Réunion des Francs sous un même sceptre. — Les compagnons de Charlemagne d'après les chroniques. — Bernard. — Roland. — Renaud. — Ogier le Danois, etc. — Les barons d'après les chansons de gestes. — Les héros des épopées. — Francs. — Bourguignons. — Aquitains. — Bretons. — Austrasiens et Neustriens. — Système Prises d'armes. — Tactique. — Emprunts faits aux Romains. — Le butin. — Composition de l'armée. — Les fortifications. — Les chevaux. — Les armures. — La personnalité de Charlemagne. 771-780. Dans cette société toute de batailles, il n'y a pas d'intervalle entre l'enfance de Charlemagne et ses conquêtes[1] : dès qu'il est fort, il s'élance ; dès qu'il possède un certain degré d'énergie et de science militaire, il les met en œuvre pour grouper de nouveaux peuples autour de son héritage. Ce n'est pas sans peine et sans labeur qu'il se fait reconnaître comme le digne fils de Charles Martel et de Pépin le Bref ; ces deux chefs ont commencé par faire saluer leurs éclatants exploits ; Charlemagne à son tour doit payer sa dette, il faut qu'il conquière, qu'il comprime ou qu'il repousse les invasions ; la race carlovingienne n'est pas assez antique pour qu'elle puisse s'énerver impunément comme les Mérovingiens. Aussi n'existe-t-il précisément aucun intervalle entre son enfance et la guerre contre les Aquitains ; il avait 51 ans lorsqu'il passa les Alpes pour conquérir le royaume des Lombards[2]. Mais Charlemagne trouve sous sa main des forces plus considérables que les faibles rois de la race mérovingienne, qui ne régnaient que sur des fractions de peuple ; à leur époque, il y avait des rois d'Austrasie, de Neustrie, des chefs qui gouvernaient l'Aquitaine ou la Bourgogne ; la guerre civile dévorait l'énergie de ces races, qui se pressaient, se heurtaient sans déborder à l'extérieur ; le sang coulait à grands flots dans ces guerres de famille et de race royale ; le temps des Mérovingiens ressemble à ces guerres de tribus nomades sur un sol qu'elles se disputent. La position de Charlemagne est plus largement établie ; tous les membres dispersés de la grande famille des Francs sont réunis sous sa main ; Carloman lui-même, qui partageait son héritage, vient de mourir, et lui s'est emparé de ses domaines ; il n'y a plus de rois ou de chefs chez les Neustriens, les Bourguignons et les Aquitains qui puissent lui disputer le sceptre. Tout ce qui porte le nom de Franc marche sous ses enseignes ; il en est le chef, le maitre suprême ; des comtes sont désignés pour gouverner ces pays qui obéissent sans résistance[3]. Charlemagne, seul roi des Francs, a la conviction profonde qu'il faut occuper incessamment la nation belliqueuse qu'il gouverne ; s'il ne la mène à la conquête, sa force se tournera en guerre civile comme sous les Mérovingiens ; il a des hommes vaillants et impétueux, il faut qu'il les conduise à travers les fleuves et les montagnes dans de nouvelles terres ; son habileté consiste à jeter ses compagnons d'armes sur les peuples et les territoires qui l'environnent ; car il leur doit du butin, des terres et des dominations, s'il veut éviter qu'ils se dévorent entre eux[4]. Dans une œuvre aussi longue, aussi difficile, Charlemagne ne peut être seul ; au dessous de lui se groupent des chefs, des comtes habiles dans la guerre ; il est impossible que de si grandes choses aient été entreprises et exécutées par un seul homme : autour de toutes les intelligences de premier ordre se trouvent des hommes secondaires qui exécutent et appuient l'œuvre. Or, deux sources doivent être consultées pour mettre en lumière les actions des comtes qui suivirent Charlemagne dans ses lointaines expéditions : les chroniques et les chansons de gestes. Les chroniques, essentiellement stériles, offrent à peine quelques noms propres, Charlemagne seul marche et se meut dans les batailles comme le commencement et la fin ; Eginhard cite trois ou quatre vaillants hommes qui entourent son maître[5], et si le moine de Saint-Gall offre des documents plus précieux, c'est que cette chronique est rédigée sur les traditions et les chansons de gestes mêmes[6]. La seconde source dont je veux parler, ce sont précisément les grands poèmes de chevalerie ; ici se trouve une abondance de noms propres, de familles, de barons qui ont secondé, trahi ou glorifié Charlemagne ; le prince n'est jamais seul ; entouré du conseil de ses leudes, de ses hommes de guerre, il prend des avis, il ne marche aux batailles que d'après les résolutions générales de ses cours plénières ; il y a des familles entières qui se vouent aux actions héroïques, d'autres à la trahison. Ces récits font ainsi mouvoir autour de Charlemagne une multitude de comtes, de barons, qui lui servent de cortège. Dans les grandes chroniques, quelques noms de paladins sont cités, et le premier en tête de tous, c'est Roland ; les textes le font seulement comte et gardien des marelles de Bretagne ; ils le nomment Rutland[7], et disent de lui que c'était un homme fort ; il reçoit plusieurs missions pour réprimer le peuple de Bretagne et meurt à Roncevaux[8]. Il est question également dans les chroniques d'un comte du nom de Bernard[9], oncle de Charlemagne, paladin d'expérience et de tactique ; son neveu lui confie une partie du commandement de l'armée qui passe les Alpes contre les Lombards ; c'est lui qui conseille de la diviser en deux corps qui franchissent le mont Cenis et le mont Joux en même temps[10]. Il se trouve aussi un autre paladin du nom de Renaud ou Regnold[11] ; il reste obscur ; rien ne se rattache à lui qui puisse inspirer l'idée du Renaud de Montauban des vieilles et poétiques légendes. On trouve encore parmi les comtes de Charlemagne cités per les chroniques un Humbert, qu'elles font comte de Bourges et qu'elles remplacent par Estourmi ; Aubouins est comte de Poitiers, Guihaud, de Périgueux ; Itiers, de Clermont ; Boulle, du Puy ; Orson prend le gouvernement de Toulouse, Aimes d'Albi, Roard de Limoges[12]. Ce devaient être tous des hommes de guerre d'importance et de valeur, car Charlemagne leur partage le gouvernement des Aquitaines. Enfin le moine de Saint-Gall a conservé des traces de la vie d'Ogier le Danois, un de ces capitaines sans doute nés parmi les nations scandinaves, et qui vinrent offrir leur service à Charlemagne. D'après le chroniqueur de Saint-Gall, Ogier, alors en fuite, s'est retiré au milieu de la nation des Lombards : il a redouté la présence et le courroux de son suzerain. Tous ces récits des chroniques sont pauvres de noms propres, et généralement dépourvus de grandes physionomies historiques. Il n'en n'est pas ainsi des chansons de gestes, là se déploie toute la splendeur des épopées carlovingiennes : des familles entières de barons vont apparaître[13] ; le simple comte Roland des chroniques devient ce puissant paladin qui remue les montagnes et tranche les géants sarrazinois ; à ses côtés est Renaud de Montauban et la famille du vieux Aymon dans son château de Dordogne ; Ogier le Danois est aussi un pourfendeur de mécréants. Vous voyez apparaître Guillaume au court nez[14], Garin le Loherain, Lambert le Court, Gauthier de Cambrai ; déjà se montrent les Bras-de-Fer, les Longue-Épée, Girars de Roussillon', Aimery de Narbonne. Tous ces barons prennent place autour de l'immense physionomie de Charlemagne ; ils l'ont aidé de leurs conseils, ils le servent de la force de leur corps et de la valeur de leur bras : on ne peut les séparer de ce suzerain dont ils forment l'auréole. Ainsi, à toutes les époques de grandes œuvres et de conquêtes, il y a toujours des chefs de guerre qui entourent le génie qui les conduit à la bataille ; ils composent comme son magnifique cortège ; leurs noms doivent grandir, d'âge en âge avec le sien ; il y aurait ingratitude à les en séparer. L'idée des douze barons qui siègent à la cour de Charlemagne est évidemment postérieure à son règne ; nous la trouverons partout dans les chansons de gestes, et c'est un anachronisme qui se reproduit incessamment : baron ne peut alors signifier qu'un chef de ces familles, ou de quelqu'une de ces nationalités qui se groupent autour du sceptre carlovingien. Il y a là des Bourguignons, des Aquitains, des Francs Neustriens et Austrasiens ; des paladins qui habitent les bords du Rhin ou de la Loire, de la Garonne, de la Dordogne ; les répugnances de races existent, les Mayençais ne peuvent souffrir les Aquitains ; les Francs sont divisés par des nuances de mœurs et d'habitudes ; elles se révèlent dans les chants et les romans de chevalerie qui nous disent les exploits des paladins de Charlemagne[15]. Que de temps pour effacer ces nuances de race et de peuples ! A côté des hommes de bravoure et d'énergie, parmi les paladins de Charlemagne, se trouvent les traîtres et félons ; chaque sentiment de l'âme a besoin d'être personnifié ; ceux-ci appartiennent à la famille mayençaise, à la lignée des Ganelons, ou à la race gasconne de Alori[16], si retentissante dans les chansons de gestes. Comme il a fallu expliquer les succès de Charlemagne, il a fallu également justifier les revers ; or, quand une grande renommée a brillé sur le inonde, les revers, dans l'esprit des peuples, n'arrivent jamais par des causes naturelles, c'est toujours par trahison[17]. La conquête du royaume des Lombards est trop rapide, trop complète, pour qu'on suppose la traitrise des hommes ; en six mois les Francs ont passé les Alpes, et tout est fini ; tandis que dans la campagne au delà des Pyrénées, où se trouve la triste défaite de Roncevaux, les chansons de gestes font apparaitre d'abord toute la famille des paladins fidèles, des hommes enfin de force et d'énergie qui ont combattu avec l'empereur ; après cette noble filiation viennent les perfides, les vendeurs d'armée ; ils se personnifient, je le répète, dans Ganelon. Le chantre de toute cette épopée est le pieux archevêque Turpin ; Turpin prend part aux batailles, il est armé de la massue, parce que clerc il ne faut pas qu'il verse du sang ; il combat, il prie, il confesse ; expression véritable du clergé tel que nous le montrent les lois et les capitulaires[18]. Les compagnons d'armes de Charlemagne prennent tous le titre de pairs et barons de l'empereur ; les poèmes des trouvères, comme toujours, confondent les dates ; écrits aux XIIe et XIIIe siècles, vers les temps de Philippe-Auguste ou de son successeur, ils sont restés empreints des institutions de l'époque où ils furent composés. Il n'y avait pas de pairs sous Charlemagne et sous aucun des Carlovingiens ; le baronnage féodal n'était pas né encore avec la tenure, il n'y avait ni pairs laies, parce qu'il n'existait encore ni ducs de Normandie, de Guyenne ou de Bourgogne, ni comtes de Champagne, de Flandre et de Toulouse ; il n'y avait pas non plus de pairs ecclésiastiques, parce que la hiérarchie des archevêchés et des évêchés ne s'était point organisée dans les conditions féodales[19]. Il en était alors des trouvères qui transportaient les idées d'un temps dans un autre, comme des enlumineurs d'images qui costumaient avec les vêtements du siècle dans lequel ils vivaient les personnages du Vieux et du Nouveau-Testament[20]. Ainsi le mot de baron ou de pair des vieilles conquêtes carlovingiennes ne doit pas être pris dans un sens autre que celui de compagnons des batailles du suzerain : le comte Roland ne fut pas un pair du roi comme le duc de Normandie sous Saint Louis ou sous Philippe le Bel, mais un graff d'origine germanique ou bretonne à la manière des Francs de Clovis et des Mérovingiens. Charlemagne réunissait tout ce qu'il y avait de tribus franques sous sa main : Bourguignons, Neustriens, Austrasiens, Bretons, Aquitains ; chacune de ces races était représentée par quelques héros particuliers, devenus depuis les sujets des poèmes épiques et nationaux[21]. Ces forces de nations sous la main de Charlemagne étaient considérables ; les prises d'armes tumultueuses se faisaient après quelques délibérations de cours plénières. A deux époques de l'année, à Noël et à Pâques, le suzerain donnait une sorte de rendez-vous militaire à tous les chefs de la nation franque ou romaine, comtes, évêques : à Noël, on délibérait sur les lois générales ; à Pâques, c'était pour concerter les expéditions lointaines du printemps, la conquête d'une terre plantureuse : la Saxe, la Lombardie, l'Espagne[22]. L'esprit de toute cette génération était la guerre ; comme les chevaux de bataille, le bruit du cor la faisait bondir, les paladins ne tenaient plus dans leur tour épaisse et murée ; leur parler de conquêtes, c'était leur plaire : la renommée de Charlemagne devait attirer à lui tous les chefs de guerres, tous les comtes qui voulaient avoir des domaines ; les leudes les plus éloignés accouraient à ses plaids. Ceci donnait à ses armées une supériorité numérique sur toutes les forces qu'on opposait à son bras puissant : en suivant les étendards de Charlemagne, en venant au bruissement de ses buccines, n'avait-on pas toujours quelques terres à gagner ? Comme on était sûr du succès, on arrivait à lui ; Charles Martel et Pépin avaient laissé une grande renommée, leur fils la continuait[23]. Dès le commencement de son règne, Charlemagne avait déployé la même activité, la même science militaire que son père et son aïeul, et c'était inspirer confiance à tous ; il menait les vieux compagnons qui avaient servi sous Pépin, les vétérans qui avaient vu Charles Martel : la race des Austrasiens paraissait avoir conquis une supériorité bien marquée dans toute la famille franque ; elle était restée forte, et Charlemagne se montrait comme l'expression de celte énergique famille : il n'a qu'à faire un appel, on se presse autour de lui, on entoure ses étendards, ses pennons, son oriflamme ; ses chefs de corps ont une lointaine renommée. Tous ces chefs et hommes de bataille ne réclament aucune solde, car la guerre c'est leur nature ; nul n'a besoin d'intervenir pour fournir des ressources en deniers ou sous d'or ; chacun s'équipe et s'arme tumultueusement à ses propres frais[24]. Le chef monte sur les Alpes, et dit à ses soldats : Voilà ce qui est à vous ! allez ! marchez ! Et ses paroles inspirent bien plus d'énergie que l'espérance d'une solde et d'un bien-être réguliers ; ainsi agissaient toujours les Barbares, et après eux les chefs qui sont venus à des époques exceptionnelles et d'exaltation ! Lorsqu'une expédition était annoncée, leudes et libres compagnons accouraient tous ; l'assentiment se donnait au retentissement des armes et au bruit des chars. Le devoir du possesseur d'une terre était de venir au plus tôt. Depuis, les capitulaires en imposèrent le devoir impératif à tous ceux qui possédaient un bien du fisc[25]. Les armes faisaient l'objet, l'attention des comtes et des chefs militaires ; avec elles on obtenait la victoire, et on prenait bien soin de les tremper fortement ! Il existe peu de monuments de l'art qui se l'apportent à une époque si reculée ; quelques armures subsistent qui datent authentiquement des Xe et XIe siècles ; et encore la rouille, cette dent meurtrière des âges, cette vieille qui déchire de ses ongles les corps qu'on aurait cru impérissables, les a-t-elle dévorées en partie. L'antiquaire qui fouille et recherche la vérité doit reconnaître que les Francs avaient adopté presque toutes les armures des Romains[26] ; lorsqu'une nation barbare et conquérante se rapproche d'une grande civilisation, ce qu'elle adopte d'abord avec enthousiasme ce sont les armes meurtrières les plus raffinées, les plus destructives ; elle emprunte les moyens perfectionnés de mort ou de conquête ; elle les imite au plutôt : c'est pour elle un besoin. Là fut évidemment une des premières études des Francs dans les Gaules ; ils avaient pris la pique et le javelot au lieu de la framée trop courte ; le bouclier romain fut aussi préféré, parce qu'il garantissait le corps plus complètement que le bouclier rond des Francs ; le casque, la visière, ces ormets si complets, si bien treillagés que les traits ne pouvaient atteindre, furent substitués également à l'espèce de bonnet de cuir de bœuf dont les Barbares armaient leur tête. Leur corps robuste adopta le haubert, la longue épée pointue si bien trempée qu'elle prit un nom traditionnel, une généalogie sous la tente[27]. Les Lombards, les Grecs connaissaient sans doute ces armures formidables, mais ils n'avaient pas comme les compagnons de Charlemagne des corps gigantesques et d'une force qu'on a quelque peine à s'expliquer ; les casques du Xe siècle pèsent 125 livres ; on soulève une épée avec effort de ses deux mains, et cette même épée les paladins la secouaient comme un léger bâton[28]. Les compagnons de Charlemagne portaient aussi la massue, arme chérie des clercs, car elle ne versait pas le sang ; ces massues, presque toutes formées d'un chêne à nœuds aigus, sont quelquefois de fer : agitant cette arme, cette terrible masse, plus d'une fois l'archevêque Turpin avait brisé les infidèles qu'il sommait de se confesser et de recevoir l'absolution[29]. Les chevaux des armées de Charlemagne avaient une supériorité marquée sur les autres races d'Italie, d'Espagne et d'Angleterre ; ils étaient presque tous choisis dans les gras pâturages du Rhin, de la Bavière et de la Germanie ; leur taille était haute, leur aspect d'une forte encolure ; ils restaient longtemps sauvages comme les terribles taureaux des Ardennes : une fois domptés[30], on les caparaçonnait de fer ; ils étaient mis à l'abri des traits, des javelots et des pointes des épées[31] ; la vie d'un paladin était attachée à celle de son cheval, comme l'existence de l'Arabe du désert à sa cavale bondissante ; tous avaient des noms comme le Bayard des quatre fils d'Aymon ; quelle puissance devait avoir ce cheval assez vigoureux pour qu'on pût dire qu'il avait porté les quatre fils du châtelain de la Dordogne ! Quand ces armées paraissaient, ce n'était que fer ; au loin elles brillaient d'une manière effrayante comme le feu et la dévastation[32] ; la terre tremblait sous leurs pas. Jusque-là cette énergie n'avait rien que de sauvage et de désordonné. Les peuples qui obéissaient à Charlemagne ne se seraient point distingués des Francs primitifs, si ces armées n'avaient emprunté la grande tactique des Romains ; mais il est incontestable que Charlemagne fut le constant imitateur de Rome, non seulement dans l'organisation de son empire, niais encore dans la conduite de ses armées ; les campagnes que nous allons bientôt décrire ne sont pas seulement les fougues aventureuses d'un chef de guerre, Charles n'envahit pas comme un torrent, sans ordre, sans pensée, sans tactique ; dans les trois vastes branches de ses guerres contre les Lombards, les Sarrasins et les Saxons, il suit les données militaires des écoles grecque et romaine. Ces expéditions si fortement conçues ne furent pas seulement une inspiration de son génie ; il emprunta beaucoup aux traditions des vieux capitaines : Annibal avait passé les Alpes avant lui, Scipion les Pyrénées ; le Rhin avait été franchi par les cohortes, les légions avaient fait la guerre dans la Pannonie et la Dalmatie ; César avait indiqué les moyens d'accomplir et de conserver les conquêtes[33]. n'est pas douteux que ces principes, que ces traditions ne fussent venus jusqu'à Charlemagne l'aider dans le développement de ses idées militaires. On le voit suivre de longs sièges à Ravenne et à Pavie, il devait donc avoir les machines si bien décrites par Végèce : le bélier qui abattait les murs, le corbeau qui les perçait, et ces tours volantes qui s'élevaient comme par enchantement au niveau des plus hautes murailles[34]. Au XIIIe siècle, on voit déjà l'art des machines de guerre tout emprunter aux Romains ; les Barbares eux-mêmes sont naturellement avancés dans les moyens de destruction ; ils font la guerre avec enthousiasme et l'instinct est fertile en ressources et en prodiges. Charlemagne divise ses armées en plusieurs corps ; il a une certaine connaissance de la géographie du pays ; il sait le passage des Alpes, les points vulnérables du royaume des Lombards, comme il sait également la topographie de et des Pyrénées. Ce n'est plus un chef barbare, c'est un homme de génie qui compare avec sagacité ; les compagnons qu'il mène autour de lui sont élevés à son école, ils ont des soldats vigoureux, plus disciplinés que les compagnons de Clovis ; et c'est maitre de toutes ces forces que le grand chef peut entreprendre son œuvre militaire ; il ne recule devant aucune difficulté. Maintenant nous allons le voir dans la première de ses expéditions, lorsqu'il descend les Alpes pour attaquer la forte nationalité lombarde. Tout va s'expliquer, et surtout ces rapides conquêtes qui lui donnent en quinze ans le plus vaste empire du monde. |
[1] La grande collection de Bréquigny contient à peine quelques indications des chartres de Charlemagne avant ses conquêtes. Celles de Carloman sont plus considérables. Bréquigny, tab. Ire, (voyez aussi le carton des Archives du royaume.)
[2] Charlemagne était né en 742 ; il fit sa guerre de Lombardie en 773. Lors de sa première campagne d'Italie, Bonaparte avait 27 ans ; mais la conquête de la Lombardie ne fut accomplie qu'après Marengo, et précisément il avait alors 31 ans.
[3] Après la guerre d'Aquitaine, si l'on excepte les Bretons, aucun peuple de la domination des Francs ne fit résistance à Charlemagne. Voyez Monach. Saint-Gall, liv. Ier.
[4] Il faut lire dans les formules de Mareulfe la manière dont les donations de terre s'accomplissaient entre Charlemagne et ses vassaux. Quand l'Aquitaine fut conquise, voici ce que fit Charlemagne : Ordinavit autem per totam Aquitaniam comites abbatesque nec non alios plurimos quos vassos vulgo vocant ex gente Francorum ; quorum prudentia et fortitudini, mille calliditate, nulla vi obviare fuerit tulum ; eisque commisit curam regni, prout utili judicavit, finium tutamen, villarumque regiarum ruralem provisionem. (Astronome limousin, liv. II.)
[5] Eginhard n'est, à proprement parler, que le biographe de Charlemagne, et cela s'explique ; il s'est absorbé en lui.
[6] Cette réflexion m'est venue incessamment à la lecture du vieux chroniqueur le moine de Saint-Gall. Le texte le plus complet a été donné avec des notes importantes par M. Pertz dans sa collection.
[7] Comes march. Britann. C'est ainsi qu'est désigné Roland.
[8] A vrai dire, les chroniques même ne parlent de Roland qu'à l'occasion de la catastrophe des Pyrénées.
[9] Bernardus, Berhard ; il est évidemment Austrasien.
[10] Il est curieux que ce Bernard, qui joue un si grand rôle dans les chroniques, soit à peine l'objet d'un mot d'éloge ou d'un épisode dans les chansons de gestes.
[11] Comes Regnald, Reginald, Reinaldus.
[12] C'est l'astronome limousin qui nous fait connaître tous ces noms : Charlemagne envoya, dit-il, à Bourges d'abord Humbert, puis Estourmi (Sturminium) ; à Poitiers, Aubouins (Abbonem) ; à Périgueux, Guibaud (Widbodum) ; à Clermont, Itiers ; au Puy, Boulle (Bullum) ; à Toulouse, Orson (Chorsonem) ; à Bordeaux, Séguin (Siguinum) ; à Albi, Aimes (Aimonen) ; à Limoges enfin, Roard (Rotgarium).
[13] M. P. Pâris, dans ses MSS. français de la Bibliothèque du roi, a publié des notes fort exactes sur chacune de ces épopées. V. t. III. De telles publications méritent d'être encouragées. Je traiterai plus tard de l'épopée carlovingienne.
[14] Guillaume au court nez est peut-être le héros dont il est le plus souvent parlé dans les chansons de gestes après Roland. Voir ce que l'auteur de la vie de saint Guillaume, duc d'Aquitaine et abbé de Gelloue, dit de lui.
[15] Girars de Roussillon était le héros des Bourguignons ; Garin et son frère Begon de Belin représentaient les guerres intestines des barons du Nord. Les traditions de Charlemagne et de ses pairs étaient d'un intérêt plus général ; cependant il n'est pas difficile d'y voir percer une prévention systématique contre les Aquitains, tandis que la geste des enfants d'Aimery de Narbonne offre le symbole de la réaction de l'Aquitaine contre l'île de France.
[16] Dolo cujusdum Vasconis Adelorici nomine.
[17] Ce qui n'empêche pas la vieille chanson espagnole citée par Cervantès dans don Quijote de dire :
Mala la huhisteis, Francesos
En esa de Roncesvallos.
[18] Turpin joue un immense rôle dans la chanson de Roncevaux telle que je la ferai connaître :
Turpin de Reins, li proz et li valanz,
Devant le roi en est venus avanz,
Il li escrie a sa voiz qu' il a granz,
Droit enperère laissez ester vos janz.
[19] J'ai peint le mouvement féodal et le progrès des tenures dans deux ouvrages qui ont eu quelque retentissement : Hugues Capet et Philippe Auguste.
[20] On peut se faire une juste idée de cet anachronisme dans les arts par l'aspect des MSS. à miniatures des XIIe et XIIIe siècles.
[21] Les poètes appartenaient évidemment à des origines bien distinctes. Indépendamment de la division des trouvères et des troubadours de la langue d'oïl et d'oc, il y avait des chanteurs bretons, poitevins, picards ; et chacun avait son sujet et son héros de prédilection. Voyez M. de Roquefort dans son excellent glossaire et ses notes sur les lais de Marie de France.
[22] L'archevêque Hincmar : De ordine palatii, donne tous les détails sur les plaids annuels des Carlovingiens. La plupart des chartres sont datées de ces deux grandes solennités de Pâques et de Noël.
[23] La Chronique de Saint-Denis n'est remplie que de paroles d'exaltation pour les Carlovingiens.
[24] Nulle trace n'indique le paiement d'une solde régulière aux soldats francs : ils conquéraient, se partageaient les terres et le butin ; de là sont venus les premiers devoirs de la féodalité. Il est à regretter que le travail de M. de Pastoret sur les impôts n'embrasse que la 3e race.
[25] Je donne dans le tome II, la traduction de tous les capitulaires qui parlent des obligations du service militaire.
[26] Je ne crois pas que toutes les dates données aux armures du Musée d'artillerie de Saint-Thomas-d'Aquin soient parfaitement exactes. On sait que dans de telles visites il faut apporter beaucoup de foi.
[27] Je n'ai pu découvrir un MSS. avec miniatures sur les armes au delà du xi' siècle ; j'en excepte les byzantins Les armures grecques sont plusieurs fois reproduites dans les MSS. des fonds byzantins de la Bibliothèque royale, mais eues ne diffèrent pas de celles des anciens Romains. L'obligeance extrême de M. Miller, l'intelligent helléniste, m'a mis à même de consulter tout ce fonds si curieux.
[28] Au Xe siècle, à la bataille de Hastings, Taillefer jetait son épée comme si fust un bastonet. Voyez Robert Wace dans son grand poème.
[29] Ainsi le reproduit le poème de Roncevaux, chap. XI de ce livre.
[30] Les Ardennes étaient alors peuplées d'une espèce de taureau désigné sous le nom d'auroch. La race en est maintenant perdue en France et en Allemagne, mais elle se retrouve, dit-on, encore en Pologne : Charlemagne allait souvent à leur chasse.
[31] La grande époque de caparaçonnement des chevaux est postérieure ; je crois que le Xe siècle est surtout remarquable, parce que hommes et chevaux furent de fer.
[32] Il existe un poétique passage du moine de Saint-Gall dans sa description de la guerre de Lombardie, liv. II.
[33] Aussi les poèmes de chevalerie conservent-ils une empreinte d'admiration tonte romaine pour les vastes conquêtes de Charlemagne,
Quant Dex eslut nonante et dix roiaumes
Tot le meillor torna en doce France.
Li maine rois ot à non Charlemaine,
Cil aleva volontiers douce France.
Dex ne flet terre qui envers li n'agende :
Il ala penre Baiviere et Alemaigne
Et Normendie et Anjou et Bretaigne
Et Lombardie et Navarre et Toscaigne.
Rois qui de France porte corone d'or
Preudons doit estre et hardis de son cor.
Et s'il est hons qui li face nul tort
Ne doit garir, né à plains né à bors,
De ci que l'ait ou récréant ou mort.
S'ensi nel fait, dont pert France son los,
Ce dit l'estoire, coronnée est à tort.
(Mss. du Roi, n° 71863, f° 18.)
[34] Le plus ancienne MSS. qui contienne les miniatures des machines de guerre pour les sièges est à la Bibliothèque du roi ; c'est la Conquête de Jérusalem par Godefroy de Bouillon ; il appartient au XIIe ou au XIIIe siècle.