RICHELIEU

 

CHAPITRE HUITIÈME.

 

 

Discorde entre Marie de Médicis et Richelieu. — Journée des Dupes. — Marie de Médicis se réfugie aux Pays-Bas. — Soulèvement des provinces du Midi. — Montmorency blessé à Castelnaudary ; son procès ; sa mort. — L’Éminence grise. — Mauvaise situation militaire. — Les enrôlements volontaires. — Nouveaux succès. — Prise de Brisach. — Mort du père Joseph.

 

Depuis le siège de La Rochelle, Marie de Médicis s’était brouillée avec son protégé. Trouvant qu’il lui faisait la part trop mince dans la direction de l’Etat, elle n’eut plus qu’un désir : le renverser du pouvoir.

Alliée à Anne d’Autriche, la reine mère guetta l’occasion de ruiner le crédit du cardinal. Celle-ci se présenta au moment d’une grave maladie du roi. Marie et Anne entourèrent Louis XIII de soins tendres ou de prévenances affectueuses et arrachèrent à sa faiblesse la promesse du renvoi de Richelieu dès son retour à Paris.

Comprenant le danger, ce dernier s'efforça de le détourner en se montrant plus soumis que jamais devant Marie de Médicis. Mais quand la cour fut réinstallée à Paris, elle importuna le roi pour qu’il mît sa promesse à exécution. Louis XIII hésitant à se séparer d’un ministre dont la politique se réalisait pour le plus grand profit du pays, elle recourut à la violence.

Elle feignit de céder et consentit à reprendre comme dame d’atour Mme de Combalet, la nièce du cardinal, et à avoir avec celui-ci une entrevue de réconciliation. Ce fut, au contraire, une scène des plus orageuses. Marie de Médicis s’abandonna, contre Richelieu, aux plus violents emportements. Elle le chassa et lui défendit de se représenter jamais devant elle.

Très contrarié, Louis XIII quitta le Luxembourg et regagna l’hôtel des ambassadeurs extraordinaires qu’il habitait pendant qu’on réparait le Louvre et se coucha. Si grande était sa fureur qu’en se déshabillant, il arracha tous les boutons de son pourpoint.

Le lendemain, le roi se rendit de nouveau chez sa mère pour la ramener à la raison. Marie de Médicis, au contraire, espérait remporter définitivement la victoire en faisant violence à son fils. Afin de n'être pas dérangée elle fit fermer les portes de ses appartements.

Mais, à peine le roi et sa mère étaient-ils en présence que la porte dérobée de la petite chapelle qui donnait dans le cabinet de la reine s’ouvrit. Richelieu, résolu à livrer, lui aussi, une dernière bataille, parut sur le seuil.

Marie de Médicis ne répondit que par de nouvelles violences à ses protestations de dévouement. Elle termina en disant au roi qu’il avait à choisir entre un valet et sa mère.

— Il est plus naturel que ce soit moi qu’on sacrifie, répondit le cardinal.

Et il regagna son palais où il se prépara pour le départ. Tout le monde crut à la disgrâce de Richelieu et chacun vint faire sa cour à la reine mère. Dans un moment d’abandon, Louis XIII avait même consenti à nommer premier ministre le garde des sceaux, Michel de Marillac.

Mais il se ressaisit vite. De Versailles, où il avait fui l’orage, il appela Richelieu. Quand celui-ci se présenta devant lui, le roi dit :

— Vos ennemis abusent de la crédulité de la reine, ma mère, qui se laisse aisément prévenir. Continuez à me servir comme vous avez fait, et nous nous opposerons ensemble à toutes les intrigues qu’on formera contre vous.

Ce fut la Journée des Dupes (11 novembre 1630). Ceux qui avaient cru abaisser Richelieu allaient assurer leur perte. Richelieu, en effet, se vengea en frappant ses ennemis de bannissement, de confiscation et de destitution. Michel de Marillac fut disgracié ; son frère, le maréchal, qui commandait l’armée d’Italie fut arrêté en plein camp, condamné comme coupable de concussion et de péculat et décapité. Bassompierre fut jeté à la Bastille.

Pour bien montrer son attachement au fidèle serviteur de la monarchie, Louis XIII éleva en duché la terre de Richelieu.

Ces événements accrurent la haine de Marie de Médicis. Elle criait qu’elle se donnerait au diable plutôt que de ne pas se venger d’un ingrat. Elle manœuvra tant et si bien que Louis XIII la relégua à Compiègne. Elle s’échappa du château et se réfugia aux Pays-Bas, chez les Espagnols, ennemis de la France. Elle ne devait jamais revoir Paris. La veuve de Henri IV mourut à Cologne, en exil, en 1642.

De son côté, Gaston d’Orléans continuait la lutte contre Richelieu. Retiré en Lorraine, il épousa, malgré la défense du roi, la sœur du duc Charles ; puis, s’étant entendu avec l’Espagne, secondé par le duc de Montmorency, gouverneur du Languedoc, il souleva les provinces du Midi.

Louis XIII comprit qu’il fallait agir énergiquement. Il envoya deux armées contre les rebelles et partit lui-même pour le Midi, accompagné du cardinal. Le 1er septembre 1632, les deux armées se rencontrèrent près de Castelnaudary dans une de ces luttes corps à corps où excellaient les gentilshommes.

Montmorency se montra le digne descendant d’une lignée de héros. Seul, il fonça contre les troupes de Schomberg, perça six rangées d’infanterie, mais tomba sous le nombre, couvert de blessures. Son cheval, tué, fléchit sous lui ; ses armes pesantes l’étouffaient :

— Montmorency, cria-t-il, je suis mort et ne demande qu’un confesseur.

Puis se tournant vers un sergent des gardes, il lui dit :

— Tenez, jeune homme, portez ce jonc émaillé à la duchesse de Montmorency.

On mit le duc sur une échelle couverte de manteaux, puis on le transporta à Castelnaudary, et de là, à Toulouse, où il fut enfermé en haut de la tour du beffroi de l’hôtel de ville. Cent suisses de la garde veillaient nuit et jour autour de sa prison.

On fit son procès et il fut condamné à être décapité. La princesse de Condé, sœur du malheureux révolté, accourut afin d’implorer le roi ; elle n’eut pas la permission d’entrer à Toulouse. Sa femme, proche parente de Marie de Médicis, se précipitant à genoux sur le passage du souverain, demanda grâce pour son époux ; le duc d’Epernon et son fds, le cardinal de La Valette, Saint-Simon, toute la cour se jeta aux pieds de Louis, tandis que le peuple de Toulouse criait : Miséricorde ! sous les fenêtres royales.

Louis resta inflexible.

Et le 30 octobre 1632, mourut vaillamment ce jeune et beau maréchal de France qui avait rendu tant de glorieux services à son roi, ami du cardinal, allié de tous les princes ou de tous les souverains d’Europe. Sa mort tragique causa une profonde douleur et une grande émotion. On comprenait, enfin, combien il était téméraire de s’attaquer à l’autorité royale et à la puissance de Richelieu.

Voulant éviter le retour de pareilles conspirations, le cardinal-duc organisa une police compliquée ayant des ramifications dans toutes les classes de la société. Cette œuvre de vaste espionnage était dirigée par le père Joseph, confident et collaborateur du premier ministre.

Ce capucin est une des figures les plus énigmatiques de l’histoire. Homme d’intrigue et d’église, diplomate et homme d’épée, ancien élève, comme Richelieu, de l’Académie de Pluvinel, il joue, sous le ministère du grand cardinal, un rôle de premier plan.

Après s’être distingué par sa bravoure au siège d’Amiens, il avait pris l’habit religieux de saint François et étonné son ordre par l’ardeur de sa piété et par l’humilité de sa foi.

C’est pendant que Richelieu était à Luçon que le père Joseph entra en relations avec lui. Depuis, ils ne se quittèrent plus. On a tourné en dérision les projets de croisades nourris par ce capucin avide d’action. Mais il abandonnait vite ces rêves chimériques, pour la politique pratique.

Ses idées étaient vastes, ses plans largement conçus. A une finesse toujours en éveil, il joignait une hardiesse allant parfois jusqu’à la témérité et une persévérance que rien ne décourageait.

Il est bien l’homme de sa physionomie : front bas, yeux petits, nez épaté, visage sillonné de larges rides, barbe longue et carrée, cachant une bouche étroite qui ignorait le sourire.

Ne quittant jamais l’habit de son ordre : capuchon de bure grise, robe serrée au corps par un cordon noueux pendant à ses pieds couverts de sandales, il apportait à la cour un air d’austérité qui contrastait avec le badinage des courtisans. Ceux-ci l’appelaient l’Eminence grise.

Richelieu l’utilisa dans les missions délicates et les grandes négociations. Amène et insinuant, il excellait à effacer ces brouilleries de cour parfois aussi compliquées que la grande politique. Ardent patriote, il fut la cheville ouvrière de la diplomatie française pendant la guerre de Trente ans.

Parlant de ses qualités comme négociateur, le cardinal-duc disait ne connaître aucun diplomate en Europe capable de faire la barbe à ce capucin, quoiqu’il y ait bonne prise.

Après la paix de Ratisbonne, Ferdinand II s’exprimait ainsi à propos du père Joseph qui était le plénipotentiaire français :

— Cet homme-là me désarme par son rosaire et met six couronnes électorales dans son capuchon.

 L’Empereur faisait allusion aux voix prépondérantes gagnées dans la diète par l’astucieux capucin.

Et il apportait à la conduite de sa politique un réalisme qui cadrait peu avec son caractère ecclésiastique. On raconte qu’un jour, disant la messe, il reçut un officier qui venait prendre un ordre pressé pour une surprise de place :

— Mais s’ils font résistance ? dit l’officier.

— Alors, tuez tout, dit le bon père et il reprit l’office interrompu.

Après tout, cette cruauté n’était-elle pas justifiée par les phases critiques qu’avait traversées la situation militaire de la France ? Dépourvu de soldats, pauvre d’argent, Richelieu avait vu ses armes essuyer de cruels revers. Conduits par Piccolomini et le fameux Jean de Werth, les Impériaux avaient envahi la Picardie, pris La Capelle, le Catelet, Vervins, Roye ; le 5 août 1636, ils s’emparaient de Corbie, place forte à 30 lieues de la capitale.

Paris fut saisi de panique et lança des imprécations contre le cardinal. Celui-ci tint courageusement tête à l’orage. Il se rendit en carrosse, à l’Hôtel de Ville, seul, sans gardes, ses chevaux marchant au pas. Là, il demanda au prévôt des marchands de prendre les précautions d’usage. A la terreur, succéda un bel élan de patriotisme. On trouva de l’argent et des soldats. Avec son ardeur habituelle, Richelieu organisa tout, et, de cette multitude de volontaires, il fit une armée prête pour conquérir la victoire.

C’est que la France avait été contrainte d’entrer ouvertement en guerre contre la maison d’Autriche. Tout d’abord, Gustave-Adolphe, roi de Suède, par les victoires de Leipzig et de Lutzen avait abaissé l’Empire. Mais, après sa mort, les Suédois avaient été battus à Nordlingen, le 6 septembre 1634.

Sous peine de voir la maison d’Autriche redevenir plus puissante que jamais, Richelieu devait lancer dans la lutte l’épée de la France. Il le fit, marcha sur le Rhin, servant ainsi à la fois les intérêts nationaux et ceux de la liberté européenne.

En effet, le cardinal-duc a défini ainsi sa politique extérieure : Le but de mon ministère a été celui-ci : rétablir les limites naturelles de la Gaule, identifier la Gaule avec la France, et partout où fut l’ancienne Gaule, constituer la nouvelle.

Après Corbie, le succès revint à nos armes. Bernard de Saxe-Weimar et Guébriant firent pour la France la conquête de l’Alsace ; d’Harcourt soutint une guerre heureuse en Italie ; Arras et Perpignan furent prises. Soulevés contre l’Espagne, la Catalogne et le Portugal furent soutenus.

Tout l’effort de la campagne d’Alsace porta sur le siège de Brisach, place forte qui, située sur la rive droite du Rhin, donnait entrée en pleine Souabe. Ce fut un des plus grands sièges du temps. Durant sept ou huit mois, Brisach fut le point de mire des deux partis, français ou autrichien, également acharnés à l’attaque et à la défense. Bernard de Saxe-Weimar avec ses Allemands, Guébriant avec ses Liégeois, Turenne avec ses Français, firent des prodiges de valeur. Brisach souffrit les dernières extrémités avant que d’ouvrir ses portes, le 18 décembre 1638.

Cette heureuse nouvelle trouva Richelieu non seulement malade, mais encore plongé dans une grande tristesse. Son confident, et son seul ami, le père Joseph était à l’agonie.

Si l’on en croit une anecdote rapportée par Schiller, peut-être plus dramatique que vraie, le cardinal, au reçu de la dépêche du duc de Weimar, trouve la force de s’élancer hors de son lit et de courir au chevet du capucin. Il interrompt les prières, le recueillement de l’assistance, le râle du moribond et, secouant un bras déjà inerte :

— Mon père, mon père, s’écrie-t-il avec transport, Brisach est à nous !

Cette voix et surtout la nouvelle qu’elle annonce raniment le mourant. Un dernier éclair brille dans ses yeux et il s’éteint, heureux, en pressant doucement la main de Richelieu.