CHARLEMAGNE

TOME PREMIER. — PÉRIODE DE LA CONQUÊTE

 

CHAPITRE PREMIER. — LES RACES ET LES TERRITOIRES À L'AVÈNEMENT DES CARLOVINGIENS.

 

 

Les Francs Austrasiens, Neustriens et les Bourguignons. — Les Saxons. — Les Frisons. — Nations scandinaves. — Les Lombards. — Les Aquitains. — Les Provençaux. — Les Gascons. — Les Bulgares. — Les Hongres. — Les Esclavons. — Le grand empire grec. — Rouie et l'Italie. — Les Sarrasins.

752 — 768.

 

Au milieu du VIIIe siècle, époque où commence à se révéler dans sa grandeur la race carlovingienne, on chercherait en vain pour chaque peuple un territoire fixe et des nationalités profondément marquées. Les empires, les provinces, les cités ont été incessamment remués par les invasions et la marelle rapide de peuplades diverses qui se reposent un moment, se précipitent dans de nouvelles contrées, emportant avec elles leurs coutumes, leurs lois et les traditions de la vieille patrie. Il n'y a pas encore de France, d'Allemagne, d'Angleterre, mais des Francs, des Allemands, des Saxons[1], qui cherchent à établir leur domination par la force et la conquête : on trouve des tribus qui passent sur les territoires, on ne voit pas de nations stabilisées. Tout s'empreint d'une vie errante : rois, princes, chefs, peuplades ; les clercs eux-mêmes n'ont aucune fixité dans le gouvernement des églises ; si l'on en excepte les pieuses familles monastiques de l'ordre de Saint-Benoît qui cultivent la terre, et s'attachent au sol, les évêques, les abbés deviennent comme de grands voyageurs qui portent la prédication évangélique avec la crosse pastorale et le béton de pèlerinage[2].

Les Francs, maîtres des plus belles cités de la vieille Gaule romaine, ont conservé quelques-unes de ces dénominations par lesquelles les préteurs et les consuls de la ville éternelle désignaient naguère les provinces gauloises ; ils se sont partagés en plusieurs puissantes familles. Les Francs Austrasiens habitent les colonies du Rhin, célèbres dans les fastes des empereurs, où se trouvent de longues traces de leurs grandes œuvres ; Cologne, Mayence, Trèves, jusqu'à Aix, que les poètes célèbrent déjà pour ses eaux thermales. Ils sont campés comme des conquérants dans les provinces désignées par la géographie impériale sous le nom de Germania inferior, Belgica prima et secunda ; leurs lois régissent tout ce qui porte le bouclier et la framée, en conservant ce caractère de personnalité, type des conquêtes barbares. Sous l'influence de la civilisation romaine si profondément empreinte, les Francs laissent aux peuples leurs coutumes : aux Gaulois, les municipes ; aux évêques, leurs canons ; aux Romains, les codes Théodosien et Justinien[3].

A côté des Francs Austrasiens, dont les limites extrêmes vont à l'occident jusqu'à Reims et Chialons, se déploient les Francs Neustriens, établis entre la Seine, la Marne et la Loire ; leur capitale est la Lutèce gauloise — depuis le Paris des chroniques —, la cité où se voient les Thermes de Julien, souvenir de Rome, les abbayes de Saint-Germain d'Auxerre et des Prés, le pèlerinage de Sainte-Geneviève en la montagne. Les Francs Neustriens sont maitres de Saint-Denis le grand reliquaire, de Saint-Cloud, célèbre par son fondateur d'origine franque, de Melun, de Chartres, de Meaux, d'Evreux et de Lisieux ; puis des monastères silencieux sur la Seine, l'Orne et l'Eure, fertiles contrées. Ils ont repoussé les Bretons jusque dans les forêts druidiques ; mystérieux peuple que les Bretons dont parle Tacite, avec leurs tables de pierres immenses et leurs traditions mythologiques ! ils sacrifiaient à des dieux inconnus, dans les solitudes profondes, au milieu des bois sacrés[4].

D'autres conquérants à la blonde chevelure sont répandus dans la Bourgogne. L'Yonne retentit encore des cris de guerre ; Sens, la ville des préteurs ; Auxerre, la cité épiscopale ; Autun, fière de ses arcs de triomphe et de ses temples ; Lyon, célèbre par ses académies et ses martyrs ; Vienne, où l'on respire la civilisation romaine au milieu des débris d'un autre âge. Ces métropoles, en y comprenant même Besançon et une portion de la Suisse, étaient également soumises à une branche de la grande famille franque, sous le nom de royaume de Bourgogne. Toutefois, on remarquait chez les Bourguignons un changement plus sensible dans les mœurs de la patrie ; ils s'étaient ramollis sous l'empreinte de la civilisation chrétienne. Des tribus de Francs avaient aussi débordé dans l'Aquitaine, au milieu des races du Midi ; les Goths de la Septimanie avaient subi la domination des Mérovingiens qui, traversant la Loire, se précipitaient sur l'Aquitaine par les cités d'Angoulême et de Périgueux ; la Dordogne et la Garonne, ces deux sœurs qui unissent leurs eaux, avaient subi le joug ; leurs champs couverts de vignes, leurs cités resplendissantes de soleil obéissaient à des rois ou à des comtes de la race conquérante[5].

On pouvait dire qu'aux vue et VIIIe siècles le nom de Franc était partout, comme le souvenir des Goths, des Huns et des Vandales aux IVe et Ve siècles. A chacune de ces époques, de nouvelles peuplades accouraient pour se partager les dépouilles du vaste empire romain. Ainsi, quand une nation tombe en décadence, d'autres surgissent pour la remplacer. Quand une civilisation s'éteint, une autre vient combler ce vide : l'épuisement n'est pas la loi de Dieu ; car la vie liait de la mort. Les Francs étaient des peuples virils, qui accouraient pour rajeunir la société épuisée ; leurs rois, leurs comtes se livraient des combats sanglants, et malgré ces guerres tuiles, les vieux Gaulois affaissés reconnaissaient leur domination : Les querelles étaient entre les vainqueurs se disputant les dépouilles de la victoire, comme le vase de Clovis à Soissons. Il ne survivait de l'ancienne forme romaine et gauloise que les fondations encore incertaines de l'église et quelques débris de municipes ; en un mot, le christianisme et les souvenirs des lois que l'on voit se maintenir encore à travers les coutumes barbares jusqu'au milieu de la race carlovingienne[6].

Les adversaires les plus puissants de la domination franque au VIIIe siècle furent les Saxons, que Charlemagne combattit trente-trois ans de sa vie. L'origine de ces races n'était pourtant pas dissemblable ; dans les annales des deux peuples on pouvait trouver plus d'une ressemblance ; ils sortaient pour ainsi dire d'une commune patrie, le Rhin et l'Elbe : leurs yeux bleus, la blancheur de leur peau annonçaient un même sang, une même famille. Mais les Saxons étaient restés fidèles aux dieux de la patrie, et les Francs avaient embrassé la religion de Clotilde : ceux-ci possédaient le riche héritage des Romains et des Gaulois, les autres erraient encore au milieu des pâturages et des forêts de la vieille Germanie, dans les terres qui s'étendaient de l'Oder jusqu'au Mein, depuis Osnabrück jusqu'à l'extrémité des Obotrites. Les Saxons conservaient des mœurs indomptables ; peu de foi dans la parole, le culte de divinités inconnues, une mythologie qui se ressentait de leur origine scandinave. Tacite avait peint leurs habitudes dans sa grande œuvre De moribus Germanorum, car la Saxe était le véritable cœur de l'Allemagne. La vaste idole d'Erminsul, l'objet de l'adoration de tous ces peuples, était l'expression morale de ce mythe germanique, dont l'explication se trouve dans l'aspect des forêts solitaires, dans les mœurs errantes des peuples du Nord[7].

Les Frisons avaient quelque chose de plus sauvage que les Saxons des terres centrales ; la piraterie se mêlait à leurs idées conquérantes ; l'aspect de la mer, de ses vagues écumeuses, de ses montagnes de flots, leur avait donné une sorte d'insensibilité barbare à la face de dangers ; ils se plaisaient aux naufrages et aux dépouilles de la tempête ; fervents pour leur culte, ils adoraient les divinités scandinaves. En vain la prédication chrétienne les avait rappelés à la douceur, à la hiérarchie ; plus d'un saint évêque avait succombé dans ses pèlerinages religieux sur les limites de la Frise indomptée. Les traditions de chevalerie enfantaient là des actes d'une implacable férocité[8] ; c'est dans la Zélande et la Frise que les épopées ont placé le supplice de la jeune vierge exposée aux attaques d'un monstre marin, fable renouvelée d'Andromède ; le paladin qui la délivre voue à la colère de Dieu l'horrible cruauté des barbares de la Frise et de la Hollande[9].

Et cependant au milieu de cette nationalité scandinave, dans ces terres de glace, depuis la Danie jusqu'à la Norvège, il existait des peuples avancés déjà dans la poésie et l'histoire ; ils possédaient peut-être des traditions aussi chaudes, aussi colorées que les légendes du midi de l'Europe ; car, selon les vieux dires, ils venaient de l'Asie. Les sagas récités par les scaldes racontaient les aventures d'Odin et les souvenirs de guerre ; Odin, avec son casque à la crinière flottante et son javelot d'or, était aussi resplendissant que [Apollon de la Grèce ; Thorn, le dieu de la guerre ; Fraya, la Vénus du Nord, dans ses palais de cristal, avec ses chastes amours, semblaient empruntées à l'Olympe d'Homère. Les goûts, les passions scandinaves étaient pour les expéditions lointaines, les héroïques exploits, les pirateries sur des barques lancées au milieu des flots de la Baltique et de l'Océan. Ces nations aimaient à lutter avec la tempête et la foudre qui éclate ; leurs enfants se jouaient des vagues : les races saxonne et danoise avaient plus d'une similitude ; ils laissaient aux Francs les expéditions à travers les terres ; pour eux, ils se précipitaient çà et là sur les côtes, et l'ile des Bretons venait de subir la domination des races du Nord[10]. A cette époque, pour connaître les mœurs et les coutumes des peuples, il faut suivre avec attention les pèlerinages, les légendes des saints, curieux débris historiques que les Acta Sanctorum nous ont conservés. Ces pauvres pèlerins, qui allaient à travers des terres inconnues pour annoncer le christianisme, racontent les moindres petits détails de ces civilisations étranges ; dans les légendes se trouvent les seuls récits que la géographie moderne puisse consulter pour rectifier ou compléter les vagues conjectures de la science.

Au milieu de l'Italie antique, et presque sur la frontière des Bourguignons, s'étaient fondés, par la violence et la conquête, les établissements d'un peuple d'origine germanique, et dont la civilisation s'était depuis modelée sur Rome et la Grèce. Les Lombards, qui jouent un si grand rôle dans la première période du moyen âge, avaient établi leur empire dans ces belles plaines qui s'étendent entre les Alpes, les Apennins et le Tyrol ; Milan était leur capitale : leurs chefs, sous le titre de comtes ou de rois, posaient sur leur front la couronne de fer, dans le monastère de la Monza. Peuple actif, industrieux, ils avaient enrichi les cités romaines de ces monuments d'une architecture lourde et solide, qui ont marqué leur passage à travers l'Italie. Sur l'Adriatique, ils avaient fait d'Aquilée leur cité commerciale ; ils venaient de conquérir Ferrare, Bologne et l'exarchat de Ravenne, poste militaire et administratif que les Grecs avaient laissé en Italie. Par leur position, les Lombards se trouvaient simultanément en hostilité constante avec l'empire grec[11], naguère maitre de l'Italie, et avec les pupes, qui gouvernaient Rome et ses basiliques ; ils avaient presque abattu la domination impériale sur l'Adriatique, en refoulant les Grecs jusqu'à l'extrémité de la presqu'île dans les montagnes du royaume de Tarente. Les Lombards étaient devenus les persécuteurs les plus ardents des papes ; quoique convertis au christianisme, ils luttaient contre le pontificat ; l'évêque de Ravenne disputait de puissance avec l'évêque de Rome ; la grande cité des césars manquait à la domination lombarde, ils la voulaient à tout prix, et comme complément de leur puissance italique ; les rois à la couronne de fer aspiraient à dominer la capitale de l'empire romain : de là vinrent plus tard les premiers rapports des papes et des Carlovingiens. Les pontifes, pour combattre les Lombards, appelèrent les Francs ; aux barbares ils opposèrent d'autres barbares plus fermes, moins amollis par la civilisation.

Le royaume des Lombards s'étendait jusqu'à la Provence, et Nice en était la limite ; les Provençaux, race mixte de Gaulois, de Grecs et de Romains, occupaient le grand delta que forment le Rhône, la Durance et le Var ; Marseille était le port où venaient aborder toutes les marchandises de la Syrie et du commerce d'Orient, les soies, les épiceries[12]. Marseille était célèbre aussi dans les fastes du christianisme, lire de son monastère de Saint-Victor et de sa cathédrale — la Major —, qui s'étendait comme un promontoire sur la mer. Non loin de Marseille, cette république municipale, brillait Aix, la ville romaine, la colonie de Sextius, aux eaux thermales, rivale de cette autre Aix du royaume d'Austrasie, la cité chérie de Charlemagne. Le Rhône et la Durance formaient la limite de la Provence : qui pouvait lutter d'antiquité avec la métropole d'Arles, berceau du christianisme, justement orgueilleuse de ses débris de Rome, de ses cirques, de ses théâtres où 50.000 spectateurs s'asseyaient commodément sur les larges estrades, comme au Colysée de Rome[13] !

Au delà du Rhône commençait la Gothie ou Septimanie, qu'il ne faut pas confondre avec l'Aquitaine, dont les limites étaient la Garonne. Si le royaume des Aquitains se glorifiait de Toulouse et d'Albi, la Gothie avait pour métropoles Narbonne, qui avait donné son nom à la province romaine dans la primitive division des Gaules, et Nîmes, véritable sœur de Rome, qui a conservé les plus purs fragments de ses antiquités, sa Maison Carrée et ses Arènes, presqu'aussi vastes que le Colysée[14]. La Septimanie était comme le grand vestibule du royaume des Visigoths, s'étendant au delà des Pyrénées jusqu'à l'Èbre. A la crête des Pyrénées occidentales étaient les Wascons, ces fiers montagnards, rudes pour la fatigue, peuples de pasteurs qui ne souffraient pas les dominations étrangères. Un jour bientôt viendrait où les Wascons se lèveraient contre l'invasion franque, et les chroniques retentiraient longtemps de la défaite de Roncevaux, où périrent les paladins du grand Charles.

Ainsi à l'occident du royaume des Lombards se plaçaient les Provençaux, les Goths, les Visigoths et les Vascons. Vers l'orient d'autres peuples conservaient l'énergie sauvage des temps primitifs : tels étaient les Esclavons, les Croates et les Dalmates, maîtres des terres entre la Saale et l'Adriatique. A côté de Venise, qui s'élevait comme la fille des eaux, parée déjà des richesses de l'Orient, non loin de la colonie de Justin et de la civilisation grecque, vivaient pourtant des peuples l'état primitif, les terribles Hongres, les Avares, les Bulgares, si redoutés de Byzance dégénérée[15]. Les Bulgares, campés autour du Pont-Euxin, fondaient un royaume régulier ; ils avaient des chefs ou rois[16], et plus tard le christianisme leur apporta sa haute civilisation ; car à cette époque il ne faut pas oublier que la prédication épiscopale fut le puissant mobile de l'avancement des nations : il y eut des apôtres ardents, infatigables, depuis Boniface, l'évêque de Germanie, jusqu'à saint Anschaire, le prédicateur des peuples scandinaves[17]. Les Bulgares marchèrent plus rapidement vers les arts et l'intelligence que les Hongres, peuplades sauvages que nous verrons au Xe siècle envahir et dévaster le royaume des Francs. Les Bulgares se trouvèrent presque toujours en rapport avec l'empire de Constantinople ; ils en empruntèrent les souvenirs.

Dans cet ébranlement de peuples, lorsque tous se précipitaient sur les vieilles civilisations, quelques empires pourtant restaient debout, et ces empires exercèrent une active influence sur l'époque de Charlemagne ; j'entends parler des Grecs, des Sarrasins et de la terre d'Italie, car les idées et les institutions mêmes de Rome survécurent aux ruines de l'ancien monde. Lorsqu'on étudie profondément l'histoire byzantine, on doit être frappé de ce caractère de grandeur qui marque jusqu'à sa décadence ; sans doute il y a quelque chose de lamentable dans l'épuisement et la faiblesse d'un vaste empire, pressé de toutes parts et comme étouffé sous l'invasion des barbares ; le spectacle de ces eunuques couverts d'or, de ces césars affaiblis sous la pourpre dans leurs palais de marbre inspire quelque pitié aux générations plus énergiques ; mais qui ne doit reconnaître et saluer l'immense développement des arts, la civilisation avancée, l'ordre admirable qui partout se révélaient dans cet empire de Constantinople. Byzance était la capitale de la science, de la philosophie, du commerce et de l'industrie ; partout où le voyageur étendait ses pas, dans l'Asie Mineure, à Laodicée comme à Corinthe, dans les îles de l'Archipel comme sur les terres fermes, partout se montraient les trésors d'intelligence d'une nation très avancée : des hippodromes, des théâtres, des statues antiques[18], des palais somptueux, des larges voies, des flottes innombrables qui parcouraient les mers, l'admirable invention du feu grégeois, le commerce de la pourpre et de la soie, un luxe qui se déployait dans tous les monuments. L'administration de l'empire, les formes de son gouvernement étaient un modèle de hiérarchie ; chaque place était marquée, chaque classe appelée à donner sa puissance d'action et d'esprit dans l'administration des provinces. Le livre de pourpre et d'or réglait le gouvernement et l'autorité de chacun ; le trésor était riche, l'opulence partout ; les Grecs conservaient leur énergie dans la guerre civile, c'était leur vieux caractère ; en était-il autrement au temps de Sparte et d'Athènes, et se corrigèrent-ils jamais ! On se perdait dans les disputes subtiles sur le christianisme, sur la procréation du Père et du Fils, sur la Trinité mystérieuse, comme dans d'autres temps on discutait sur des thèses philosophiques dans les aréopages. L'aspect d'une civilisation si puissante ne laissait pas d'avoir son influence sur les barbares du Nord ; les annales du moyen âge constatent que les rois francs demandaient des titres pompeux aux empereurs de Constantinople[19] ; plus d'une ambassade était venue pour solliciter des césars la pourpre, le consulat ou le patriciat ; et l'organisation administrative de Byzance, ses formes de gouvernement furent sous plus d'un rapport, la base et le principe des premières institutions d'ordre et de hiérarchie qui marquèrent le règne de Charlemagne[20].

A côté de l'influence grecque se révèle la marche ascendante des conquêtes sarrasines. Les sectateurs de Mahomet vont jouer un si grand rôle dans les événements, qu'il est impossible de les séparer de l'histoire et des civilisations contemporaines. Jusqu'au VIIIe siècle, leur marche est toute conquérante : ce sont des peuples armés qui s'étendent rapidement depuis la Syrie, l'Afrique, jusque dans l'Espagne et l'Aquitaine ; ils n'ont d'autre loi que le Koran, d'autre droit que l'épée. Le califat, quelque puissant qu'il fût en lui-même, ne pouvait servir de modèle à l'établissement d'un empire régulier en Occident[21] ; c'était un mélange de despotisme religieux et politique, les deux glaives en une seule main. Ce que le califat peut avoir d'éclat civilisateur, il le doit à Constantinople, aux Grecs de l'Asie Mineure et à l'Inde : il emprunte aux peuples conquis plutôt qu'il ne leur donne. Les Arabes précèdent les juifs au moyen âge dans le grand courtage de la science. Au Vile siècle, les Sarrasins, torrent dévastateur, se joignent aux autres barbares pour dépecer l'empire romain. Ce ne fut qu'après leur établissement dans les villes des Goths, en Espagne, qu'ils exercèrent une puissance d'imagination et de poésie sur les époques postérieures. Les Sarrasins apportèrent-ils chez les Goths les arts et les prodiges d'une civilisation plus avancée ? Il serait curieux de constater que les Goths, aux sensations si vives, donnèrent plus aux Sarrasins qu'ils n'en empruntèrent[22]. Qu'avaient de commun avec l'esprit et le mouvement chrétien ces peuples qui s'avançaient portant en main le glaive de Mahomet ? En Espagne, il est vrai, des villes devinrent florissantes sous les Sarrasins ; les mosquées dentelées s'élevèrent, les minarets touchèrent jusqu'aux cieux ; mais en cela, quelle fut la part des lois, des arts de la Grèce, de Rome et des Gaules ? Les enfants du Prophète dévastèrent plus qu'ils ne créèrent : quoi d'étonnant que dans des villes telles que Cordoue ou Tolède, Séville ou Grenade, sous le soleil, des imaginations orientales pussent créer d'admirables monuments ? Les débris des arts qui se voient encore sur les mosquées, ces fleurs, ces fruits d'or, sont la plupart empruntés aux artistes byzantins.

Les Goths d'ailleurs n'avaient-ils pas hérité de la civilisation romaine ? Le nom de Rome retentissait dans le monde ; son influence était partout comme celle d'une puissance éteinte, mais immense ; il n'était pas une ville d'Austrasie, de Neustrie ou d'Aquitaine qui ne gardât fortement l'empreinte des traces de ce grand passage. Ce n'étaient pas seulement les aqueducs, les vastes voies marquées de tombes funèbres, sorte de rue des morts comme à Pompéi, mais encore les coutumes, les lois, les municipes, qui avaient survécu à la destruction de l'empire et au passage des barbares. Çà et là, des institutions se révélaient : les municipes, les corporations d'ouvriers, les procurateurs des cités, les lois sur les anones, sur les magistratures, sur les décurions[23] ; les Gaules et Rome avaient marqué partout de leur puissante empreinte les institutions franques.

Il faut donc tenir compte de ces éléments dans la constitution de l'œuvre de Charlemagne ; il ne crée point une chose neuve, il se sert des faits qu'il a sous sa main et il les organise ; à chacun il laisse sa loi, à chaque peuple sa coutume : aux Francs la loi salique, aux Lombards leurs formules, aux Romains leurs codes. Seulement au milieu de ce fractionnement, il pose certains principes d'unité ; il emprunte au christianisme sa force morale ; aux papes, la persévérance des desseins, et dans la constitution de son grand empire, Rome lui sert de base et l'église de modèle.

 

 

 



[1] J'ai cherché, au milieu de ces incertitudes et de cette mobilité incessante d'invasions, à mettre un peu d'ordre dans la géographie de la conquête barbare. D'Anville est toujours le meilleur guide.

[2] Les deux grands voyageurs des VIIIe et IXe siècles sont les évêques saint Boniface et saint Anschaire ; leur légende se trouve dans les Bollandistes. Anschaire a eu un biographe particulier, Rambert, Vita sancti Anscharii archiepiscop. Hamburgens. Elle se trouve dans la collection nationale de Langebeck : Scriptor. rer. Danic., t. Ier, p. 429.

[3] La personnalité des lois barbares est un des sujets qui a été le plus souvent traité. Comparez Mably, Montesquieu et l'ingénieux et systématique abbé Dubos : Établissement de la monarchie française, chap. 3.

[4] La Neustrie s'était un peu configurée comme l'ancien royaume de Paris des fils de Clovis ; l'Austrasie allait au delà de Francfort, à peu prés vers Wurtzbourg ; c'est du moins l'opinion de D'Anville.

[5] Consultez toujours sur l'Aquitaine l'admirable ouvrage des bénédictins, dom Vaissète et dom De Vic ; rien de comparable n'a été fait sur la Gaule méridionale ; les travaux postérieurs, plus prétentieux, ne se sont pas élevés au-dessus du médiocre. (Voyez dom Vaissète, Histoire du Languedoc, t. Ier.)

[6] Au milieu des colères d'un système souvent passionné, on trouve beaucoup d'érudition dans le travail de M. Raynouard sur le Droit municipal. Paris, 1828. M. Raynouard, grand travailleur, se pénétrait trop de certaines idées politiques contemporaines, et c'est un tort en histoire ; pourquoi porter nos passions dans les vieux temps ?

[7] De grands travaux ont été faits en Allemagne sur les Saxons ; mais les textes et les sources sont rares ; M. Pertz a recueilli bien des traditions : Monumenta germanic. C'est véritablement l'ouvrage national de la Germanie.

[8] Un disciple de saint Boniface, le pieux Willihad, a écrit sa vie, Vit. Bonif. ; elle se trouve dans les Bollandistes, I Jun., p. 470. Serrarius a aussi publié les lettres du premier évêque de Mayence, sous le titre : Bonifac. Epistol. Le saint fut martyrisé dans une prédication évangélique qu'il avait essayée auprès des Frisons.

[9] L'Arioste lui-même n'a pu résister à cet esprit des vieux romans de chevalerie ; il en a fait un épisode de l'Orlando furioso.

[10] On a beaucoup travaillé sur la mythologie et les mœurs des Danois et des Scandinaves en général ; les modernes n'ont rien dit de mieux que Torfeus : Histor. Norwegiœ, et Saxo le grammairien. Langebeck, Scriptor. rer. Danic., a recueilli tous les textes sur cette vaste mythologie.

[11] Sur l'origine et les mœurs des Lombards, consultez Paul Warnefrid, surnommé Paul Diacon : De gestis Longobard. Comparez avec Cluverius Germania antiqua, et surtout avec Grotius, Prolegom. ad hist. Goth. On ne doit pas négliger Procope : Goth., lib. II. Enfin, Muratori, notre maitre à tous, a longuement disserté sur les Lombards : Script. rerum italic., t. Ier, p. 405-419.

[12] Sur le grand commerce et la splendeur de Marseille, on ne saurait trop lire le passage d'Agathias, édit. parisiens, 1660, p. 13, puis le liv. IX, chap. 20 et 62. La Chronique de Saint-Denis a conservé le souvenir de la peste qui éclata à la fin du VIe siècle, liv. IV, chap. 10. On trouve dans les Bollandistes mille preuves que Marseille faisait un commerce étendu avec l'Égypte et la Syrie. C'était le lieu où les pèlerins s'embarquaient.

[13] Chaque jour de nouvelles antiquités se découvrent à Arles, un des plus grands municipes romains. Les voyageurs qui descendent le Rhône ne peuvent manquer de la saluer ; l'antique ville d'Arles est une riche dépouille arrachée à la terre.

[14] J'ai mesuré et comparé les deux arènes de Rome et de limes ; celles-ci sont plus petites, mais mieux conservées ; quand je passai la dernière fois à Mmes, on avait fait des écuries du grand cirque, et des pièces d'artillerie remplissaient les arènes : c'est une profanation !

[15] Procope est toujours la meilleure source qu'il faut consulter sur les origines et les mœurs des nations barbares ; il désigne les Huns et les Goths comme des voisins dangereux, γειτονοΰντα, du Danube.

[16] Les Bulgares étaient évidemment une branche de la grande famille des Huns. On trouve pour la première fois cette dénomination de Bulgares dans Ennodius : Panegyr. Theodorici ; voyez le père Sirmond, t. Ier, p. 1598-1599.

[17] Ce sont là les deux auteurs des grands pèlerinages du Nord ; aussi la vie de saint Anschaire est-elle consultée par tous les érudits de Norvège et de Suède, quand ils veulent étudier les antiquités de la patrie. Voir Vita sancti Anscharii ; Langebeck, Scriptor. rerum Danic., t. Ier.

[18] Je crois que bien des idées ont été fausses sur la chute de l'empire de Byzance ; sa situation était encore splendide aux VIIe et VIIIe siècles. Voyez sur les formes et la grandeur de cc noble débris le beau livre de Constantin Πορφυρογενητος, de Cœremoniis aulœ et ecclesiœ byzantinœ, édit. de Reiske, 1751, in-fol.

[19] Les empereurs ne refusèrent jamais ces titres aux rois francs ; ils les craignaient trop pour s'y opposer. Le vieux proverbe byzantin n'était-il pas : Τόν Φράνκον φίλον έχης, γείτονα ούκ έχης ?

[20] Les rapports diplomatiques de Charlemagne avec les empereurs de Byzance furent considérables. Le projet de mariage avec l'impératrice Irène me paraît fort hasardé ; je crois néanmoins que les papes Adrien et Léon purent y songer sérieusement, comme un moyen d'unir les deux églises et de briser la puissance du califat et des Sarrasins. On doit se rappeler que la pieuse Irène avait restauré le culte des images.

[21] J'aime les hommes à études spéciales, quand ils consacrent leur vie à une branche de la science. Les recherches de mon savant ami M. Reinaud ont éclairci la plupart des questions de littérature numismatique et de l'histoire orientale. Depuis la mort de M. de Sacy, je le crois en France le plus fort orientaliste.

[22] Le travail de Conde sur la domination des Arabes en Espagne m'a toujours paru ne traiter qu'un seul côté de la question. Conde avait consacré sa vie à l'étude des manuscrits arabes ; il n'avait vu que cela. Ensuite l'esprit voltairien du XVIIIe siècle s'efforçait de trouver l'origine et le principe de toute civilisation en dehors du christianisme ; de là une exagération de la sagesse des Chinois et de la civilisation des Arabes, monomanie des encyclopédistes.

[23] Dom Félibien a parfaitement traité cette question dans ses dissertations jointes à son Histoire de Paris. M. Raynouard a jeté également beaucoup de lumière sur les municipalités, mais avec sa préoccupation habituelle du Jus romanum : la municipalité est antique comme la Gaule. Maintenant, il n'est pas besoin de dire qu'il en est de la découverte de la commune au XIIe siècle, comme de l'ingénieuse innovation du k ajouté au mot Franc. Secousse et Bréquigny (Ordon. du Louvre, préface) avaient laissé peu de chose à dire sur la commune à d'autres, qui ont profité de leurs recherches, et n'ont pas daigné les citer.