CHARLEMAGNE

TOME PREMIER. — PÉRIODE DE LA CONQUÊTE

 

CHAPITRE IV. — LA HIÉRARCHIE ET LE POUVOIR DANS LA DÉCADENCE DES MÉROVINGIENS.

 

 

Les Papes. — Patriarches de Constantinople. — Empereurs d'Orient. — Rois des Lombards. — Ducs de Frioul, de Spolette, de Bénévent. — Rois des Bulgares. — Les califes. — Les reges ou conducteurs d'hommes chez les Saxons. — Les Scandinaves. — L'heptarchie. — Les rois mérovingiens depuis Dagobert. — La dignité des maires du palais de Neustrie et d'Austrasie. — Les Grimoald. — Les Martin. — Pépin le Vieux. — Pépin d'Héristal. — Les ducs d'Austrasie, maires de Neustrie.

628-714.

 

Dans le chaos qui précède la civilisation régulière des peuples, rien n'est plus difficile à suivre que l'histoire du pouvoir ; s'il y a confusion déjà quand on veut pénétrer au milieu des races, les démêler dans leur origine, les fixer par leur caractère et leur type, comment définir avec exactitude la marche et les progrès de la puissance sociale ? Les luttes de la force et de la violence ont un caractère mobile, insaisissable, et rien pourtant n'est plus essentiel pour expliquer l'origine et le développement de l'empire carlovingien. Il faut résumer dans un rapide tableau l'aspect des pouvoirs dans la société aux VIIe et VIIIe siècles, et déterminer surtout en quelles mains la direction des hommes et des idées fut confiée en ces temps de secousses et de ténèbres.

La succession des papes dans cette période est rapide comme la mort qui frappe la vieillesse à la main faible, aux cheveux blancs ; le pontificat n'avait alors rien de solide et d'appuyé sur cette grande pierre qui depuis a civilisé et organisé le monde ; Rome, la ville turbulente sous ses patriciens dégénérés et ses comices déchus, martyrisait ses papes, tour à tour en proie aux Barbares qui dévastaient l'Italie et aux empereurs de Constantinople, plus cruels peut-être, parce qu'ils étaient raffinés[1]. En lisant les vies de saint Martin et de saint Eugène, tous deux papes dans l'espace de moins de huit ans, on peut prendre une idée de ces tourmentes qui agitaient la barque de saint Pierre. Martin est enlevé violemment par les empereurs des Grecs et jeté dans la Chersonèse taurique[2], où il meurt de faim ; Eugène, qui lui succède, existe à peine deux ans[3]. Vitalien est une tête forte qui essaye l'unité de l'église, en excommuniant les évêques qui veulent s'en détacher[4]. Adéodat soutient la dignité papale et donne aux empereurs et aux rois, avec la supériorité morale d'un père sur ses fils, la bénédiction apostolique. Tous ces pontificats ne durent que trois ou quatre ans, et pendant cette courte période les papes emploient leur esprit et leur zèle à constituer la force de l'église ; ils ont à se défendre contre les rois lombards, les comtes de Bénévent, les ducs de Spolette et de Frioul, qui dominent l'Italie ; ils luttent avec ténacité contre les patriarches et les évêques, qui veulent méconnaître les droits de l'unité catholique. A Rome se fait l'élection des papes dans les basiliques primitives, et les empereurs de Byzance ne reconnaissent pas la supériorité des pontifes italiens ; c'est l'ancienne rivalité des deux capitales du inonde, Rome et Constantinople, sous une autre forme. La plupart des papes sont Italiens et défendent la nationalité antique des Romains ; de temps à autre les césars de Byzance parviennent à faire élire un grec au trône pontifical ; ils trouvent en lui plus d'obéissance. Ainsi sous l'empreinte religieuse se développe la jalousie antique des patriciens du Latium, en face des nouveaux courtisans couverts de pourpre qui vivent dans la capitale de Constantin[5].

Le pontife le plus remarquable parmi ces papes latins fut Grégoire II, Romain de naissance ; son origine était scientifique ; bibliothécaire, garde des bulles et des archives, il fut élu pape par le peuple ; sa pensée toute d'exaltation se porta entière vers la prédication évangélique au sein des nations barbares, et la Germanie fut remplie d'intrépides missionnaires. Les Bollandistes nous ont conservé la vie de saint Corbinien, natif de Châtres près de Paris, et qui précéda saint Boniface dans l'apostolat de Germanie ; il reçut sa mission de saint Grégoire le pape : Corbinien parcourut la Saxe, tandis que Boniface convertissait la Thuringe et la Bavière. Saint Grégoire est un des pontifes les plus actifs, les plus instruits ; ses lettres au maire du palais Charles Martel sont un modèle de fermeté et de grandeur pontificales[6]. Son plus violent ennemi fut Léon l'Isaurien, le soldat barbare qui domina les Grecs en se proclamant iconoclaste. Saint Grégoire l'érudit et l'artiste défendit les images, pieux objet de la vénération publique[7] ; Romain et profondément dévoué à la patrie italienne, il ne voulut pas que le vieux Latium subît la supériorité des Grecs ; les fils des patriciens, les familles antiques de Paul Émile, de Marius, conservèrent leur indépendance au pied des cirques et des temples, débris de la grandeur romaine.

Le patriarchat fut une institution orientale presque opposée à la papauté d'Occident, et aussi vieille qu'elle pour les églises de Constantinople, d'Alexandrie, d'Antioche et de Jérusalem. Les patriarches se rattachaient au berceau de l'apostolat, car les métropolitains d'Égypte et de Syrie furent contemporains des apôtres. Le patriarchat d'Alexandrie, qui comprenait l'Égypte entière, fut fondé par saint Marc, et s'étendit bientôt jusqu'au fond de l'Abyssinie. Le patriarchat d'Antioche embrassait la Syrie, la Palestine et l'Arabie ; on en attribuait l'origine à saint Pierre ; saint Marc fut condamné au martyre dans Alexandrie, au milieu des débauches d'une fête de Sérapis[8], et saint Pierre quitta Antioche pour venir mourir à Rome, ainsi que le dit la pieuse légende ; il y fonda la papauté, cette institution civilisatrice du moyen âge. L'antiquité de l'église de Jérusalem était incontestable, et le premier patriarche fut saint Jacques le Mineur, d'origine israélite. Le siège pontifical de Constantinople remontait aussi au IVe siècle. Tous ces évêques métropolitains pouvaient donc disputer d'antiquité avec les papes, comme Byzance avait lutté avec Rome ; à la fin, la sainte unité papale triompha ; mais il fallut une longue lutte pour débrouiller cette anarchie dans l'église[9] ; le génie de Grégoire VII au XIe siècle organisa l'église du Christ sous une seule main, qu'il posa fièrement au-dessus de la barbarie féodale.

A Constantinople était l'empire des césars ; depuis Héraclius, le gouverneur de l'Afrique, élevé par les soldats à la pourpre, il n'y avait plus eu d'empereur d'une certaine puissance de commandement. Dans cette longue liste de césars, on ne compte que des hommes que la fortune élève et qu'un caprice précipite du trône. L'empire grec se défend au milieu des invasions énergiques et sauvages des Sarrasins sous les califes, des Lombards d'Italie et des Bulgares qui campent presque sur le Danube. Le feu grégeois fut le sauveur de l'empire et préserva sa faiblesse ; de temps à autre, quelques soldats d'une force brutale s'élevaient au milieu des camps et des cirques et s'emparaient du pouvoir ; souvent aussi les empereurs ne régnaient que par la protection des Barbares : tel fut Justinien II, qui n'obtint la couronne que par les efforts du roi des Bulgares ; plus tard, un Arménien prend la pourpre et les bandelettes impériales. La famille d'Héraclius fut poursuivie par tous ces parvenus couronnés, qui craignaient les princes d'origine antique et impériale.

Dans ces annales byzantines, il y eut des cruautés inouïes : ici, l'on crevait les yeux aux enfants sur lesquels rayonnait la couronne d'or ; là, on les livrait au cirque, ou bien on les faisait fouler aux pieds des chevaux dans l'hippodrome. Un soldat d'un caractère dur, à la main ferme, saisit le sceptre de Constantin ; Léon Ill, fils d'un artisan de Séleucie, élevé sur les boucliers de l'armée grecque, fut proclamé empereur : barbare par ses mœurs, rapace comme tout ce qui naît de la force, il fit la guerre aux images pour profiter de la dépouille des reliquaires et fondre en monnaie les statues d'or ; alors tombèrent les chefs-d'œuvre de l'école byzantine ; l'Isaurien avait emprunté ses mœurs aux Sarrasins, qui ne souffraient aucune figure gravée, aucune statue, aucun dessin[10]. Les Grecs à l'imagination si artistique, les descendants d'Apelles et de Phidias, les grands statuaires d'Athènes et de l'Ionie, furent indignés des décrets iconoclastes de ce barbare ; il y eut des révoltes, et Léon, à l'imitation du calife Omar, fit mettre alors le feu aux bibliothèques publiques. Là furent réduits en cendres des milliers de manuscrits aux précieuses peintures ! Le pape Grégoire lui écrit en vain ; il veut l'inviter à ménager les images qui conservent et perpétuent la vénération pour les saints ; Léon, pour toute réponse, ordonne de déposer Grégoire, le défenseur des arts. En ce moment, Constantinople et la Grèce furent frappées d'un terrible fléau, les villes furent ébranlées par un affreux tremblement de terre ; le sol s'ouvrit, les murailles de Byzance furent renversées, et les lettres pastorales rappellent ce châtiment jeté contre les impies iconoclastes[11].

A l'Orient, les Sarrasins ; à l'Occident, les Lombards : tels furent les implacables ennemis des empereurs de Constantinople. Les Lombards, fils des Huns, eurent des chefs ou des rois dès leur établissement en Italie ; on voit encore leurs traits reproduits sur quelques images on pierres gravées : rasés derrière la tête, leurs cheveux de devant se partagent sur leurs joues, et viennent comme se mêler à leur longue barbe, de sorte que leur figure est couverte de chevelure noire, ce qui leur donnait tin aspect terrible, dit Paul Diacre. Les rois et les grands portaient des habits courts, leurs chaussures étaient de simples sandales ; en guerre, ils avaient des peaux de bêtes qui les couvraient jusqu'aux genoux. Établis au nord de l'Italie, leur préoccupation était d'en arracher les cités à la domination des empereurs d'Orient. Le roi était respecté comme le chef militaire qui conduisait ses compagnons à la conquête. Le plus fier, le plus valeureux fut Luitprand, d'origine bavaroise. Léon l'Isaurien venait de soulever l'Italie par sa haine contre les images ; Luitprand, roi des Lombards, se hôte de profiter du mécontentement des peuples ; l'autorité de l'exarchat grec est méconnue ; Luitprand marche sur Ravenne, il s'en empare, et, avec Ravenne, de toutes les cités de la Pentapole[12].

Il faut parcourir les villes mélancoliques qui bordent l'Adriatique depuis Rimini jusqu'à Ancône, il faut voir les ruines de Ravenne et la silencieuse Pavie, pour se faire une idée exacte de la domination des Lombards en Italie ; ils visent à sa souveraineté absolue. Luitprand lutte à cet effet contre les empereurs grecs, les exarques et les papes ; Luitprand est politique aussi remarquable que chef de guerre intrépide. A son gouvernement se reporte la chute de la souveraineté grecque en Italie, et il aurait même matériellement dompté la papauté[13], si plus tard les Francs n'étaient venus à l'aide des pontifes. Les ducs ou exarques de Ravenne[14], ces délégués de l'empire grec, furent brisés par les Lombards, à qui la destinée réservait la domination des villes sur l'Adriatique, jusqu'au grand empire de Charlemagne. Dans cette Italie, on voit aussi les ducs de Frioul qui précèdent de plus d'un siècle la constitution de l'empire carlovingien ; leurs noms se ressentent de leur origine germanique et de leur parenté avec les Lombards ; c'est la même famille ; on y trouve des Astolphe, des Anselme, types de la race lombarde. Il en est de même des ducs de Spolette qui gouvernaient la Toscane et l'Ombrie, vassalités du royaume des Lombards, peuples qui établirent les premiers, sur les bases les plus solides, le système féodal. Le grand fief de Bénévent y emprunte aussi son origine ; primitivement érigé par les Grecs, il tomba dans la famille des ducs de Frioul, pour ensuite se confondre sous la couronne de fer que les rois lombards prenaient à la Monza. Le Frioul, Spolette, Bénévent furent les trois vastes cercles de cette couronne, et sous les Carlovingiens ils se maintinrent dans cette origine et ce privilège de fiefs de l'empire[15].

Les Bulgares, Scythes d'origine, eurent leurs princes ou rois lorsqu'ils s'établirent sur le Danube : le nom de ces chefs de guerre est Sarmate. Au XIIe siècle, Anne Comnène, toujours fière de ses souvenirs, parle dans l'Alexiade du fondateur de cette royauté barbare, et lui donne le nom grec de Mocrus. La race tartare se révèle dans la royauté de ces peuples. Tarbagl, qui commence la série des rois bulgares au VIIIe siècle, aida Justinien Il à reprendre Constantinople. Que me donnes-tu pour récompense ? dit le chef à l'empereur. Ce que tu voudras, répondit Justinien. Et alors Tarbagl plaça par terre son énorme bouclier et le fouet dont il se servait pour exciter son cheval tartare : Emplis cet espace de pièces d'or ; puis élevant sa pique, il voulut qu'on entassât des étoffes de soie jusqu'à sa pointe élevée ; chaque soldat bulgare eut sa main droite remplie de pièces d'or, et sa gauche de pièces d'argent. Ce fut un fier homme que Tarbagl ; loin de se poser comme vassal de l'empire, il s'en fit le protecteur ; mais telle était la puissance des arts et de la civilisation, que les Barbares victorieux ne s'approchaient qu'avec respect des rives du Bosphore, et n'osaient encore toucher la splendide capitale de Constantin, tant son éclat brillait au loin[16].

Les plus grands ennemis de cet empire s'élevaient sur les rives asiatiques du Bosphore : le califat, qui devait son origine à Mahomet, groupait simultanément sous son glaive la puissance civile et religieuse. Au vin' siècle, les successeurs de Mahomet avaient accompli son œuvre avec une glorieuse persévérance Cette période s'ouvre par le califat célèbre de Walid[17] ; sous son règne, la Galatie est soumise, les Musulmans achèvent la conquête de l'Afrique, les Berbers fuient épouvantés dans les déserts aux sables mouvants. Sur ces rochers qui font face à la péninsule hispanique, un empire s'élève sous Mousa, gouverneur de l'Afrique : ce terrible conquérant déborde de tous côtés, semblable, dit un poète arabe, aux flots de la Méditerranée, qui se précipitent vers l'Océan par le détroit, comme une fille aux bras de son père. Tharif descend en Espagne, et en quinze mois les populations affaiblies des Visigoths sont soumises par l'épée du lieutenant du calife. Walid fut un ardent sectateur du prophète, les mosquées de Damas lui doivent leur splendeur ; il ne voulut des Grecs ni leur langage ni leur architecture ; il construisit des minarets où les Musulmans, au cri monotone et trois fois répétés du muezzin, furent appelés à la prière. A Walid succède Soliman ; le nouveau calife inaugure son pouvoir en faisant assiéger Constantinople par une flotte de 1.800 voiles ; mais les Grecs, bons marins comme leurs ancêtres, brûlèrent ces navires à l'aide du feu grégeois, et Soliman mourut de chagrin à la nouvelle de cette catastrophe. Omar et Yézid furent aussi ardents pour la foi que Walid ; une haine sauvage contre les images leur fit ordonner d'effacer les peintures dans les églises et les belles mosaïques sur les murailles, comme l'avaient fait les Grecs iconoclastes ; ces pertes furent irréparables pour les arts.

Le califat s'affaiblit au VIIIe siècle ; les Omniades s'effacèrent devant les Abbassides, qui eurent pour second calife Abou-Giafar ou Almanzor. Les Omniades formèrent une dynastie indépendante en Afrique, puis en Espagne, où ils fondèrent la royauté de Cordoue. Almanzor fut le créateur de Bagdad, la ville des parfums, des roses, de la pèche, que les croisades donnèrent à l'Europe. Bagdad fut désormais la résidence des califes, ces ennemis de l'empire grec. D'après les lois religieuses, ils étaient les souverains absolus de tout ce qui portait le nom musulman ; mais, comme il arrive toujours, lorsque la conquête étend sa domination, les lieutenants du calife ambitionnèrent l'indépendance souveraine ; les uns en Afrique, les autres en Espagne[18]. Le VIIIe siècle fut l'époque des grandes invasions des Sarrasins ; on les voit partout dans les Gaules, à travers les Pyrénées, dans la Provence, le Dauphiné ; ils inondent les cités et les contrées ; leurs hordes errantes apparaissent jusqu'à la Loire, détruisant les monastères, les villes, tous les débris de la civilisation antique. Ne devançons pas les temps de Charles Martel ; ils viendront prendre leur place dans notre chronique des vieux âges.

A cette époque, les peuples se remuent incessamment au nord et au midi du Inonde ; c'est le temps des invasions ! Des chefs s'élèvent partout ; les Orientaux leur donnent le titre d'émir, les nations scandinaves, les Saxons adoptaient le nom de heretog, herskonung pour désigner ceux qui les conduisent aux batailles ; nul ne doit prendre ici la dignité de roi dans ses acceptions monarchiques : rex signifie alors conducteur d'hommes, chef de troupes victorieuses, quelquefois même capitaine de pirates[19]. Dans les annales du Nord, tout homme qui se trouve à la tête d'une expédition est le rex, le gouverneur, et cela se voit surtout lorsque les Nortmann débordèrent dans les Gaules. Un simple chef qui conduit quelques barques sur les rivières, la Loire, la Seine, pour piller les cités, les monastères, est appelé rex[20], et pour cela il lui suffit d'élever la hache d'armes ou d'agiter vigoureusement la framée. Chez les Saxons surtout, et quand l'on pénètre à fond l'histoire de l'heptarchie, on voit que tous ces royaumes n'étaient au fond que des divisions territoriales, qui plus tard se transformèrent en comtés[21]. Le VIIIe siècle est une époque de morcellement ; en dehors de l'unité papale, il n'y a qu'éparpillement de la terre et de la puissance, et cela s'explique. Pour concevoir une idée d'universalité, il faut une certaine puissance d'intelligence, une grande énergie de volonté, une étendue d'esprit ; les Barbares n'ont point cela, ils peuvent river de grandes conquêtes, mais une fois accomplies, ils les divisent, comme la peau de bœuf morcelée en lanière ; l'autorité ne reste jamais unie sous une seule main. Tout se partage en tribu et en famille ; la terre est le patrimoine ; quand il y a plusieurs fils, on la divise comme un héritage, elle se fractionne en lambeaux. Puis vient un génie supérieur qui groupe tout cela comme Charlemagne ; il passe rapidement, et son œuvre se dépèce et retombe de nouveau dans le chaos ; une civilisation ne dure qu'avec les conditions qui lui sont propres ; lorsqu'on la devance, elle revient d'elle-même se placer dans sa vie naturelle, serait-elle mérite barbare : le météore illumine un moment, les ténèbres reprennent bientôt le dessus.

Au commencement du VIIIe siècle, la race mérovingienne n'existe plus que nominativement ; Dagobert est le dernier roi qui jette un vif éclat au milieu des enfants chevelus de Mérovée. Après lui, les divisions arrivent encore ; il y a des rois d'Austrasie, de Neustrie, de Bourgogne ou d'Aquitaine ; rien n'est fixe, tout est faible et mobile sous les Clotaire, les Childéric ou les Thierry. Cette race s'éteint, tout absorbée par une dignité nouvelle dont il est essentiel de bien définir l'origine, pour préciser les conditions de l'avènement des Carlovingiens.

On n'a point assez remarqué tous les emprunts que les peuples barbares firent aux institutions et aux formulaires de Rome et de Byzance. Une civilisation, quand elle est éclatante, jette encore ses feux épars, aux jours même de la décadence et de la ruine ; les rois francs, Clovis le premier, sollicitèrent les titres de consul, et demandèrent la pourpre et les honneurs de Constantinople. Parmi les dignités de l'empire, il en était une, la première parmi toutes, comme le dit le formulaire pourpré, c'était celle de grand domestique du palais, curopalata[22], chargée de la conduite des forces militaires et de la direction des gardes. La puissance de cette dignité était très haute, elle comprenait le commandement absolu de l'empire. Les maires du palais chez les Francs ne vinrent pas d'une institution germanique : au milieu de ces peuples du nord, on était chef parce que l'on avait la force ; on était roi parce que l'on remuait vaillamment la framée. Rien ne fait supposer l'institution d'un roi fainéant dans les antiques forêts, ce fut une dégénération du pouvoir dans les terres conquises. La dignité de maire du palais fut donc empruntée aux formulaires des empereurs de Byzance[23] ; chez les conquérants, elle devint absorbante de l'hérédité elle-même ; les Francs, peuples belliqueux, ne purent pas subir le même régime que les Grecs efféminés ; les empereurs de Byzance pouvaient bien se renfermer dans leur palais au milieu de leurs eunuques et de leurs femmes aux colliers d'or, mais les Francs durent briser le sceptre en des mains affaiblies ; les maires du palais allaient s'élever sur la royauté des Mérovingiens : en ce temps, où se posait la force et la puissance matérielle, là devait aussi s'établir le droit ; .les Grecs seuls pouvaient subir un prince efféminé. Aux peuples énergiques il fallait un pouvoir énergique.

L'origine des maires du palais remonte presqu'au berceau des rois francs ; on les trouve au vie siècle, et lorsque Dagobert réunit la domination des Francs sous sa main, il eut aussi sous lui un maire du palais. Toutefois, par ce motif que sous Dagobert la royauté se garda grande et forte, les maires du palais ne furent qu'une copie de la dignité des grands domestiques dont parlent les codes Théodosien et Justinien. Leur histoire, fort confuse, se môle aux révolutions de palais de Neustrie et d'Austrasie ; on les voit conduire les Francs aux batailles ; ils luttent entre eux, ce sont des hommes de force et d'énergie ; leur long catalogue offre les noms de Grimoald, d'Ebroïn, de Martin ou Martel, tous d'origine germanique ; ils s'imposent à la royauté affaiblie, ils font et proclament les rois ; leur histoire se confond souvent dans les légendes des saints ; ils vivent à la cour et aux champs de guerre ; c'est plutôt leurs annales qu'écrivent les chroniques que celles des rois fainéants[24].

La première de ces vies de maire de palais un peu claire, un peu précise, dans les annales de la première race, est celle de Pépin le Vieux ou de Landen, maire du royaume d'Austrasie, sous Dagobert. Son histoire la plus colorée est une légende, car il fut honoré comme un saint ; il ne fut pas de ces barbares qui envahissaient les monastères, il les protégea, les accabla de dons ; il partagea l'autorité avec Arnoul, évêque de Metz, et Cunibert, évêque de Cologne. Sous Dagobert, roi guerrier, les maires du palais ne furent que de simples ministres ; une seule charte d'église, restée scellée du sceau de Pépin le Vieux, et les seuls faits que l'on trouve sur son administration, sont résumés dans les légendes de Saint-Arnoul, évêque de Metz[25].

Pépin le Vieux eut pour successeur dans la mairie d'Austrasie Pépin le Gros ou d'Héristal, son petit-fils, mais par sa mère seulement : sa race était d'Austrasie ; il dut le nom d'Héristal à un petit village de Belgique où il était né. Les Austrasiens formaient la partie germanique du royaume des Francs la plus hautaine, la plus indomptable ; ils avaient conservé le courage et l'énergie de leur origine primitive. A la mort de Dagobert, ils élurent pour les gouverner comme duc Pépin d'Héristal et Martin ou Martel, qu'il ne faut pas confondre avec Charles. Les deux maires du palais portèrent leurs armes en Neustrie ; Martin y périt dans les batailles ; Ébroïn, maire de Neustrie, fut frappé d'un coup de masse d'armes, et Thierry, roi de Neustrie, vaincu lui-même, fut obligé de prendre Pépin pour son maire du palais. Distinction curieuse ! Pépin d'Héristal n'est pas seulement maire d'Austrasie, il en est le duc, le souverain, c'est-à-dire le conducteur d'hommes ; il envahit la Neustrie avec ses Germains qu'il conduit à la guerre en véritable conquérant ; il s'empare de la mairie du palais par la force, il ne heurte point les préjugés de la race des Francs Neustriens et Bourguignons qui tiennent à la royauté héréditaire dans la famille de Clovis ; il respecte ce principe, il a souvenir de son oncle Grimoald, maire du palais lui-même, qui avait voulu élever un de ses fils comme usurpateur sur le trône des Mérovingiens, et que les peuples ne voulurent jamais le reconnaître. Pépin d'Héristal est un homme à fermes idées, il gouverne les Francs comme duc d'Austrasie et maire du palais de Bourgogne et de Neustrie[26] ; il doit s'en contenter. Un moment il veut oser la royauté, essayer le diadème, mais en vain ; toutes les tentatives qu'il fait pour poser la couronne sur sa tête sont infructueuses : il y a chez les Francs, comme chez tous les peuples barbares, une certaine fidélité une famille qui possède la souveraine puissance. L'hérédité est en elle, comme on la trouve en Orient chez les califes ; c'est une idée empruntée aux traditions sacrées du temple d'Israël ; l'hérédité empreint son sceau sur les plus jeunes et les plus faibles fronts.

La lutte fut longue avant que la race carlovingienne, toute germanique, vint s'implanter comme royauté dans la Neustrie et la Bourgogne ; le débat se continue entre le principe d'hérédité et la force matérielle, qui réside dans la famille des Pépins. Ils sont ducs d'Austrasie, et pour devenir rois des Francs il leur faut encore de grands services et un affaiblissement moral dans la dynastie de Mérovée. L'usurpation des Carlovingiens fut une sorte d'invasion de la race germanique au milieu des Francs d'Austrasie et de Bourgogne ; les ducs germains devinrent les rois de Paris et des Bourguignons, et ce point historique explique et prépare encore l'œuvre puissante de Charlemagne.

 

 

 



[1] Comparez, pour l'histoire des papes, le père Pagi, Baronius, et Muratori, dans ses Annales d'Italie, la source de tous les travaux modernes.

[2] Ce fut le 10 mars 655 que saint Martin fut transporté dans la Chersonèse taurique.

[3] Eugène mourut le 1er juin 657.

[4] Vitalien était Italien, de Segni, en Campanie. J'ai besoin de dire, pour rectifier la date de l'introduction des orgues en Occident, que Vitalien les adopta pour l'Italie, déjà en 610 : Intituit cantum adhibitis instrumentis quæ vulgari nomine organa dicuntur.

[5] Le père Pagi, ad ann. 649-715, et Bellarmin : de Rom. Pontif., liv. V, chap. 7. Cependant, pour être vrai, il faut dire que les papes reconnaissaient une sorte de suzeraineté morale aux empereurs de Constantinople : Δεσπόταις εύσεϐεστάτοις Κωνσταντίνω καί Είρήνη Λύγούστοις. Άδριανός δοΰλος τών δούλων τοΰ Θεοΰ. Telle est la formule des épîtres d'Adrien à Constantin V et à Irène.

[6] Comparez Anastase le bibliothécaire et les livres Carolins dont je parlerai plus tard, chap. 5.

[7] Ses admirables épîtres à Léon l'Isaurien nous ont été conservées par les actes du concile de Nicée. — Collect. Concil., t. VIII, pag. 651-674 ; la date n'en est pas précisément fixée ; Baronius la place en 726, Muratori en 729, Pagi en 730.

[8] L'histoire chronologique du patriarchat a été parfaitement suivie par les bénédictins, dans l'Art de vérifier les dates, t. Ier.

[9] Dans cette querelle de puissance, les papes italiens furent soutenus par une partie du clergé grec. Théophane dit : Καί τήν 'Ρώμην σύν πάση Ιταλία τής βασιλείας αύτόν άποστήσε. Cedrene appelle le pape άνήρ άποστολικός.

[10] Jean Damascène ou de Damas, dit de Léon l'Isaurien : Νέον Μώαμεθ, Χριστομάχον (t. Ier, p. 308).

[11] La querelle des images fut une des grandes causes qui séparèrent l'Italie de l'empire grec ; la suprématie des papes est soutenue dans les épîtres de Grégoire II ; il rappelle à Léon que les plus puissants monarques, les Saxons même, le visitent pour recevoir le baptême. Από τής έσπερού δύσεως τοΰ λεγομένου Σεπτέτου. (Σεπτέτω est pris ici évidemment dans un sens figuré pour signifier un des chefs de l'heptarchie saxonne.)

[12] Jusque là l'Italie était partagée en deux parties : l'une, sous la domination des Lombards, l'autre formait l'exarchat de Ravenne. Le plus satisfaisant des historiens des Lombards est toujours Paul Warnefrid (ou le diacre), liv. III. Il ne faut que très rarement se fier aux Grecs byzantins.

[13] Voyez la correspondance de Grégoire avec Luitprand, dans Sigonius : de regno Italiæ, liv. III, opér., t. II, p. 173.

[14] Pour se faire une juste idée de l'Italie du VIe au VIIIe siècle, il faut lire la grande pragmatique par laquelle Justinien organisa l'état civil de l'Italie ; elle est en 22 articles, datée du 15 août, ann. dom. 554 ; elle est adressée à Narsès, præpositus sacre cubiculi, et à Antiochus, præfectus Italiæ.

[15] Les bénédictins ont très bien suivi la chronique des grands feudataires du Frioul, de Spolette et de Bénévent (Art de vérifier les dates, t. II).

[16] Les guerres des Bulgares sont décrites par Agathias, mais avec un peu trop de déclamation, liv. V, p. 154-174 ; et par Théophane, Chronic., p. 19-198.

[17] Sur la succession des califes on peut consulter d'Herbelot, Bibliothèque orientale — Aboulfarage. — Pour se faire une juste idée de l'Orient, on ne saurait trop lire les travaux si consciencieux de M. Reinaud. Les bénédictins dans l'Art de vérifier les dates ont aussi donné une longue liste de califes.

[18] J'ai déjà dit que Conde serait évidemment la meilleure source pour l'histoire du califat d'Espagne, s'il n'avait pas trop exclusivement puisé dans les sources musulmanes ; les chroniques chrétiennes ne devaient pas être dédaignées. M. Reinaud a éclairci bien des points dans son livre sur les Invasions des Sarrasins. D. Vaissète doit aussi être consulté même pour l'histoire d'Espagne.

[19] See Konung.

[20] Hinc factum est, dit Bartholin, ut Danis assidua infestatione Angliam, Galliam vastantibus, tot nomina regum occurrant.

[21] Ce serait un travail curieux à faire que de comparer les territoires de l'heptarchie saxonne et les comtés tels qu'ils existent aujourd'hui en Angleterre. Ni Hume ni Linguard n'ont fait ce travail de topographie.

[22] Corippus, De laudibus Justini, Lib. Ier, p. 136.

Pars exstans curis, solo diademate dispar

Ordine pro rerum vocitatus Cura Palati.

On lui donnait l'épithète de μέγας. Il ne faut pas oublier que l'institution même du connétable fut empruntée à Constantinople, Κονοσταουλος. La dignité de chancelier fut aussi empruntée aux fonctions de λογοθέτης.

[23] Pour s'en convaincre, il faut lire l'ouvrage de Georges Codinus : De officiis ecclesiæ et aulæ. Le grand Ducange a fait sur ce point des dissertations très savantes.

[24] La Vie de saint Léger surtout est fort curieuse pour l'histoire du duc et maire Ebroïn. Voyez aussi la Chronique de saint Médard, et spécialement le t. IV de dom Bouquet : Script. gall. collect.

[25] Sur tous ces événements de chronologie et d'histoire, il faut comparer les Bénédictins : Art de vérifier les dates, t. II (1re race), et pour les sources recourir aux Bollandistes : Vita sancti Leodeg. La Chronique de Saint-Denis donne aussi quelques grands détails ; le texte publié par M. P. Pâris est très pur et ses notes fort érudites.

[26] Comparez Vita sancti Leodeg, le continuateur de Frédégaire, ch. 57-98. J'ai cherché à démêler toute cette histoire des maires du palais, si confondue, avec l'histoire des Mérovingiens ; les Bénédictins eux-mêmes ne sont pas sans confusion ; comme il y avait des courtisans sous la 2e race — les Bénédictins se firent courtisans de la 3e —, il y eut des généalogies pour rattacher les maires du palais au sang mérovingien, et les Capétiens aux maires du palais.