ESSAI SUR TALLEYRAND

 

TROISIÈME PARTIE. — DE LA FERMETURE DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE AU CONSULAT.

 

 

M. de Talleyrand à Londres. — Ses manières et son extérieur. — Ses traits d'esprit. — Il visite l'Angleterre. — Lord Grenville refuse de discuter affaires avec lui. — II va à Paris et en revient avec une lettre du roi. — L'état des affaires en France met obstacle au succès de toute mission en Angleterre. — Il arrive à Paris juste avant le 10 août. Il s'échappe, et retourne en Angleterre, le 16 septembre 1792. — Il écrit à lord Grenville, pour lui déclarer qu'il n'a aucune mission. — Il est expulsé le 28 janvier 1795. — Il va en Amérique. — Il attend jusqu'à la mort de Robespierre. — Il obtient alors la permission de retourner en France. — Chénier déclare qu'il était employé par le gouvernement provisoire en 1792, quand il avait dit à lord Grenville qu'il ne l'était pas. — Réception bienveillante. — Portrait du Directoire et de la société à celle époque. — Il est nommé secrétaire de l'Institut, et lit à celle assemblée deux mémoires remarquables. — Il est nommé ministre des affaires étrangères. — Il prend le parti de Barras contre les Assemblées. — Rupture des négociations de Lille, — Adresse ans agents diplomatiques. — Paix de Campo-Formio. — Bonaparte va en Égypte. — Les démocrates triomphent dans le Directoire. — M. de Talleyrand quitte le ministère, et publie une réponse aux accusations portées contre lui. — Paris fatigué du Directoire. — Bonaparte revient d'Égypte. — Talleyrand s'unit à Sieyès pour renverser le gouvernement, et remettre le pouvoir aux mains de Bonaparte.

 

I

 

Lorsque M. de Talleyrand fit sa première apparition en Angleterre, beaucoup de personnes dans ce pays continuaient encore à are bien disposées pour la révolution française, et regardaient avec estime ceux qui avaient cherché à détruire des abus criants plutôt qu'à mettre en pratique de folles théories. Ainsi, quoique naturellement précédé par les calomnies qui avaient certainement dei avoir cours à propos d'un homme qui avait joué un rôle aussi remarquable sur une scène aussi remplie d'événements que celle qu'il venait de quitter, l'ex-évoque d'Autun fut, en somme, bien accueilli par une grande partie de notre aristocratie, et devint l'un des familiers de Lansdowne Blouse. Le père du feu marquis m'a dit qu'il se rappelait l'y avoir vu diner fréquemment, et qu'il l'avait trouvé remarquablement silencieux et remarquablement pâle. En effet, un contemporain décrit M. de Talleyrand à cette époque comme visant à produire de l'effet par son air d'extrême réserve : Ses manières étaient froides, il parlait peu ; son visage, qui, dans sa première jeunesse, se distinguait par sa grâce et sa délicatesse, était devenu quelque peu bouffi et rond, et en une certaine mesure efféminé, ce qui contrastait d'une façon singulière avec une voix sonore et sérieuse que personne ne s'attendait h trouver avec une telle physionomie. Il évitait les avances plutôt qu'il n'en faisait ; il n'était ni indiscret, ni gai, ni familier, mais sentencieux, cérémonieux et observateur ; et les Anglais savaient à peine ce qu'ils devaient faire d'un Français qui représentait si peu le Caractère national. Mais cet extérieur n'était qu'un masque, qu'il jetait loin de lui dans les cercles où il était à son aise, parlant alors librement, prenant la plus grande peine pour plaire, et se faisant remarquer par le choix de ses expressions et par un certain esprit épigrammatique qui avait un singulier charme pour ceux qui étaient habitués à sa société. C'est à lui que l'on doit le mot cité par Chamfort, à propos de Rulhières[1]. Chamfort disait qu'il ne savait pas pourquoi on accusait Rulhières d'être méchant, car dans toute sa vie il n'avait jamais fait qu'une seule action méchante. M. de Talleyrand répondit sèchement : Et quand finira-t-elle ? Un soir, que l'on jouait au whist, on vint à parler d'une vieille dame qui s'était mariée avec son laquais ; quelques personnes exprimaient leur surprise, lorsque M. de Talleyrand, comptant ses points, dit d'une voix lente, et en traînant sur les mots : A neuf, on ne compte pas les honneurs.

Une autre fois, dit l'écrivain auquel j'emprunte ces citations, nous parlions de l'infamie d'un collègue, lorsque je me mis à dire : Cet homme est capable d'assassiner n'importe qui ! Assassiner, non ! mais empoisonner, oui ! dit froidement M. de Talleyrand.

Sa manière de conter était pleine de grâce, il était un modèle de bon goût pour la conversation. Indolent, voluptueux, né pour la richesse et la grandeur, il s'accoutuma dans l'exil à une vie simple et pleine de privations, partageant avec ses amis le produit de sa magnifique bibliothèque, qu'il vendit très-mal, l'esprit de parti empêchant beaucoup de gens de devenir ses acheteurs.

Cette description, tirée de Dumont (p. 561, 562), est intéressante en tant que croquis de M. de Talleyrand à l'une des époques les plus critiques de sa vie ; c'est-à-dire au commencement de sa carrière comme diplomate. En effet, le voyage qu'il lit alors en Angleterre avait un caractère officiel ; la pensée de cette mission avait été suggérée d'abord à Louis XVI par M. de Montmorin, et cette mission fut confiée à M. de Talleyrand par le successeur de M. de Montmorin. C'est ce que le inonde politique de Londres soupçonna alors, sans en avoir la preuve certaine. Lord Gower — ambassadeur d'Angleterre à Paris — en parle, en effet, en janvier, comme d'une mission pacifique. Lord Grenville, dans une communication à lord Gower, en février, dit que M. de Talleyrand lui a apporté une lettre de M. Delessart, alors ministre des affaires étrangères, et en mars il écrit encore ceci[2] :

J'ai vu M. de Talleyrand deux fois depuis son arrivée pour les affaires de sa mission dans ce pays.

La première fois il m'expliqua très-longuement le désir du gouvernement français ainsi que de la nation d'entrer dans l'union la plus intime avec la Grande-Bretagne, et proposa que ceci fût fait par une garantie mutuelle, ou de toute autre manière que le gouvernement de ce pays proposerait. Ayant établi cela, il demanda instamment à ne pas recevoir tout de suite une réponse, mais à me revoir à cet effet. Je lui dis que, eu égard à sa requête, je le verrais dé nouveau, ainsi qu'il le désirait, quoiqu'il me parût loyal de lui dire que, selon toute probabilité, ma réponse serait qu'il était absolument impossible d'entrer dans aucune espèce de discussion ou négociation avec une personne n'ayant aucune mission officielle pour traiter ces matières. Quand je le revis, je le lui répétai, lui disant que c'était la seule réponse que je pusse donner à toutes lés propositions qu'il pourrait me faire, quoique je n'eusse aucune peine à lui dire individuellement, ainsi que je l'avais dit à tout Français avec lequel j'avais causé de l'état actuel de la France, que le gouvernement de Sa Majesté n'avait nulle envie de fomenter ou de prolonger des troubles dans ce pays, afin d'en retirer du profit pour l'Angleterre.

 

La réserve de lord Grenville à entrer alors en discussion politique avec M. de Talleyrand pouvait être causée, jusqu'à un certain point, par la position du ministère français ; car, quoique M. de Talleyrand eût, ainsi que je l'ai dit, été porteur d'une lettre de M. Delessart, qui appartenait à la partie la plus modérée du ministère français, son ami le plus intime au sein de ce ministère était le cuite de Narbonne, qui avait été nommé ministre de la guerre justement avant le départ de M. de Talleyrand, et qui, étant le membre le plus jeune et le plus ardent du gouvernement, voulait une guerre immédiate contre l'Autriche, comme le seul moyen de sauver la France de l'agitation intérieure qui la dévorait, et aussi de séparer définitivement le roi des émigrés français et de la cour de Vienne, dont les conseils faisaient qu'il était impossible de compter sur son concours.

M. de Talleyrand partageait ces idées. Toutefois, les collègues de M. de Narbonne commencèrent bientôt à trouver les vues du jeune soldat trop téméraires, quoique pendant un certain temps ils y eussent donné un demi-assentiment ; et la position de M. de Talleyrand, devenue de plus en plus difficile, arriva à être impossible après sa conversation, en mars, avec lord Grenville. En conséquence, il retourna à Paris et, en arrivant aux portes de cette ville, il apprit que M. de Narbonne n'était plus au pouvoir. Mais les constitutionnels modérés qui avaient pensé gouverner sans M. de Narbonne arrivaient au pouvoir lorsque leur parti avait déjà perdu son influence, et ils furent incapables de lutter contre l'opposition à laquelle l'éloignement de leur collègue populaire avait donné une nouvelle impulsion. Ils cédèrent donc bientôt le pas à la célèbre Gironde, groupe d'homes qui, tout sévères que fussent les principes de la plupart d'entre eux, était assez disposé à mettre à profit l'assistance d'hommes capables moins scrupuleux ; et le général Dumouriez, aventurier habile et hardi, devint ministre des affaires étrangères. Il avait précisément la même manière de voir que Narbonne quant à une guerre avec l'Autriche, et il pensait, qu'il était de la plus grande importance de s'assurer de la neutralité de l'Angleterre.

Nous apprenons de lord Gower que M. de Talleyrand, au retour de sa récente expédition, eut l'adresse de parler en ternies favorables des sentiments du gouvernement anglais et d'attribuer à l'irrégularité du caractère dont il était revêtu, ce qui, dans le langage de ce gouvernement, avait pu paraitre peu amical. Il fut choisi encore une fois pour négocier ; et bien que, pas plus que la première fois, il ne pût être nominé ambassadeur, tout ce que la loi autorisait fut mis en jeu pour lui faire une situation qui eût de l'autorité et du poids ; Louis XVI lui remit une lettre pour Georges III, lettre dans laquelle il exprimait sa confiance en celui qui en était porteur. En même temps, M. de Chauvelin, gentilhomme à la mode, professant des principes populaires, Mais qui n'aurait jamais été élevé à un poste aussi important si M. de Talleyrand n'eût été son conseiller, fut nommé ministre plénipotentiaire.

M. Dumouriez annonce cette double nomination à lord Grenville le 21 avril, c'est-à-dire le lendemain de la déclaration de guerre à l'Autriche, et il dit :

Que M. de Talleyrand, dans son récent voyage à Londres, avait parlé à lord Grenville du désir du gouvernement français de contracter les relations les plus intimes avec la Grande-Bretagne ; qu'il était particulièrement désirable en ce moment où la France était à la veille d'une guerre qu'elle n'avait pu éviter, de s'assurer l'amitié. de ce gouvernement qui pouvait le plus contribuer à amener une paix ; que, dans cette intention, on avait nommé ministre plénipotentiaire M.. de Chauvelin, gentilhomme choisi à cause de la connaissance qu'avait Sa Majesté 4 sa personne, de ses sentiments et de ses talents ; et que, vu l'extrême importance de la négociation, on lui avait adjoint M. de Talleyrand — dont les talents étaient bien connus de lord Grenville —, et M. de Roveray[3], autrefois procureur général à Genève, gentilhomme connu en Suisse aussi bien qu'en France ; et que le roi espérait que les efforts de ces trois personnages, qui comprenaient la situation de la France, et qui jouissaient de la confiance du peuple français, ne seraient pas sans résultat.

Cette lettre était datée, ainsi que nous l'avons dit, du 20 avril ; niais l'ambassade n'atteignit pas sa destination avant le mois de mai. M. de Chauvelin avait été tout d'abord mécontent de ce qu'on lui eût adjoint M. de Talleyrand, et se montrait assez disposé à laisser ce mécontentement se prolonger indéfiniment, jusqu'à  ce que le ministre, fatigué de ces querelles engagées à propos de bagatelles dans un moment si critique, y eut coupé court en disant :

M. de Talleyrand s'amuse, M. de Chauvelin fronde, M. de Roveray marchande : si ces messieurs ne sont pas partis demain soir, ils seront remplacés.

Cette anecdote — racontée par Dumont— est digne d'attention, comme témoignant de l'insouciante indolente que le ci-devant évêque affectait souvent dans les affaires qu'il avait le plus à cœur, indolence qu'il justifiait ensuite par la maxime bien connue : Point de zèle, monsieur !

 

II

 

Toutefois, ce ne fut pas par manque de zèle que cette Seconde mission, malgré là lettre du roi, fut encore moins heureuse que la première ; ce fut par une autre très-bonne raison : savoir, que n'importe ce que MM. de Chauvelin et Talleyrand pouvaient dire et faire à Londres, le tour que les affaires prenaient de plus en plus décidément à Paris était tel qu'il rie pouvait manquer de détruire le crédit de tous les agents du gouvernement français.

L'Assemblée législative avait été formée principalement pour placer le pouvoir dans les mains des classes moyennes, et elle était destinée à être hostile en même temps aux nobles et à la populace.

Mais la classe moyenne, le plus puissant auxiliaire que puisse avoir un gouvernement, est rarement capable de diriger un gouvernement. Vergniaud et Roland, qui, en cette occasion, étaient ses organes, perdaient leur prestige de semaine eu semaine ; la canaille, qui envahit le palais le 20 juin, commençait de jour en jour à être plus convaincue de sa puissance. Quelle autorité restait aux représentants d'un souverain dont la demeure n'était pas sûre et dont la personne était insultée ?

Au milieu de ces événements, la Révolution perdit en Angleterre la plus grande partie de ses premiers partisans. Fox, Sheridan, et quelques membres de leur coterie, demeurèrent les seuls amis de l'ambassade française, et Dumont, que je cite encore ici comme un témoin digne de foi, nous raconte une scène au Ranelagh qui témoigne de l'impopularité attachée alors en Angleterre à tout Français occupant une position officielle. A notre arrivée, nous entendîmes un murmure de voix disant : Voici l'ambassade française ! Des regards curieux, mais non amis, furent de suite dirigés vers notre bataillon, car nous étions huit ou dix, et nous acquîmes bientôt la certitude que nous ne manquerions pas de place pour notre promenade, car chacun à notre approche se retirait à droite et à gauche, comme si l'on craignait que l'air même que nous respirions ne fût contagieux. M. de Talleyrand, voyant que dans de telles circonstances toute tentative de négociation était vaine, retourna à Paris juste à la veille du 10 août, et il y était quand le faible et malheureux Louis XVI perdit sa couronne par suite d'une ligue entre les girondins et les jacobins : les premiers désirant avoir l'apparence d'une victoire, les derniers visant à la réalité. M. de Talleyrand avait été l'objet d'attaques quand les républicains coalisés réunissaient leurs forces pour le combat, et il ne se sentit nullement en sûreté après leur triomphe. Le mouvement populaire avait aloès réellement balayé toutes les idées et tous les individus avec lesquels il avait commencé ; ses excès à venir allaient probablement être plus terribles encore que ses excès passés, et le rusé diplomate pensa que la meilleure chose qu'il pouvait faire était de retourner en Angleterre aussi vite que possible.

 

III

 

Il obtint son passeport de Danton, alors membre du gouvernement provisoire, et qu'il savait avoir été autrefois partisan du duc d'Orléans. Plus tard, dans son dernier séjour à Londres, il racontait une histoire sur la manière dont il l'avait obtenu en souriant à propos d'une plaisanterie que le tribun cruel et facétieux venait de faire sur le compte d'un autre pétitionnaire. Mais j'aurai bientôt à revenir à ce passeport. Celui qui en était porteur s'échappa juste à temps.

Parmi les papiers trouvés dans la fameuse armoire de fer, découverte aux Tuileries, était la lettre suivante de M. de Lapone, intendant de la maison du roi, à laquelle j'ai déjà fait allusion comme ayant communiqué les désirs du roi quant à la première mission de M. de Talleyrand, et datée du 22 avril 1791 :

Sire,

J'adresse à Votre Majesté une lettre écrite avant-hier, et que je n'ai reçue qu'hier après-midi ; elle est de l'évêque d'Autun, qui paraît désirer servir Votre Majesté. Il m'a fait dire qu'elle pouvait faire l'essai de son zèle, et de son crédit, et lui désigner les points où elle pourrait l'employer.

 

Toutefois, l'original de la lettre à laquelle il est ici fait allusion, ne fut pas trouvé : et M. de Talleyrand nia hardiment que cette lettre eût jamais été écrite. Peut-être avait-il la certitude qu'elle avait été détruite — on dit qu'il l'avait achetée de Danton — ; mais, en tout cas, diverses circonstances semblèrent concourir à prouver qu'il avait été dans les intérêts et les confidences de la cour plus qu'il ne pouvait maintenant en convenir sans se compromettre ; et la Convention ayant proposé et rendu un décret d'accusation contre lui, il se vit dans l'impossibilité de rentrer en France (le 8 avril 1795), et fut en conséquence compris dans la liste générale des émigrés et forcé de rester en Angleterre.

La première chose qu'il avait faite en arrivant dans ce pays, avait été d'adresser la lettre suivante à lord Grenville :

18 septembre, Kensington-square,

Mylord,

J'ai l'honneur de vous informer que je suis arrivé en Angleterre il y a deux jours. Les rapports que j'ai eu l'avantage d'avoir avec vous pendant mon séjour à Londres m'en font un devoir.

Je me reprocherais de ne pas m'en acquitter promptement et de ne pas offrir mes premiers hommages au ministre dont l'esprit m'a paru au niveau des grands événements de cette époque, et qui a toujours manifesté des vues si pures, et un amour éclairé de la vraie liberté.

A mes premiers voyages, j'étais chargé par le roi d'une mission à laquelle j'attachais le plus grand prix. Je voulais hâter le moment de la prospérité de la France, et par conséquent l'attacher, s'il était possible, à l'Angleterre.

J'osais à peine, il est vrai, espérer tant de bonheur dans nos circonstances, mais je ne pouvais me résoudre à ne pas faire des efforts pour y parvenir.

L'assurance que vous daignâtes nous donner de la neutralité de votre gouvernement à l'époque de la guerre me parut un présage très-heureux.

Depuis ce moment, tout est cruellement changé parmi nous, et quoique rien ne puisse jamais détacher mon cœur ni mes vœux de la France, et que mon espoir soit d'y retourner aussitôt que les lois y auront repris leur empire, je dois vous dire, mylord, et je tiens beaucoup à ce que vous sachiez que je n'ai absolument aucune espèce de mission en Angleterre, que j'y suis venu uniquement pour y chercher la paix et pour y jouir de la liberté au milieu de ses véritables amis.

Si pourtant mylord Grenville désirait connaître ce que c'est que la France en ce moment, quels sont les différents partis qui l'agitent, et quel est le nouveau pouvoir exécutif provisoire, et enfin ce qu'il est permis de conjecturer des terribles et épouvantables événements dont j'ai été presque le témoin oculaire, je serais charmé de le lui apprendre et de trouver cette occasion de lui renouveler l'assurance des sentiments de respect avec lesquels je suis, mylord, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

TALLEYRAND-PÉRIGORD.

 

Il ne semble pas que lord Grenville ait fait aucune attention à cette communication.

Toutefois, rien ne fut fait pendant quelque, temps pour troubler le séjour du fugitif en Angleterre.

M. de Chauvelin fut renvoyé par le gouvernement britannique après l'exécution de Louis XVI le 24 janvier 1793, et ce ne fut que le 28 janvier 1794, que M. de Talleyrand reçut l'ordre de quitter l'Angleterre. Il écrivit une lettre, datée du 30, à lord Grenville, lettre dans laquelle il demande la permission de se justifier de toute fausse accusation, déclare que si ses pensées se sont souvent tournées vers la France, ç'a été seulement pour déplorer ses désastres, affirme de nouveau qu'il n'a aucune correspondance avec le gouvernement français, représente la condition misérable où il sera réduit s'il est chassé des rivages de l'Angleterre, et termine eu faisant appel à l'humanité aussi bien qu'à la justice du ministre anglais.

 

IV

 

DÉCLARATION DE M. DE TALLEYRAND

Mon respect pour le conseil du roi et ma confiance en sa justice, m'engagent à lui présenter une déclaration personnelle plus détaillée que celle que je dois, comme étranger, présenter au magistrat.

Je suis venu à Londres vers la fin de janvier 1799, chargé par le gouvernement français d'une mission auprès du gouvernement d'Angleterre. Cette mission avait pour objet, dans un moment où toute l'Europe paraissait se déclarer contre la France, d'engager le gouvernement d'Angleterre à ne point renoncer aux sentiments d'amitié et de bon voisinage qu'il avait montrés constamment en faveur de la France pendant le cours de la Révolution. Le roi surtout, dont le vœu le plus ardent était le maintien d'une paix qui lui paraissait aussi utile à l'Europe en général qu'à la France en particulier, le roi attachait un grand prix à la neutralité et à l'amitié de l'Angleterre, et il avait chargé M. de Montmorin, qui conservait sa confiance, et M. de Laporte, de me témoigner son désir à ce sujet. J'étais chargé de plus par les ministres du roi de faire au gouvernement d'Angleterre des propositions relatives à l'intérêt commercial des deux nations. La constitution n'avait pas permis au roi, en me chargeant de ses ordres, de me revêtir d'un caractère public. Ce défaut de titre officiel me fut opposé par mylord Grenville comme un obstacle à toute conférence politique. Je demandai en conséquence mon rappel à M. de Laporte, et je retournai en France. Un ministre plénipotentiaire fut envoyé quelque temps après : le roi me chargea d'en seconder les travaux, et en fit part à Sa Majesté Britannique par une lettre particulière. Je suis resté attaché au devoir que le roi m'avait imposé jusqu'à l'époque du 10 août 1792. J'étais alors à Paris, où j'avais été appelé par le ministre des affaires étrangères. Après avoir été plus d'un mois sans pouvoir obtenir de passeport et être resté exposé pendant tout ce temps, et comme administrateur du département de Paris, et comme membre de l'Assemblée constituante à tous les dangers qui peuvent menacer la vie et la liberté, j'ai pu enfin sortir de Paris vers le milieu de septembre, et je suis venu en Angleterre jouir de la paix et de la sûreté personnelle à l'abri d'une constitution protectrice de la liberté et de la propriété. J'y existe, comme je l'ai toujours été, étranger à toutes les discussions et à tous les intérêts de parti ; et n'ayant pas plus à redouter devant les hommes justes la publicité d'une seule de mes opinions politiques que la connaissance d'une seule de mes actions. Outre les motifs de sûreté et de liberté qui m'ont ramené en Angleterre, il est une autre raison, très-légitime sans doute, c'est la suite de quelques affaires personnelles et la vente prochaine d'une bibliothèque assez considérable que j'avais à Paris, et que j'ai transportée à Londres.

Je dois ajouter que, devenu en quelque sorte étranger à la France, où je n'ai conservé d'autres rapports que ceux de mes affaires personnelles et d'une ancienne amitié, je ne puis me rapprocher de ma patrie que par les vœux ardents que je fais pour le rétablissement de sa liberté et de son bonheur.

J'ai cru que dans des circonstances où la malveillance pouvait se servir de quelques préventions pour les faire tourner au profit d'inimitiés dues aux premières époques de notre Révolution, c'était remplir les vues du conseil du roi que de lui offrir dans une déclaration précise un exposé des motifs de mon séjour en Angleterre, et un garant assuré et irrévocable de mon respect pour là Constitution et pour les lois.

TALLEYRAND.

1er janvier 1793.

 

V

 

Rien de plus clair et de plus précis que cette déclaration, mais elle fut sans effet, et son auteur s'embarqua alors pour les États-Unis, emportant avec lui des lettres de recommandation de différents membres de l'opposition, et, entre autres, du marquis de Lansdowne qui l'honorait de son intimité. Washington répondit :

30 août 1794.

Mylord,

J'ai eu le plaisir de recevoir la lettre d'introduction que Votre Seigneurie a donnée pour moi à M. de Talleyrand. Je regrette infiniment que des considérations d'une nature politique, et que vous comprendrez facilement, ne m'aient pas encore permis de témoigner toute l'estime que je ressens pour son caractère personnel, et tout le cas que je fais de votre recommandation. J'entends dire que l'accueil qui lui a été généralement fait ici est de nature à le dédommager, autant que le permet l'état de notre société, de ce qu'il a abandonné en quittant l'Europe. Le temps lui sera naturellement favorable où qu'il soit, et il est à penser qu'il élèvera un homme de son mérite et de ses talents au-dessus des désavantages transitoires, qui résultent des divergences politiques dans les temps de révolution.

WASHINGTON.

 

VI

 

On voit par la communication qui précède que l'on parlait de M. de Talleyrand avec quelque respect, et que l'accueil qui lui avait été fait aux États-Unis avait été assez flatteur. Mais le nom français avait généralement perdu sa popularité ; car la Fayette était exilé dans les prisons d'Olmütz, et la violence sanguinaire de la Convention ainsi que les intrigues de ses agents n'étaient nullement sympathiques aux sentiments des Américains. Toutefois, c'était une époque où l'excitation était à son comble ; les hommes capables qui, jusqu'alors, s'étaient ralliés autour de leur vénérable président pour former un gouvernement uni, se divisaient en partis opposés ; le traité avec l'Angleterre était remis en question ; et M. de Talleyrand, lié avec Jefferson, se remuait, dit-on, pour augmenter l'agitation qui commençait à se faire jour, et s'efforçait de contrecarrer la politique du gouvernement qui venait de le bannir de ses rivages. Mais ses efforts furent infructueux ; et fatigué au delà de toute mesure de son nouveau lieu d'exil, il employa le capital qu'il avait pu sauver de sa carrière si traversée à armer un navire, sur lequel il se disposa à faire voile pour les Indes orientales, accompagné de M. de Beaumetz, comme lui ancien membre de l'Assemblée nationale.

Mais pendant les années qui s'étaient écoulées depuis qu'il avait quitté Paris, les événements qui s'étaient précipités avec une rapidité démoniaque à travers presque foutes les horreurs et tous les crimes, en étaient arrivés à une nouvelle crise. Chaque phase de cette terrible histoire était marquée par le meurtre en masse de tout un parti et la domination momentanée d'un autre.

La Gironde, que j'ai laissée tremblante et triomphante le 10 août, avait bientôt après été étranglée par l'étreinte de Danton, ce géant. Danton, trop indolent et trop plein de confiance en lui-même pour ne pas finir par succomber devant son ancien associé, plus calme et plus ambitieux, avait courbé sa tète altière sous le couteau de la guillotine, à laquelle il avait livré tant de victimes beaucoup plus innocentes ; et, enfin, Robespierre lui-même venait de périr par les mains d'hommes que la crainte avait rendus hardis, et que l'expérience ramenait dans une certaine mesure à la raison, puisqu'ils sentaient enfin la nécessité de rétablir quelques-unes de ces lois par lesquelles seules la société peut être préservée ou maintenue.

M. de Talleyrand, en apprenant ces circonstances, se décida à abandonner sou entreprise commerciale et à s'aventurer encore une fois à la recherche du pouvoir et de la fortune au milieu des scènes changeantes des affaires publiques.

Et dans ce cas, comme souvent, la fortune le favorisa ; car le vaisseau sur lequel il devait s'embarquer, ayant fait voile avec son ami, ne fut jamais revu, et on n'en entendit plus jamais parler. Tous les efforts de M. de Talleyrand se concentrèrent maintenant vers un seul but : rentrer dans son pays natal, où beaucoup d'amis se remuaient en sa faveur. Parmi les personnes les plus influentes qui s'occupaient ainsi de lui, était une femme remarquable, des talents de qui nous n'avons qu'une faible idée d'après ses ouvrages ; ces ouvrages, tout, en témoignant d'une imagination ardente et d'une puissante intelligence, donnent à peine une idée de cette éloquence naturelle et surprenante qui brillait dans sa conversation. La fille de Necker — c'est d'elle que je parle —, se réveillant alors des horreurs d'un cauchemar qui avait absorbé tout autre sentiment que la crainte, était à cette époque le centre d'un cercle dans lequel figuraient les femmes les plus séduisantes et les hommes les plus distingués ; on se hâtait, dans le transport d'une joie qui tenait du délire, de ressaisir ces plaisirs de la société qui, pendant les dernières années, avaient été bannis de partout, excepté peut-être des prisons, dans lesquelles seules, pendant ce que l'on a appelé pompeusement le règne de la Terreur, semble s'être conservé quelque reflet de la gaieté nationale.

Parmi les familiers de la maison de madame de Staël se trouvait celui des Chénier qui vivait encore, Joseph-Marie Chénier, qui, le 18 fructidor, au moment où le retour de M. de Montesquiou venait d'être autorisé, parla ainsi à la Convention en ces ternies qui méritent d'être remarqués :

J'ai une autorisation semblable à demander pour l'un des membres les plus distingués de l'Assemblée constituante, M. de Talleyrand-Périgord, le fameux évêque d'Autun. Nos différents ministres à Paris rendent témoignage de ses services. J'ai en main un mémoire dont le double existe dans les papiers de Danton ; ce mémoire est daté du 25 novembre 1792, et il prouve que M. de Talleyrand s'occupait des affaires de la république au moment même où il fut banni par elle.

Persécuté ainsi par Marat et Robespierre, il fut aussi banni d'Angleterre par Pitt ; mais il choisit pour son lieu d'exil la patrie de Franklin, ce 'pays où, en contemplant le spectacle imposant d'un peuple libre, il pourrait attendre le temps où la France aurait des juges et non plus des meurtriers ; une république, et non l'anarchie couronnée du beau nom de lois !

Comment concilier cette déclaration avec les solennelles protestations de M. de Talleyrand à lord Grenville ?

Comment M. de Talleyrand avait-il pu écrire des mémoires à Danton, et cependant être venu en Angleterre, simplement dans le dessein d'y chercher le repos ?

Il est certain que le passeport sur lequel nous avons attiré l'attention justifiait l'affirmation de M. Chénier, et qu'il portait ces mots : Allant à Londres par nos ordres ; car M. Talleyrand confirma ensuite ce fait dans un pamphlet que nous aurons bientôt à remarquer. Mais du mémoire nous ne pouvons rien apprendre de plus. Les amis de M. de Talleyrand disent qu'il n'a probablement jamais existé, ou que, s'il a existé, ce n'était qu'un papier de peu d'importance, et auquel le gouvernement anglais ne pouvait rien trouver à redire. Ils ajoutent que la forme donnée au passeport était la seule que Danton aurait pu se hasarder à adopter sans avoir à redouter le gouvernement provisoire ; que le gouvernement anglais devait le savoir ; et que M. de Talleyrand ne s'en servit et ne prétendit que cela le plaçait dans la position d'un agent français, que lorsque cela devint nécessaire pour se procurer la permission de rentrer en France ou pour se défendre contre le reproche d'émigration.

A son autobiographie le soin d'éclaircir ce qui est obscur dans cette transaction ; mais actuellement tout ce que nous savons semble donner raison à la dame française qui, un jour où la conversation roulait sur les bonnes qualités de l'abbé de Périgord, avoua qu'il serait difficile de lui refuser ses faveurs, niais impossible de lui donner sa confiance.

 

VII

 

En tout cas, le plaidoyer de Chénier fut couronné de succès : La permission de rentrer fut accordée ; en conséquence, M. de Talleyrand traversa de nouveau l'Atlantique, et, ayant été chassé par la tempête sur les côtes d'Angleterre, il arriva au mois de juillet 1795 à Hambourg, alors le lieu de refuge de la plupart des émigrés, surtout des orléanistes, ainsi que des nié-contents irlandais : madame de Genlis, madame de Flahaut, lord Édouard Fitz-Gerald, etc.

On peut résumer la situation de l'Europe à cette époque en disant que les armes françaises avaient été généralement heureuses.

La Belgique était prise ; l'expédition commandée par le duc d'York défaite et repoussée ; la Hollande était devenue une république alliée et soumise ; le drapeau -tricolore flottait sur la plupart des villes du Rhin ; l'Espagne avait recherché la paix et l'avait obtenue ; la Prusse était neutre. L'expédition de Quiberon avait complètement échoué ; et quoique les généraux français, Pichegru et Jourdan, eussent commencé à essuyer quelques revers, le Directoire était assez puissant, à la fois à l'extérieur et à l'intérieur, pour qu'il n'y eût pas imprudence à lui offrir son appui et son concours.

En conséquence, M. de Talleyrand n'avait aucune objection à le servir. Mais, avant de paraitre à Paris, il jugea convenable de faire un court séjour à Berlin, puisque, cette ville étant alors le point central d'observation, cela rendrait son arrivée en France plus intéressante. Après cette courte préparation il fit son apparition dans la capitale de la France, et trouva son nom l'un des plus populaires dans les salons de cette capricieuse cité : quant à la popularité des rues, il n'y aspira et ne l'eut jamais. Les dames autrefois à la mode se souvenaient de son esprit et de sa conversation ; celles dont la vogue était plus récente s'en entretenaient par curiosité : la grande masse de la Convention était bien disposée à avoir un grand seigneur à sa suite ; les grands seigneurs qui restaient encore en France désiraient voir au pouvoir quelqu'un des leurs ; tous les chefs politiques reconnaissaient ses talents, et désiraient savoir à quel groupe politique il se rattacherait. Il avait un parti même parmi les savants, car, quoique absent, il avait été nommé membre de l'Institut, qui s'était récemment fondé sur les bases que lui-même avait posées. Par-dessus tout, il était bien connu comme libéral, et comme un libéral pur des orgies sanglantes de la liberté. Ce fut dans ces circonstances qu'il reparut sur la scène du plaisir et des affaires.

 

VIII

 

Ainsi que je l'ai dit, le premier mouvement de tous les partis, après la mort de Robespierre, avait été de s'opposer à la continuation du système meurtrier lié au nom de ce personnage ; niais il était difficile d'unir dans un même gouvernement et dans une même politique les différents partis qui étaient triomphants ; c'est-à-dire, les démocrates violents, qui s'étaient soulevés contre leur chef ; — les républicains plus modérés qui avaient été spectateurs plutôt qu'acteurs pendant la domination de la Convention ; — et les constitutionnels des Assemblées nationale et législative. La réaction, une fois commencée, s'étendit par degrés, jusqu'à ce qu'elle provoqua des conflits entre les extrêmes ; et ce ne fut qu'après une série de luttes, tantôt contre les jacobins, et tantôt contre les royalistes déguisés, qu'une sorte de parti moyen établit la Constitution de l'an III, qui était fondée sur le principe de la tolérance universelle, mais qui assurait, toutefois, une suprématie aux conventionnels, en exigeant que les deux tiers des nouvelles assemblées fussent choisis parmi eux. Ces nouvelles assemblées étaient de deux sortes, toutes les deux élues : l'une appelée les Anciens, sorte de sénat qui avait le pouvoir de refuser les lois ; la seconde, les Cinq-cents, qui avait l'initiative des lois. Le pouvoir exécutif fut confié à un Directoire, qui, afin de préserver le pays du joug d'un despote, était composé de cinq membres : Carnot, pour la sévérité républicaine duquel M. de Talleyrand avait peu de sympathie ; Laréveillère-Lepaux, dont il avait tourné en ridicule les rêveries religieuses en baptisant les théophilanthropes, secte de déistes que Laréveillère protégeait, les filous en troupe ; Letourneur, officier du génie, ayant peu ou point d'influence ; Rewbell, jurisconsulte, homme de réputation et de talent, assez bien disposé pour lui ; et Barras. Ce dernier, le membre le plus puissant du Directoire à l'époque dont je m'occupe, était un de ces hommes qui, souvent, dans les commotions sociales, s'élèvent plus haut que ne semble le comporter leur mérite apparent. Habile sans grands talents ; intrigant sans grande adresse ; hardi et résolu dans toutes les occasions critiques, mais incapable d'une énergie soutenue ; de naissance noble, quoique non d'une grande famille historique, il avait acquis son influence par deux ou trois actes de courage et de décision ; on lui pardonnait le crime d'être noble, à cause du titre de régicide dont il pouvait se prévaloir. Ayant été choisi par ses collègues, comme l'homme qui connaissait le mieux le monde, pour représenter le gouvernement auprès de la société, il se montrait à la hauteur de cette position par des manières aisées et une sorte de cour dont il savait s'entourer ; cette cour contenait tous les survivants de l'ancienne société que l'on pouvait encore trouver se mêlant aux affaires.

Dans le midi et dans l'est de l'Europe, plusieurs aventuriers de cette espèce sont parvenus à des positions élevées et ont su les conserver. Dans le nord, et, cela est étrange à dire, surtout au milieu du capricieux et brillant peuple de France, des qualités plus solides, et un caractère plus fixe et plus égal, semblent essentiellement nécessaires à celui qui veut commander. Richelieu, Mazarin, Louis XI, Louis XIV, Robespierre même, différant l'un de l'autre en toute autre chose, furent tous remarquables par une espèce d'énergie résolue et quotidienne, par un esprit d'ordre et de système qui manquait à l'épicurien du Luxembourg. Son salon, toutefois, était un théâtre où le gentilhomme accompli de l'ancien temps pouvait encore briller, et ses préjugés, quoiqu'il affectât des principes démocratiques afin de se mettre à l'abri de l'accusation d'être né aristocrate, étaient tous en faveur des anciens nobles. M. de Talleyrand s'attacha donc à Barras.

 

IX

 

La société de Paris ne fut jamais plus piquante qu'alors. Personne n'était riche. Le luxe et la cérémonie étaient proscrits ; peu de maisons particulières s'ouvraient ; un grand désir d'amusement avait survécu à tout ; personne ne prétendait au rang, car qui aurait osé se vanter de sa naissance ? Il n'y avait pas moyen de se rassembler en coteries et dans des salons fermés, car cela aurait été considéré comme une conspiration. On se confondait dans les fêtes publiques, dans les jardins publics, dans les théâtres, dans les bals de souscription, comme ceux de Marbeuf, où la femme de l'épicier et celle du grand seigneur dansaient dans le même quadrille, chacune d'elles étant tout simplement appelée citoyenne. La seule distinction réelle était celle des manières : Au milieu de cet assemblage confus de tous les ordres, un homme du monde populaire, actif, habile, décidé à s'amuser, avait un libre champ pour déployer ses qualités sociales et politiques. Mais ce n'est pas tout ; avec le goût du plaisir avait reparu aussi le goût des lettres. Dans cette sphère encore, M. de Talleyrand trouva le moyen d'exciter l'attention. J'ai dit que, pendant son séjour à l'étranger, il avait été élu membre de l'Institut national, qui devait son origine, ainsi que je l'ai fait remarquer, aux propositions qu'il avait déposées sur le bureau de l'Assemblée constituante un peu avant.sa dissolution. Il avait. aussi été choisi pour secrétaire d'une des sections de l'Institut, et ce fut en cette qualité qu'il adressa alors à la classe des sciences morales et politiques, à laquelle il appartenait, deux mémoires : l'un sur les relations commerciales entre l'Angleterre et les États-Unis, et l'autre, sur les colonies en général Peu d'écrits de ce genre contiennent autant d'idées justes dans un cadre aussi limité. Dans le premier, l'auteur donne une description générale de l'état de la société américaine, du caractère calmé, des habitudes variées et originales, des lois saxonnes, et des sentiments religieux de cette communauté naissante. Il montre ensuite, ce qui alors était peu compris, que l'Angleterre avait gagné plus qu'elle n'avait perdu à la séparation ; et que les besoins des Américains les rattachaient aux intérêts anglais, tandis que leur langue, leur éducation, leur histoire et leurs lois leur inspiraient des sentiments qui, bien dirigés, seraient et resteraient anglais.

Mais le mémoire sur la colonisation est même supérieur au précédent ; l'auteur montre, car il entrevoyait alors ce qui depuis a eu lieu par degrés, l'impossibilité de continuer longtemps le travail au moyen des esclaves, ou de conserver les colonies qui en avaient besoin. Il prévoyait que de telles colonies avaient contre elles des sentiments qui, dans quelques années, à tort ou à raison, les balaieraient. Il cherchait d'autres établissements pour tenir lieu de ceux qui devaient disparaître ; et l'Égypte et la côte africaine sont les endroits vers lesquels, avec une singulière prescience, il dirigeait l'attention de son pays. Les habitants de sa patrie, il les décrit comme ayant, dans le sentiment de lassitude qu'ils éprouvaient alors, dans leur besoin d'excitation, et, en beaucoup de cas, dans leurs déceptions et leurs désappointements, toute sorte de raisons de s'élancer vers des terres où ils trouveraient à la fois le repos, l'action aventureuse et le changement.

L'art de mettre les hommes à leur place est le premier de la science du gouvernement ; mais celui de trouver la place des mécontents est à coup sûr le plus difficile ; et présenter à leur imagination des lointains, des perspectives où puissent se prendre leurs pensées et leurs désirs, est, je crois, une des solutions de cette difficulté sociale.

Environ trois semaines après la lecture de ce mémoire, M. de Talleyrand accepta le poste de ministre des affaires étrangères.

 

X

 

Voici ce qu'il racontait lui-même de la cause immédiate qui l'avait fait nommer à ce poste en remplacement de Charles Delacroix :

J'avais été dîner chez un ami sur les bords de la Seine, avec madame de Staël, Barras et quelques amis qui se réunissaient souvent. Un jeune ami de Barras, qui était avec nous, alla se baigner avant le dîner, et se noya. Le membre du Directoire, qui lui était tendrement attaché, en fut fort affligé. Je le consolai, dans ma jeunesse j'avais souvent rempli l'office de consolateur,et je retournai à Paris avec lui dans sa voiture. Le ministère des affaires étrangères devint vacant peu après ; Barras savait que je le désirais, et, grâce à lui, ce portefeuille me fut donné.

Mais ce n'avait pas été là la seule raison de ce choix. L'état des affaires était alors critique ; la réaction, qu'avaient provoquée les violences des démocrates, devenait de jour en jour plus forte sous un gouvernement indulgent.

A mesure que les relations ordinaires de la société se renouaient, le ressentiment devenait de plus en plus amer contre ceux qui les avaient troublées et même détruites pour un temps. A la fin, la haine contre les partisans de Robespierre ressemblait fort à un penchant pour les royalistes ; et Pichegru, président de l'Assemblée des Cinq-cents, et alors général de grande réputation, était déjà en correspondance avec Louis XVIII.

Le Directoire lui-même était divisé. Carnot, homme d'un génie peu pratique et républicain passionné, se rangeait avec l'opposition par aversion personnelle pour ses collègues et à cause de la conviction où il était que toute nouvelle convulsion finirait par le triomphe de ses principes. Il entraina avec lui Barthélemy, successeur de Letourneur ; ce dernier avait perdu sa place dans le Directoire par l'arrêt du sort, qui devait périodiquement éliminer un de ses membres. Rewbell et Laréveillère-Lepaux se rangèrent du côté de Barras, qui, satisfait de sa position, et ayant à la défendre contre les deux partis extrêmes, fut content d'adjoindre au ministère, comme lui étant personnellement attaché, un homme d'une capacité et d'une résolution bien connues.

En outre, la négociation avec la Grande-Bretagne à Lille, négociation qui avait assez naturellement suivi la défaite de tous ses alliés du continent, rendait désirable la nomination d'un diplomate plus distingué que M. Delacroix, qui était alors à la tète du département auquel fut nommé M. de Talleyrand. Le nouveau ministre justifia bientôt le choix qu'on avait fait de lui. Son regard embrassa d'un seul coup la situation dans laquelle se trouvait Barras, situation singulièrement semblable à une autre de notre temps. La majorité du corps exécutif était d'un côté, et la majorité des corps législatifs de l'autre.

L'Assemblée se demanda si elle ne prendrait pas l'initiative, et si, foulant aux pieds la constitution, elle ne s'emparerait pas du pouvoir exécutif par un moyen quel qu'il fût. Le général Pichegru hésita, comme après lui le général Changarnier.

Talleyrand conseilla à Barras de ne pas hésiter. Celui-ci n'hésita pas, et prenant le commandement des troupes en vertu de son mandat, il s'empara des hommes importants parmi ses adversaires, à quelque parti qu'ils appartinssent. Carnot, Barthélemy et Pichegru furent du nombre, et Carnot ayant pris la fuite, M. de Talleyrand fut ainsi débarrassé d'un ennemi, et les républicains ardents perdirent leur chef.

 

XI

 

Le plus mauvais effet de ce coup d'État fut l'interruption des négociations de Lille, et des arrangements que M. Maret était sur le point de conclure, arrangements que Talleyrand lui-même avait favorisés, mais qui devenaient impossibles pour un gouvernement contraint alors de rechercher la popularité pour mettre à couvert son usurpation.

L'idée de la paix avec l'Angleterre étant ainsi abandonnée, M. de Talleyrand adressa à ses agents une circulaire qui, si l'on considère le temps où elle a été écrite et la position occupée alors par celui qui l'écrivait, est un modèle de tact et de talent.

Il représente l'Angleterre comme le seul ennemi de la France. Il fait remonter son pouvoir et sou prestige au temps de Cromwell et au courage et à l'énergie que la liberté inspire. Il fonde sur cette. même liberté la puissance et le prestige que la France devait alois posséder, et invoque les victoires qu'elle vient -de remporter. Il décrit d'une façon qui servait ses desseins la manière dont la Grande-Bretagne avait acquis son influence, et l'accuse d'en avoir abusé. Il montre à ses agents l'immense importance d'une diplomatie intelligente. Il leur recommande de ne jamais choquer les habitudes ni les idées de la nation auprès de laquelle ils sont accrédités ; il leur dit d'être actifs saris jamais devenir des agitateurs. Il tâche de les persuader de la grandeur de la France et de la nécessité de faire reconnaître et accepter cette grandeur. Il leur conseille d'éviter les petites machinations et de montrer assez de confiance dans la force et la durée de la république, pour en bien persuader les autres. Il indiqué comment tous les malheurs et tous les changements du gouvernement en France ont été causés par la position faible, apathique, honteuse, que ce pays avait à l'étranger sous le règne des derniers princes de la maison de Bourbon ; et, en terminant, il les assure de son secours, et ajoute qu'il apprécie hautement les services que leurs talents peuvent rendre à leur pays.

C'est de bette manière que les grands ministres forment des agents capables.

Pendant ce temps, le traité de Campo-Formio avait établi la paix en Italie et en Allemagne à des conditions avantageuses pour la France, quoique, par la cession de Venise à l'Autriche, elle abdiquât la cause pour laquelle jusqu'alors elle avait prétendu combattre.

Bonaparte, à qui l'on devait cette paix, visita alors Paris, et vit beaucoup M. de Talleyrand, qui lui fit une cour assidue, comme s'il prévoyait ce que le sort lui réservait. Mais le temps d'une alliance plus intime n'était pas encore arrivé : Napoléon lui-même, en effet, n'était pas encore mûr pour la sérieuse méditation du dessein qu'il mit plus tard à exécution. De vagues images de conquête et de grandeur flottaient souvent devant ses yeux, et les empires gigantesques que le courage et le génie ont fréquemment fondés en Orient, se présentaient probablement plus souvent à sa pensée qu'une tyrannie à établir dans son pays (mai 1798).

Il partit alors pour l'Égypte, où il pensait réaliser ses rêves magnifiques, et où le Directoire, suivant une politique traditionnelle, pensait porter un coup décisif à l'ancien ennemi et rival avec lequel seul la France avait alors à lutter.

Avec son départ, la fortune de son pays sembla décliner. Une nouvelle coalition européenne éclata, commençant par le meurtre des plénipotentiaires français à Rastadt, et des divisions de toute sorte se manifestèrent en France. Les victoires des alliés sur le Haut-Rhin et en Italie augmentèrent ces divisions et ajoutèrent à la force du parti démocratique, auquel, contrairement aux intentions de Barras qui aurait désiré suivre une ligne de conduite modérée, le renversement de Pichegru et de ses collègues avait déjà donné une certaine impulsion. La perte de Rewbell, dont les démocrates redoutaient l'énergie, et dont le siège au sein du Directoire devint légalement vacant, donna une nouvelle force à leurs désirs, d'autant plus que Sieyès, qui remplaça Rewbell, entrait au pouvoir exécutif avec sa manie habituelle de proposer quelque constitution nouvelle.

M. de Talleyrand, attaqué comme noble et comme émigré, donna sa démission, et publia une apologie de sa conduite, apologie remarquable, et dont nous donnerons ici un résumé, avec quelques-uns des passages les plus saillants[4] :

Voici le début :

Pourquoi donc faut-il que j'occupe le public de moi ? pourquoi, au milieu de tant d'événements qui agitent en plus d'un sens la république, mon nom, prononcé par la haine, et par une haine d'autant plus implacable qu'elle n'a jamais été provoquée, doit-il, même un Moment, fixer l'attention générale ? Ah ! si tous ceux qui, dans ce débordement de pamphlets et de journaux, m'ont choisi depuis quelques jours pour être l'objet privilégié de leurs injures, savaient bien, je ne dis pas avec quelle résignation, mais avec quel bonheur, je suis prêt à voir passer dans d'autres mains ce ministère tant jalousé, tant recherché par eux ou leurs amis ; peut-être rougiraient-ils alors de leurs fureurs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L'auteur, avant d'aborder les reproches qui lui ont été faits, revient sur ses antécédents politiques :

Il doit sans doute être encourageant pour moi de pouvoir rappeler, en commençant cette étrange justification, avec quel empressement, avec quelle joie j'allai nie ranger, en 1789, parmi les premiers et les plus sincères amis de la liberté. Ce souvenir me remplit d'une satisfaction que l'injustice actuelle ne pourra elle-même me ravir. Il est vrai que je serais indigne d'avoir servi une si belle cause, si j'osais regarder .connue sacrifice ce que je fis alors pour son triomphe. Mais que du moins il soit permis de s'étonner qu'après avoir mérité, à de si justes titres, les plus implacables haines de la part du ci-devant clergé, de- la ci-devant noblesse, j'attire sur moi ces mêmes haines de la part de ceux qui se disent si ardents ennemis de la noblesse et du clergé, et qui, pourtant, en répétant leurs fureurs contre moi, semblent vouloir venger leurs privilèges détruits et leurs prétentions renversées. Que l'étonnement redouble, lorsqu'on vient à découvrir que ces hommes si exaspérés, ces fabricateurs infatigables des calomnies que se plaît surtout à faire circuler le journal intitulé des Hommes libres de tous les pays, sont presque fous eux-mêmes ou ex-prêtres ou ex-nobles, ou même encore princes !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Que disent-ils donc, ces hommes non Français, ou ceux d'entre les Français dont ils ont su tromper la bonne foi ? Que j'ai été de l'Assemblée constituante ? Ah ! je savais bien qu'au fond de leur âme ils ne pardonneraient jamais à ceux dont les noms brillent parmi les fondateurs de la liberté. Je savais bien que les hommes qui n'ont pas éprouvé ces premiers élans du peuple français en 1789, que ceux qu'on voyait alors s'associer honteusement aux froides railleries par lesquelles on insultait à ce sublime enthousiasme de la nation ; que ceux enfin qu'on n'a vu se montrer dans la révolution qu'aux époques où ils ont espéré que, n'ayant pu la prévenir, ils parviendraient du moins à la rendre odieuse, s'indignaient en secret contre l'assemblée qui, la première, proclama la déclaration des droits de l'homme ; qu'ils accordaient surtout bien plus de faveur au côté antirévolutionnaire de cette assemblée qu'à celui qui fut le berceau de la révolution ; mais j'ignorais que, publiquement, et sans même déguiser ce qu'un tel reproche a d'ouvertement aristocratique, ils oseraient imputer à un citoyen d'avoir été membre de l'Assemblée constituante, et c'est pourtant ce que je lis parmi les nombreuses injures de leur journal favori.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Talleyrand répond ensuite à ceux qui le traitent d'émigré :

Je ne m'attendais pas, je l'avoue, qu'on me réduirait à prouver, en l'an VII de la république, que je ne suis pas un émigré. Quoi ! la première autorité de la république, la Convention nationale, a déclaré, à la parfaite unanimité, dans le temps de sa plus grande indépendance et de sa plus grande force, puisque c'est peu de jours avant son triomphe de vendémiaire, que mon nom serait rayé de toute liste d'émigrés ; elle a rapporté en même temps un décret d'accusation contre moi, qui était tellement une surprise, que, pendant plus de deux ans, le comité chargé d'en rédiger l'acte n'avait pu trouver une seule pièce, une seule ligne, sur laquelle il lui fût possible de faire une rédaction quelconque ; et c'est moi qui suis tenu de faire connaitre ces faits si publics ! et c'est moi à qui l'on semble en quelque sorte demander raison de ce décret ! L'auteur ignoré d'un pamphlet et le journaliste si connu qui le copie prétendent au reste que rien n'est plus facile que d'échapper à une telle autorité, et de me constituer émigré, en dépit même de la Convention ; que le Corps législatif n'a qu'à rapporter le décret qui a prononcé ma radiation, et qu'il faudra bien alors que je me retrouve frappé d'émigration. Quel raisonnement ! et quel homme est celui qui a pu croire que ce raisonnement serait accueilli par la représentation nationale ! Sans doute, le Corps législatif peut rapporter une loi dont il sent l'insuffisance ou les inconvénients ; c'est même là un de ses devoirs ; mais ne voit-on pas que le décret qui nie concerne n'est pas une loi, mais un jugement ? qu'un jugement ne peut être cassé que par un pouvoir supérieur à celui qui l'a rendu, et chargé de revoir les jugements du premier ? Enfin, qu'il est évidemment faux que l'effet d'un jugement prononcé par un tribunal souverain puisse être de couvrir, de voiler en quelque sorte une accusation qu'on dévoilerait ensuite à volonté, mais qu'il est incontestable, au contraire, que l'accusation est entièrement détruite par un tel jugement ? L'énoncé de principes aussi évidents dispense de tout développement, et la conséquence est frappante.

Mais quels sont, demandent encore ces hommes, les motifs qui ont déterminé la Convention nationale à rayer Talleyrand ? Ici la question change ; toutefois, la réponse est simple et assurément bien décisive. Ces motifs, les voici : Je fus envoyé à Londres, pour la deuxième fois, le 7 septembre 1792, par le Conseil exécutif provisoire. J'ai, en original, le passeport qui me fut délivré par le Conseil, et qui est signé des six membres : Lebrun, Danton, Servais, Clavière, Roland et Monge. Il a été mis sous les yeux de la Convention, au moment où elle daigna s'occuper de moi, et je le montrerai à quiconque désirera le voir. Ce passeport est conçu en ces termes : Laissez passer Ch. Maurice Talleyrand allant à Londres par nos ordres. J'étais donc bien autorisé à rester hors de France jusqu'à ce que ces ordres eussent été révoqués : or, ils ne l'ont jamais été ; je n'ai donc pu être en contravention par mon absence. Cependant, ne voulant pas la prolonger, qu'ai-je fait ? ce que tout citoyen aurait fait à ma place. J'ai attendu l'époque mémorable où la Convention recouvra son indépendance ; je lui ai fait connaître aussitôt pourquoi j'étais parti, pourquoi je n'étais pas rentré ; et je lui ai demandé qu'elle levât les obstacles qui s'opposaient à mon retour dans ma patrie, soit en rapportant le décret dont j'avais été frappé, soit en m'indiquant un tribunal pour y être jugé. Je lui ai demandé surtout qu'elle ne regardât pas comme émigré celui qui présentait un titre d'absence aussi légitime. Ma double demande fut parfaitement accueillie. Ainsi, j'étais sorti de France parce que j'y étais autorisé, que j'avais reçu même de la confiance du gouvernement des ordres positifs pour ce départ. J'y suis resté à l'instant où cela m'a été permis, où cela m'a été possible. Y a-t-il là trace quelconque d'émigration ? Le décret de la Convention nationale, rendu en ma faveur, n'est-il pas pleinement justifié ? et un tribunal quelconque, fût-il supérieur à la Convention nationale, trouverait-il un motif ou même un prétexte pour l'attaquer ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Après avoir ainsi déblayé le terrain de tout ce qui se rapportait au passé, il en vient à défendre la politi7 que qu'il a suivie comme ministre :

Une vaste ligue de rois s'est formée naguère contre la république française ; et l'on ose me demander compte de cet événement, comme si, sous un rapport quelconque, il pouvait m'être imputé ! Eh continent donc pourrais-je être chargé d'une imputation .aussi horrible ? La réflexion la plus simple, la plus à la portée de tout le monde, va sans doute la repousser bien loin de moi. Si, pendant le cours de mon ministère, je nie suis fait connaître par quelque opinion hautement prononcée, c'est certainement par un désir ardent d'une honorable paix, et par l'espérance que j'ai nourrie sans cesse d'arriver 'enfin à ce grand résultat qui doit consolider à jamais la république, et dans lequel je plaçais toutes mes idées de bonheur et de gloire. Or, si ce fait est bien constant ; s'il n'est peut-être personne en France qui le révoque en doute ; n'est-il pas évident, sans autre examen, que ce n'est pas moi qui ai cherché à accroitre le nombre de nos ennemis, à exaspérer nos amis, à hâter la rupture des traités, à indisposer les neutres, à menacer enfin toutes les puissances de l'irruption de nos principes ? Et lorsqu'on pense que ceux qui osent me faire cet inconcevable reproche, sont ceux-là même qui sans cesse attisaient le feu de la discorde, qui appelaient à grands cris toutes les fureurs de la guerre, qui étaient impatients de mouvements révolutionnaires dans toutes les parties du monde, qui adressaient inconsidérément à toutes les puissances les injures les plus absurdes et les plus impolitiques, qui ne semblaient s'occuper qu'à entraver toute négociation, qui se plaisaient à répandre sans cesse dans les feuilles publiques cette assertion si funeste au repos de l'Europe, que les républiques et les rois sont essentiellement en guerre. Lorsqu'on songe que moi, j'étais constamment occupé à réparer tant de disconvenances, tant de folies ; à calmer les envoyés des puissances neutres et amies, toujours prêts à en tirer des motifs d'alarmes ; quand on s'arrête un instant à ces réflexions, on est frappé d'étonnement de voir que ces hommes veulent m'accuser, moi, d'avoir coopéré à l'existence de la coalition, et qu'ils paraissent ignorer, eux, à combien de titres cette imputation pourrait leur être faite.

Au surplus, dans un exposé connu récemment du Corps législatif, j'ai indiqué les causes principales et les plus immédiates de cette coalition. Lorsque je suis attaqué avec tant d'acharnement et d'injustice, il doit m'être permis, je pense, de rappeler ici que mes observations ont été accueillies par la représentation nationale avec cet intérêt général qu'elle n'accorde qu'à la justesse reconnue et à la vérité bien sentie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vient ensuite l'examen de différents points de détail, de différentes négociations qu'il passe en revue. Montrant comme il avait souvent été contrecarré, il s'adresse à ceux qui lui reprochent de n'avoir pas, dans ces circonstances, donné sa démission, et il leur répond : Je l'avouerai, j'étais retenu par ce désir, par cette espérance infatigable de la paix dont rien ne pouvait me détacher. A propos de la négociation avec l'Angleterre, il prouve qu'il n'est pour rien dans les accidents et les fausses mesures qui l'ont fait échouer. Voici comment il termine :

Après de tels raisonnements, de quoi pourra-t-on être surpris ? Paraîtra-t-il étonnant que ces mêmes hommes m'imputent, à moi, toutes les opérations du gouvernement, celles du ministre de la guerre, celles du ministre des finances, celles du ministre de la police, la destitution des généraux, la nomination des commissaires, la nomination des fournisseurs, etc., en un mot, tout ce qui a été fait ou n'a point été fait dans la république et hors de la république, depuis que je suis ministre ; qu'ils me demandent, à moi, pourquoi le grand-duc de Toscane n'a pas été gardé en otage, comme si, moi, je donnais des instructions aux généraux ; qu'aguerris contre la crainte de tout reproche, par la multitude mate de leurs mensonges et de leurs contradictions, lorsqu'ils n'accusent, et si injustement, du refroidissement d'une puissance neutre, ils fassent, eux, d'incroyables efforts pour nous brouiller avec. l'Espagne et la Prusse ; que, fermant les yeux à toute évidence, ils osent affirmer que c'est moi qui ai aliéné de nous les États-Unis, lorsqu'ils savent si bien qu'au moment précis où ils impriment cet étrange reproche, des négociateurs américains arrivent en France, et qu'ils ne peuvent ignorer la part qu'il m'est permis de prendre dans cet événement, à raison Au langage plein de déférence, de modération, et, j'ose dire aussi, de dignité, que je leur ai adressé au nom du gouvernement français, tandis que ceux qui m'attaquent aujourd'hui ne voulaient alors leur faire parvenir que des paroles dures et irritantes ? Est-il étonnant qu'ils veuillent me faire rendre compte de la cession du duché de Bénévent au roi de Naples, lorsque le duché de Bénévent n'a jamais été cédé au roide Naples ? qu'ils confondent tout, qu'ils altèrent tout, qu'ils ignorent tout ; qu'ils placent les ports du Portugal dans la Méditerranée ; qu'ils prennent le citoyen Eymar, ex-ambassadeur dans le Piémont, pour un abbé Daymar, du côté droit de l'Assemblée constituante ; qu'ils me supposent des relations intimes avec tel homme qu'ils nomment, et avec qui je n'ai même jamais eu une communication depuis que je suis ministre ; qu'ils prétendent que c'est moi qui ai provoqué contre le citoyen Truguet un genre de rigueur qui m'a constamment paru sans excuse ; tandis que mille voix s'élèveraient au besoin, même la sienne, pour repousser de moi une aussi absurde calomnie.

Et qu'ai-je donc fait pour qu'un tel soupçon ait. pu s'adresser à moi ? Ma vie tout entière permet-elle de me supposer une action de ce genre ? Ai-je jamais été vindicatif, persécuteur ? Dans tout le cours de mon ministère, peut-on me reprocher même un acte sévère ? Ai-je blessé quelqu'un, même par un propos ? Les citoyens associés à mes travaux ont-ils jamais reçu de moi autre chose que des témoignages de confiance et d'amitié ? Ont-ils redouté un caprice de ma part ? Ont-ils été inquiets un seul instant sur leur sort ?On a, l'année dernière, couvert les murs d'injures contre moi, dictées par la fureur : avais-je fait précédemment, ai-je fait depuis le moindre mal au jeune homme égaré qui me les adressait ? Enfin, ai-je dénoncé ? ai-je fait destituer ? ai-je fait supprimer ? Non, certainement ; non ; et je suis loin sans doute de m'en faire un mérite. Quiconque me connaît, sait très-bien qu'il n'était pas plus dans mes principes que dans mon caractère d'agir autrement. J'ai fini : je suis certain d'avoir répondu victorieusement à tous les reproches ; je laisse les injures. Je les méprisais dès le commencement de la révolution ; je ne changerai point.

Nous voyons, par les citations ci-dessus, que l'ex-ministre ne se faisait aucun scrupule de transformer son apologie en attaque, et de traiter avec sarcasme et dédain le parti par lequel il avait été expulsé ; mais qu'en même temps qu'il dénoncé les folies des républicains exagérés, il se déclare formellement pour une république : et justifiant ce qu'il avait fait, tournant en ridicule les reproches qu'on lui adressait pour ce qu'il n'avait pas fait, il se plaît à rejeter adroitement sur ces Directeurs encore au pouvoir le blâme de beaucoup de ce qui avait été fait contre son opinion.

Ce qu'il dit quant aux négociations de Lille montre suffisamment les difficultés d'une paix avec l'Angleterre après le 18 fructidor ; et l'un des passages que je viens de citer, et auquel j'avais déjà fait allusion, confirme ce qui avait été dit par Chénier quant au fameux passeport. Toutefois, dans ces Éclaircissements, l'ex-ministre visa à se mettre dans une bonne position pour les événements à venir plutôt qu'à se reporter aux choses passées. Certes, il aurait à peine osé mettre sa signature au bas d'une publication si hardie si ses ennemis eussent été fermes à leur place ; mais le Directoire chancelait déjà et s'en allait tomber.

 

XII

 

Le grand mal de toute constitution improvisée, qui n'est pas l'œuvre du temps et le résultat d'une adaptation graduelle des lois aux besoins et aux mœurs des diverses époques, est qu'elle ne se préoccupe que d'un seul côté des choses et qu'elle vieillit très-rapidement. La constitution du Directoire, composée après une époque de grande violence populaire et de despotisme individuel, était fondée sur le principe de si bien réprimer toute action dans l'État, qu'il n'y eût aucun moyen honnête pour personne de parvenir au pouvoir et à la distinction. Mais lorsque, dans un gouvernement, l'influence des individus est trop rigoureusement tenue en échec, l'influence du gouvernement s'affaiblit, et devient incapable de restreindre l'agitation d'une société plus ardente et plus ambitieuse que lui.

Ainsi, pendant quatre ans, la Constitution de l'an III fut maintenue de nom par une série de violations faites à cette loi. Tantôt, le Directoire maîtrisait les conseils en déportant l'opposition ; tantôt, l'opposition triomphait du Directoire en forçant un directeur impopulaire à abandonner ses fonctions ; et quelquefois l'absence de toutes lois contre la licence de la presse était compensée par ceci : on déclarait les journalistes hostiles ennemis de l'État, et on punissait un article habile comme une insurrection.

Et ce n'était pas tout : là où le talent civil ne peut guère créer une grande carrière, il ne peut non plus frapper les imaginations et exciter grand enthousiasme. Les hommes qui occupaient les emplois civils voyaient leur prestige limité par les mêmes manœuvres qui limitaient leur pouvoir ; la nation était fatiguée des parleurs, car parler n'amenait aucun résultat : un général seul pouvait frapper son imagination, car seul un général était en position de pouvoir faire quelque chose de remarquable. Tous les partis s'en aperçurent les patriotes ou démocrates, représentés dans le Directoire par Laréveillère et Collier devenu Directeur à la place de Treillard ; Barras, n'ayant aucune opinion particulière, mais représentant en général, tous ceux qui intriguaient pour des places ; et Sieyès, le plus capable des membres du pouvoir exécutif, à la tète d'un groupe modéré voulant encore maintenir la république et établir l'ordre, quoique sous quelque nouvelle forme. Sieyès avait avec lui une majorité dans le conseil des Anciens, une puissante minorité dans le conseil des Cinq-cents, et quelques-uns des hommes-les plus éminents et les plus capables de France, parmi lesquels M. de Talleyrand.

Comme les autres, il cherchait alors un général ; mais le choix n'était pas si aisé à faire. Hoche n'était plus ; Joubert venait de périr ; Moreau était irrésolu ; Masséna, quoique illustré par la victoire de Zurich, tenait trop du soldat ; Augereau était un jacobin ; il était impossible de se fier à Bernadotte. En ce moment (le 9 octobre 1799), Bonaparte débarquait revenant d'Égypte. Il foula aux pieds les lois de la quarantaine, il avait abandonné son armée ; mais le pays sentait qu'il avait besoin de lui ; et dans sa marche vers Paris, aussi bien qu'à son arrivée dans cette ville, il fut salué par les acclamations.

Son objet alors, si toutefois il en avait un bien défini, était le Directoire, pour lequel, toutefois, il lui fallait une dispense d'âge. Mais il découvrit bientôt que la majorité du Directoire ne voulait pas entendre parler de cette dispense. Il- fallait donc essayer d'un autre moyen, et pour cela s'entendre avec Barras ou Sieyès. Bonaparte détestait Barras, car Barras avait été son protecteur, sans être son ami.. Quant à Sieyès, M. Thiers a dit, non sans raison, que deux Français supérieurs sont des ennemis naturels, jusqu'à ce qu'ils aient eu l'occasion de se flatter mutuellement. De plus, Bonaparte et Sieyès s'étaient rencontrés chez Gohier sans échanger un mot, et s'étaient séparés en se détestant plus que jamais. M. de Talleyrand entreprit de réconcilier ces deux hommes, chez lesquels l'intérêt devait triompher de leur rivalité, — et il réussit. Mais, avec Sieyès, un renversement complet de l'état de choses existant alors était une chose qui allait de soi, parce que la seule ambition qu'il eût jamais nourrie était celle d'inventer des institutions, ce qu'il faisait avec une rare intelligence en tant qu'il ne se serait agi que de combiner des idées ; il oubliait que les sociétés ont besoin de quelque chose de plus que les idées.

On se décida donc pour une révolution ; elle devait être provoquée par une déclaration des Anciens, dont Sieyès était sûr ; ils décideraient que les chambres, étant en danger à Paris, se réuniraient à Saint-Cloud ; on devait confier la sûreté de ces assemblées à la garde de Bonaparte, et effectuer la dissolution du Directoire par la démission d'une majorité de ses membres. Après cela, on supposait que la majorité des Cinq-cents, effrayée par un appareil militaire imposant, contrecarrée par l'autre branche de la législature, et n'ayant aucun gouvernement pour la soutenir, serait, d'une manière ou d'une autre, vaincue. En conséquence, les deux premières mesures furent prises le 18 brumaire, mais la troisième restait. Sieyès et Ducos, qui agissaient de concert, donnèrent leur démission ; mais Gerbier et Moulins ne voulurent pas abdiquer ; Barras avait donc le vote décisif ; et ce fut encore M. de Talleyrand qui, avec le général Bruix, fut chargé de lui persuader d'abdiquer. Le résultat de l'entrevue fut que Barras, de son bain où on l'avait trouvé, sauta dans sa voiture, et ainsi le Directoire n'existant plus, une charge de grenadiers dans l'Orangerie de Saint-Cloud décida l'affaire le lendemain.

 

XIII

 

En jetant un coup d'œil en arrière sur le récit de ces événements, nous verrons que si, ce qui est douteux, on eût pu obtenir le même résultat par d'autres moyens, en tout cas, les choses ne se seraient pas passées de cette manière paisible et facile, saris le secours de M. de Talleyrand. La partie légale du nouveau changement fut effectuée par Sieyès qu'il avait uni à Bonaparte, et achevée au moyen de Barras, dont il se procura l'abdication obtenue si difficilement. Le temps de récompenser ces services était arrivé, et lorsque Napoléon devint premier consul, M. de Talleyrand fut nommé ministre des affaires étrangères.

Si nous jetons un coup d'œil en arrière et si nous le suivons à travers la période qui s'écoula entre le 10 août 1792 et le 18 brumaire, nous le trouvons fugitif en Angleterre sous des auspices douteux, exilé en Amérique où il tâche de se mêler de politique, projetant des entreprises commerciales, et, par-dessus tout, attendant des événements qui pourraient lui devenir favorables.

Après avoir quitté la France comme le partisan d'une monarchie constitutionnelle, il y rentre quand les passions et les opinions fiévreuses qui l'avaient si longtemps agitée, avaient enfin abouti à une république trop forte pour être renversée par les royalistes, trop faible pour pouvoir se promettre une longue existence.

Il accepte de l'emploi dans le gouvernement qu'il trouve établi, gouvernement qui, en comparaison de ceux qui l'avaient immédiatement précédé, garantissait d'une manière remarquable la sécurité des propriétés et de la vie.

Au milieu des conflits qui durent encore, il prend parti avec ceux qui sont pour une ligne de conduite modérée, entre le retour des Bourbons avec tous leurs préjugés et le rétablissement des partisans de Robespierre avec toutes leurs horreurs. Dans ces luttes politiques, il déploie de la modération et de la résolution ; dans la haute position qu'il occupe, il montre du tact et de la capacité. Ses deux mémoires, lus devant l'institut, se font remarquer par l'élégance de leur style et l'étendue de leurs vues[5]. Se défendant contre deux partis qui l'attaquent, l'un pour être trop, l'autre trop peu républicain, il emploie un langage à la fois résolu, digne et modéré, et la seule chose que l'on puisse mettre en doute est sa sincérité.

Enfin, il jette un gouvernement à la fois faible, dissolu, divisé, et ayant. la conscience de sa propre incapacité, aux mains d'un homme de grand génie, par qui il espérait être récompensé, et qui, à tout prendre, semblait le mieux fait pour affermir la direction, avancer la prospérité, et élever les destinées de son pays.

 

 

 



[1] M. de Rulhières, l'ancien secrétaire du baron de Breteuil à Saint-Pétersbourg, le confident du maréchal de Richelieu, le poète de la duchesse d'Egmont, narrateur fort redouté de Catherine II, etc., etc.

[2] 9 mars. Lord Grenville à lord Gower.

[3] En qualité de secrétaire de la mission

[4] Cette apologie forme une brochure in-8° de 35 pages, très-rare aujourd'hui. Elle a pour titre : Éclaircissements donnés par le citoyen Talleyrand à ses concitoyens. Paris, chez Laran, libraire, Palais-Égalité, an VII.

[5] Voyez l'Appendice.