RICHELIEU

 

CHAPITRE NEUVIÈME.

 

 

Réorganisations intérieures. — Richelieu travaille. — Sa santé devient précaire. — Les chats du Cardinal. — L’hôtel de Rambouillet. — Fondation de l'Académie française. — Richelieu et le Cid. — Représentation de Mirame.

 

Le premier ministre pleura la mort de celui qui ne l’avait jamais abandonné, qui, dès le premier jour, ayant deviné son génie, avait été l’artisan de sa fortune, qui savait modérer ses desseins dans le succès ou ranimer son énergie et son courage aux heures sombres de l’adversité.

Aussi peut-on croire que c’est avec une sincère douleur qu’il dit, en quittant la chambre où venait de mourir le père Joseph :

— J’ai perdu ma consolation et mon appui.

Effectivement, le père Joseph allait singulièrement manquer à Richelieu. Depuis longtemps déjà, il était lui-même malade, et l’habile capucin menait directement les importantes négociations relatives aux affaires d’Allemagne.

Ce n’est pas, cependant, que Richelieu ne travaillât lui-même. Bien au contraire, peu d’hommes d’Etat furent doués d’une plus grande puissance de travail.

Éminemment actif, son cerveau embrassait tous les détails de l’administration du royaume et maintes choses insignifiantes portent la marque de son labeur fécond et permanent.

Au moment du danger de Corbie, ayant failli voir ses efforts patriotiques paralysés par la pénurie du trésor, le cardinal-duc apporta tous ses soins à l’administration des finances, non pas en augmentant les charges de ceux qui acquittaient la taille, mais en élargissant la base des contributions.

Dans le but de favoriser le développement du commerce, il réduisit notablement le taux de l’intérêt.

N’est-ce pas aussi Richelieu qui introduisit un peu d’humanité dans les supplices, souvent atroces, infligés aux criminels ? Ne fonda-t-il pas la poste aux lettres ? Il y eut d’abord deux courriers par semaine partant de Paris pour les différentes directions du royaume.

Portant aux intérêts économiques du pays le même souci qu’aux affaires purement politiques, il signa plusieurs traités de commerce des plus avantageux pour l’industrie naissante de la France.

Enfin, comprenant l’un des premiers le rôle imposé à son pays par sa situation maritime, il créa et développa la marine, lutta contre la prétention britannique à la suprématie des mers et jeta les bases sérieuses d’un grand empire colonial.

Après le siège de La Rochelle, il fît visiter les côtes par d’Infreville et établir des arsenaux au Havre, à Brest, à Brouage. Bientôt la flotte française compta 270 galères et 170 flûtes ou gros navires à voiles armés de puissants canons.

Richelieu employa cette marine, non seulement à protéger le commerce contre les corsaires, à abaisser l’orgueil de l’Angleterre, à empêcher les communications entre l’Espagne et l’Italie, à rétablir l’influence française dans la Méditerranée, mais encore à favoriser les explorations et à étendre le domaine royal au delà des mers.

Il semble, a-t-il écrit dans son Testament, que la nature ait voulu offrir l’empire de la mer à la France par l’avantageuse situation de ses deux côtes, également pourvue d'excellents ports aux deux mers Océane et Méditerranée.

Sous son ministère, le Canada ou Nouvelle- France est reconquis contre les Anglais ; on reconstitue la France équinoxiale aux Antilles ; on jette les premières bases de notre domination sur les côtes de l’Afrique occidentale et dans les eaux de Madagascar.

Ces grandes choses ne s’accomplissent pas sans un labeur acharné. Du fond de son cabinet, travaillant le jour, veillant la nuit à la lueur tremblotante des chandelles, il fait mouvoir tous les ressorts de la vie active d’un grand pays ; tient le fil de tous les événements qui agitent la France et l’Europe ; suit la marche des flottes et des armées dans le Nord, vers le Rhin, en Italie, au delà des Pyrénées, sur les eaux des deux mers ; brise les difficultés ; abaisse les obstacles ; inflige la défaite à ses ennemis ; en un mot, assure la grandeur et la prospérité du pays.

Mais l’adversaire le plus redoutable contre lequel il doit lutter, c’est encore sa santé. Depuis les fièvres qu’il a gagnées dans les marais de Luçon, sa tête est la plus mauvaise du monde.

Mon mal de tête me tue, écrit-il en 1621. Et il promet par écrit de faire célébrer à Richelieu une messe tous les dimanches, s’il plaît à la divine bonté, par l’intercession du bienheureux apôtre et bien-aimé saint Jean, me renvoyer ma santé et me délivrer dans huit jours d’un mal de tête extraordinaire qui me tourmente. En dehors de cette terrible migraine, il est affligé de maux qui lui rendent extrêmement pénible le travail de cabinet.

Toujours en guerre contre son misérable corps, il soutenait une lutte de tous les instants contre son entourage, contre les indécisions du roi, contre la reine mère, Monsieur, la reine régnante, les favoris, contre les complots et contre l’assassinat. N’a-t-il pas dit que les quatre pieds carrés du cabinet du roi lui donnaient plus de mal et plus d’inquiétude que tous les cabinets de l’Europe ? Toutes les grandes choses qu’il a faites, ce fut entre une maladie et la menace d’un coup de poignard, a dit justement un de ses biographes.

Enfin, comme tous ceux qui tiennent longtemps le pouvoir et l’exercent avec autorité et distinction, il eut à réagir contre l’impopularité. De nombreux pamphlets circulaient contre lui. On l’accusait de péculat et on lui prêtait l’ambition de rechercher le gouvernement suprême.

Il faisait répondre à ces accusations dans la Gazette, récemment fondée par Théophraste Renaudot et qui comptait, entre autres collaborateurs, Louis XIII lui-même. Mais c’est surtout par les actes de son administration qu’il s’efforçait d’imposer silence aux médisants.

De son ministère, date le code Michau, qui réalisa quelques libertés. Il créa les intendants de province, agents directement soumis à l’autorité royale et qui, en luttant contre le particularisme local, devaient mieux assurer l’unité nationale. Nous le voyons fonder l’Imprimerie royale qui devait publier de savants travaux, aujourd’hui encore sérieusement appréciés ; puis, le Jardin des Plantes, institution éminemment scientifique. C’est encore à Richelieu qu’est due la première organisation de l’Ecole royale militaire, qui devait faire de l’armée française la première armée de l’Europe. A côté de cet établissement, où la noblesse s’instruisait dans l’art de la guerre, il créa, à Bicêtre, la commanderie de Saint-Louis, asile pour les soldats vieillis à l’ombre du drapeau national ou blessés sur les champs de bataille.

Richelieu, on le voit, n’avait guère de loisirs à consacrer à la rêverie. Cependant, dès que le souci des affaires de l’Etat lui laissait quelque répit, il aimait à jouer avec ses chats dont il était toujours entouré au Palais Cardinal.

L’histoire, qui recueille les moindres faits intéressant les grands hommes, nous a même transmis le nom, la couleur du pelage et les qualités de plusieurs félins, favoris de Richelieu. Ceux qu’il affectionnait particulièrement, et qu’il emmenait avec lui dans ses voyages étaient : Felimore, de robe fauve ; Gazette, calme et discrète ; Lucifer, noir de jais ; Lodoïska, chatte polonaise ; Pyrame et Thisbé, deux bêtes très douces et très attachées l’une à l’autre ; Soumise, tendre et caressante ; enfin Serpolet et Rubis sur lesquels nous n’avons pas de renseignements précis.

L’amour de Richelieu pour les chats était sincère à ce point, qu’il s’intéressait même aux chats des autres. La chatte Pioillon en sut quelque chose. Elle appartenait à une vieille fille, Mlle de Gournay, qui, présentée au cardinal par Boisrobert, prouva son esprit par ses réponses. Richelieu, qui d’abord l’avait plaisantée, s’en excusa, lui fit une pension de deux cents écus, et comme Boisrobert répondait au Cardinal :

— Monseigneur, elle a une domestique, Mlle Jamin, et une chatte, ma mie Pioillon.

— Je donne cinquante livres à Mlle Jamin et vingt livres de pension à la chatte.

— Mais, Monseigneur, Pioillon a chatonné.

Le Cardinal se mit à rire et ajouta une pistole pour les chatons.

Car Richelieu prisait fort la jovialité et aimait à s’entourer de gens d’esprit. C’est toujours dans le culte des lettres qu’il chercha sa distraction favorite. Un jour qu’il travaillait avec Desmarets, il lui demanda :

— A quoi croyez-vous que je prenne plus de plaisir, Monsieur ?

— Selon toute probabilité, Monseigneur, à faire le bonheur de la France, répondit l’écrivain.

— Point du tout, repartit le Cardinal : à faire des vers.

Ce n’est pas seulement par les armes que Richelieu assurait la puissance de la France ; il voulait encore établir sa suprématie intellectuelle. Son ambition était que le français, comme langue universelle, succédât à la langue latine comme cette dernière avait succédé à la grecque.

Depuis les désordres de la Ligue, les guerres de Henri IV et celles de Louis XIII, le laisser aller de la tenue et de la conversation avait envahi la demeure des grands et même la cour. Quelques beaux esprits entreprirent de réagir contre cette grossièreté. Des dames de qualité tinrent ce qu’on appela des académies. Dans un rond dont elles étaient l’âme, elles réunissaient des poètes et des écrivains qui n'avaient pas alors d’autre lieu pour se rencontrer.

C’est chez la marquise de Rambouillet, rue Saint-Thomas-du-Louvre, que se tenait hebdomadairement l’assemblée la plus fameuse. On y rencontrait Condé, Vaugelas, Racan, Voiture, Mlle Paulet, Gombault, Malherbe, Balzac, Sarrasin, Conrart, Saint-Evremont, Rotrou, Patru, Benserade. Richelieu y vint, en 1616, soutenir une thèse d’amour ; Corneille y lut ses premières tragédies, Descartes y disserta, et Bossuet, petit écolier de l’école de Navarre, alors âgé de seize ans, y prêchota, selon l’expression d’un contemporain, à minuit, en 1643. Le duc de Montausier y offrit à sa fiancée, Julie d’Angennes, la Guirlande, dont les fleurs furent peintes par Robert et les madrigaux calligraphiés par Jarry.

Grâce à son secrétaire, l’abbé de Boisrobert, qui fréquentait à l’hôtel de Rambouillet, Richelieu avait connaissance des discussions qui s’y tenaient. C’est alors qu’ayant eu l’idée de donner un caractère public à ces réunions littéraires, par lettres patentes du 29 janvier 1635, fut fondée l’Académie française.

En sa qualité de protecteur de l’institution, Richelieu assembla les nouveaux académiciens, au nombre de quarante, dans son cabinet du Palais Cardinal et leur donna lecture des statuts de la compagnie. A ses côtés étaient réunis Chapelain, Conrart, qui fut le premier secrétaire perpétuel, Desmarets, l’abbé de Bourseix, Racan, Godeau, Maynard, Séguier, Voiture, Vaugelas, Balzac.

On raconte que le projet des statuts comportait un article par lequel chacun des académiciens promettait de révérer la vertu et la mémoire de leur fondateur. Par modestie, Richelieu effaça cette clause. Mais son nom n’en fut pas moins prononcé le premier dans tous les éloges et ce fut un usage conservé jusqu’à la veille de la Révolution que chaque nouveau membre, dans son discours de réception, rendît un solennel hommage à la mémoire du Grand Armand et l’associât à celle du chancelier Séguier et de Louis XIV.

D’abord installée à la Sorbonne, l’Académie émigra ensuite au collège Mazarin, construit en 1662, sur l’emplacement de la fameuse tour de Nesles et qui devint l’Institut.

Elle devait consacrer ses premiers travaux à l’établissement d’un dictionnaire de la langue, d’une grammaire, d’une rhétorique et d’une poétique française. Conçue dans un esprit très libéral, cette institution, qu’on a appelée le sénat de la République des lettres, subsiste à peu près telle que le cardinal de Richelieu l’a créée.

Immuable, elle a traversé les révolutions, s’est attachée à maintenir les grandes traditions qui ont fait la gloire littéraire de la France pendant déjà trois siècles.

Dès son début, cependant, Richelieu, par une erreur de son génie, devait lui demander un acte de servilité auquel elle se refusa. Corneille venait de donner, avec le plus vif succès, la représentation du Cid. Bien qu’il ait dédié cette tragédie à Mme de Combalet, devenue depuis pou duchesse d’Aiguillon, le cardinal déféra le chef-d’œuvre de Corneille aux foudres littéraires de l’Académie.

Il ne faut pas sans doute chercher à cet acte d’autres raisons que des raisons politiques. En effet, dans la circonstance, Richelieu n’entendait pas dénier le talent du grand poète, pas plus qu’en luttant contre Rubens, favori d’Anne d’Autriche, il niait le génie du pinceau du grand peintre anversois. Mais Rubens était Espagnol et le Cid, en glorifiant la valeur des ennemis de la France, devenait une pièce d’opposition, et cela dans des conditions d’autant plus graves que nos armes traversaient alors la période douloureuse de la prise de Corbie.

L’Académie se trouva fort embarrassée devant la demande du cardinal. D’une part, elle ne voulait pas déplaire à son fondateur et à son protecteur pour qui elle était pénétrée de reconnaissance ; d’autre part, elle sentait qu’un acte d’aveugle complaisance la ruinerait dans l’estime publique.

Elle prit donc le moyen terme.

Elle sut, dit Fontenelle, conserver tous les égards qu’elle devait, et à la passion du cardinal et à la prodigieuse estime que le public avait conçue pour le Cid. Elle satisfit le cardinal en reprenant exactement tous les défauts de cette pièce, et le public, en les reprenant avec modération et même souvent avec des louanges. La Bruyère exprime le même avis au sujet de cet incident : Le Cid est un des plus beaux poèmes que l’on puisse faire ; et l’une des meilleures critiques que l’on ait faites sur aucun sujet est celle du Cid.

L’intervention de l’Académie n’eut aucune influence sur la destinée de l’admirable tragédie ainsi que le constate Boileau dans le quatrain suivant :

En vain contre le Cid un ministre se ligue :

Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue ;

L’Académie en corps a beau le censurer,

Le public révolté s’obstine à l’admirer.

Richelieu, d’ailleurs, reconnut vite son erreur. La duchesse d’Aiguillon en accepta la dédicace et le Cid fut représenté deux fois au Palais Cardinal. Enfin pour bien montrer qu’il ne visait pas personnellement Corneille, peu après, il déféra également à la critique de l’Académie une comédie héroïque, Europe, dont il était lui-même l’auteur.

Corneille continuait de toucher la pension que lui faisait Richelieu. Celui-ci le recevait même affectueusement et avait accordé des lettres de noblesse à son père. Un jour, il le voit arriver au Palais Cardinal d’un air fort abattu, triste et rêveur.

— Vous travaillez, Corneille !

— Hélas ! je ne puis plus, monseigneur. Je suis amoureux.

Et il explique qu’il aime une personne si haut placée qu’il n’a aucun espoir.

— Et qui encore ? interroge paternellement Richelieu.

— La fille d’un lieutenant général des finances de la ville d’Andely.

— N’est-ce que cela ? fit Richelieu.

Il écrivit au père de venir sur l’heure à Paris. Effrayé, étonné, le bonhomme se présente. Et le ministre lui fait honte de refuser sa fille au grand Corneille.

Nous avons vu, que lui aussi, Richelieu était, à ses moments perdus, auteur dramatique. Il établissait le plan d’une tragédie ou d’une comédie et en confiait l’exécution aux poètes qui étaient à ses gages. De cette collaboration sortirent la Grande pastorale, l’Aveugle de Smyrne, les Tuileries et enfin, Mirame, représentée pour l’inauguration du théâtre nouvellement construit dans le Palais Cardinal et dont la mise en scène coûta, dit-on, deux cent mille livres. Il y avait des machines qui faisaient lever la lune et le soleil et paraître tantôt la mer chargée de vaisseaux, tantôt les campagnes d’Arras ou les Alpes couvertes de neige ; les enfers et le ciel d’où Jupiter descendit sur la terre.

Cette première représentation fut donnée le dimanche 13 janvier 1631, avec un luxe inouï. La reine, Monsieur et sa fille, Mme de Montpensier y assistèrent. Dans une lettre au cardinal de La Valette, Bouvard, secrétaire du premier ministre, s’exprime ainsi : Les plus belles dames de Paris y furent aussi conviées, à chacune desquelles on présenta un coffret plein de confitures, avec une bouteille de limonade et un hanap de porcelaine qu’elles emportèrent. La distribution de ces présents fut faite par vingt-quatre pages que conduisait Mgr de Valencey, évêque de Chartres, qui avait revêtu pour la circonstance un habit de velours.

Mais on goûta moins la pièce que les confitures. Fort piqué, le cardinal-duc dit au poète Desmarets, son collaborateur :

Eh bien ! les Français ne seront donc jamais connaisseurs ? Ils n’ont pas applaudi Mirame !