CHARLEMAGNE

TOME PREMIER. — PÉRIODE DE LA CONQUÊTE

 

CHAPITRE III. — ÉTAT RÉSUMÉ DES LETTRES, DES SCIENCES, DES ARTS ET DU COMMERCE AVANT LES CARLOVINGIENS.

 

 

La littérature. — Chants récités. — Poèmes. — Légendes. — Grammaire. — La langue romane, germanique. — Écriture. — Chartes. — Les sciences naturelles, astronomiques. — Calendrier. — Les arts romains, byzantins, francs, lombards. — Les images. — Enluminure. — Châsses. — Pierreries. — Commerce. — Foires. — Marchés. — Usure. — Juifs au moyen âge.

SEPTIÈME ET HUITIÈME SIÈCLES.

 

La domination romaine s'était si profondément établie dans les Gaules, qu'on y vit régner dès le r siècle l'exclusive influence de sa grande littérature. Sous l'administration d'Honorius, les Gaules virent fleurir des académies célèbres, et chacune des treize provinces eut ses écoles, ses enseignements, d'après les règles générales que Rome avait données au monde[1]. Bientôt même les académies gauloises furent renommées : Lyon, Arles, Sens retentirent longtemps des disputes grammaticales ; la Narbonnaise eut ses poètes, ses prosateurs, comme la Lyonnaise et la Belgique ; elles virent sous les portiques ces milliers d'écoliers réveillés au chant du coq, comme les clients dont parle Horace. Les Romains avaient laissé aux Gaulois leurs mœurs, leurs habitudes, et l'empereur Caracalla, en donnant à tous le titre de citoyens, avait effacé les distinctions de la conquête. Les Gaulois avaient des traditions propres, des histoires et des annales de la patrie conservées dans les temples[2]. Les institutions et la littérature druidiques vinrent se mêler ainsi aux enseignements de Rome ; et lorsque les Francs s'établirent à leur tour dans les provinces vaincues, lorsque les fils de Clovis étendirent partout leur domination, ils apportèrent eux-mêmes les chants des ancêtres, les traditions germaniques, si communes parmi les peuples du Nord.

Ainsi dans la Gaule on peut trouver trois littératures en présence ; toutes se prêtent leur langue, leurs mots, leurs pensées. La première exclusivement gauloise, avec l'empreinte de la religion et des mœurs des druides ; la seconde classique et romaine, car les conquérants répandaient partout leur langue et leurs livres : Cicéron, Lucrèce, Virgile furent étudiés dans les cités gauloises devenues municipes ; les papyrus de la Grèce et de Rome étaient lus et récités dans les écoles de Lyon, de Bordeaux et de Lutèce[3]. Enfin se joignirent les traditions franques, les chants de la Germanie, qui racontaient les hauts faits des guerriers conquérants. Ce mélange de littérature se révèle aux VIIe et VIIIe siècles ; il n'y a rien de net, rien qui ait une origine exclusive ; dans les monastères, dans les écoles, on commente les pères de l'église, les auteurs de la Grèce et de Rome ; et il suffit de parcourir les textes de Grégoire de Tours, de Frédégaire, pour se convaincre qu'il y avait alors dans le clergé des études avancées sur les classiques grecs et romains ; les citations d'Homère, de Virgile y sont fréquentes ; quelquefois même les philosophes de l'antiquité sont invoqués avec les pères de l'église, et leur pensée vient à l'aide de la religion. Les évêques et les clercs, presque exclusivement Gaulois, familiarisés avec les études chéries du forum de Rome, repoussaient avec indignation le titre de barbares ; chaque monastère était une école de science où l'on enseignait la grammaire, la philosophie et l'histoire[4]. Quand la civilisation a passé sur un peuple, elle y laisse de fortes empreintes ; les clercs gaulois étaient fiers de la science de Rome, et les peuples conquérants eux-mêmes se familiarisèrent avec les études de l'antiquité.

La littérature franque se résume, comme toutes les traditions primitives, en des chants de gestes, récits des guerriers et des poètes ; il fallait bien conserver la mémoire des ancêtres, les hauts faits d'armes qui avaient illustré la conquête ; les scaldes se rencontrent partout : là où il y a des forêts, des autels sacrés, des peuples conquérants, il se trouve toujours des imaginations exaltées qui transmettent à la postérité les héroïques actions[5]. On ne trouve point de grands poèmes qui se rattachent à cette époque, mais des fragments détachés d'œuvres plus complètes. Les légendes ne furent que des chants de gestes plus spécialement monastiques ; les études étaient renfermées dans les cellules : il y avait là des manuscrits, des chartes, des papyrus venus de Rome et de Constantinople ; on y écrivait les chroniques nationales ; on consacrait la mémoire du passé ; la science se forma par les études monastiques. Toutes les œuvres de cette époque révèlent un mélange d'idées romaines et germaniques ; rien n'a gardé complètement son caractère : les premières traces de la civilisation se confondent et se pénètrent naturellement.

Ce chaos se produit spécialement dans la langue et la grammaire. Qu'il y eut un idiome gaulois mec ses règles et ses principes, nul n'en doute ; cette langue celtique fut parlée sur tout le territoire de la Gaule, depuis la Somme jusqu'au Rhône ; les Romains, qui la trouvèrent établie dans les provinces, la respectèrent comme ils avaient coutume de le faire pour chaque vieille institution de peuple ; mais le latin devint la langue usuelle de toutes les administrations, du préteur, des tribunaux établis dans la Gaule. Le celtique fut laissé au peuple, le latin devint la langue des classes élevées, et bientôt à ce double idiome vint se mêler encore la langue germanique parlée par les conquérants. On vit alors la même confusion que dans la littérature ; il y eut un parler vulgaire formé de tous les idiomes ; la langue latine se corrompit ; il s'y mêla des désinences franques, des mots celtiques ; les chartes, les chroniques de cette époque constatent ce chaos, qui précède la formation d'une langue régulière[6].

L'écriture subit la même altération, les chartes mérovingiennes sont difficiles à lire, les caractères romains ou cursifs sont mal formés, on ne voit point la trace de cette régularité qui indique et signale l'écriture carlovingienne dans les manuscrits surtout, jusqu'à ce qu'elle s'abîme à son tour dans une nouvelle confusion, à l'époque grossière et féodale. Les chartes mérovingiennes sont souvent écrites sur papyrus, l'habitude des monogrammes commence déjà, et les sceaux consistent généralement en des pierres antiques ; l'écriture est longue, mal tracée, les abréviations nombreuses et brouillées ; cette écriture mérovingienne se reconnaît sur les tombeaux, sur les inscriptions comme sur les chartes ; elle est marquée d'un caractère à part ; elle constate des habitudes peu avancées. Un petit nombre de chartes a survécu à la grande destruction du temps, et l'écriture onciale domine l'époque des Mérovées[7].

Dans ce temps d'agitation et de conquêtes, la science se résume en quelques éléments primitifs ; le vieux monde est peu avancé dans les études spéciales de la nature, dans les causes qui font mouvoir les êtres animés ; on ne trouve nulle trace de mathématiques, la science du calent se borne à de simples usualités ; on compte à la manière romaine, on mesure d'après des coutumes gauloises. Les prescriptions de l'église seules obligent les clercs et les fidèles à quelques études, à des connaissances astronomiques ; les fêtes mobiles se règlent par les retours de la lune ; il faut en savoir le cours pour déterminer les Quatre-Temps, base de tous les calculs de l'année ; les calendriers partent des deux fêtes de Pâques et de Noël ; on suppute moins les jours que les solennités ; les chroniques font perpétuellement mention des époques chrétiennes qu'elles rattachent à la vie des hommes[8] : Charlemagne a passé la Pâques à Fulde ; Noël à Mayence, la Pentecôte à Quercy ou Compiègne. Ainsi, répètent les chroniques ; il y a peu de calendriers réguliers ; tous sont dressés d'une manière bizarre, et les signes du zodiaque sont empruntés à Rome et à la Grèce. Les heures se comptent par les sabliers silencieux qui deviennent les horloges du temps. Les études des astres sont presque toutes des réminiscences des écoles d'Alexandrie, et la mécanique surtout est plutôt dans ses progrès, une science d'adresse qu'un calcul de géométrie intelligente.

Les arts, la musique, la peinture, l'architecture, prennent encore leur source la plus pure dans les études de Rome et de la Grèce. Un caractère germanique s'empreint à l'étude solennelle du plain-chant ; si, dans l'église romaine et pontificale, un mélange de voix suaves donne plus de variété, plus de douceur aux chants de l'église, le plain-chant grave appartient essentiellement à une origine franque[9] ; le faux-bourdon, qui semble la voix du tonnerre, les points de contrebasse, le serpent ne sont pas nés des habitudes italiennes, grecques ou lombardes : nécessairement d'origine franque, ils sont sévères comme le ciel grisâtre du Nord, comme les forêts druidiques, comme les pierres froides des cathédrales. Ce fut une lutte longtemps disputée que celle du chant germanique contre le chant romain ; les cathédrales franques défendirent comme leurs propres œuvres les plains-chants et les antiphonies de leurs ancêtres ; les chants romains eurent de la peine à s'implanter dans les basiliques de la Gaule[10].

Les différentes époques de l'art architectural ne peuvent et ne doivent jamais se confondre ; les monuments gaulois, presque tous informes, offrent l'aspect de temples à peine taillés, des autels druidiques, semés çà et là dans les vastes plaines, au milieu des landes, dans les sables mouvants. La grande école romaine, qui se révèle dans les beaux monuments des villes d'Arles, de Nîmes, d'Autun ou de Sens, disparaît sous la destruction de l'empire ; d'autres idées arrivent avec les conquérants. Le christianisme a répugnance pour les formes des temples dédiés aux dieux de l'ancien monde ; il veut avoir sa pensée à lui, et il produit la basilique telle qu'on la voit encore dans quelques-unes des églises primitives de Rome[11]. Cet âge de l'art se produit dès les IIIe et IVe siècles ; la forme byzantine est la première source de toutes les inspirations ; ce n'est pas encore l'ogive avec ses pierres élancées, mais des masses de colonnettes écrasées sur des rotondes basses et sous des voûtes plus affaissées.

Les basiliques chrétiennes me paraissent avoir trois époques : la première, qui se rattache aux temps où la croix sortait des catacombes pour s'offrir à la lumière du monde ; alors l'architecture est toute simple, comme la foi qui s'élance vers Dieu ; un bâtiment à peine orné, des voûtes sans ogives, une façade sans colonnettes, comme on en voit d'antiques vestiges à Rome ; ou, si quelques débris de colonnes existent encore, c'est que la basilique fut élevée sur un temple païen consacré aux dieux immortels. La seconde période appartient à l'art byzantin : le pronaos à petites colonnes, sans ogives, la façade à porte basse, le temple simple et nu qui se confond bientôt dans le style lombard. Enfin vient la troisième période, celle de l'art ogivique, qu'on ne retrouve pas au delà du xie siècle ; là commencent les dentelures, les ornements, les clochers et les voûtes qui se balancent au vent : jusqu'aux Carlovingiens, et pendant cette dynastie, on n'aperçoit que les formes romaines, byzantines et lombardes[12].

La basilique primitive a peu d'ornements, l'école de Constantinople en est plus prodigue ; la querelle sur le culte des images divisait l'Occident et l'Orient ; les Italiens à l'imagination vive, les Grecs successeurs de la grande école d'Athènes aimaient les statues, les tableaux qui reproduisaient les saints et les martyrs, la Vierge au doux regard, le pauvre qui souffre, le martyr qui se résigne. La plus grande question d'art qui se soit présentée dans l'histoire est celle des images, qui n'est au reste que le grand débat entre l'enthousiasme des artistes et le froid puritanisme des raisonneurs. Si les conseils austères avaient prévalu, si l'église avait proscrit les représentations de l'image de Dieu et de ses saints, des pieuses scènes de la vie souffreteuse et du triomphe de l'âme, ne serions-nous pas privés des chefs-d'œuvre des siècles de renaissance ? Michel-Ange, Raphaël ne seraient point nés pour peupler le monde chrétien de magnifiques œuvres[13]. Les artistes doivent une vive et profonde reconnaissance au catholicisme et au pouvoir pontifical surtout, sa plus haute personnification ; les papes firent prévaloir cette belle théologie écrite et colorée dans les chefs-d'œuvre de la sculpture et de la peinture.

On trouve peu d'images dans les premiers temps de l'église ; quelques statues informes des apôtres sont çà et là couchées à côté des colonnes de l'école grecque et romaine[14]. Quelquefois aussi les vestiges de l'art antique se font sentir dans les monuments chrétiens, sur les rares tombeaux des IIIe et IVe siècles, tels qu'on les voit au Vatican ou dans l'église de Saint-Maximin en Provence[15] ; le Christ et les apôtres sont figurés avec des ornements de la pure école romaine. On remarquera que dans ces monuments, le Christ est toujours jeune, à peine at-il vingt ans ; quand le moyen âge vint, on le vieillit, car le temps est malheureux, et le Christ souffre comme le peuple et parce qu'il est peuple ; la physionomie de la Vierge éprouve au contraire une modification tout opposée : aux époques primitives, elle est vieille comme une mère de douleur avec les rides et la pâleur que reproduit Rubens dans sa Descente de croix[16] ; à mesure qu'on se rapproche du moyen âge, elle rajeunit ainsi qu'on le voit aux miniatures du XIIe siècle. L'école byzantine est plus prodigue de statues, d'ornements, d'arabesques ; sur le marbre du baptistère, au fond du sanctuaire, on aperçoit des images d'un bleu et d'un rouge fort vif ; sur ces fresques ou sur ces tableaux en bois, brille la figure du Christ aux yeux fixes et pénétrants ; saint Pierre, saint Paul, Barthélemy, si souvent reproduits dans les œuvres de l'école byzantine, lui font cortège dans sa prédication. Jésus étend ses bras sur eux. Le martyrologe des basiliques grecques, l'empreinte du Bas-Empire est partout dans ces débris de l'école de Constantinople : à Ravenne, à Rome, à Milan, on voit marqué le passage de l'art byzantin[17].

Ces églises primitives sont généralement simples ; on pénètre dans le pronaos, en plein air, entouré de galeries basses où se voient quelques débris de statues et d'images ; sous le portique est le baptistère ; car, alors, avant d'entrer dans l'église, il fallait revêtir la robe de néophyte. A côté du baptistère est une chaire de pierre pour annoncer la parole au peuple. Le temple est nu, simple dans ses nefs, dans ses voûtes abaissées ; presque toujours derrière le maitre-autel se trouvent ces figures du Christ sur or avec les apôtres, qui vous poursuivent encore de leurs yeux fixes et éclatants de puissance et d'animation[18]. Dans les anciennes provinces des Gaules, quelques églises subsistent avec le triple caractère romain, byzantin et ogivique ; les débris de l'abbaye de Saint-Victor à Marseille donnent une idée de ce qu'était une église primitive, au temps de la persécution, avec ses souterrains et ses catacombes qui passent sous les eaux du port pour se joindre à la Major, bâtie sur un vieux temple de Diane[19]. Presque sur toute l'étendue des Gaules les églises à ogives furent construites sur les débris des premières basiliques.

La sculpture emprunta aussi son éclat à l'art byzantin ; elle resta informe tant qu'elle n'invoqua pas les souvenirs de Rome et de la Grèce. Il y eut Odes ouvriers incontestablement habiles. Les reliquaires, véritables trésors des églises, ont fait faire des progrès à l'orfèvrerie, à l'art des statuaires ; les châsses du VIIIe siècle sont presque toutes ornées de pierres précieuses. Leur forme est généralement celle d'une cathédrale que soutiennent des anges, sortes de cariatides chrétiennes au milieu de couronnes d'émeraudes, de topazes, de rubis. Sur quelques-unes de ces châsses brillent de riches bas-reliefs, qui reproduisent les sujets historiques : la biographie des saints, les légendes de la vie et de la mort, souvenirs puisés dans le vieux et le nouveau Testament ; Êve qui cueille la pomme, le Christ prêchant, les apôtres qui enseignent[20]. Les peintures, soit qu'elles se trouvent dans les églises, soit au parvis du chœur ou au plafond, sont marquées de la même empreinte ; toutes sur or, elles offrent des couleurs très brillantes ; les chairs ont cet aspect d'un calque pris sur un cadavre, d'un piètre moulé sur la mort, semblables à la chair humaine inanimée, à la couleur des christs d'ossements ou d'ivoire, ou aux figures de cire. Dieu le Père vous regarde avec des yeux terribles, ainsi qu'il apparaîtra au jugement dernier ; Jésus est doux comme la parole du pardon qu'il jette du haut de la croix. A l'exemple de toute l'école byzantine, le Christ n'est pas nu ; il est revêtu d'une longue tunique, ainsi qu'on le voit dans la cathédrale d'Amiens[21] : d'où vient cette sainte et curieuse image, et qui l'a jetée dans une vieille cathédrale des Gaules ?

L'orfèvrerie est poussée à ses plus habiles limites : si les artistes de cette époque ne savent pas bien reproduire la physionomie humaine, s'ils lui donnent souvent ce caractère de raideur qui marque la naissance de l'art, ils ont perfectionné le dessin et la couleur des objets inanimés. Peu de manuscrits, excepté quelques bibles ou missels, précèdent l'époque carlovingienne ; l'art byzantin s'y révèle dans la peinture et l'écriture ; les reliures qu'on appelait textum, parce qu'elles couvraient et protégeaient le livre, offrent des bas-reliefs d'ivoire d'un fini aussi éclatant que ceux des reliquaires enchâssés dans des pierreries, des émeraudes[22] ; la pourpre et la soie se marient et se nuancent dans ces admirables produits de l'art ; des fermoirs d'or ou d'argent sont aux quatre coins du missel ; on ouvre le manuscrit que le copiste e recueilli avec soin ; l'écriture en est généralement onciale, les miniatures rares, mais presque toujours à fond d'or comme les peintures des églises ; les arabesques y paraissent plus riches, mieux brodées. On y voit encore les traditions de l'art grec et romain dans les beaux modèles ; l'orfèvre saint Éloi avait orné le palais du roi Dagobert avec un fini dont il avait sans doute étudié les éléments à Rome ; le tombeau de saint Martin de Tours était un chef-d'œuvre d'orfèvrerie[23]. En ces temps on ornait les tombes de lames d'argent et d'or, car le sépulcre était le palais de cette génération pieuse[24]. Dans chaque monastère il y avait nécessairement des artistes qui se formaient aux arts spéciaux, car c'était dans les abbayes que la science et les métiers même recevaient leur développement. La plupart des artistes sont des moines, des solitaires de saint Benoît ; tous les travaux d'intelligence venaient de leurs mains, et cela s'explique par les longs loisirs du monastère : que faire dans les veilles de nuit, lorsque bruissait le vent d'automne et d'hiver, si ce n'est prier, méditer et travailler pour Dieu et les hommes.

La richesse des ornements de l'église, le luxe des rois et des comtes développèrent l'activité du commerce. Les larges voies ouvertes par la domination romaine, au milieu de cet empire qui embrassait le monde, favorisaient l'échange des produits ; les marchandises de la Syrie, de l'Égypte, les pelleteries de la Saxe et de la Pologne, les fers de la Scandinavie[25], se transportaient sur les marchés des Gaules et de l'Italie. Après que les Francs eurent envahi cette partie de l'empire romain, le commerce demeura aussi actif ; il faut ici chercher encore dans la Vie des Saints les traces de ces relations de peuple à peuple[26]. Les Bollandistes décrivent les riches offrandes d'encens, de myrrhe, de pierres précieuses accumulées sur les clisses des saints dans les monastères ; les caravanes conduisaient les produits de l'Inde aux ports de Syrie, et les marchands juifs les débarquaient à Marseille et sur les côtes d'Italie ; puis on les transportait à dos de mulet, par Lyon, jusqu'aux foires et marchés de Neustrie et d'Austrasie, sous le privilège des chartes. Les rois de la première race rendirent célèbre la foire de Saint-Denis, où venaient les Lombards, les Saxons, les Espagnols, les Grecs et même les Sarrasinois : dans ces foires s'échangeaient les produits les plus variés de toutes les contrées du monde ; les marchands y accouraient par caravanes sans payer de droits, ni le teloneum, ni le porticum[27] dont parlent les vieilles chroniques ; ils étaient à l'abri des seigneurs féodaux si redoutables pour les marchands isolés. Dans ces vastes bazars chrétiens, on ne distinguait pas les catholiques des juifs ; tous étaient placés sous la même garantie. La foire commencée, toute poursuite était suspendue ; le marchand déposait en liberté les objets destinés à la vente, et en trafiquait pleinement ; le contrat se faisait de gré à gré. Voulait-on de l'argent ? Le juif était là pour prêter à usure au taux qui n'était point fixé par les chartes ; il ne se faisait aucun scrupule de stipuler deux deniers le sou par semaine, et c'est en vain que les abbés faisaient retentir les plaintes les plus vives contre les usures de ces mécréants[28]. On y vendait même les esclaves, presque tous bretons, et l'on voit plus d'un saint s'élever contre cet odieux trafic condamné par le christianisme. Les chartes des rois déclaraient les franchises des foires, sortes de saturnales où le lucre dominait : à Saint-Denis surtout la crosse de l'abbé couvrait tous les actes des landys, et favorisait le concours de commerçants juifs, lombards, grecs et bretons[29].

Les moyens de communication pour le commerce étaient les rivières, que parcouraient les lourdes barques des nautes ou bateliers. Les capitulaires de la première race obligent les propriétaires riverains à les laisser libres pour le passage des chevaux sur la Loire, la Meuse et la Moselle ; on y transportait les vins déjà fameux par leur renommée et ceux d'Orléans surtout, le crû de la première race ; les rois s'occupaient d'établir des routes, de larges voies sur les débris des monuments romains, et la chaussée Brunehaut a retenu son nom des travaux entrepris sous cette puissante reine. Les commerçants formaient alors une corporation ; à Paris, ils avaient leurs marchés, leurs quartiers spéciaux près Saint-André-des-Arts, qui devint depuis le parlouer aux bourgeois. Là se tenait un marché journalier de parfums et des draps les plus fins venus de l'Asie ou de la Grèce ; une vieille chronique parle de la hardiesse des marchands de Paris : ils avaient des comptoirs jusque dans la Syrie, et un jour qu'ils rencontrèrent des marchands de Venise dans une ville d'Égypte, il se fit entre eux un grand conflit ; ils en vinrent aux armes[30].

Les droits ordinaires sur le commerce étaient considérables et les bateaux soumis à mille tributs désignés par les capitulaires : droits de salut, péages des ponts, abordage, ancrage, débarquement des marchandises[31] ; tous réglés d'une manière fixe. Les marchands en étaient exemptés pour les foires ; on ne laissa subsister que les redevances particulières aux églises, propriétaires des places et terrains ; à Saint-Denis, l'abbaye percevait douze deniers[32], et nul ne pouvait rien demander en plus aux marchands qui de toutes parts accouraient sous la franchise de l'église. Aussi le concours était-il nombreux : les Saxons apportaient le plomb, le fer sur le parvis de la foire ; les juifs, les parfums d'Orient, l'encens, la myrrhe ; les marchands de la Neustrie et de l'Armorique, le miel et la garance ; les Provençaux, l'huile fine d'olive et les produits de la Syrie ; les marchands d'Orléans, de Bordeaux et de Dijon, les vins, la cire, le suif et la poix ; les Esclavons audacieux allaient jusque dans le nord pour rapporter ensuite à Saint-Denis le produit des mines[33].

Il fallait cet actif commerce pour satisfaire tous les besoins de cette civilisation naissante. Le luxe grandissait ; l'or et l'argent étaient prodigués dans les meubles ; quelques-uns même étaient d'or massif ; Dagobert fit travailler un siège ou trône par saint Éloi, qui enchâssa des perles jusqu'au sommet de cette grande chaire. La vie de saint Éloi, écrite par saint Ouen, est la plus intéressante nomenclature de ce que peut le génie d'un ouvrier pour l'avancement de l'industrie. Les vêtements étaient riches, quand les rois et les princes tenaient leurs cours plénières. Saint Ouen a décrit l'habillement, de saint Éloi, lorsque ses devoirs l'appelaient à la cour : sa chemise était de fin lin, ses extrémités relevées en or ; sa tunique ou dalmatique était de soie, tissue d'or et de pierreries qui jetaient au loin un vif éclat ; ses manches couvertes de diamants et d'émeraudes, ses bracelets d'or, sa ceinture pareille travaillée avec un art admirable ; sa bourse était brodée de pierres précieuses et tellement reluisantes, qu'elle brillait au loin comme un soleil[34].

Ce luxe nécessitait une active circulation de monnaie, et déjà commencent les capitulaires sur la valeur des sous et des deniers ; les juifs, possesseurs de presque tout le numéraire, le prêtaient à des prix élevés ; leur puissance était grande sous Dagobert, et jamais peut-être dans l'histoire ils ne jouirent d'aussi vastes privilèges. La monnaie, toute d'or et d'argent, se comptait par marcs, livres, sous et deniers[35]. Les Bollandistes nous ont montré la vie de plus d'un saint occupé à ramener dans le commerce les principes de probité et d'honneur ; ils prêchaient contre la vente des esclaves[36], contre l'usure, si contraire à la foi chrétienne ; contre le pillage des hommes de guerre, qui empêchaient les commerçants de se livrer paisiblement à leur trafic. Les arts, le commerce, la littérature durent beaucoup au christianisme dans les Gaules ; cette société, pour être bien connue, a besoin d'être étudiée dans les biographies des saints : la chronique n'est qu'un calque imparfait, et c'est dans les pieux récits recueillis par les contemporains que l'on peut se faire une juste idée des mœurs et des habitudes du moyen âge.

 

 

 



[1] C'est à Rome, en face du Colysée, dans le Campo-Vaccino, qu'on peut redire ces vers :

Fecistis patriam diversis gentis unam

Urbem fecisti quod prius orbis erat.

[2] Saint Irénée se plaint dans le n' siècle de la nécessité où il est d'apprendre la langue celtique pour se faire entendre. Les bénédictins soutiennent que la langue latine fut universellement parlée dans les Gaules. Voyez Hist. litt., t. VII, avertissement.

[3] Les manuscrits latins, les papyrus même étaient répandus dans les Gaules. On retrouve chaque jour des traces des manuscrits d'Ovide, de Cicéron ; un savant élève de l'école des Chartes, M. Quicherat, a publié même un fragment inédit d'un ancien manuscrit de versification latine ; il porte le n° 7530 (Bibl. roy.). Quel dommage que ces jeunes intelligences de l'école des Chartes ne soient pas mises suffisamment en lumière.

[4] Voyez les savantes préfaces que dom Rivet et ses modestes collaborateurs ont mises en tête des tomes V à VIII de l'Histoire littéraire de France. Aussi, lorsque les études romaines s'affaiblissent, les auteurs francs eux-mêmes se plaignent et s'écrient en gémissant : Mundus senescit jans, ideoque prudentiœ acumen in nobis tepescit, nec quisquam potest hujus temporis, nec prœsumit oratoribus præcedentibus esse consimilis. — Fredeg. in Prolog.

[5] Il y a dans Grégoire de Tours évidemment des passages qui ne sont que des traductions des chansons de gestes. Dans l'époque carlovingienne, le moine de Saint-Gall est-il autre chose qu'une chronique écrite sur les chansons de gestes et les traditions belliqueuses ? M. Paulin Pâris a remarquablement traité toutes ces questions dans sa préface de Berte aus grans piés.

[6] Cette corruption de latinité se rencontre dans les chartes, on trouve : Basileca, Pagenam, Volomus, Nagutiante. — II est passé de règle dans la diplomatique que : diplomatum barbaries eorundem sinceritatem prodit. Voy. Fontanini, Vindic. antiq. diplomat., et l'œuvre immortelle de Ducange, son glossaire Mœdiœœvi, n'en est-il pas une preuve ?

[7] Quelles études plus attrayantes que la Diplomatique de Mabillon, cet admirable travail d'appréciation et de patience ! joignez à cela la Méthode du blason, par le père Ménétrier, et vous connaîtrez le moyen-âge. Mes jeunes amis de l'école des Chartes consacrent modestement leur vie à ces études, que négligent trop les superbes barons de la science. Chaque temps a sa féodalité.

[8] Le calcul des temps est sans contredit la partie la plus achevée de l'Art de vérifier les dater des bénédictins.

[9] Le savant chanoine d'Auxerre, l'abbé Lebœuf, a consacré une grande partie de sa vie d'érudit à suivre l'histoire des chants religieux. En visitant la cathédrale d'Auxerre, j'ai vu avec bonheur que le nom de Lebœuf avait été donné à une des rues qui y conduisent.

[10] Ce fut, comme on le verra, une grande lutte jusque sous le règne de Charlemagne ; l'empereur adopta des modifications au chant germanique ; il y mêle les chants grec et latin (Monach. S. Gall., lib. 2.).

[11] C'est Rome chrétienne qu'il faut spécialement étudier ; dans mes pèlerinages d'Italie, ce sont les basiliques que j'ai toujours recherchées : Saint-Pierre de Rome m'a bien moins frappé que les ruines des Catacombes, Sainte-Marie Majeure et Saint-Jean de Latran.

[12] Le père Mabillon nous a conservé peut-être la seule représentation d'un monument d'architecture des VIIe et VIIIe siècles ; c'est le dessin de l'abbaye de Saint-Riquier. Voyez Sœcul. IV, benedict., t. Ier, p. 111.

[13] Nul ne visite Genève ; tous les pèlerins aux imaginations vives viennent à Rome ; l'école catholique est à l'école iconoclaste ce que le système des hôpitaux, les douces consolations de l'âme, sont au système d'isolement pénitentiaire du calvinisme. Voyez dans Théophane et Cedren les affreuses persécutions pour les images. Saint Jean Damascène parle de la formule du serment contre les images, t. Ier, p. 625.

[14] Je ne saurais trop appeler l'attention des artistes sur trois tombeaux du IIIe ou IVe siècle que j'ai visités à Saint-Maximin, au fond de l'église souterraine, dans un pèlerinage à la Sainte-Baume ; c'est plus remarquable que ce que j'ai vu même au Vatican.

[15] Parcourez le couvent des capucins à Rome, et vous verrez ces débris du vieil âge.

[16] Je ne sache rien de magnifique comme les deux tableaux de Rubens dans la cathédrale d'Anvers. J'ai vu de belles toiles flamandes à La Haye, à Amsterdam ; mais rien de comparable à ces deux tableaux, commandés par de simples compagnies de pénitents dans la pieuse Flandre.

[17] J'étais dans la basilique de la Monza lors du couronnement de l'empereur Ferdinand (1838). Pour moi qui aime tant les vieux âges, à côté de ces murs de la Monza, la cathédrale de Milan n'est qu'un magnifique colifichet du XVIe siècle.

[18] C'est une impression que j'ai surtout éprouvée à l'aspect des peintures byzantines des églises de Venise et de Ravenne.

[19] Il ne reste de Saint-Victor de Marseille que les hautes murailles, les tours carrées, les portes garnies de fer qui étaient destinées à le protéger contre les Barbares ; d'autres Barbares sont venus et ont détruit l'abbaye. Le souterrain n'a plus que deux ou trois voûtes, et la chapelle de la Vierge Noire (nigra sum sed formosa). Sous quelques-unes de ces voûtes se voient çà et là des fragments de tombes qui ont de la ressemblance avec les catacombes de Rome.

[20] Un grand nombre de ces châsses ou reliquaires ont été fondues avec une joie stupide pendant la révolution française ; on en trouve encore quelques-unes dans les ventes ; elles sont généralement en vermeil, enrichies de topazes et d'améthystes, et presque évidemment byzantines.

[21] La cathédrale d'Amiens possède un christ d'une haute antiquité et qui excite la plus vive, la plus touchante piété ; il est revêtu d'une longue tunique, sa figure est byzantine ; je recueillis dans l'église la vieille et sainte tradition sur ce christ, que des pêcheurs, dit-on, trouvèrent dans la mer.

[22] La Bibliothèque du Roi peut s'enorgueillir de plusieurs MSS d'une grande richesse de reliure ; ils sont des IXe et Xe siècles ; dans la salle destinée aux MSS grecs on trouve un admirable saint Grégoire de Nazianze, avec des miniatures byzantines, tradition de l'art romain porté à sa haute perfection ; il porte le n° 510,

[23] Saint Éloi fut tout à la fois orfèvre et monétaire de Dagobert Ier ; son nom est encore gravé sur les monnaies de Dagobert et de Clotaire, par ce mot abrégé Eligi. Sa vie a été écrite par son disciple Dado ou Audœnus (saint Ouen).

[24] Comparez Vita sancti Mauri, in St. act. Ordin. S. Benedict., sœcul. Ier, p. 283, et Vita sancti Eligii, part. 1re, n° 32.

[25] Une savante dissertation de l'abbé Cartier sur le commerce pendant la 1re et la 2e races remporta le prix à l'académie d'Amiens en 1752.

[26] Ceux qui veulent se faire une juste idée de l'état des relations commerciales au VIIIe siècle doivent lire le curieux itinéraire de saint Willibald, dans les Bollandistes, t. II, p. 503.

[27] M. de Pastoret a fait sur les impôts, au moyen âge, de savantes dissertations qui se trouvent en tête des tomes XVII, XVIII, XIX de la grande collection du Louvre.

[28] L'Académie des inscriptions couronna un de mes Mémoires sur l'État des Juifs au moyen âge ; j'y ai traité d'une manière spéciale la question des usures.

[29] Voyez Ducange, v° Mercata. Grégoire de Tours entre dans des détails sur le commerce de la 1re race. Dans les chartes sur les landys, il y est dit : Nullus negotiator in pro pago Parisiaco audeat negotiare nisi in illo mercado. Le vieux mot landy vient évidemment de indict, indictum, forum indictum (foire à jour fixe).

[30] Appendix ad Marii chronic. ad ann. 602. Duchesne, t. Ier, p. 216.

[31] Voici tous les droits exigés : Salutaticum, Pontaticum, Ripaticum, Portulaticum, Cespitaticum. (Voyez Ducange à chacun de ces mots.)

[32] L'authenticité de la charte primitive de Saint-Denis a été contestée. Voyez Ambert, Mirœus diplomat. belg., p. 241, édit. de 1628.

[33] La charte de Saint-Denis réduisait les droits à ceux-ci : pour une charge de miel ou de garance, deux sous ; pour les voitures qui venaient par eau de Rouen, de Saxe et de Hongrie, 12 deniers.

[34] Voyez Saint Ouen, de Vita sancti Elegii, part. 1re, n° 13.

[35] On ne peut rien ajouter à l'excellent Traité des Monnaies de Leblanc. C'est un livre complet.

[36] Les papes surtout étaient très opposés à la vente des esclaves. V. Epist. sancti Gregor. ad Brunechild. Duchesne, t. Ier, p. 902.