitive d'Espagne.

[52] La généalogie des Lupus de Gascogne a été parfaitement retracée par les Bénédictins dans l'Art de vérifier les dates, t. III. Don Vaissète a été leur guide.

[53] Astronome, Vita Ludovici.

[54] Les Montesquiou du XVIIIe siècle prétendaient descendre de ces comtes de Fezenzac et se donnaient, ainsi que les Boson (Périgord Talleyrand), une origine carlovingienne, tandis que les Montmorency se contentaient d'une noblesse capétienne des Burchard à la Longue-Barbe.

[55] Astronome, De vita Ludovici.

[56] En 789 et 778.

[57] Conde, Historia, t. I, p. 294 ; Dom Bouquet, t. V, p. 82-258.

[58] Dès l'année 773, Abd-Arlaham Ier avait fait construire des arsenaux dans les ports de Tarragone, Tortose, Carthagène, Séville, Almeria, etc. ; et déjà, avant cette époque, les îles Baléares, la Sardaigne et la Corse se trouvaient exposées aux déprédations des pirates. Comparez Dom Bouquet, t. V, p. 25, 51, 56. Il suffit de parcourir son excellente table au mot Sarraceni pour se faire une juste idée de la désolation qui accompagnait la piraterie.

[59] Consultez la table de Dom Bouquet au mot Sarraceni.

[60] Pépin mourut avant la fin du règne de Charlemagne.

[61] Voyez Annales d'Éginhard, 790-810.

[62] Les chroniques ne manquent pas d'indiquer les lieux dans lesquels Charlemagne célébra les grandes solennités de l'année. Natalem Domini apud Sanctum-Kilianum in Witziburgo, juxta Mænum fluvium ; Paschalis vero festi solemnitatem super eundem fluvium in villa Francofurti, qua et hiemaverat. Saint-Kilian était une abbaye de Vurtzbourg, sur le Mein. (Ad ann. 792.)

[63] Thudon, l'un des plus nobles de celle gent, promist au roy que volentiers devendroit crestien. (Chronique de Saint-Denis, ad ann. 795.)

[64] A Pépin son fils commanda qu'il assemblast son ost de Lombardie et de Bavière, et alast en Pannonie contre les Duns. Quand il fu en Sassoigne entré, il dégasta toute la terre ; après retourna pour yverner à Aix-la-Chapelle. Entre ces choses, Pépin, son fils, qui en Pannonie fu entré, se combatit aux Huns, les chaça tous et desconfit outre une eaue qui a nom Tizan (la Teisse), tous leurs païs et leurs champs dégasta. Leurs trésors et leurs richesces ravit et puis retourna à son père à Aix-la-Chapelle et lui présenta les richesces qu'il avoit conquises sur les Huns en Pannonie. Et le roy en envoia une partie à l'église de Rome, et l'autre departi par grant libéralité à ses princes et à ses chevaliers. Cil Thudon, dont l'histoire a dessus parlé, qui estoit un des princes des Huns, vint au roy si comme il avoit promis. Baptizié fut luy et tous ceulx qui furent avec luy ; serement fist de loiauté, et le roy l'onnoura moult et luy donna aucuns joiaus de ses trésors. (Chronique de Saint-Denis, ad ann. 796.)

[65] On voit que les chroniques ont écrit chagan pour kan des Tartares : Et le cagan, sire des Huns, requist à l'empereur par un sien prince qu'il luy souffrit avoir autelle amour, honneur et autelle seigneurie sur les Huns comme Capanus sou devancier souloit avoir. Et l'empereur luy octroia volentiers cc qu'il requist et voult qu'il eust la cure et la seigneurie de son royaume, selon les anciennes coustumes du païs. (Chronique de Saint-Denis, ad ann. 805.)