ESSAI SUR TALLEYRAND

 

QUATRIÈME PARTIE. — LE CONSULAT ET L'EMPIRE.

 

 

Talleyrand favorise l'extension de la puissance du Premier consul, puissance qui a pris pour point de départ un principe de tolérance et d'oubli du passé. — Napoléon tente de faire la paix avec l'Angleterre ; il échoue. — Bataille de Marengo. — Traité de Lunéville et paix d'Amiens. — De la société à Paris pendant la paix. — Rupture. — M. de Talleyrand appuie le consulat à vie, la création de la Légion d'honneur et du Concordat. — Il obtient du pape la permission de porter l'habit séculier et d'administrer les affaires civiles. — Il se marie. — Exécution du duc d'Enghien. — Nouvelle coalition. — Bataille d'Austerlitz. — Traité de Presbourg. — Fox entre au pouvoir et essaye inutilement d'une paix. — La Prusse se déclare contre la France et est vaincue à Iéna. — Paix de Tilsitt. — M. de Talleyrand renonce au ministère des affaires étrangères. — Différends sur la politique en Espagne. — Talleyrand et Fouché alors à la tête d'une opposition modérée. — Campagne de Russie ; idée d'employer M. de Talleyrand. — Les défaites de Napoléon commencent. — Après la bataille de Leipzig, il offre à M. de Talleyrand le ministère des affaires étrangères, mais à des conditions inacceptables. — Pendant la série continue de désastres qui s'ouvre alors, M. de Talleyrand ne cesse de conseiller la paix. — Il essaye de persuader à Marie-Louise de ne pas quitter Paris. — Il hésite entre une régence avec elle, et les Bourbons. — Toutefois, lorsque son départ suspend l'autorité constituée, et que l'empereur de Russie prend pour lieu de résidence l'hôtel Talleyrand, et demande à M. de Talleyrand quel gouvernement il faudrait établir, il répond : Celui des Bourbons. — Efforts pour obtenir une constitution avec la Restauration. — Napoléon arrive à Fontainebleau. — Il négocie, mais finit par abandonner le trône de France, et accepte pour lieu de retraite l'île d'Elbe, conservant cependant son titre d'empereur.

 

I

 

L'un des mots les plus frappants de M. de Talleyrand, mot que j'ai déjà cité était celui-ci : la Révolution a désossé la France ! En effet, dans ce pays, il y avait cessé d'y avoir de grands principes, acceptés de tous, qui servissent comme de ciment et de lien, et qui, héréditairement et presque instinctivement appliqués, missent de la suite dans les affaires et maintinssent les choses en ordre. M. de Talleyrand dit alors : Ce que les principes ne peuvent faire, il faut qu'un homme le fasse. Lorsque la société ne peut créer un gouvernement, il faut qu'un gouvernement crée la société. Ce fut avec cette idée qu'il consentit à concentrer dans les mains de Napoléon toute la puissance que demandait le génie extraordinaire de cet homme extraordinaire. Mais, en retour, il lui fallait deux choses : l'une, qu'il pût lui-même tirer profit du pouvoir qu'il avait contribué à établir ; l'autre, que ce pouvoir, en somme, s'exerçât pour le plus grand bien du peuple, français. Comptant, pour le moment, que ces conditions seraient remplies, il se mit au service d'une dictature qui devait tranquillement et graduellement absorber les institutions antérieures et rallier des hommes de toutes les opinions.

Sieyès, dont l'intelligence était moins clairvoyante quoique plus profonde, s'imaginait qu'après avoir, lui, philosophe politique, fait passer l'État aux mains d'un homme du monde audacieux et sans scrupules, il pourrait gouverner cet homme. Mais M. de Talleyrand avait un certain dédain pour Sieyès qu'il n'estimait certainement pas à sa valeur, et qu'il regardait comme un tailleur faisant des habits qui ne vont jamais — un habile inventeur de théories, mais n'ayant pas la moindre idée de Ce qu'il faut pour les appliquer ; et lorsque quelqu'un, à propos de la nouvelle constitution, que Sieyès avait entrepris de fabriquer, dit : Après tout, ce Sieyès a un esprit bien profond, il répondit : Profond ! Hem ! Vous voulez dire peut-être creux.

La conduite de Bonaparte donna raison à ce trait d'esprit ; car lorsque le premier projet de la constitution à laquelle l'on vient de faire allusion, lui fut présenté, il le tourna en ridicule, se servant de cette phrase bien connue : Ce serait un homme peu honorable ou peu intelligent que celui qui consentirait à être un cochon à l'engrais, avec tant de millions par an.

En effet, le héros du 18 Brumaire n'était pas homme à accepter les dehors sans la réalité du pouvoir ; et ayant pris du plan proposé à son acceptation ce qui était en rapport avec ses vues, et laissé de côté tout le reste, il s'arrogea autant d'autorité qu'il pensait qu'on lui en laisserait prendre ; car quoique la France fût fatiguée de déchirements et de changements perpétuels, elle n'était pas alors prête à y mettre un terme en se soumettant à une nouvelle monarchie. Il est vrai de dire qu'une des causes qui facilitèrent les premiers pas de Napoléon vers le grand objet de son ambition, fut que personne ne croyait alors qu'il pût jamais l'atteindre.

M. de Talleyrand lui-même, selon toute probabilité, ne croyait pas créer un empire militaire, lorsqu'il visait à concentrer l'autorité dans les mains du chef de la république ; mais il pensait qu'il était de toute nécessité d'affermir un État qui, depuis si longtemps, avait perdu son équilibre ; et un contemporain[1] raconte que, peu de temps après la formation du nouveau gouvernement, alors que le rôle que devait jouer le Premier consul n'avait pas encore été arrêté, dans une entrevue particulière que M. de Talleyrand eut avec le Premier consul, il tint le langage suivant : — Citoyen Consul, vous m'avez confié le ministère des relations extérieures, et je justifierai votre confiance ; mais je dois vous déclarer dès à présent que je ne veux travailler qu'avec vous. Il n'y a point là de vaine fierté de ma part ; je vous parle seulement dans l'intérêt de la France. Pour qu'elle soit bien gouvernée, pour qu'il y ait unité d'action, il faut que vous soyez le Premier consul, et que le Premier consul ait dans sa main tout ce qui tient directement à la politique, c'est-à-dire les ministères de l'intérieur et de la police, pour les affaires du dedans, et mon ministère pour celles du dehors ; ensuite les deux grands moyens d'exécution, la guerre et la marine. Il serait donc de toute convenance que les ministres de ces cinq départements travaillassent avec vous seul. L'administration de la justice et le bon ordre dans les finances tiennent sans doute à la politique par une foule de liens ; mais ces liens sont moins sacrés. Si vous me permettez de le dire, Général, j'ajouterai qu'il conviendrait de donner au deuxième consul, très-habile jurisconsulte, la haute main sur la justice, et au troisième consul, également bien versé dans la connaissance des lois financières, la haute main sur les finances[2]. Cela les occupera, les amusera ; et vous, Général, ayant à votre disposition les parties vitales du gouvernement, vous arriverez au noble but que vous vous proposezla régénération de la France[3].

 

II

 

Le ministre des affaires étrangères, en conseillant ainsi à celui qui l'écoutait et qui n'était que trop disposé à suivre ses conseils de s'emparer de toutes les affaires importantes, n'était, il faut l'avouer, que l'écho du sentiment général ; car les différents partis alors en présence ne voyaient le nouveau dictateur qu'à travers le prisme de leurs propres illusions. Les royalistes s'imaginaient que le général Bonaparte deviendrait un général Monk ; les républicains modérés le prenaient pour un nouveau général Washington ! M. de Talleyrand savait que Bonaparte n'était ni un Monk ni un Washington, et qu'il n'offrirait pas à la dynastie exilée le pouvoir qu'il avait acquis, pas plus qu'il ne le déposerait aux pieds du peuple français. Il savait, au contraire, qu'il le garderait aussi longtemps qu'il le pourrait, et il ne demandait pas mieux qu'il le gardât avec un système qui aurait à sa tête les hommes de la révolution sans exclure les hommes de l'ancien régime qui seraient disposés à accepter les principes fondés par la révolution. C'était précisément alors la manière de voir de Napoléon lui-même ; et la nomination du régicide Fouché au ministère de la police, et la permission de rentrer en France accordée aux émigrés royalistes et aux prêtres proscrits, donna la mesure exacte de la politique qui allait désormais être suivie.

Mais personne mieux que le Premier consul ne savait qu'ayant conquis le pouvoir par la guerre il devait montrer qu'il désirait le consolider par la paix. En conséquence, il adressa à Georges III[4] cette lettre fameuse dont il attendait un résultat tout différent, ainsi que son ministre des affaires étrangères. Mais ce fut toujours quelque chose aux yeux de la nation que d'avoir montré combien il désirait pour sa part un intervalle de repos, et de s'être placé sur le même niveau que les rois lorsqu'il leur parlait en sa qualité de chef populaire du peuple français. Le refus de l'Angleterre de traiter fut le signal d'une nouvelle coalition, et la reprise d'une guerre générale, guerre au commencement de laquelle Bonaparte, par un trait de génie, délit les Autrichiens en Italie alors qu'ils se croyaient sur le point d'entrer en France sans opposition. Mais quoique les espérances du cabinet de Vienne fussent abattues par la bataille de Marengo, il ne s'abandonna pas encore au désespoir, même lorsque l'empereur Paul, flatté des attentions du Premier consul, qui lui avait renvoyé ses prisonniers habillés de neuf, se fut retiré de la coalition. La politique de la France, dans ces circonstances, fut de créer la division entre les alliés- restés fidèles à la coalition — l'Autriche et l'Angleterre —, en entamant des négociations tour à tour avec chacune de ces puissances. Cette manœuvre fut tentée par M. de Talleyrand auprès du cabinet de Vienne par l'entremise du comte St-Julien qui, envoyé pour arrêter quelques points particuliers relatifs à la convention qui avait eu lieu après la guerre d'Italie, signa un traité que son gouvernement désavoua ; et auprès du cabinet de Saint-James, par l'intermédiaire d'un agent employé à l'échange des prisonniers, mais dont les efforts comme négociateur échouèrent. Toutefois Moreau, en Allemagne, fut enfin assez heureux pour obtenir le traité de Lunéville, et bientôt après M. Otto conclut à Londres les préliminaires d'un traité analogue qui fut reçu avec une joie égale par la nation française et la nation anglaise.

On rendit généralement justice à l'habileté avec laquelle ces affaires furent conduites ; niais M. de Talleyrand n'en eut pas moins à subir la mortification de voir Joseph Bonaparte nommé négociateur à sa place avec lord Cornwallis. Toutefois, il accepta de bonne grâce cet arrangement, car il possédait cet avantage sur  la plupart des hommes, que sa vanité pliait aisément devant son intérêt ou son ambition ; et comprenant combien il serait impolitique d'entrer en rivalité avec le frère aîné du Premier consul, il vit d'autre part que, puisqu'il avait déjà obtenu la signature des préliminaires d'un traité, il aurait auprès du public tout le mérite de ce traité s'il se faisait, tandis que Joseph Bonaparte en aurait tout le blâme, s'il survenait quelque faute ou quelque échec dans les négociations ultérieures.

Pendant ce temps, les mers s'ouvraient tout de suite à la France, et le gouvernement anglais, avant fait cette concession immédiate, s'était presque engagé à céder dans toutes les discussions suivantes ; car avoir cédé, pour obtenir la paix, ce que la France désirait le plus, puis ne pas l'obtenir à la fin, aurait été ridicule. Ainsi, un traité définitif fut peu de temps après signé à Amiens, et Paris rouvrit ses portes à la curiosité excitée et inquiète des voyageurs anglais.

 

III

 

Pendant cette période la maison de M. de Talleyrand devint nécessairement l'un des rendez-vous principaux des visiteurs étrangers. Il demeurait à l'hôtel Galliffet, alors résidence officielle du ministre des affaires étrangères ; c'était un grand hôtel de la rue Saint-Dominique Saint-Germain qui avait été bâti par un riche colon de Saint-Domingue. Pour tout programme, le propriétaire avait ordonné à son architecte de lui construire un hôtel avec quatre-vingt-dix-neuf colonnes ; on peut voir encore debout ce monument de l'habileté du constructeur et de l'originalité du propriétaire.

Les principaux habitués du ministère étaient M. de Montrond, le duc de Laval, M. de Saint-Foix, le général Duroc, le colonel Beauharnais — plus tard le prince Eugène —, Fox, Erskine, etc. ; etc.

Quelques personnes se rappellent encore la nonchalance gracieuse avec laquelle, à demi couché sur son sofa à côté du feu, le ministre des affaires étrangères accueillait ceux qu'il désirait mettre à l'aise chez lui, la civilité excessive et formaliste qui distinguait l'accueil qu'il faisait à ses collègues et aux sénateurs avec lesquels il n'était pas lié, et la familiarité insouciante et charmante avec laquelle il traitait les officiers favoris du Premier consul, ainsi que les dames et les diplomates pour lesquels il avait une préférence. L'inimitié qui, pendant les dernières années, avait été si violente entre le peuple anglais et le peuple français, commençait à disparaitre de leurs rapports ; mais malheureusement pour eux et pour le monde, la paix, ou plutôt l'armistice qu'ils avaient conclu ne pouvait être maintenu qu'en acceptant une infériorité blessante en face du despote français, qui, on n'en pouvait douter, s'imaginait qu'en cessant la lutte que nous avions si longtemps soutenue sans déshonneur, nous n'avions voulu que lui fournir le moyen de délivrer Saint-Domingue, d'établir sa domination sur l'Italie, et d'envahir la Suisse, circonstances qui autorisaient l'Angleterre à garder Malte, quand même elle se serait engagée d'une manière sotte et inconsidérée à y renoncer.

Il est à peine nécessaire de faire remarquer que la conduite de Napoléon pendant tout le cours de cette affaire eut quelque chose d'impérieux et de hautain, mais que celle de son ministre des affaires étrangères fut tout opposée ; je devrais ajouter que ce ministre eut le crédit, juste comme lord Whitworth partait, d'obtenir la permission du Premier consul de proposer un arrangement qui nous aurait laissé Malte moyennant une compensation qui, vu l'ensemble des circonstances, aurait peut-être pu être acceptée. Mais ce compromis étant rejeté avec hauteur, la guerre recommença brusquement.

Cependant le répit qu'on s'était ainsi ménagé, avait servi les desseins de Napoléon, et lui avait permis, grâce à la popularité qu'il lui avait procurée, de jeter les premières assises de l'empire, — savoir : la Légion d'honneur d'où sortit la noblesse de l'empire ; le consulat à vie, qui était un acheminement vers le rang héréditaire qu'il s'arrogea bientôt ; et le concordat, qui fut le prélude de son couronnement par le pape.

Il n'est pas à présumer que cette déviation marquée des principes qui avaient si longtemps été dominants, ait pu avoir lieu sans soulever des protestations. Naturellement tous les ardents républicains combattirent ces innovations, désignant le tyran qui les proposait comme un second César qui semblait provoquer la patriotique intervention d'un second Brutus. Mais un parti plus sérieux les attaqua aussi dans le corps législatif, et ce ne fut pas sans un acte illégal d'autorité que ce parti fut vaincu.

Par le fait, les mesures en question n'étaient pas populaires, et le concordat, à un certain moment, menaça presque d'amener une insurrection dans l'armée.

Néanmoins, M. de Talleyrand soutint chaudement ces mesures, et, avec le secours de Cambacérès, parvint à calmer et à concilier beaucoup de leurs adversaires.

Nous avons, répétait-il constamment, à consolider un gouvernement et à réorganiser une société. Les gouvernements ne se consolident qu'au moyen d'une politique continue, et il n'est pas seulement nécessaire que cette politique soit continue,il faut encore que le peuple ait la conviction que cela sera ainsi.

J'envisage le consulat à vie comme l'unique moyen d'inspirer cette conviction.

Il disait aussi, par rapport à la Légion d'honneur et au concordat : Si l'on veut réorganiser une société humaine quelconque, il faut lui donner les éléments que l'on trouve dans toutes les sociétés humaines.

Où avez-vous jamais vu une société florissante sans les honneurs ou la religion ? Notre siècle a enfanté beaucoup de choses nouvelles, mais il n'a pas créé une nouvelle espèce humaine ; et si vous voulez faire une législation pratique à l'usage des hommes, il faut traiter les hommes suivant ce qu'ils ont toujours été et sont toujours. Il avait une raison particulière pour plaider en faveur du concordat ; personne n'y gagna autant que lui : car il entra alors légitimement dans la vie civile avec le consentement et l'autorisation de son maître spirituel, et en vertu d'un bref que je cite ici :

A NOTRE TRÈS-CHER FILS, CHARLES-MAURICE DE TALLEYRAND.

Nous avons été touché de joie quand nous avons appris l'ardent désir que vous avez de vous réconcilier avec nous et avec l'Église catholique. Dilatant donc à votre égard les entrailles de notre charité paternelle, nous vous dégageons par la plénitude de notre puissance du lien de toutes les excommunications. Nous vous imposons, par suite de votre réconciliation avec nous et avec l'Église, des distributions d'aumônes, pour le soulagement surtout des pauvres de l'Église d'Autun que vous avez gouvernée. Nous vous accordons le pouvoir de porter l'habit séculier, et de gérer toutes les affaires civiles, soit qu'il vous plaise de demeurer dans la charge que vous exercez maintenant, soit que vous passiez à d'autres auxquelles votre gouvernement pourrait vous appeler.

 

Ce bref fut regardé par M. de Talleyrand comme une permission de devenir laïque, et même de se marier. La dame qu'il épousa, née dans les Indes orientales, et séparée par un divorce d'un certain M. Grand, était remarquable par sa beauté autant que par son peu d'esprit. Tout le monde a entendu l'anecdote à propos de Sir George Robinson auquel elle demandait des nouvelles de son domestique Friday. Mais M. de Talleyrand défendait son choix en disant : Une femme d'esprit compromet souvent son mari, une femme stupide ne compromet qu'elle-même.

 

IV

 

Ce fut peu de temps après le renouvellement des hostilités qu'eut lieu l'événement qui a donné naissance à tant de discussions au sujet de Napoléon, et aux attaques les plus amères contre M. de Talleyrand. Je veux parler de l'exécution du duc d'Enghien. Beaucoup des détails qui accompagnèrent cet événement sont encore obscurs, mais en voici une simple esquisse.

Les républicains purs — on les appelait ainsi alors — avaient été poussés au désespoir ; d'un autre côté, la latitude accordée pour un temps aux royalistes, avait donné du courage à ce parti. Le renouvellement d'une guerre européenne augmenta ce courage. La puissance et le prestige du merveilleux personnage qui était à la tète du gouvernement consulaire avait poussé ces deux partis à croire que rien ne leur serait possible tant qu'il vivrait.

En conséquence, on avait essayé plusieurs fois d'attenter à sa vie. La croyance populaire, celle de Bonaparte lui-même ; était que ces tentatives provenaient seulement des émigrés, soutenus par l'argent de l'Angleterre, opinion que la sotte correspondance du ministre anglais à Munich, M. Drake, avec un prétendu émigré, Mahée, qui par le fait était agent du gouvernement français, aurait malheureusement pu encourager. On savait que Georges Cadoudal, le chef entreprenant des Chouans, qui avait déjà été impliqué dans des intrigues de cette espèce, était à Paris engagé dans quelque nouvelle entreprise à laquelle étaient mêlés Pichegru certainement, et Moreau, selon toute apparence. Mais dans les rapports de la police il était aussi affirmé que les conspirateurs attendaient l'arrivée à Paris d'un prince de la maison de Bourbon.

Le dut d'Enghien, qui demeurait alors à Ettenheim, dans le duché de Bade, semblait être celui des princes de Bourbon auquel il était fait allusion, et des espions furent chargés d'aller surveiller ses mouvements.

Les rapports des agents de cette sorte sont rarement exacts dans les détails réellement importants. Mais ils furent particulièrement malheureux dans ce cas ; car, grâce à la prononciation allemande, ils prirent un marquis de Thumery, alors en visite chez le prince de Bourbon, pour Dumouriez, et la présence de ce général sur la frontière rhénane et auprès d'un Condé, confirma fortement tous les autres soupçons.

Un conseil fut convoqué, composé des trois consuls — Bonaparte, Cambacérès, Lebrun — du ministre de la justice et de la police — Régnier — et de Talleyrand, ministre des affaires étrangères[5].

Dans ce conseil (10 mars 1804) on discuta s'il ne serait pas prudent de saisir le duc d'Enghien, quoiqu'il fût hors de France, et de l'amener à Paris ; et le résultat fut l'envoi immédiat d'une petite armée, commandée par le colonel Caulaincourt, qui saisit le prince sur le territoire badois (15 mars) ; M. de Talleyrand se chargea, dans une lettre au grand-duc, d'expliquer et de justifier cet outrage. Ayant été retenue deux jours à Strasbourg, la royale victime fut dirigée (le 18), de cette cité sur la capitale, dans une voiture de poste, arriva le 20 à onze heures du matin aux portes de Paris et y fut retenue jusqu'à quatre heures de l'après-midi ; le prince fut ensuite conduit par les boulevards jusqu'à Vincennes, où il arriva à neuf heures du soir ; et il fut fusillé à six heures le lendemain matin. Il avait été condamné par une commission militaire — composée d'un général de brigade (général Hullin), de six colonels et de deux capitaines, — sur un arrêté de Murat, gouverneur de Paris (20 mars), décret qui, dicté par Napoléon, ordonnait que l'infortuné captif fût jugé sur l'accusation d'avoir porté les armes contre la république : d'avoir été et d'être encore payé par l'Angleterre, et d'avoir été mêlé à des intrigues, conduites par l'Angleterre en France et hors de France, contre le gouvernement français. L'ordre final était, que, s'il était reconnu coupable, il fût de suite exécuté.

L'ensemble de cette procédure est atroce. Un prince de la famille détrônée est arrêté dans un État neutre, sans la moindre apparence de légalité[6] ; il est amené à Paris et il est jugé, et sa vie est menacée à propos d'actes qu'aucun ennemi généreux, ayant égard à sa naissance et à sa position, n'aurait considérés comme des crimes ; il est reconnu coupable sans qu'aucun témoin ait été entendu, sans qu'on ait fourni aucune preuve des accusations portées contre lui, et sans qu'il ait été permis à personne de le défendre[7].

Ce jugement est rendu à minuit, dans un donjon ; et le prisonnier est fusillé avant le point du jour, dans un fossé !

Il est assez naturel que toutes les personnes qui se trouvèrent mêlées à un tel acte, se soient efforcées de se laver de l'ignominie dont il les couvrait. Le général Hullin a accusé Savary — plus tard duc de Rovigo —, qui, connue commandant de gendarmerie, était présent à l'exécution, d'avoir précipité le jugement, et empêché un appel à Napoléon, appel sollicité par le prince condamné. Le duc de Rovigo, d'une manière très-plausible, nie ces particularités ainsi que toute participation dans l'affaire, excepté sa présence, et le strict accomplissement des ordres qu'il avait reçus, et accuse M. de Talleyrand, — contre lequel il est de toute justice de faire observer qu'il avait pour d'autres raisons une rancune particulière, — d'avoir poussé à l'arrestation du prince par un rapport lu au Conseil le 10 mars ; d'avoir intercepté une lettre écrite de Strasbourg au Premier consul par l'illustre captif, et d'avoir hâté et provoqué l'exécution, ce dont il n'offre d'autre preuve que ce fait : il avait rencontré Talleyrand à cinq heures, sortant de chez Murat, qui était alors, ainsi que je l'ai dit, gouverneur de Paris, et qui venait de donner des ordres pour la formation de la commission militaire. Il faut faire observer aussi que, quant à ce qui se passa dans le conseil, M. de Rovigo ne fait que citer une conversation qu'il eut quelques années après avec Cambacérès, qui lui-même désirait vivement prouver qu'il s'était opposé à la violation du territoire allemand.

Quant à la lettre qu'on a supposée avoir été écrite par le duc d'Enghien, les personnes de la suite du duc déclarèrent qu'il n'écrivit pas de lettre de Strasbourg ; et dans le journal du prince où il est fait mention d'une lettre à la princesse de Rohan, il n'est nullement question d'une lettre au Premier consul. Quant à une autre lettre écrite, ainsi que semble le supposer le duc de Rovigo, par M. Massiois, ministre de France à Bade, il n'y en a aucune trace dans les archives françaises ; et le simple fait de la visite de M. de Talleyrand chez Murat ne prouve rien — si tant est même que cette visite ait eu lieu —. Cette visite prouverait plutôt le contraire, puisque Murat lui-même blâmait l'exécution et fit tout ce qu'il put pour l'empêcher[8]. Il est probable que si M. de Talleyrand chercha à rencontrer Murat, c'était avec l'intention de voir ce qui pourrait être fait pour sauver le prince, et non dans le désir de le sacrifier. D'un autre côté, Bourrienne, qui était à même de savoir la vérité, affirme que M. de Talleyrand, bien loin d'encourager ce meurtre, avertit le duc d'Enghien, par l'entremise de la princesse de Rohan, du danger qui le menaçait.

Le duc de Dalberg, ministre de Baden à Paris, en 1804, parle aussi de M. de Talleyrand comme opposé à tout ce qui fut fait dans cette affaire[9].

Louis XVIII, à qui M. de Talleyrand écrivit lorsque parut le compte rendu de M. de Rovigo, donna l'ordre à ce personnage de ne plus paraitre à la cour. Fouché déclara que cet acte était tout entier du fait du Premier consul ; et enfin, Napoléon lui-même soutint toujours que cet acte lui était personnel, et même il le justifiait.

Pour ma part, après avoir pesé tous les indices et tous les témoignages qui se sont trouvés à ma portée — aucun de ces indices n'étant décisif, je dois l'avouer —, mon avis est que le Premier consul s'était décidé soit à mettre le prince à mort, soit à l'humilier par un pardon accordé à sa requête ; et il ne me semble pas improbable qu'il soit resté hésitant entre ces deux partis, quoique disposé plutôt à punir qu'à épargner, jusqu'à ce que tout fût fini.

A l'appui de cette supposition, viennent la déclaration de son frère Joseph, qui dit qu'un pardon avait été promis à Joséphine, et celle de madame de Rémusat, qui jouait aux échecs ce soir-là avec Napoléon, et qui affirme qu'il se récitait à lui-même pendant toute la soirée des vers des grands poètes français à la louange de la clémence. Et enfin, il y a un ordre donné à M. Réal, ministre de la police, qui était chargé de voir le duc d'Enghien et de rendre compte à Bonaparte du résultat de l'entrevue, ce qui implique évidemment que l'exécution n'était pas décidée avant que le rapport du ministre eût atteint le terrible personnage qui, ayant à sa disposition la vie et la mort, devait alors enfin prendre une détermination dernière.

Mais l'occasion d'en venir à une décision après la réception du rapport du ministre de la police, ne se présenta jamais. Par un de ces accidents imprévus qui quelquefois font échouer les meilleures intentions, M. Réal, chez qui les instructions écrites dont je viens de parler furent portées par Savary lui-même, s'était couché en disant formellement qu'il ne voulait pas être dérangé, et il ne se réveilla que lorsque le prince n'était plus : de telle sorte que l'occasion de la clémence ne fut pas offerte à Napoléon, occasion que sans doute il comptait saisir. En tous cas, quelles qu'aient été les intentions de cet homme extraordinaire, dont la politique était généralement dirigée par des calculs dans lesquels la vie humaine était considérée comme de peu d'importance, je crois, quant à ce qui concerne le personnage dont je m'occupe principalement : premièrement, que M. de Talleyrand lut au conseil, le 10 mars, un mémoire contenant les renseignements qui étaient parvenus à son département, et qu'il était naturellement obligé de rapporter ; secondement, que lorsque M. de Cambacérès parla contre l'arrestation première, M. de Talleyrand garda le silence, soit par le désir de ne pas se compromettre, soit, ainsi que me l'ont assuré des personnes connaissant bien Napoléon, parce qu'il savait que c'était là le meilleur moyen d'assurer le succès des arguments de M. de Cambacérès ; troisièmement, que lorsque M. de Talleyrand écrivit au grand-duc de Bade pour excuser la violation projetée de son territoire, il s'efforça de faire parvenir au duc d'Enghien des avertissements devant l'empêcher d'être fait prisonnier ; enfin, que lorsque le duc fut conduit à Vincennes, il ne donna aucun avis à Bonaparte, pensant que ce serait inutile, mais approuva les efforts faits par Joséphine et Joseph, qui étaient les meilleurs médiateurs que le prince pût avoir, et que, ayant aussi connaissance des instructions envoyées à M. Réal, il ne crut pas l'exécution probable.

Quant à avoir pris une part active dans cette tragédie, une telle conduite serait en opposition directe avec l'ensemble de son caractère, et aucun témoignage digne de foi n'est là pour nous l'attester. Toutefois, s'être prêté, même en apparence, à une action aussi noire, et être resté au service de Napoléon après son accomplissement, indique un sentiment beaucoup plus prononcé des avantages attachés aux charges publiques, que du blâme qui s'attache à l'injustice.

On dit qu'il ne nia pas ceci, et on raconte qu'il répondit à un ami qui lui conseillait de donner sa démission : Si, comme vous le dites, Bonaparte s'est rendu coupable d'un crime, ce n'est pas une raison pour que je me rende coupable d'une sottise.

L'exécution du duc d'Enghien eut lieu le 20 mars. Le 7 avril, Pichegru, qui avait été arrêté, fut trouvé étranglé dans sa chambre ; quelques-uns pensèrent que c'était par la police qu'il avait été étranglé, mais le gouvernement déclara qu'il avait lui-même mis fin à ses jours ; Georges Cadoudal, qui avait aussi été arrêté, monta sur l'échafaud ; et Moreau, après avoir été traduit devant un tribunal qui le condamna à deux ans d'emprisonnement, vit commuer en exil cette absurde sentence. Bonaparte ayant ainsi répandu la terreur parmi les partisans de l'ancienne dynastie, et s'étant débarrassé de ses rivaux militaires les plus puissants, plaça sur sa tète, avec la servile approbation des chambres et le consentement apparent de la nation, une couronne qui fut solennellement consacrée par Pie VII (2 décembre 1804).

 

V

 

Le moment où Bonaparte s'arrogea ainsi le titre d'empereur, marqua une des phases de la lutte qui se livrait depuis quelque temps entre les deux hommes d'État qui contribuèrent le plus, d'abord à élever la puissance de Napoléon, et enfin à la renverser. Talleyrand et Fouché sont ces deux hommes d'État ; et on peut les considérer comme les deux représentants des classes dont l'adhésion marqua la force de Bonaparte, et dont l'abandon amena son déclin. L'un, plébéien et conventionnel de la Montagne, démocrate et régicide par circonstance, par position et par entraînement ; l'autre, noble, haut placé, membre éclairé de l'Assemblée constituante, libéral, tel que la mode, les théories et les abus du vieux régime l'avaient fait. A dater du 18 brumaire, ils s'attachèrent tous les deux à la fortune du Premier consul. Calmes, sans préjugés, sans haines, sans préférences, chacun d'eux pendant avait les sentiments de sa caste ; et, en modérant la passion et dirigeant les vues de Napoléon, l'un n'oublia jamais qu'il était né dans l'aristocratie ; l'autre, qu'il était l'enfant, le rejeton du peuple.

Fouché, donc, était pour qu'on employât les formes républicaines, et qu'on confiât l'autorité exclusivement à des hommes nouveaux. Talleyrand voulait que l'on reprit les manières de faire, les habitudes de la monarchie, tournait en ridicule, pour nous servir de son expression, les parvenus qui n'avaient jamais marché sur un parquet[10], et s'efforçait d'introduire dans les charges de l'État les aspirants dont les principes étaient libéraux, mais dont les noms étaient anciens et historiques.

L'empire qui était la conséquence naturelle de la tendance que Talleyrand avait favorisée et à laquelle Fouché s'était opposé, unit néanmoins ces deux politiques dont il avait besoin ; car, tandis qu'il sanctionnait les avantages et les titres de l'ancienne noblesse, il établissait sur une base ferme et égale une nouvelle noblesse, et les ramenait toutes deux à un point central, sous la domination d'un homme de génie.

Fouché, une fois l'empire décidé, renonça désormais à toute tentative ayant pour but de limiter la volonté de Napoléon, et chercha seulement à reconquérir sa faveur.

Talleyrand, comprenant que toutes les espérances des hommes éclairés de sa jeunesse pour chercher à obtenir une monarchie constitutionnelle étaient alors chimériques, les abandonna pour un nouvel ordre de choses, qui, tout en comprimant l'énergie et l'intelligence des individus, donnait une expression concentrée à l'énergie et à l'intelligence de la nation française, et la préparait à accepter sans enthousiasme, mais sans mécontentement, une glorieuse tyrannie. La nation française n'avait d'ailleurs pas tout à fait tort.

Un grand déluge avait récemment englouti tout ce que les siècles précédents avaient établi ; la société était encore sur une planche étroite et faible qui avait besoin d'être élargie, raffermie, mais avant tout fixée sur les eaux encore agitées et bouillonnantes. Tout vestige des anciennes mœurs, de ces habitudes de pensée sans lesquelles aucune réunion d'hommes ne peut subsister longtemps, avait disparu. Aucune notion reçue sur les sujets essentiels n'existait plus nulle part ; et une nation qui n'a pas ces notions ne peut avoir non plus cette sorte de moralité publique qui est, à la position et à l'honorabilité d'un État, ce que la moralité privée est à l'honorabilité et à la position d'un individu. La première chose essentielle pour une société est l'ordre, car sous le règne de l'ordre certaines notions généralement acceptées s'assoient et s'établissent. L'ordre uni à la liberté est le plus haut degré de l'ordre. Mais l'ordre sans la liberté est préférable au désordre et à la licence.

Le gouvernement intérieur de Napoléon, avec tous ses défauts, était la personnification de l'ordre, comme celui de la Convention avait été celle du désordre ; et quelle en fut la conséquence ? Un esprit de liberté se développa au milieu du despotisme du dernier, comme une soumission à la tyrannie avait été engendrée par la sauvage violence du premier. Cette phrase, que Bonaparte refaisait le lit des Bourbons, était une critique de sa politique, mais elle aurait pu être un éloge de celle de ses successeurs.

 

VI

 

En même temps, le changement de formes et de titres opéré à Paris avait été le signal d'un changement semblable par toute l'Europe. Les républiques devenaient des royaumes ; les membres de la famille de l'empereur, des souverains ; ses maréchaux et ses favoris, des princes et des grands dignitaires de l'empire. Ceux qui avaient partagé la fortune du conquérant se virent allouer une part dans ses conquêtes, et pour un moment la théorie du dix-neuvième siècle fit revivre les réalités du moyen-âge. Cependant, malgré ces signes d'ambition, n'eût été la rupture avec l'Angleterre et le cruel acte de Vincennes, la nouvelle dignité de Napoléon, qui donnait un éclat splendide à son nouveau pouvoir et un terme apparent à sa carrière aventureuse, aurait probablement décidé le continent, sinon à se prosterner tout à fait à ses pieds, du moins à reconnaître sa supériorité et à s'y soumettre. Mais le courage avec lequel l'Angleterre avait bravé ses menaces, et l'acte qui avait terni sa réputation, amenèrent une nouvelle coalition et décidèrent la Russie à signer un traité avec l'Angleterre le 11 avril, et avec l'Autriche, le 9 août 1805.

Une combinaison si formidable servit à détourner Bonaparte d'un projet d'invasion dont il menaçait alors les rivages de l'Angleterre. Mais son étoile, quoique un peu voilée, était encore brillante. La bataille d'Austerlitz vint sanctionner son titre d'empereur, comme la bataille de Marengo avait sanctionné celui de consul.

M. Mignet nous a donné un exemple curieux, tiré des archives françaises, des vues étendues du ministre des affaires étrangères à cette époque.

Immédiatement après la victoire d'Ulm, M. de Talleyrand écrivit à Napoléon à peu près en ces termes :

Il ne m'appartient point, disait M. de Talleyrand à l'empereur, de rechercher quel était le meilleur système de guerre : Votre Majesté le révèle en ce moment à ses ennemis et à l'Europe étonnée. Mais voulant lui offrir un tribut de mon zèle, j'ai médité sur la paix future, objet qui, étant dans l'ordre de nies fonctions, a de plus un attrait particulier pour moi, puisqu'il se lie plus étroitement au bonheur de Votre Majesté. Lui exposant alors ses vues, il ajoutait qu'il y avait en Europe quatre grandes puissances : la France, l'Autriche, l'Angleterre, la Russie, —la Prusse n'ayant été placée un instant sur la même ligne que par le génie de Frédéric II ; que la France était la seule puissance parfaite — ce sont ses expressions —, parce que seule elle réunissait dans une juste proportion les deux éléments de grandeur illégalement répartis entre les autres, les richesses et les hommes ; que l'Autriche et l'Angleterre étaient alors les ennemies naturelles de la France ; et la. Russie ennemie indirecte par la sollicitation des deux autres et par ses projets sur l'empire ottoman ; que l'Autriche, tant qu'elle ne serait pas en rivalité avec la Russie, et la Russie tant qu'elle resterait en contact avec la Porte, seraient facilement unies par l'Angleterre dans une alliance commune ; que du maintien d'un tel système de rapports entre les grands États de l'Europe naitraient des causes permanentes de guerre ; que les paix ne seraient que des trêves et que l'effusion du sang humain ne serait jamais que suspendue.

Il se demandait quel était le nouveau système de rapports qui, supprimant tout principe de mésintelligence entre la France et l'Autriche, séparerait les intérêts de l'Autriche de ceux de l'Angleterre, les mettrait en opposition avec ceux de la Russie, et par cette opposition garantirait l'empire ottoman et fonderait un nouvel équilibre européen. Telle était la position du problème ; voici quelle en était la solution. Il proposait d'éloigner l'Autriche de l'Italie en lui ôtant l'État vénitien, de la Suisse en lui ôtant le Tyrol, de l'Allemagne méridionale en lui ôtant ses possessions de la Souabe. De cette manière, elle cesserait d'être en contact avec les États fondés ou protégés par la France et ne resterait plus en hostilité naturelle avec elle.

Pour surcroit de précaution, l'État vénitien ne devait pas être incorporé au royaume d'Italie, mais être interposé, comme État républicain et indépendant, entre ce royaume et l'Autriche. Après avoir dépouillé celle-ci sur un point, il l'agrandissait sur un autre et lui donnait des compensations territoriales proportionnées à ses pertes, afin que n'éprouvant aucun regret, elle ne fit aucune tentative pour recouvrer ce qui lui aurait été enlevé. Où étaient placées ces compensations ? Dans la vallée même du Danube, qui est le grand fleuve autrichien. Elles consistaient dans la Valachie, la Moldavie, la Bessarabie et la partie la plus septentrionale de la Bulgarie.

Par là, disait-il en concluant[11], les Allemands seraient pour toujours exclus de l'Italie, et les guerres que leurs prétentions sur ce beau pays avaient entretenues pendant tant de siècles se trouveraient à jamais éteintes ; l'Autriche, possédant tout le cours du Danube et une partie des eûtes de la mer Noire, serait voisine de la Russie et dès lors sa rivale, serait éloignée de la France et dès lors son alliée ; l'empire ottoman achèterait par le sacrifice utile de provinces que les Russes avaient déjà envahies, sa sûreté et un long avenir ; l'Angleterre ne trouverait plus d'alliés sur le continent, ou n'en trouverait que d'inutiles ; les Russes, comprimés dans leurs déserts, porteraient leur inquiétude et leurs efforts vers le midi de l'Asie, et le cours des événements les mettrait en présence des Anglais, transformant en futurs adversaires ces confédérés d'aujourd'hui.

Ce plan, ajoute M. Mignet, exécutable à une époque où rien n'était impossible, aurait sans doute préparé un autre avenir à l'Europe, en donnant à l'Autriche un vaste territoire, du côté même où il importait le plus de la jeter et de l'agrandir ; en la rendant homogène, ce qu'elle n'était pas ; en l'intéressant à la civilisation du monde, au lieu de la laisser immobile dans un passé qu'elle s'usait à défendre. S'il avait été réalisé, il aurait fondé une paix durable, au moyen de combinaisons nouvelles et sur des intérêts satisfaits.

Napoléon, cependant, n'était pas disposé à adopter, d'après les conseils d'un autre, un plan aussi grand, et il n'est pas impossible que le secret instinct de son génie original, qui était pour la guerre, s'opposât à un système permanent de tranquillité. Il alla donc de l'avant dans la fausse politique qui plus tard fut sa ruine, ne s'assurant pas l'affection et ne détruisant pas entièrement le pouvoir des vaincus : et le cabinet de Vienne, chassé d'Italie, humilié par la confédération du Rhin et l'élévation des États secondaires en Allemagne, mais n'étant ni détruit, ni gagné, signa le traité de Presbourg. Ce traité, qui relâchait le lien jusque-là maintenu entre les empires de Russie et d'Autriche, et un changement qui eut alors lieu dans les conseils de la Grande-Bretagne, fournissaient au nouvel empire une autre occasion d'établir son existence d'une manière paisible et durable.

 

VII

 

M. Fox avait succédé à M. Pitt, et M. Fox était partisan de la paix et admirait le capitaine qui dirigeait les destinées de la France. C'était aussi un ami particulier de M. de Talleyrand. L'empereur Alexandre partageait à sa manière l'admiration de M. Fox. De plus, les espérances qu'il avait fondées sur une alliance avec l'Autriche, s'étaient alors évanouies, et personne à cette époque n'avait confiance en la politique rusée, avide et timide de la Prusse. Le cabinet russe et le cabinet anglais étaient donc tous les deux désireux de traiter. M. d'Oubril fut envoyé à Paris par le cabinet de Saint-Pétersbourg, et des négociations s'ouvrirent par l'entremise de lord Yarmouth, le feu marquis d'Hertford — alors détenu —, entre le cabinet de Saint-James et les Tuileries. Dans ces doubles négociations, M. de Talleyrand réussit à faire signer au diplomate russe un traité séparé, traité que le gouvernement russe désavoua toutefois ; et il acquit une telle influence sur lord Yarmouth, que le gouvernement anglais jugea nécessaire de le remplacer par lord Lauderdale, qui reçut les pouvoirs nécessaires pour traiter au nom des deux gouvernements alliés. la justice nous force à faire observer que M. de Talleyrand, bien que contrecarré dans ses démarches par un nombre infini d'intrigues, fit les plus grands efforts pour amener une conclusion pacifique ; car, il comprenait déjà, et il était alors seul à le comprendre, que sans la paix tout était encore un problème, et que, pour nous servir des paroles d'un contemporain, une succession de batailles était une série de chiffres, dont le premier pouvait être A, et le dernier zéro[12].

La position de Malte et de la Sicile, toutes deux alors entre les mains de l'Angleterre, la répugnance naturelle éprouvée par ce pays à y renoncer sans garanties sérieuses de la tranquillité européenne, et l'impossibilité d'obtenir ces garanties de l'orgueil et de l'ambition de quelqu'un qui aspirait à l'empire universel, étaient néanmoins des difficultés trop grandes pour que la diplomatie pût lutter contre elles ; et lorsque la Prusse, qui avait laissé échapper l'occasion exceptionnelle de combattre la France en ayant l'Autriche à ses côtés, se fut mise par des engagements secrets avec la Russie et des engagements publics avec la France, dans de tels embarras, dans une position si honteuse et si dangereuse, qu'elle se décida à tenter l'expérience désespérée d'échapper à ses intrigues par ses armes, une autre grande lutte européenne commença. Dans les nouvelles campagnes auxquelles conduisit cette nouvelle coalition, campagnes s'ouvrant par la victoire d'Iéna et se terminant par la paix de Tilsit, M. de Talleyrand accompagna l'empereur ; et quoiqu'on puisse à peine dire qu'il ait exercé une influence prédominante sur ces événements dont décidait un caractère plus violent et un génie plus militaire que le sien, son calme et son bon sens, qualités qui ne l'abandonnaient que rarement, si même elles l'abandonnaient jamais, exercèrent une influence modératrice sur l'impérieux guerrier, et tendirent en général à affermir, à consolider ses succès. La manière calme dont il savait ramener sur terre l'ambition de cet homme extraordinaire et en apaiser le délire, jugeant ses plans par leurs résultats pratiques qu'il entrevoyait d'avance, est assez évidente dans une réponse qu'il fit à Savary, qui, après la bataille de Friedland, dit : Si la paix n'est pas signée dans une quinzaine, Napoléon traversera le Niémen. — Et à quoi bon passer le Niémen ? répondit M. de Talleyrand[13].

On ne passa donc pas le Niémen cette fois, et cela fut dû en partie aux conseils de M. de Talleyrand ; à la fin, la France témoignant l'intention de sacrifier la Turquie, et la Russie abandonnant l'Angleterre, les deux combattants signèrent un traité dont la conclusion implicite était que la domination de l'Europe devait à l'avenir se partager entre les deux autocrates.

 

VIII

 

A cette époque, M.de Talleyrand, qui, dans les dernières guerres, avait été frappé de la témérité plutôt que des triomphes du Conquérant, pensa que la carrière militaire de Napoléon et sa carrière diplomatique à lui-même touchaient à leur terme.

En effet, la fortune avait conduit l'une et l'autre de ces carrières au point le plus élevé qu'elles pussent atteindre, considérant leur caractère particulier à chacune et les circonstances des temps.

Aux succès merveilleux de Napoléon semblait alors s'ajouter un prestige surnaturel, que le plus léger échec pouvait détruire, et auquel une nouvelle victoire pouvait à peine ajouter. Et de même la réputation de M. de Talleyrand était à son plus haut degré, et beaucoup étaient disposés à le considérer comme un maitre aussi consommé dans la science de la politique, que son souverain dans celle de la guerre. De plus, il avait acquis, dit-on, d'immenses richesses au moyen de dons arrachés aux puissances avec lesquelles il avait traité, et plus particulièrement aux petits princes d'Allemagne, qu'il pouvait ou sauver ou perdre, puisqu'il était chargé de la division générale de leur territoire ; et aussi par d'heureuses spéculations de Bourse[14] : moyen de s'enrichir qui honore très-peu son caractère, mais qu'on blâmait peu dans un pays qui enseigne la philosophie de l'indulgence, et où l'on avait récemment vu se disputer si grossièrement la richesse, que le proverbe latin

. . . . . . . . . . . . . . . . . rem, facias, rem,

Si possis recte, si non, quocumque modo rem,

était devenu aussi français qu'il avait jamais été latin.

En outre, sa santé était ébranlée, et il n'avait plus la force d'accompagner partout l'empereur, obligation qui était inséparable de sa charge ; tandis que l'élévation de Berthier au rang de vice-connétable établissait une supériorité extrêmement blessante pour son orgueil. Dans ces circonstances, il sollicita et obtint la permission de se retirer, et, déjà prince de Bénévent, il reçut le titre de vice-grand-électeur, titre qui l'élevait au rang d'un des grands dignitaires de l'empire ; position qu'il parait avoir ambitionnée — si petits sont, eux-mêmes, les plus grands d'entre nous.

Toutefois, ce changement dans sa position n'était nullement encore une disgrâce, comme on l'a quelquefois représenté. Il conserva encore une grande influence dans les conseils de l'empereur ; il était consulté sur toutes les matières ayant trait aux affaires étrangères et fut même adjoint à M. de Champagny, son successeur, pour conduire les négociations avec la cour d'Espagne, négociations qui, à cause de l'invasion du Portugal et des querelles qui avaient déjà éclaté dans la famille de Charles IV, commençaient à prendre un caractère particulier[15].

On a dit, d'une part, que M. de Talleyrand ne voulait pas qu'on eût rien à faire avec l'Espagne, et, de l'autre, que ce fut lui qui, le premier, conseilla à Bonaparte d'agir dans ce pays. Il est probable que, dans cette question, il alla jusqu'à conseiller un arrangement qui aurait donné à la France le territoire au nord de l'Ebre, et offert en compensation au roi d'Espagne le Portugal. Il n'est pas impossible non plus qu'il sût déjà en 1805 — car le bruit courut alors que Joseph Bonaparte apprenait la langue espagnole — que Napoléon avait le rêve vague de remplacer dans la péninsule les Bourbons par la dynastie des Bonaparte. Mais lorsque les armées françaises, sans notification, prirent possession de Burgos et de Barcelone ; lorsqu'une insurrection déposa Charles IV, et que l'empereur fut sur le point d'adopter la politique, non pas d'agrandir paisiblement la France et de fortifier l'Espagne contre la Grande-Bretagne, mais d'enlever les princes espagnols et d'obtenir la couronne d'Espagne par une sorte de tour de passe-passe, M. de Talleyrand s'y opposa avec amertume et décision, en disant : On s'empare des couronnes, mais on ne les escamote pas.

D'ailleurs, l'Espagne est une ferme qu'il vaut beaucoup mieux laisser cultiver pour soi par un autre, que de la cultiver soi-même.

Le comte Beugnot, dans ses Mémoires récemment publiés, parle en ces termes de ces événements :

Le prince de Bénévent était instruit dans les plus grands détails de ce qui s'était passé à Bayonne, et il m'en parut indigné : Les victoires, me disait-il, ne suffisent pas pour effacer de pareils traits, parce qu'il y a là je ne sais quoi de vil, de la tromperie, de la tricherie.

Je ne peux pas dire ce qui en arrivera, mais vous venez que cela ne lui sera pardonné par personne. Le duc Decrès m'a plus d'une fois assuré que l'empereur avait reproché en sa présence à M. de Talleyrand de lui avoir conseillé tout ce qui s'était fait à Bayonne, sans que celui-ci eût cherché à s'en défendre. Cela m'a toujours étonné. D'abord, il suffit de connaître un peu M. de Talleyrand pour être bien sûr que si au fond il a été d'avis de déposséder du trône d'Espagne les princes de la maison de Bourbon, il n'a certainement pas indiqué les moyens qu'on a employés. Ensuite, lorsqu'il m'en a parlé, c'était avec une sorte de colère qu'il n'éprouve qu'en présence des événements qui le remuent fortement.

On ne peut douter, en effet, que ce qui se passa en Espagne ne fut un motif de profonde mésintelligence entre M. de Talleyrand et Napoléon.

Si ce n'avait pas été vrai, M. de Talleyrand ne l'aurait jamais affirmé publiquement comme il le lit plus tard sous le règne de Louis XVIII, entouré qu'il était de contemporains et d'ennemis. En outre, la rumeur publique du moment, qui dans une telle cause est plus digne de foi qu'aucun témoignage individuel, le proclama hautement ; et pour ce qui est de ne pas avoir répondu à Napoléon lorsqu'il lançait en termes violents et insultants les accusations qu'il prodiguait quelquefois à ceux qui lui déplaisaient, on sait que M. de Talleyrand ne répondait jamais à de telles attaques que par un visage impassible et un silence digne et hautain.

 

IX

 

Les affaires de la péninsule n'étaient pas les seules à propos desquelles M. de Talleyrand et l'empereur fussent alors en désaccord. Les troupes françaises entrèrent à Home et en Espagne, car Napoléon, après avoir fait la cour au pape en tant que pontife, voulait le dépouiller comme prince, presque au même moment ; et le prince de Bénévent était aussi opposé à l'une de ces violences qu'à l'autre.

Toutefois, ce ne fut pas à propos de cette affaire, ou du moins de cette affaire en particulier, que commença l'inimitié de l'empereur et de son premier ministre, inimitié si importante dans leur histoire à tous deux.

Une fois que l'empire avait été établi et avait eu du succès, M. de Talleyrand s'y était attaché avec une sorte d'enthousiasme.

La poésie de la victoire et l'éloquence d'une imagination exaltée avaient pris pendant quelque temps le dessus sur la nonchalance habituelle et la modération de son caractère. Il était entré dans tous les plans de Napoléon pour reconstituer un empire des Francs et faire revivre le système des fiefs et des dignités féodales, système auquel, il est vrai, les partisans et les favoris du conquérant n'avaient rien à perdre. Il disait que, dans les circonstances où on se trouvait alors, tout autre système qu'un système militaire était impossible.

Il voulait donc que l'on rendit ce système splendide, et que la France regagnât en grandeur ce qu'elle perdait en liberté.

La principauté qu'il possédait, quoiqu'elle ne le satisfit nullement, était un lien entre lui et la politique dont il la tenait. Il désirait la garder, et pour cela il fallait soutenir l'homme dont la chute pourrait la lui ravir. Mais il avait un instinct prononcé pour ce qui était pratique ; suivant sa théorie, tous les gouvernements, excepté un gouvernement impossible, pouvaient être rendus bons. Un gouvernement qui ne pouvait se maintenir sans des succès constants dans des entreprises difficiles à l'intérieur et à l'extérieur était, suivant sa manière de voir, impossible. A partir de la paix de Tilsit, cette idée le hanta toujours, plus ou moins. Malgré lui, elle le rendit amer contre son souverain, — amer d'abord parce qu'il l'aimait plutôt que parce qu'il ne l'aimait pas. Il aurait encore aidé à sauver l'empire ; mais il était irrité parce qu'à son avis l'empire s'engageait dans un système qui ne permettrait pas qu'il fût sauvé. Mais un sentiment de ce genre ne peut pas plus être pardonné par quelqu'un qui est habitué à considérer sa volonté comme la loi suprême, qu'un sentiment d'une nature plus hostile.

Napoléon op vint peu à peu à détester l'homme pour lequel il avait eu autrefois une sorte de prédilection ; et, lorsqu'il détestait quelqu'un, il faisait une chose très-dangereuse et toujours inutile, il blessait l'orgueil de cette personne sans diminuer son importance. Il est vrai que M. de Talleyrand ne laissa jamais voir qu'il fût irrité. Mais peu de personnes, quelle que soit la philosophie avec laquelle elles oublient une injure, pardonnent une humiliation ; et ainsi par degrés devint de jour en jour plus fort ce mécontentement mutuel auquel l'un donnait carrière à certains moments par des reproches furieux, et que l'autre déguisait sous une indifférence qui savait garder tous les dehors du respect.

 

X

 

Le peu de compte qu'il tenait des sentiments de ceux qu'il aurait été plus sage de ne pas offenser, était une des erreurs les plus fatales du conquérant, qui n'avait jamais pu apprendre à dominer ses passions : mais il était alors devenu également indifférent à la haine et à l'affection de ses adhérents ; et, comme tontes les personnes plus que satisfaites d'elles-mêmes, il s'imaginait que tout dépendait de son mérite personnel, et rien de celui de ses agents. La victoire de Wagram et le mariage avec Marie-Louise inaugurèrent une nouvelle ère dans son histoire. Fouché fut remercié, quoique non sans avoir mérité une réprimande pour ses intrigues ; et Talleyrand tomba dans une disgrâce non équivoque provoquée jusqu'à un certain point par ses traits d'esprit ; autour de ces deux hommes se forma une opposition sourde, qui observait et qui attendait ; avec l'habile aventurier, elle descendait d'un côté jusque dans les classes inférieures, et de l'autre, elle montait jusqu'aux plus élevées, avec le noble mécontent.

Le représentant de la maison princière de Périgord était, certainement, à cause de sa naissance aussi bien qu'à cause de sa position dans l'empire, â la tète des mécontents de l'aristocratie ; la maison de M. de Talleyrand, alors peut-être le seul endroit ouvert à tous où le gouvernement du jour fùt traité sans ménagements, devint une sorte de rendez-vous pour un cercle qui répondait à une victoire par un bon mot, et qui comparait sans bienveillance les cérémonies d'emprunt de la nouvelle cour aux grâces naturelles et aux usages traditionnels de l'ancienne. Tous ceux qui se rappellent la société de cette époque, se souviennent que l'ex-ministre était le seul personnage qui eût une sorte d'existence et de réputation personnelle, qui fût quelque chose par lui-même et en dehors du chef de l'État ; il affectait alors de considérer et il considérait sans doute réellement la politique de l'empereur comme la passion d'un joueur désespéré qui continuerait à tenter la fortune jusqu'à ce qu'elle l'abandonnât de guerre lasse.

L'alliance autrichienne, que l'empereur venait de contracter, n'obtint pas non plus l'approbation de M. de Talleyrand, quoiqu'il l'eût conseillée à une certaine époque, et qu'il eût aussi même été mêlé aux négociations engagées à propos d'un mariage impérial de Russie. Ce changement pouvait venir de ce qu'il voyait alors qu'une union de ce genre à laquelle il s'était montré favorable dans l'espoir qu'elle calmerait l'infatigable énergie de Napoléon, ne ferait que stimuler son ambition : ou bien cela pouvait venir de ce que, n'ayant rien eu à faire avec les résolutions adoptées à Vienne, il n'y avait rien gagné. Quoi qu'il en soit, voici ce qu'il dit avec une sincérité apparente :

On ne gagne jamais rien à une politique de demi-mesures. Si l'empereur désire une alliance avec l'Autriche, il faut qu'il donne satisfaction à l'Autriche : pense-t-il que la maison de Habsbourg considère comme un honneur de s'allier avec la famille Bonaparte ? Ce que l'empereur d'Autriche désire, c'est qu'on lui rende ses provinces, et que son empire soit relevé et régénéré ; si le gouvernement français ne remplit pas ces conditions, l'Autriche sera désappointée, et les pires ennemis que nous puissions avoir sont ceux que nous avons désappointés.

Toutefois ces sentiments ne trouvaient encore aucun écho en dehors du cercle d'un petit nombre de politiques indépendants et éclairés.

J'ai eu l'honneur de connaître deux de ces hommes, qui avaient occupé de hautes situations sous l'empire ; j'ai entendu M. de Barante et M. Molé faire allusion en ma présence à une conversation qu'ils avaient eue à l'époque dont je parle, et l'un dire à l'autre : Vous souvenez-vous comment nous considérions tous deux ce qui se passait devant nous comme une magnifique scène d'opéra sur laquelle le rideau viendrait à se baisser avant que se fussent fermés les yeux des spectateurs occupés à la regarder avec admiration ?

Mais les masses étaient encore éblouies par les magnifiques exploits d'un homme qui, parmi tous ceux de l'histoire ancienne ou moderne, aurait été le plus grand, s'il avait su unir des sentiments d'humanité à l'éclat du génie. Alors chaque jour, en s'écoulant, 'ajoutait à la fatale disposition qui devait rendre son avenir si différent de son passé ; il devenait d'heure en heure plus hautain et plus rempli de confiance en lui-même, et plus disposé à marcher tout seul dans son chemin, à ne plus tolérer les conseils et ne plus se soucier d'aucune affection. Joséphine, la femme de sa jeunesse, — Pauline, sa sœur favorite, — Louis, son plus jeune frère, — Masséna, son général le plus capable, — vinrent s'ajouter à la liste sur laquelle étaient déjà inscrits ses deux ministres les plus distingués. Il n'avait même plus l'idée de réconcilier l'espèce humaine avec son autorité arbitraire. Sa puissante intelligence, dominée par son ambition plus puissante encore, se laissait aller à adopter un système de despotisme et d'oppression qui contrariait non-seulement les opinions politiques, mais les besoins journaliers de tous ses sujets et de tous ses alliés.

Pour lui, la guerre était devenue un effort pour exterminer ceux qui s'opposaient encore à lui, effort auquel il ne pouvait suffire qu'en opprimant ceux qui jusqu'alors lui étaient venus en aide. Ainsi, il avait fait prisonnier le pontife romain, enlevé le roi d'Espagne, pris possession d'une manière violente des villes hanséatiques et du nord de l'Allemagne ; il prétendait que même les pays qui n'étaient pas occupés par ses armées devaient obéir à ses décrets. Ces usurpations et ces exigences amenèrent la dernière et fatale lutte entre les deux potentats qui s'étaient autrefois partagé le inonde pour lequel ils allaient alors se battre.

La justesse de vues de M. de Talleyrand ne fut jamais plus remarquable qu'en cette occasion. La destruction de la Prusse, en rendant voisines la France et la Russie, avait par cela même tendu à en faire des ennemies. En outre, le czar orgueilleux et offensé, mais dissimulé, quoique redoublant de courtoisie envers la cour de France après le choix d'une archiduchesse autrichienne, de peur qu'on ne le crût blessé par l'abandon d'un mariage avec une princesse de sa propre famille, avait commencé à sentir que le reste de l'Europe étant subjugué, et l'Autriche gagnée selon toute apparence, il restait seul dans son indépendance ; il commençait aussi à s'irriter contre les limites que Napoléon prétendait imposer à son ambition, à s'agiter sous ce frein que l'impérieux cavalier, avec une superbe indifférence, tenait un peu trop serré.

D'ailleurs, quoiqu'il fût investi parles lois et l'usage d'une autorité illimitée sur son peuple, l'exemple de son père était là pour lui enseigner qu'il ne pouvait pas entièrement perdre de vue ses intérêts et ses désirs ; cependant, c'était là ce qu'exigeait de lui l'empereur des Français. Ses sujets ne devaient pas vendre leurs produits à l'unique acheteur qui fût disposé à les acheter ; et étant ainsi placé d'une manière inconsidérée et impitoyable entre la révolution et la guerre, Alexandre choisit la dernière.

 

X

 

D'un autre côté, Napoléon, en se déterminant à un conflit dont il n'ignorait pas la gravité, revint pour un moment à sa conviction première de la nécessité d'employer des hommes capables dans les grandes affaires, et il était disposé, nonobstant. son désaccord avec M. de Talleyrand, à envoyer celui-ci à Varsovie pour organiser un royaume de Pologne ; il n'est pas surprenant que, plein de confiance dans l'habileté et le tact de l'agent qu'il songeait à employer, il fût en mime temps convaincu que, dans le cas où cet agent accepterait la mission, il pourrait parfaitement se reposer sur sa fidélité ; car, dans la longue carrière de M. de Talleyrand et au milieu des vicissitudes fréquentes de cette carrière, on ne peut citer un seul cas où il ait trahi quelqu'un dont il avait reçu une mission. On dit que cet arrangement fut empêché par la difficulté de concilier la position du prince de Bénévent avec celle du duc de Bassano, qui accompagna l'empereur dans cette campagne comme ministre des affaires étrangères. Mais, ce qui ne varia jamais, ni pendant cet éclair passager d'un retour de faveur, ni plus tard, ce fut l'opinion de M. de Talleyrand sur les chances auxquelles s'exposait inutilement Napoléon, et il ne déguisa pas ces craintes. Il insistait principalement sur les hasards de la guerre, qui si souvent tournent contre le général le plus capable et les combinaisons les plus habiles, sur la catastrophe écrasante qui résulterait d'une défaite, et le résultat de peu d'importance qui suivrait une victoire.

L'Europe entière, que l'imprudent capitaine laissait derrière lui, n'était, Talleyrand le savait, tenue en échec que par la crainte et la force, et quoique prête à seconder une armée qui s'avançait, elle tomberait certainement sur une armée battant en retraite. Et, en supposant la défaite presque impossible, qu'est-ce que la France aurait à gagner au succès ? Alexandre pourrait renouveler sa promesse d'empêcher tout échange commercial entre son empire et la Grande-Bretagne ; mais pourrait-il tenir cette promesse ? Il ne le pourrait pas. L'esprit de Napoléon, toutefois, avait alors été habitué par la fortune à considérer les guerres comme de simples parades militaires, peu de temps après le commencement desquelles il entrait dans la capitale de son ennemi vaincu, et retournait à Paris pour être salué au théâtre par des acclamations enthousiastes. Il aimait fort ce genre d'excitation, et, de même que la plupart des hommes placés sous de semblables influences, il en venait à se persuader que ce qui plaisait à sa vanité était nécessaire à ses intérêts.

Il y eut, par le fait, trois époques dans la carrière de Napoléon : la première, dans laquelle il combattit à l'étranger pour la gloire, afin de conquérir l'empire à l'intérieur ; la seconde, où, étant maître du gouvernement de la France, il combattit pour étendre les limites de ce pays et faire de lui-même le personnage le plus puissant, et de sa nation, le peuple le plus puissant du monde ; la troisième, dans laquelle les intérêts de la France n'étant plus pour lui qu'une considération secondaire, son ambition lui suggérait l'idée, passée chez lui à l'état de manie, de devenir maître de l'univers, et d'acquérir un domaine dont la France ne serait presque qu'une portion insignifiante.

Il est nécessaire d'avoir ceci présent à l'esprit ; autrement, on ne s'expliquerait pas la campagne de Napoléon en Russie, les difficultés qu'il sut élever pour ne pas retirer ses troupes d'Allemagne après que cette campagne se fut terminée par la défaite, et sa répugnance constante à accepter toutes les conditions qui mettaient un frein à ses projets gigantesques. Afin d'entretenir sa propre confiance dans ces projets, il se persuadait à lui-même qu'un charme était attaché à son existence, et que des moyens surnaturels lui seraient fournis quand les moyens naturels viendraient à lui manquer. Cependant, dans cette occasion, il ne négligea pas d'avoir recours aux moyens naturels.

Lorsque Fouché exprima ses craintes à la pensée d'une aussi vaste entreprise, on dit que telle fut la réponse du soldat couronné : Il me fallait 800.000 hommes et je les ai[16]. Mais déjà, à cette époque, la France avait commencé à être fatiguée de ses succès eux-mêmes ; et l'affaire de Malet, qui eut lieu un peu avant l'arrivée des mauvaises nouvelles de Russie, montra assez clairement que la chute ou la défaite de l'empereur laisserait le champ libre à tout nouveau système ou régime que les circonstances pourraient favoriser ou imposer.

La nouvelle de l'incendie de Moscou ne fut pas plutôt parvenue à Paris, que M. de Talleyrand regarda comme perdue la cause de Napoléon. Non que Napoléon n'eût encore pu se sauver par la prudence ; niais il n'était pas prudent ; non que le gouvernement français fût dans l'impossibilité de produire sur le champ de bataille autant d'hommes en uniforme que les alliés en avaient pour leur part ; mais des nations combattaient d'un côté, tandis que de l'autre il n'y avait plus que des soldats. Par conséquent, le sagace homme d'État, que l'on recommençait-alors à consulter, conseilla de terminer la guerre immédiatement, et n'importe à quelles conditions. Ainsi encore, quand la défection des Prussiens fut connue, et que Napoléon convoqua un conseil pour décider ce qu'il y avait à faire en présence de ces circonstances, il dit : Négociez : vous avez maintenant en main des gages que vous pouvez abandonner ; demain, vous pouvez les avoir perdus, et alors la faculté de négocier avantageusement sera perdue aussi[17].

Pendant l'armistice de Prague (juin 1815), alors que le prestige de deux ou trois récentes victoires servait les négociations, et que la France aurait pu avoir la Hollande, l'Italie, et ses frontières naturelles, Talleyrand et Fouché, qui fut aussi consulté, ne cessèrent tous les deux de répéter : L'empereur n'a qu'une chose à fairela paix ; et plus promptement il la fera, meilleure elle sera.

Ainsi encore, quand M. de Saint-Aignan, après la bataille de Leipzig, apporta de Francfort des propositions qui auraient encore pu donner à la France sa frontière du Rhin (novembre), M. de Talleyrand insista sur la nécessité de les accepter sans le moindre délai, et dit à l'empereur : Une mauvaise paix ne petit nous devenir aussi funeste que la continuation d'une guerre qui ne peut plus nous être favorable[18].

Napoléon lui-même hésita alors, et doutant momentanément de son propre jugement, et peut-être aussi se souvenant avec regret de temps plus heureux, il offrit le portefeuille des affaires étrangères à son ancien ministre, mais à la condition qu'il renoncerait au rang et aux émoluments de vice-grand-électeur.

Le but de l'empereur était de rendre ainsi M. de Talleyrand entièrement dépendant de sa place ; mais M. de Talleyrand, qui aurait accepté le poste, refusa la condition, en disant : Si l'empereur a confiance en moi, il ne doit pas me dégrader ; et s'il m'a pas confiance en moi, il ne doit pas m'employer ; les temps sont trop difficiles pour les demi-mesures.

 

XII

 

L'état des affaires à cette époque était assurément des plus critiques. En Espagne, une armée anglaise, animée par la victoire, allait descendre des Pyrénées. En Allemagne, une population entière, que d'anciennes défaites avaient exaspérée, et que de récents succès avaient encouragée, brûlait de passer le Rhin afin de ravir à son ennemi les trophées qu'il se vantait encore de posséder. En Italie, une défection dans la famille même de l'empereur allait mettre au jour toute l'étendue de ses malheurs. En Hollande, les couleurs de la famille exilée — la maison d'Orange — étaient déployées avec enthousiasme au milieu d'acclamations en faveur de l'indépendance nationale ; même le roi de Danemark avait abandonné l'alliance française ; tandis qu'en France un peuple engourdi par le manque de liberté, une armée décimée par la défaite des généraux qui avaient perdu leur confiance, et des arsenaux vides, étaient les seules ressources avec lesquelles le despote avait à affronter l'Europe tout entière sous les armes.

Le refus de M. de Talleyrand d'accepter le ministère à un tel moment, à moins qu'il ne fût accompagné de toute la confiance et de tout l'éclat qui pouvaient lui donner de l'autorité, était donc assez naturel ; mais il n'est pas non plus surprenant que le souverain qui avait fait cette proposition ait été irrité par un refus ; et beaucoup insinuaient que le vice-grand-électeur, s'il n'était pas employé, serait arrêté. Mais il n'y avait aucune preuve de trahison ; et le chef de l'empire redoutait, avec juste raison, l'effet que pourrait produire à l'intérieur et à l'extérieur tout acte violent ; car il était bien plus difficile pour lui qu'on n'aurait pu le supposer de frapper un coup violent sur un fonctionnaire éminent, en ce moment où son pouvoir commençait à être sur le déclin.

Son gouvernement était un gouvernement de fonctionnaires, entre lesquels régnait une espèce de fraternité qu'il n'eût pas été prudent de braver.

De plus, cet homme dur — et c'est là l'un des traits les plus remarquables et les plus aimables de son caractère — avait une sorte de tendresse, qu'il ne parvenait jamais à vaincre, pour ceux qui avaient autrefois été attachés à sa personne, ou qui avaient rendu d'éminents services à son autorité. Jamais, dit-il au dignitaire qui lui insinuait de frapper Talleyrand[19], jamais je ne donnerai la main à la perte d'un homme qui m'a longtemps servi.

Il résolut donc de ne prendre aucune mesure violente contre M. de Talleyrand ; mais s'il pouvait empêcher la colère d'intervenir dans ses actes, il n'était pas assez maitre de lui pour faire qu'elle n'éclatât pas dans son langage.

Bon nombre de scènes en furent la conséquence. Savary en rapporte une qui eut lieu eu sa présence et devant l'archichancelier.

J'ai aussi lu le récit d'une scène dans laquelle Napoléon avant dit que, s'il croyait sa propre mort probable, il prendrait soin que le vice-grand-électeur ne lui survécût pas, M. de Talleyrand lui répondit tranquillement et respectueusement, qu'il n'avait pas besoin de cette raison pour désirer que la vie de Sa Majesté fût longtemps conservée. M. Molé m'en a raconté une autre, dans les termes suivants : A l'issue d'une séance du conseil d'État qui eut lieu juste avant le départ de l'empereur pour la campagne de 1814, il éclata en exclamations violentes, disant qu'il était entouré de trahisons et de traitres ; puis se tournant alors vers M. de Talleyrand, il l'injuria pendant dix minutes de la manière la plus violente et la plus offensante.

Pendant ce temps, Talleyrand était debout à côté du feu, se servant de son chapeau en guise d'écran pour se préserver de la chaleur de la flamme ; il ne fit pas le moindre mouvement, et l'expression de son visage ne changea Pas ; quelqu'un qui l'aurait vu ne se serait certainement pas douté que c'était à lui que l'empereur parlait ; et, lorsqu'à la tin Napoléon s'en alla après avoir fermé la porte avec violence, Talleyrand prit tranquillement le bras de M. Mollien, et descendit l'escalier en boitant sans avoir l'air de songer à ce qui s'était passé.

Mais, en rentrant chez lui, il écrivit à l'empereur une lettre pleine de dignité dans laquelle il disait que, s'il conservait son titre actuel, il serait de droit l'un des membres de la régence, et que comme il ne pouvait pas penser à occuper une telle position après l'opinion que Sa Majesté avait exprimée sur son compte, il demandait à abandonner son poste, et à obtenir la permission de se retirer à la campagne.

Il reçut notification que sa démission n'était pas acceptée ; et qu'il pouvait rester où il était.

Il est à présumer que des insultes du genre de celles que je viens de rapporter eurent en grande partie pour effet d'éloigner et de dégoûter le personnage qu'elles avaient l'intention d'humilier ; mais, quoique à la tête d'un parti considérable de mécontents, M. de Talleyrand ne lit guère autre chose que surveiller les actes de 1814, et faire tous ses efforts pour que la chute de Napoléon, si elle avait lieu, fit aussi peu de tort que possible à la France et à lui personnellement[20].

Pendant les conférences de Châtillon, il dit à ceux en qui l'empereur avait le plus de confiance, que l'empereur était perdu s'il n'acceptait pas la paix à des conditions quelconques ; toutefois, quand, vers la fin de ces conférences, la paix sembla devenir impossible avec Napoléon, il permit au duc Dalberg d'envoyer M. de Vitrolles au camp des alliés pour leur dire que, si les alliés ne faisaient pas la guerre contre la France, mais simplement contre le despote alors à sa tête, ils trouveraient à Paris des amis prêts à les aider. M. de Vitrolles portait dans ses bottes, en guise de lettres de créance, un chiffon de papier sur lequel il y avait un mot de la main du duc, et il était autorisé à nommer M. de Talleyrand ; mais il n'avait rien de ce personnage même qui pût le compromettre irrévocablement dans cette mission.

Néanmoins, M. de Talleyrand comprenait alors que le moment était certainement venu où il fallait donner à la France un nouveau chef, et il désirait avoir à décider quel serait ce chef et quelles seraient les institutions du pays qu'il aurait à diriger.

Cependant, ses communications avec les Bourbons étaient, je le crois, seulement indirectes. Beaucoup de leurs partisans étaient ses parents et ses amis. Il leur parlait en termes obligeants de Louis XVIII et en recevait en retour des messages gracieux ; mais il n'adoptait pas positivement leur cause ; en effet, on se demande s'il n'hésita pas pendant un certain temps entre l'ancienne race et le duc de Reichstadt avec un conseil de régence, dont il aurait fait partie. En tous cas, suivant le récit de Savary lui-même, il tenait le ministre de la police en éveil sur les mouvements des royalistes dans le Midi. On peut même dire qu'il n'abandonna pas la dynastie des Bonaparte avant le moment où elle sacrifia elle-même toutes ses chances ; car, dans le conseil qui fut assemblé lorsque les alliés marchaient sur Paris, afin de décider si l'impératrice resterait dans la capitale ou la quitterait, il lui conseilla très-fortement de rester, disant que c'était le meilleur, sinon le seul moyen de maintenir la dynastie, et il ne cessa d'insister sur cette opinion que lorsque Joseph Bonaparte eut produit une lettre de son frère établissant que, si un cas pareil venait à se présenter, Marie-Louise devrait se retirer dans les provinces. Ce fut alors qu'en quittant la salle du conseil il dit à Savary :

Eh bien, voilà donc la fin de tout ceci ? N'est-ce pas aussi votre opinion ? Ma foi ! c'est perdre une partie à beau jeu. Voyez un peu où mène la sottise de quelques ignorants qui exercent avec persévérance une influence de chaque jour. Pardieu ! l'empereur est bien à plaindre, et on ne le plaindra pas, parce que sou obstination à garder son entourage n'a pas de motif raisonnable ; ce n'est que de la faiblesse qui ne se comprend pas dans un homme tel que lui. Voyez, monsieur, quelle chute dans l'histoire ! Donner son nom à des aventures au lieu de le donner à son siècle ! Quand je pense à cela, je ne puis m'empêcher d'en gémir. Maintenant quel parti prendre ? Il ne convient pas à tout le inonde de se laisser engloutir sous les ruines de cet édifice. Allons, nous verrons ce qui arrivera ! L'empereur, au lieu de me dire des injures, aurait mieux fait de juger ceux qui lui inspiraient des préventions ; il aurait vu que des amis comme ceux-là sont plus à craindre que des ennemis. Que dirait-il d'un autre s'il s'était laissé mettre dans cet état ?[21]

 

XIII

 

Cette observation, qu'il ne convenait pas à tout le inonde de se laisser engloutir sous les ruines du gouvernement qui allait tomber, s'appliquait, dans la pensée de M. de Talleyrand, à lui-même. Mais le rôle qu'il avait à jouer était difficile ; désireux de rester à Paris afin de traiter avec les alliés, il reçut l'ordre, en tant que membre du conseil de régence, d'aller à Blois. Et ce n'était pas seulement parce qu'il craignait que Napoléon pût encore vaincre et le punir de sa désobéissance, qu'il éprouvait de l'aversion à résister à cet ordre ; il y a chez les hommes publics un sentiment des convenances qui leur tient quelquefois lieu de principes, et le vice-grand-électeur désirait éviter l'apparence d'abandonner la cause qu'il avait cependant résolu d'abandonner. L'expédient auquel il se décida fut singulier et caractéristique. Sa voiture de cérémonie fut commandée et préparée pour le voyage ; il se mit en route en grande pompe et en grand appareil, et trouva, suivant un arrangement fait avec madame de Rémusat, le mari de cette daine à la barrière il la tète d'un détachement de la garde nationale ; on l'arrêta, on déclara qu'il resterait dans la capitale, et on le reconduisit à son hôtel, dans la rue Saint-Florentin, où il eut bientôt l'honneur de recevoir l'empereur Alexandre.

Le succès de la campagne avait été si rapide, la marche sur Paris si téméraire, le nom de Napoléon et la valeur de l'armée française étaient encore si formidables, que l'empereur de toutes les Russies était presque étonné de la situation dans laquelle il se trouvait, et désirait y échapper par toute paix qui pourrait se faire sûrement, promptement, et avec quelque chance de durée. Pour ce qui était du gouvernement à établir en France, il n'avait aucune idée arrêtée.

Le rétablissement des Bourbons, vers lequel penchait le cabinet anglais, lui paraissait dangereux sous quelques rapports, aussi bien à cause de la longue absence de ces princes hors de France, qu'a cause de leur caractère personnel et des préjugés de leurs partisans. Il avait aussi des objections raisonnables à un traité avec Napoléon.

Quelque plan intermédiaire lui souriait peut-être davantage ; ainsi, une régence avec Marie-Louise, et une substitution de Bernadotte à Bonaparte ; mais tous les plans de cette sorte étaient vagues, et ils devaient être examinés à un double point de vue : il fallait arranger les choses de la manière la plus satisfaisante pour l'Europe, et en même temps la moins odieuse à la France.

L'opinion universelle désignait M. de Talleyrand comme le personnage non-seulement le plus capable de former, mais encore le plus capable de conduire et d'exécuter avec suite le plan le mieux approprié aux circonstances.

C'est pourquoi, en arrivant à Paris, l'empereur adopta pour sa résidence la maison de M. de Talleyrand, rue Saint-Florentin, où il tint, sous les auspices de son hôte, une sorte de réunion ou de conseil qui décida des destinées de la France.

 

XIV

 

Parmi les diverses relations ayant égard à ce conseil, est celle de M. Bourrienne, et si nous en devons croire ce témoin des délibérations qu'il raconte, voici comment M. de Talleyrand répondit à une ouverture que fit l'empereur à propos du prince couronné de Suède, et comment il se prononça sur les prétentions variées qui avaient été successivement mises en avant :

Sire, vous pouvez m'en croire, il n'y a que deux choses possibles, Bonaparte ou Louis XVIII. Je dis Bonaparte, mais ici le choix ne dépendra pas entièrement de Votre Majesté, car vous n'êtes pas seul. Toutefois, si nous devons avoir un soldat, que ce soit Napoléon : c'est le premier du monde. Je le répète, Sire, Bonaparte ou Louis XVIII, chacun de ces hommes représente un parti ; tout autre ne représenterait qu'une coterie.

Ce fut cette opinion positive exprimée avec tant de force qui, tout le monde s'accorde à le dire, décida le conquérant auquel on prête ces paroles : Quand j'arrivai à Paris, je n'avais aucun plan. Je m'en remis entièrement à Talleyrand ; il avait la famille de Napoléon dans une main, et celle des Bourbons dans l'autre ; je pris ce qu'il me donna.

La résolution de ne pas traiter avec Napoléon et sa famille étant ainsi prise, M. de Talleyrand engagea l'empereur de Russie à le faire connaître par une proclamation affichée sur les murs de Paris, et le public lut dans toutes les rues ces paroles : Les souverains alliés ne traiteront plus, ni avec Napoléon Bonaparte, ni avec aucun membre de sa famille.

Mais ce ne fut pas tout. M. de Talleyrand ne désirait pas échapper au despotisme de Napoléon pour tomber sous celui de Louis XVIII.

Il comptait peu sur la reconnaissance des rois, et il était aussi nécessaire à sa propre sécurité qu'à celle de son pays, que les passions de l'émigration et l'orgueil de la maison de Bourbon fussent tenus en échec par une constitution. C'est pourquoi, à son instigation, la proclamation fameuse à laquelle je fais allusion, contenait la phrase suivante : Les souverains alliés reconnaîtront et garantiront la constitution que la nation française se donnera, et, invitent par conséquent le sénat à désigner un gouvernement, provisoire qui puisse pourvoir aux besoins de l'administration ; il préparera la constitution qui conviendra au peuple français. ALEXANDRE, 31 mars 1814.

De cette manière, les alliés reconnaissaient le sénat comme le représentant de la nation française, et comme M. de Talleyrand avait une influence prédominante dans le sénat, sa victoire semblait assurée.

Ceci se passait le 31 mars. Mais le 30, à une heure contente ; une ombre de l'ancienne terreur attachée au nom de Napoléon agissait encore sur l'esprit de beaucoup de ceux qui s'étaient si longtemps courbés Sous sa volonté, et qui n'étaient qu'à moitié disposés à renverser son autorité. La présence de Caulaincourt à Paris attestait que des négociations seraient tentées.

Il n'y avait donc pas de temps à perdre. M. de Talleyrand réunit le sénat sous sa présidence, cette fonction lui appartenant d'une manière légitime en tant que vice-président et grand dignitaire de l'empire. Ce corps, surpris de sa propre puissance, et la remettant de grand cœur aux mains de son président, qui, faisant allusion à la retraite de Marie-Louise, les somma de venir au secours d'un gouvernement délaissé, nom ma, séance tenante, un gouvernement provisoire composé de cinq membres, et ayant à sa tète M. de Talleyrand. Ces personnages étaient des illustrations de l'empire ou de l'Assemblée nationale ; l'abbé Montesquiou était le seul légitimiste décidé. En même temps, le sénat, partageant tout à fait les vues de M. de Talleyrand quant à une constitution, s'engagea à en faire une dans l'espace de quelques jours.

Toutefois, rien ne fut encore dit de l'exclusion projetée de Napoléon et de sa famille, ni du projet de remettre la couronne aux Bourbons. Beaucoup des partisans de cette dernière famille étaient aussi étonnés que vexés de cette omission.

Nourrissant encore les idées qu'ils avaient emportées avec eux dans un long exil, ils ne pouvaient pas même concevoir en quoi la France, ou le sénat français, ou les alliés avaient à intervenir dans le choix du souverain qui gouvernerait la France et dans la fixation des règles suivant lesquelles s'exercerait son autorité. Louis XVIII n'était-il pas l'héritier de Louis XVI ? pouvait-on douter qu'il fût le seul roi possible, maintenant que l'audacieux usurpateur avait été défait ?

Est-ce qu'il ne tardait pas au comte d'Artois, à ce que disaient les dames du faubourg Saint-Germain, d'embrasser son compagnon de jeunesse, l'évêque d'Autun ?

M. de Talleyrand, avec un sourire légèrement cynique, avouait que ce serait aussi pour lui une grande joie que de se jeter dans les bras du prince ; mais il demandait, d'un air de mystère, que cette touchante reconnaissance fût remise jusqu'à nouvel ordre. Cependant il ne jugea pas à propos que le sénat tardât plus longtemps à confirmer l'acte de la coalition quant à la déposition de Napoléon ; et cette assemblée donnant comme motif de sa conduite mille abus qu'elle aurait dû précisément prévenir ; si elle avait pris au sérieux sa mission constitutionnelle, déclara, comme l'empereur Alexandre l'avait déjà fait, que ni Napoléon ni sa famille ne régneraient plus en France, et affranchit la nation de son serment de fidélité.

Elle nomma aussi un ministère composé d'hommes faits pour la circonstance, et ainsi s'appropria provisoirement tous les attributs du gouvernement.

Pendant ce temps l'empereur, que l'on venait de déposer, était encore à Fontainebleau, et, avec une énergie que le malheur n'avait pas abattue, il comptait ses forces qu'il cherchait à rassembler, il étudiait la position de ses ennemis, et dressait le plan d'un dernier et suprême effort qui consistait à battre l'une des trois divisions de l'ennemi, campée sur la rive gauche de la Seine, à la poursuivre dans lei/rues de Paris, où, au milieu de la confusion générale, il était sûr d'une victoire facile, dût le combat se livrer au milieu des ruines flamboyantes de la cité impériale.

Pour lui, il ne calculait pas les pertes, quand elles devaient conduire au succès, et, quoiqu'il eût préféré la victoire dans d'autres conditions, il était parfaitement décidé à l'obtenir, de quelque prix qu'il dût l'acheter. Du moins ceci fut dit, et les projets qu'on lui attribua à ce sujet et qu'il ne nia pas, ayant été divulgués avant d'être mis à exécution, ébranlèrent ce qui restait encore de fidélité chez ses anciens officiers. Il ne put comprendre leurs scrupules timorés ; ses résolutions désespérées les effrayèrent. Une altercation s'ensuivit, et, enhardis par le désespoir, les maréchaux se hasardèrent à insister pour qu'il abdiquât en faveur de son fils. Il comprit d'avance la futilité de cette proposition, mais se décida néanmoins à y accéder, en partie afin de montrer la folie des espérances que ses fâcheux conseillers avaient l'air de nourrir, en partie afin de se débarrasser de leur présence, ce qui le laisserait libre, pensait-il, de mettre à exécution son projet primitif, s'il se décidait à le faire. Ney, Macdonald, avec Caulaincourt, qui avait rejoint l'empereur le 2 avril et lui avait communiqué le peu de succès de sa précédente mission, furent donc envoyés aux souverains alliés ; ils devaient énumérer ce qui leur restait de forces, protester de leur fidélité inébranlable à cette famille, dont ils avaient si longtemps partagé la fortune, se déclarer résolument contre les princes légitimes, qu'ils regardaient comme étrangers à leur époque ; et faire part, avec fermeté, de leur résolution de conquérir ou de périr à côté de leur ancien maitre, si cette dernière proposition qu'ils venaient faire en son nom était rejetée.

Ils emmenèrent avec eux Marmont, qui était alors à la tète de la division importante de l'armée de Bonaparte, campée sur l'Essonne, et dominant la position de Fontainebleau. Ce général, quoique le plus favorisé par Napoléon, était déjà entré en négociation avec le général autrichien ; mais, pressé par les autres maréchaux, à qui il confessa sa trahison, de rétracter ses engagements, il le fit ; et ordonnant aux officiers qu'il commandait, et qui connaissaient .ses desseins, de rester tranquilles jusqu'à son retour, il accompagna Ney et Macdonald à Paris.

La démarche hautaine, le langage hardi et véhément de ces hommes habitués à commander et à vaincre, de ces représentants d'une armée qui avait marché victorieusement de Paris à Moscou, firent une certaine impression sur le mobile Alexandre. Il ne repoussa pas leur pétition tout d'abord, mais il leur accorda une autre entrevue pour le lendemain, entrevue à laquelle le roi de Prusse devait être présent. Celle-là avait eu lieu le 5 avril, à deux heures du matin, avec lui seul. La lutte était encore indécise ; car, ainsi que je l'ai dit, l'empereur de Russie n'avait jamais été très-favorable aux légitimistes, et tenait fort à tout régler avec Bonaparte, sans s'exposer de nouveau aux chances de la guerre ; Bonaparte était armé, les Bourbons n'avaient pas de troupes, et on n'avait rien à craindre de leur part.

M. de Talleyrand eut encore à s'interposer, et, avec son aisance à la fois respectueuse et ferme, à montrer la faiblesse et la déloyauté que l'on reprocherait au czar, quoiqu'il agit sous l'empire des sentiments les plus généreux, si après s'être engagé ainsi que ses alliés par ce qu'il avait fait pendant ces derniers jours, il se donnait à lui-même un public démenti et défaisait son ouvrage. Il ajouta, dit-on, qu'en tenant ce langage, il ne consultait pas ses propres intérêts, car il était probable qu'il aurait une position plus durable dans la régence de Marie-Louise, si une telle régence pouvait durer, que dans le gouvernement de l'émigration qui, on devait le craindre par ce qui se passait alors, deviendrait avant longtemps plus puissante et plus oublieuse du passé qu'il n'eût été souhaitable.

Il voulait ainsi attirer l'attention de l'empereur sur les efforts que faisait alors ce parti pour s'opposer à la publication d'une constitution. Excusez mes observations, Sire, continua-t-il, — d'autres sont inquiets ; mais je ne le suis pas,car je sais très-bien qu'un souverain à la tête d'une vaillante armée ne se laissera certainement pas dicter des lois par quelques officiers d'une force ennemie, surtout puisque ces officiers représentent le principe même de la guerre continuelle, principe que répudie la nation française et contre lequel se sont armés les alliés.

L'empereur Alexandre ; dont l'émotion passagère eut bientôt disparu, et le roi de Prusse reçurent les ambassadeurs le jour suivant sous l'empire des impressions qu'avaient fait naître en eux les remarques de M. de Talleyrand, et leurs propres réflexions ; et le refus qu'ils firent d'accepter aucune base de négociation qui donnerait le gouvernement de la France à Napoléon ou à sa famille fut nettement formulé, quoique avec courtoisie.

Les ambassadeurs persistaient dans leurs représentations, lorsqu'un officier russe, qui venait d'entrer dans la salle, murmura quelque chose à l'oreille de l'empereur Alexandre. C'était la nouvelle que la division du maréchal Marmont avait quitté son poste ; accident produit par cette circonstance que les officiers auxquels Marmont avait confié ses troupes, s'étant imaginé que leur trahison projetée était découverte et serait punie, avaient cru que le seul remède était de la consommer immédiatement.

Après une telle défection, c'en était fait de la force morale de la députation, qui ne pouvait plus parler au nom de l'armée ; et tout ce qu'elle essaya d'obtenir fut une stipulation honorable pour l'empereur et l'impératrice, si le premier consentait à une abdication immédiate.

Les conseils des généraux, qui acceptèrent ces misérables conditions, ne laissaient à l'empereur Napoléon d'autre alternative que la soumission, car son gouvernement était une machine militaire dont le principal ressort venait de se briser entre ses mains.

Le 6, le sénat acheva de rédiger une constitution qui fut publiée le 8 ; elle créait une monarchie constitutionnelle, avec deux chambres et conférait le trône de France à Louis XVIII, s'il acceptait cette constitution.

Le 11, fut signé un traité par lequel Marie-Louise et son fils reçurent la principauté de Parme, et Napoléon la souveraineté d'Elbe, petite île sur la côte d'Italie, où l'on présumait qu'un homme encore dans la force de l'âge et doué du cœur le plus inquiet qui battit jamais dans une poitrine humaine saurait rester tranquille et satisfait en vue des empires qu'il avait conquis et perdus.

 

 

 



[1] Bourrienne, Mémoires, vol. III, p. 326, 325.

[2] Qui ne reconnaît là, ajoute Bourrienne, le premier germe de l'archichancellerie et de l'architrésorerie de l'empire ?

[3] Quand Roger Ducos et Sieyès portaient le titre de consuls, les trois membres de la commission consulaire étaient égaux, sinon de fait, du moins en droit. Cambacérès et Lebrun les ayant remplacés, M. de Talleyrand, appelé dans le mène moment à succéder à M. Reinhard au ministère des relations extérieures, fut reçu en audience particulière dans le cabinet du Premier consul, et lui adressa les paroles que nous venons de citer.

[4] Voyez la lettre de Napoléon au roi George III, avant Marengo.

[5] Fouché, qui n'était pas alors au pouvoir, fut aussi consulté.

[6] On remarque que, quelques jours auparavant, le duc de Dalberg avait été informé qu'il n'y avait rien à craindre de la part des émigrés sur cette frontière. Voyez M. de Rovigo, vol. II, et Lettre du duc Dalberg à M. de Talleyrand, 13 novembre 1823.

[7] Il y eut deux procès-verbaux ou comptes rendus de ce jugement. L'un, publié dans le Moniteur, qui cite les lois en vertu desquelles le prince fut condamné, et les pièces produites à l'appui de l'accusation. Il a évidemment été écrit après l'événement ; on n'eut le temps de rien écrire au moment ou sur la place même. L'autre ne cite rien que le décret du 29 ventôse, et les réponses du prince après une délibération d'après laquelle son exécution immédiate est décidée. Ceci est naïf. Les lois d'après lesquelles il est condamné sont laissées en blanc.

[8] Thiers, le Consulat et l'Empire, t. V, p. 4.

[9] Bonaparte seul, mal informé par ce que la police avait de plus vil, el n'écoutant que sa fureur, se porta à cet excès sans consulter. Il fit enlever le prince avec l'intention de le tuer. Il est connu que sous votre ministère, vous n'avez cessé de modérer les passions de Bonaparte. (Lettre du duc de Dalberg, 13 mai 1823.)

[10] Les maisons des classes élevées avaient des planchers de chêne, appelés parquets ; les maisons des classes inférieures avaient des carreaux de brique.

[11] Mignet, Notices et portraits, t. I, p. 210-213.

[12] Mémoires de Rovigo.

[13] Mémoires de Rovigo, vol. III, p. 116.

[14] Quant à ses habitudes à cet égard, il ne sera peut-être pas mal à propos d'avoir recours à la correspondance américaine. (Papiers officiels et documents publics des États-Unis, vol. III, p. 473-479.)

[15] Une note écrite par Izquierdo, ambassadeur d'Espagne à la cour de France, et datée du 24 mars 1808, est excessivement curieuse à propos de ces détails.

[16] Mémoires de Fouché, vol. II, p. 115.

[17] Mémoires de Rovigo, vol. VI, p. 66.

[18] Mémoires de Rovigo, vol. VI, p. 229.

[19] Mémoires de Rovigo, vol. VI, p. 298.

[20] M. Thiers fait le récit d'une scène du genre de celle que je riens de décrire ; mais il en fixe l'époque en 1809 ; rien n'y est omis, pas même la manière dont M. de Talleyrand jouait avec son chapeau ; et dans ce récit, Talleyrand, suivant Thiers, est accusé par Napoléon du meurtre du duc d'Enghien. M. Thiers s'est sans doute trompé. Le comte Molé ne pouvait avoir été induit en erreur ni quant aux dates, ni quant aux faits, puisqu'il était présent à la scène que j'ai racontée, et qu'il m'en a donné tous les détails, sans parler du duc d'Enghien, ce qu'il aurait certainement fait si Napoléon lui-même y eût fait allusion. Les reproches de l'empereur, suivant le comte Molé, ne s'attaquaient qu'à ce qu'il considérait commue les intrigues de M. de Talleyrand à ce moment particulier, intrigues qui, cependant, se bornaient alors à un effort pour écarter les obstacles qui pourraient contrarier sa défection, si Napoléon venait dans la suite à être défait.

[21] Mémoires du duc de Rovigo, cités par M. Thiers.