LA CITÉ GAULOISE SELON L'HISTOIRE ET LES TRADITIONS

 

CHAPITRE ONZIÈME. — Le Druidisme (suite). - Rappel des textes. - Les Sacrifices humains. - La Justice. - Les Supplices. - Décadence du Druidisme.

 

 

Ainsi le druidisme avait eu ce singulier résultat sur une race naturellement audacieuse et sympathique, de la rendre superstitieuse et cruelle. Le sentiment religieux s’était dépravé sous son influence, au point de n’être plus qu’une obsession de l’esprit et de remplir les imaginations de fantômes. Cette disposition se rencontre aussi bien chez les peuples enfants que chez les nations vieillies, mais elle était arrivée dans la Gaule à un tel degré d’extravagance, que César, comparant l’état de ce pays à celui de la Germanie, beaucoup moins adonnée aux superstitions, n’hésitait point à affirmer qu’au delà du Rhin le druidisme était inconnu[1]. Le Gaulois voyait partout les génies ; ils dominaient les éléments ; l’homme était, comme la galure, asservi à leur puissance, et son existence même était le jouet de leur caprice. Pour écarter les périls qui, à chaque instant, menaçaient sa rie, pour échapper aux maladies qu’ils jetaient sur lui, pour préserver ses troupeaux du mauvais sort, il multipliait les vœux et les offrandes, se soumettait à des pratiques puériles et barbares. La vie humaine ne pouvait être rachetée que par des compensations terribles. Si l’on voulait sortir sain et sauf d’un combat, s’assurer le succès d’une expédition, la gain d’une bataille, on recourait à d’épouvantables moyens ; il fallait offrir à la divinité un équivalent d’extermination. Les malheureux qui avaient été condamnés par une justice impitoyable étaient mis en réserve, non pour recevoir le châtiment de leur faute, mais pour acquitter la dette contractée envers les dieux. Si le nombre des victimes n’était pas suffisant pour rendre la supplication efficace, on y ajoutait comme appoint des innocenta et des captifs. Ce peuple hospitalier, qui accueillait si cordialement l’étranger, l’immolait sans pitié quand le sort de la guerre le faisait tomber en son pouvoir. Féroce sans haine, on pourrait dire sans méchanceté, barbare par scrupule, le Celte jouait par dévotion avec la vie de ses semblables, comme il jouait avec la sienne par bravade ou par vertu. Ce système d’expiation ou de compensation par le sacrifice n’est pas un des aspects les moins sinistres du druidisme, et nous devons nous y arrêter quelques instants.

Recueillons sur ce point le témoignage précis de l’antiquité :

La nation gauloise, dit César, est tout à fait sous l’empire des superstitions. Ceux qui sont atteints de maladies graves, ceux qui vivent au milieu des combats et des dangers, immolent des hommes en guise de victimes, ou font vœu d’en immoler. Les druides sont les ministres de ces sacrifices, parce qu’ils pensent que la vie humaine peut seule racheter la vie humaine, et que la volonté des dieux immortels n’est apaisée qu’à ce prix. Ils ont des sacrifices publics du même genre. Ils construisent des simulacres d’une énorme grandeur, ils en remplissent d’hommes vivants les compartiments d’osier, puis ils y mettent le feu et les font périr dans les flammes. — Ils pensent que les sacrifices les plus agréables aux dieux sont ceux des individus surpris en commettant des vols ou d’autres méfaits ; mais quand ce genre de victimes leur manque, ils livrent au supplice même des innocents[2].

Qui ne sait, écrie Cicéron, que les Gaulois conservent encore aujourd’hui cette barbare et monstrueuse coutume d’immoler des hommes ?[3]

Les Gaulois, dit à son tour Diodore de Sicile, immolent aussi les prisonniers qu’ils font à la guerre[4].

La Gaule chevelue, dit Pomponius Mela, qui donnait ce renseignement sous le règne de Claude, est habitée par des peuples dors et superstitieux, féroces autrefois au point d’immoler l’homme comme la victime la meilleure et la plus agréable aux dieux[5].

Ces sacrifices, comme la divination, étaient l’attribut exclusif des druides. — Ils président, dit César, aux choses divines, ils font les sacrifices publics et particuliers ; ils interprètent les songes[6].

Les Gaulois, continue Diodore, ont certains philosophes et théologiens qu’ils nomment druides et qu’ils entourent d’un honneur spécial ; ils ont aussi en grande estime des devins dont la fonction est d’annoncer l’avenir d’après les auspices et les entrailles des victimes. Le peuple recourt habituellement à eux. Mais lorsqu’il s’agit de consulter dans une affaire importante, ils observent un rite extraordinaire et incroyable. Ils frappent d’un coup d’épée au-dessus du diaphragme de la poitrine un homme dévoué au sacrifice ; lorsqu’il est mort et tombé, ils présagent les évènements tant de sa chute que de la convulsion de ses membres et du flux de son sang, et comme cet usage est observé chez eux de toute antiquité, ils y ont une foi entière. Il n’est permis à personne de faire un sacrifice sans un philosophe, persuadés qu’étant comme les confidents et les familiers de la divinité, ils peuvent seuls demander des biens ou rendre des actions de grâce aux dieux[7].

Les Romains, dit Strabon, les ont obligés de renoncer à cette cruauté, comme aux usages qui regardent les sacrifices et les divinations, usages absolument opposés à ce qui se pratique parmi nous. Tel était, par exemple, celui d’ouvrir d’un coup de sabre le dos d’un homme dévoué à la mort et de tirer des prédictions de la manière dont la victime se débattait. Ils ne faisaient ces sacrifices que par le ministère des druides. On leur attribue encore diverses autres manières d’immoler les hommes, comme de les percer à coups de flèches, ou de les crucifier dans leurs temples ; quelquefois ils brûlaient des animaux de toute espèce, jetés ensemble avec des hommes dans le creux d’une espèce de colosse fait de bois et de foin[8].

 

Les textes sont précis. Cet usage des sacrifices humains est attesté dans ses horribles détails par tous les écrivains du siècle d’Auguste qui se sont occupés de la Gaule. En dépit de tous les efforts qu’on a tentés pour en restreindre l’existence à quelques cités plus enfoncées dans la barbarie, il est impossible de fermer les yeux à l’évidence et de mettre à néant le témoignage de tous les historiens. Les Gaulois, d’ailleurs, ne faisaient pas exception, et cette affreuse coutume se rencontrait généralement chez les peuples du Nord, chez les Scythes, parmi les races errantes de la Germanie et de l’Euxin. Chez les Celtes de la Bretagne, elle existait dans toute sa force, au rapport de Tacite, sous le règne de Néron. Au moment où les légions commandées par Paulinus Suétonius abordèrent l’île de Mona, l’armée ennemie se tenait sur le rivage, compacte, hérissée d’armes. Dans les rangs, dit Tacite, couraient pareilles aux furies, les cheveux épars, des torches à la main, des femmes en habits funèbres, et tout autour, des druides, les bras levés au ciel, proféraient des imprécations menaçantes. La nouveauté de ce spectacle frappa tellement les soldats, que, paralysés en quelque sorte, ils restaient immobiles sous les coups de l’ennemi. On mit garnison chez les vaincus, et les bois consacrés aux superstitions cruelles furent détruits, car ces peuples regardaient comme un acte agréable aux dieux d’arroser les autels du sang des captifs et de consulter les dieux dans les entrailles des hommes[9].

Les Scordisques, débris de l’expédition gauloise qui avait pillé le temple de Delphes, immolaient des victimes humaines et passaient pour boire le sang dans le crâne de leurs ennemis. Vainqueurs plusieurs fois des Romains en Thrace et en Macédoine, ils me furent soumis qu’en 668 par Scylla. Ces actes sanguinaires, bien qu’ils eussent un caractère religieux, s’accomplissaient avec une sorte de fureur. L’an 112 avant notre ère on vit les Cimbres, les Ambrons et les Teutons ligués, dévouer sur le champ de bataille les dépouilles des Romains, et, après la victoire, mettre en pièces les étoffes, jeter l’or dans les fleuves, écraser les casques et les cuirasses, précipiter, exterminer hommes et chevaux. Dans leur expédition d’Asie, les Gaulois, menacés par Antigone, roi de Macédoine, et ne trouvant dans la divination que des présages sinistres, essayèrent de vaincre le destin par une offrande héroïque. Ils dévouèrent leurs femmes et leurs enfants qui, suivant l’usage des tribus, accompagnaient l’armée, et, se précipitant l’épée à la main sur ces êtres infortunés, les égorgèrent jusqu’au dernier. Rassurés par cette effroyable hécatombe, ils marchèrent à l’ennemi[10]. De semblables exemples ne se produisaient pas sans doute très fréquemment, et ce n’était guère que dans des situations exceptionnelles que les Gaulois de l’Occident se laissaient entraîner à de pareils massacres. Mais ils n’en pratiquaient pas moins individuellement et en détail ces immolations. il parait avéré que cette horrible coutume se maintint jusqu’à des temps avancés de l’époque gallo-romaine, en dépit des édits impériaux. L’inscription -olive du Gaulois Vectirix, recueillie par Dom Martenne, en 1717, en fournit la preuve authentique. Sous le monument élevé au dieu Mars, aux environs d’Apt, on trouva huit ou neuf crânes humains. Vectirix, échappé au combat, avait accompli son vœu en égorgeant ses prisonniers ou ses serviteurs[11]. Son témoignage retrouvé, après tant de siècles, est une démonstration irrécusable de la persistance de ce culte sanglant qua la civilisation romaine put voiler de son manteau, mais que le christianisme put seul déraciner.

Rome cependant, on lui doit cette justice, n’avait pas été tolérante pour ces atrocités. Elle s’était appliquée, dès l’origine, à les abolir. Le premier usage que fit César de son autorité fut d’interdire les sacrifices humains, mais à peine eut-il quitté la gaule qu’ils reprirent avec une nouvelle fureur. C’est du moins ce qu’il faut induire du passage de Lucain qui concerne les druides, et où le poète nous apprend que la pacification de la Gaule, c’est-à-dire le retour du proconsul en Italie, fut le signal de la résurrection de ces rites barbares[12]. Pour avoir négligé ce renseignement qui a son importance, les historiens attribuent généralement à Auguste l’honneur de cette réforme. Les Gaulois ne furent admis au droit de la cité romaine qu’à la condition de renoncer à leurs sacrifices nationaux. Le texte de Strabon, contemporain de ce prince, est formel[13]. Tibère supprima du même coup les sacrifices et les druides, au rapport de Pline[14]. Les prêtres de cette religion furent persécutés sous Claude : rien n’y fit. La sévérité échoua comme la douceur, il fallut pactiser avec l’effusion du sang et admettre en partie ce qu’il fut impossible d’empêcher complètement : Bien que cette coutume sauvage ait été abolie, dit Pomponius Mela, il en reste toujours des traces. S’ils n’égorgent plus leurs dévoués, ils les conduisent toujours à l’autel et leur font une blessure[15]. À la fin du second siècle, Tertullien reprochait les immolations humaines aux Gaulois, qui sacrifiaient, dit-il, des vieillards à Mercure[16]. Au cinquième siècle, les druides et avec eux les sacrifices humains apparaissent encore à la suite des barbares, sur le seuil de l’empire envahi. Les Franks de Théodebert s’étant emparés du pont de Pavie, sacrifièrent les femmes des Goths tombées entre leurs mains. Les peuples, quoique convertis, ajoute Procope, pratiquent bon nombre de leurs anciennes coutumes, immolent des hommes à leurs divinités et commettent des atrocités pour connaître l’avenir.

 

Ce système religieux, qui a trouvé des admirateurs, aboutissait, au fond, à une épouvantable prodigalité de la vie humaine. La liturgie descendait aux plus affreux détails : elle réglait le mode suivant lequel le druide devait pratiquer les incisions dans la poitrine et dans les entrailles de la victime. On se refuserait à croire à la possibilité de pareils usages s’ils n’étaient établis par des preuves irrécusables. Remarquons encore une fois que ces sacrifices n’avaient rien d’exceptionnel, qu’ils n’étaient pas seulement offerts à l’occasion de calamités publiques, pour conjurer un péril qui menaçait une cité ou un clan. Ils avaient lieu chaque jour, ils étaient dans la familiarité des mœurs, et c’est là le côté repoussant ou terrible de ces immolations.

Le moindre prétexte, la circonstance la plus futile, un songe bizarre qui trouble le cerveau du chef et dont un devin inapte n’a pu lui deviner l’explication, un pressentiment, la crainte du mauvais sort, un accès de fièvre, l’entrée en expédition, le départ pour la chasse, coûtent une vie humaine. Sur un signe du brenn, un homme est couché sur le dolmen, et le druide, après lui avoir ouvert la poitrine au-dessus du diaphragme, étudie son agonie, interroge le destin dans ses entrailles ouvertes. Rendues à la confiance par le sang de la victime et les pronostics du prêtre, la femme et les filles du chef le verront sans inquiétude partir pour le pillage, persuadées qu’il reviendra bientôt avec un collier de têtes humaines suspendues au poitrail de son cheval de guerre. Il rapportera, — c’est le druide qui l’annonce, — une bonne moisson de ces trophées pour garnir le coffre de bois où il les conservera précieusement si ce sont des têtes illustres, pour les clouer, si ce sont des têtes vulgaires, aux arbres de son enclos, aux palissades qui défendent son ædificium. Ses fils se familiariseront avec ces hideux ornements qui leur apprendront la barbarie en mène temps que la vaillance de leurs pères, et ils feront sur les serviteurs l’apprentissage de la férocité. Les jeunes filles verront le soir, sans émotion, blanchir dans l’ombre autour de leur demeure ces crânes décharnés. Mais qu’un cheval hennisse, qu’une pie fasse entendre son croassement, qu’une bande de porcs leur barre le chemin, que l’eau de la fontaine soit troublée, les présages sont funestes ; la korrigan est peut-être tapie derrière le maison, la wivre sortie de son repaire, et l’on se hâte en tremblant de regagner le hall.

 

Les druides n’étaient pas seulement prêtres, sacrificateurs et devins, ils étaient luges. Chaque clan, chaque grand domaine avait ses assises dont les jugements recevaient du caractère sacré du prêtre l’autorité indiscutable du la religion. Les anciennes poésies, les romans d’Arthur, et surtout les Vies des saints irlandais, nous montrent le chef celte présidant ces assemblées de justice au milieu de des nobles et des officiers de son hall, assisté de ses druides, prêtres, juristes, bardes et médecins, on déployait dans ces solennités judiciaires un appareil propre à frapper les imaginations. Elles se tenaient d’habitude dans les enceintes de pierres, au sommet d’un tumulus, sur les plateaux les plus élevés des montagnes, comme pour prendre de plus près la divinité à témoin et placer la justice au-dessus des passions humaines. C’était là que se prêtaient les serments, sur la pierre sacrée, que le druide, couronné de chêne, prononçait la sentence. Les traditions sur œ point sont unanimes dans tous les pays celtiques, et les pierres de justice conservaient encore au Moyen-Âge le souvenir de la justice des druides.

Leur compétence était à peu près illimitée. Ils connaissent, dit César, de presque toutes les contestations publiques et privées. si quelque trime se manifeste, si un meurtre est commis, si on dispute sur un héritage ou sur des confins, ce sont eux qui prononcent ; ils fixent les indemnités et les peines ; si un particulier ou un chef résiste à leur jugement, ils lui interdisent les sacrifices. Ce châtiment est, chez eux, des plus graves. Ceux qui l’ont encouru sont mis au rang des impies et des scélérats. A partir de ce moment chacun s’éloigne d’eux ; on évite de les rencontrer, de leur parler ; on les fuit comme des pestiférés. Tout accès en justice leur est fermé, toute fonction honorifique leur est refusée[17].

Et Strabon ajoute : Les druides ont une talle réputation d’équité, qu’on s’en rapporte à leur jugement sur les procès tant particuliers que publics. Autrefois ils étaient même les arbitres des guerres, qu’ils réussissaient souvent à apaiser au moment où l’en était prêt à en venir aux mains. C’étaient surtout les accusés de meurtre qu’ils avaient à juger[18].

Ces passages sont importants. Tout ce côté des mœurs celtiques si rapidement, mais si nettement tracé par César dans un tableau de quelques lignes, les indications de Strabon, nous montrant l’un des caractères essentiels de toute société qui s’ébauche, la justice confondue avec : la religion, l’autorité judiciaire absorbée dans la théocratie. Le détail répond à l’ensemble et confirme ce que nous savons sur l’état de la Gaule.

Cette confusion est d’ailleurs inévitable à la période de formation historique où le pays se trouvait. La civilisation en compliquant les relations, les intérêts et las devoirs, peut seule enseigner aux peuples la séparation des pouvoirs et des responsabilités. Celle expérience, à l’époque de César, n’est point encore acquise dans la Gaule, et le lien le plus étroit existe encore au sein du druidisme entre ces deux éléments, justice et sacerdoce, que la nécessité absolue des choses désunira plus tard.

Les contestations civiles reposent sur des points de fait. La coutume elle-même est un fait qui s’admet ni interprétation ni controverse ; la jurisprudence D’est pas encore née, l’âge des juristes n’est pas encore venu. Le serment, l’épreuve, le combat, sont les seuls moyens de décision auxquels le juge puisse recourir. Ces procédures barbares auxquelles manque le fondement le plus stable de la certitude judiciaire, l’écriture, empruntent au culte, pour frapper les imaginations, ses cérémonies et ses rites. Le serment est d’ailleurs un acte religieux dans lequel on ne saurait déployer trop d’appareil. De là, ces solennités, ces pierres du serment qui sont comme les assises du droit et de véritables autels, et toutes ces circonstances qui font naturellement de la justice une annexe de la religion.

La notion même de la justice, qui est l’un des grands attributs de la divinité, contribue à identifier le prêtre avec le juge ; le premier communique au second son infaillibilité, et la sentence devient un oracle. Lorsque le prêtre prononce, c’est Dieu même qui parle. Contre une pareille sentence il n’y a pas de recours ; on n’appelle pas d’un juge infaillible. L’autorité de la chose jugée cet absolue ; elle est immédiate, et s’appuie sur la plus redoutable des sanctions. Qui cherche à s’y soustraire ajoute le sacrilège aux crimes dont il a pu se rendre coupable ; il est banni et maudit, séquestré de toute communication avec ses semblables. C’est un impie, un pestiféré, qui est mis hors des lois divines et humaines. L’excommunication, cette arme si terrible de l’Église au moyen-âge, semble avoir emprunté au druidisme ses effets les plus redoutés.

Ce n’est pas seulement la condamnation qui a un caractère sacré, c’est encore le châtiment, le supplice. La sentence dévoue le coupable aux vengeances célestes, il leur appartient irrévocablement. Le juge qui l’a prononcée l’exécutera lui-même sur la pierre du dolmen. Le couteau à la main, il ouvrira la poitrine du condamné et fouillera ses entrailles. Ou s’il le réserve au supplice du feu, il l’attachera lui-même dans l’un des compartiments de cet effroyable échafaudage d’osier, dans ce monstrueux entassement d’êtres humains qui vont périr dans les flammes, et il accomplira son ministère en allumant ce bûcher.

 

Telle est en somme cette justice druidique aussi impitoyable que la religion qui la courre de son ombre. L’une et l’autre se valent dans leur mépris de la via humaine. La mort est partout ; si le prêtre a besoin de victimes, le juge les lui fournit. C’est bien un soin et même sacerdoce. Voilà ce que nous apprennent les textes de César.

Faut-il voir avec M. de Laferrière[19], dans ces assemblées générales lui se tenaient annuellement au milieu des forêts du pays des Carnutes, un parlement druidique, une espèce de cour de Cassation où se révisaient les procès criminels ? Nous ne le pensons pas ; un fait aussi capital n’eût pas manqué de frapper César qui l’a passé sous silence. La précision avec laquelle il a rapporté tout ce qui concerna la justice druidique, doit faire écarter une conjecture que l’état de morcellement de la Gaule rend complètement invraisemblable ; son organisation politique, lu principe de la souveraineté qui résidait dans le chef de clan s’y opposaient de la manière la plus absolue[20]. Cette hypothèse ne s’appuie donc sur aucun document historique, et elle est formellement contraire au principe même de la souveraineté des juridictions qui décernaient la peine de mort. Nous lisons dans Diodore que les criminels étaient quelquefois retenus en prison pendant cinq ans avant d’être attachés au poteau en l’honneur des dieux et brûlés avec d’autres victimes[21] ; mais il ne nous fait pas connaître la cause de ces atermoiements. Étaient-ils motivés par des circonstances particulières, par l’attente de quelque solennité religieuse dont l’époque n’était pas encore fixée, ou cet usage s’était-il introduit, depuis César, à la suite de quelques condamnations iniques, pour laisser à la vérité le temps de se faire jour, aux passions celui de se calmer ? Était-ce tout simplement un raffinement de cruauté, une aggravation du supplice ? Toutes les conjectures sont permises à cet égard, excepté celle de la révision du procès. Le condamné pouvait nourrir l’espoir d’échapper à ses bourreaux, mais la sentence n’était pas abolie, et en attendant qu’il fût livré à mort, il n’en était pas moins retranché du nombre des vivants.

Les druides exerçaient ainsi la plénitude des pouvoirs judiciaires, et leur compétence était ce que l’on pourrait appeler de droit commun, en matière de crimes et de délit comme dans les questions qui touchaient aux intérêts civils et privés. Les juridictions particulières qui fonctionnaient parallèlement à eux et qui pouvaient, comme eux, infliger la mort et les tortures, ne constituaient en quelque sorte que des tribunaux d’exception. La principale et la plus importante était celle du vergobret, qui, lors même qu’il n’appartenait pas à l’ordre des druides, exerçait le plus absolu de tous les pouvoirs, celui de mettre à mort avec ou sans jugement[22]. La cité avait aussi sa juridiction distincte et fondée sur la coutume, comme il résulte de l’exemple d’Orgétorix. Il eut beau se présenter à la tête de son clan et intimider ses juges en comparaissant devant eux suivi d’une armée de dix mille hommes ; il échappa pour cette fois au supplice. Mais les magistrats de la cité, persistant dans leur poursuite, appelèrent les campagnes à leur prêter main forte ; en présence de ces dispositions, Orgétorix prit le parti de se suicider[23]. C’est une assemblée de la cité qui condamne Accon au dernier supplice, selon la coutume des ancêtres, et qui interdit le feu et l’eau à ses partisans fugitifs[24]. Le dernier arrivé à la convocation du ban était mis à mort[25]. — selon toute apparence, la juridiction militaire était également affranchie de tout contrôle ; le droit de disposer des châtiments d’une manière plus ou moins absolue a toujours été l’un des attributs du commandement des armées. Lors du grand soulèvement des Gaules, le noble, le généreux Vercingétorix exerce la dictature avec une cruauté inouïe ; ceux qui résistent à ses ordres sont condamnés à périr par la feu et dans d’autres supplices ; quant à ceux qui ne sont coupables que de tiédeur ou d’indifférence, il se contente de les renvoyer dans leurs foyers, mais après leur avoir fait crever les deux yeux, singulis effossis oculis, et couper les oreilles, afin de servir d’exemple aux autres et de les effrayer, ut sint reliquis documento et magnitudine pœnæ perterreant alios[26]. La loi martiale appliquée par César aux vaincus d’Uxellodunum était douce en comparaison. Le patriotisme stimulé par la terreur est une idée qui ne date pas du Comité de Salut public.

 

Les chefs de clan avaient dans leurs domaines une autorité tellement absolue, qu’ils n’observaient pas toujours les formes judiciaires pour se débarrasser d’un vassal ou mettre à mort un esclave qui avait encouru leur déplaisir ; mais l’intervention d’un druide pouvait, au besoin, donner à ces violences une apparence de légalité.

Dans certaines circonstances enfin, la famille avait une juridiction à elle qui disposait des instruments de mort et de torture, comme chez la plupart des peuples de l’antiquité, le père avait le droit de vie et de mort sur ses enfants, le mari sur ses femmes. Si l’on admet l’usage de la polygamie dans la Gaule, comme semble l’indiquer le texte de César. Lorsque le mari venait à décéder, s’il y avait lieu de soupçonner que la mort fût le résultat d’un crime domestique, les plus proches patents s’assemblaient ; on mettait les femmes à la question, on les faisait périr par le feu et dans toutes sortes de tortures[27]. Cette justice de famille n’était ni moins expéditive ni plus douce que celle des druides ; elle infligeait arbitrairement et à huis-clos les plus épouvantables supplices.

 

L’assemblée générale des druides ce constituait pas un tribunal suprême ayant juridiction sur tout le territoire de la Gaule, et placé au sommet de la hiérarchie judiciaire pour réviser les jugements des tribunaux inférieurs. Rien de pareil à cette organisation n’existait et ne pouvait exister dans la Gaule, par les raisons que nous avons données.

Cette faculté d’appeler d’un juge à un autre était absolument inconnue chez les Celtes. Malgré l’opinion tout à fait théorique de nos jurisconsultes[28] qui considèrent l’appel comme un droit inhérent au principe même de la justice et contemporain de ses plus antiques origines. Mais une réunion composée comme celle des druides, c’est-à-dire des hommes les plus intelligents de la nation, — dont le moindre était un personnage entouré d’une haute vénération comme prêtre et juge souverain dans son pays, — ne pouvait manquer de l’autorité morale qui appartient à toutes les grandes assemblées. Aussi tous ceux qui avaient des procès accouraient- ils, dit César, de tous les points de la Gaule pour les lui soumettre, et bien qu’elle n’eût aucun moyen matériel de coercition pour assurer l’exécution de ses arrêts dans les diverses parties du territoire qui formaient des États indépendants, les sentences émanées d’elle étaient toujours religieusement obéies[29]. Son influence devait principalement s’exercer dans les questions politiques ; elle était naturellement l’arbitre des cités et  des clans dans des querelles qui n’auraient eu d’autre issue que les armes, et sa médiation leur Mitait parfois d’inutiles effusions de sang. Mais cette juridiction avait pour caractère propre d’être purement volontaire ; recherchée non imposée, ses décisions étaient de grands arbitrages entre des pouvoirs qui ne reconnaissaient pas de supérieurs et dans des conflits qui par leur nature et leur gravité échappaient aux juridictions locales. Une telle assemblée aurait été un immense bienfait ait milieu des factions qui ensanglantaient la Gaule, et elle avait eu conscience de son rôle, et si les circonstances historiques qui ont précipité sa décadence et sa fin lui avaient permis de développer les institutions modératrices dont elle renfermait le germe. Elle eût infailliblement préparé les voies vers l’unité politique, si la conquête romaine n’avait amené ce dénouement par des moyens plus prompts mais plus terribles,

 

Leurs solennités et les fêtes qui accompagnaient cette réunion tendaient à en accroître l’importance et la popularité. L’emporium, cet accessoire obligé de toutes les assemblées celtiques, attirait à ce pèlerinage nombre de trafiquants et de simples curieux qui grossissaient l’affluence déjà considérable des dévots, des malades, des plaideurs, sans compter la multitude de serviteurs et de clients que tant de personnages amenaient à leur suite. Tous les intérêts, tous les besoins, tous les motifs sérieux ou frivoles qui peuvent mettre en mouvement les individus et les foules, la piété, les affaires, la souffrance, le plaisir, faisaient de ce lieu consacré[30] le rendez-vous général de la Gaule. Tout y était un objet d’admiration et d’étonnement. Les imposantes cérémonies du gui sacré, le grand-prêtre orné de ses vêtements blancs, tenant la faucille d’or, s’élevant sur l’arbre à la hauteur de la plante divine qu’il recueillait dans les plis de son sagum, les taureaux blancs immolés, les aspersions sur le peuple à genoux avec l’eau purificatrice à laquelle le gui a communiqué sa vertu ; — les chants, les sacrifices, les longues processions des druides dans les allées de l’antique forêt de chênes située au centre de la Gaule, à la pâle clarté de la sixième lune, — tous ces spectacles, dont nous lisons la description dans Pline[31] devaient exercer sur les imaginations un attrait puissant. Le pauvre colon venu du fond de l’Arvernie, de la cité des Nerviens ou des Mandubes, en rapportait le souvenir dans la solitude de sa forêt ou de son vicus lointain. C’était, pour le reste de sa vie, un sujet de merveilleux, d’inépuisables récits. Il avait entrevu, au milieu de son cortège sacerdotal, la figure imposante du grand-prêtre des druides, admiré dans leur appareil militaire les chefs en renom suivis de leurs guerriers aux armures étincelantes, aux couleurs de leurs clans ; des files de malades s’étaient succédé sans interruption au seuil des fontaines sacrées. Il avait assisté aux péripéties les plus émouvantes des causes que les prêtres avaient eues à juger ; il s’était impressionné de ces drames, de la solennité des serments, de la sagacité des juges, de l’intervention opportune des dieux pour manifester la vérité. La jeunesse s’était mêlée aux festins et aux danses qui terminaient toujours les fêtes de la Gaule ; et les témoins de ces choses mémorables devenaient à leur tour l’objet de la curiosité et da la considération de leurs concitoyens.

 

Ce furent les beaux temps du druidisme ; mais la conquête marque le commencement de leur décadence. Déjà dit temps de Strabon, ils ne sont plus comme autrefois les arbitres des guerres. La politique romaine a mis bon ordre à ces pillages, à ces égorgements annuels ; elle a comprimé cette anarchie sous sa forte discipline. À partir de celle époque l’institution druidique ne cesse de décroître ; son influence politique et religieuse s’efface pour disparaître peu à peu devant le christianisme. Persécutés par les empereurs, chassés des villes où Rome avait installé ses lois et ses juridictions, où ils n’avaient d’ailleurs jamais pénétré, les druides se confinèrent de plus en plus dans les bois, leurs antiques demeures, où ils vécurent comme des proscrits, étrangers aux changements et aux révolutions qui s’accomplissaient dans les mœurs. Ils y conservèrent cependant, grâce à l’organisation des clans et des communautés rurales que leur isolement dans l’intérieur du pays plaçait hors de l’atteinte du pouvoir central, un reste d’autorité sur les populations des campagnes. Celles-ci restées barbares révéraient en eux les souvenirs de l’ancienne indépendance. Les druides continuèrent à rendre la justice à la manière des ancêtres, et tours sentences capitales étaient encore écrites sur des ossements. C’est du moins ce que semble attester, dans un langage assez obscur, un passage d’une comédie latine du cinquième siècle, qui nous montra à quel point de discrédit était tombée, aux feux des classes intelligentes, la justice des chênes. Les abus de ces justices de villages qui remontaient, on le voit, aux usages druidiques, étaient signalés bien des siècles avant Loyseau et Montesquieu[32], par ce fragment qu'il importe de placer sous les yeux de nos lecteurs.

Quérolus. Tiens, si tu as quelque pouvoir, ô mon Lare, accorde-moi d’être un simple particulier et en même temps un homme puissant.

Le Lare. Cette puissance, de quelle sorte la veux-tu ?

Quérolus. Je voudrais pouvoir dépouiller ceux qui ne me doivent point, battre ceux qui ne sont point mes gens ; et quant à mes voisins, je voudrais à la fois les dépouiller et les battre.

Le Lare, riant. Ha! ha! ha! c’est le brigandage, ce n’est pas la puissance, que tu demandes ainsi. Par ma foi, je ne sais de quelle façon l’on pourrait te faire ce plaisir. (Il réfléchit.)Voici pourtant ; j’ai trouvé ; tu as ton affaire. Va-t-en vivre aux bords de la Loire.

Quérolus. Et après ?

Le Lare. Là vivent des gens qui suivent le droit naturel. Là il n’y a point de grimace, là on rend des sentences capitales sur un tronc de chêne, et on en écrit le texte sur les os du patient; là les paysans sont avocats et les particuliers sont juges; là tout est permis. Si tu es riche[lacune]. On l’appellera Patus[33] : ainsi parlent les Athéniens de ce pays-ci. O forêts, ô solitudes! qui n’a point prétendu que vous étiez libres ? il y a bien d’autres choses que je ne te dis pas: mais en voilà assez pour Le renseigner.

Quérolus. Je ne suis point riche, et je n’ai que faire des troncs de chêne. Je ne me soucie pas de cette juridiction dans les bois[34].

Cette vive et spirituelle peinture des inconvénients de la justice rurale n’est que l’expression de la réalité. Malheur à celui qui est obligé d’y recourir ; la sentence du chêne s’écrira sur ses os ; l’allusion est assez transparente. Dans ces régions écartées, du centre et de l’ouest de la Gaule où le droit romain n’a pas pénétré, la coutume, c’est-à-dire le vieux droit naturel, qui n’est guère que le droit du plus fort, a maintenu son empire. Tout chef de clan a une justice attachée à ses domaines, pour son utilité particulière, et cette justice est administrée par une sorte de bailli à ses gages qui n’est autre que le druide déchu et dégrade par la servitude. Ce prêtre-juge prononce encore ses sentences sous le chêne, ou de par le chêne, suivant l’antique rituel, au milieu des paysans qui pérorent ; mais elles ne sont plus qu’une formalité destinée à légaliser les violences et les rapines du maître qui le nourrit. A cet état d’avilissement et de misère, le druide cesse d’exister devant l’histoire.

Si l’on sent se rendre compte de ce que pouvait titre, au fond, la justice des druides, au temps même de son plus grand prestige, il faut voir dans Strabon et dans Pline les moyens de preuve dont elle éclairait ses décisions. Strabon raconte, d’après Artémidore, qu’il existait sur l’une des côtes baignées par l’Océan un lieu nommé le Port des deux Corbeaux, parce que deux de ces oiseaux que l’on reconnaissait à la blancheur de leur aile droite, y avaient fixé leur demeure. Les gens qui avaient des démêlés s’y rendaient de fort loin. On plaçait sur une éminence une tablette sur laquelle chacune des parties déposait séparément des gâteaux. Bientôt les corbeaux arrivaient, et dévorant l’une des offrandes, ils dispersaient l’autre. Le plaideur dont les gâteaux étaient jetés au vent obtenait gain de cause[35]. Ce récit, dit Strabon, sent un peu la fable ; mais il donne la mesure de la crédulité des justiciables et des juges. La justice des corbeaux était aussi infaillible que celle du chêne.

Il y avait sur les bords du Rhin la justice du bouclier. Un père avait-il des doutes sur sa paternité, il déposait l’enfant nouveau-né sur un bouclier et l’abandonnait au cours du fleuve. Si le bouclier s’enfonçait, le flot ne noyait qu’un bâtard. Si l’enfant surnageait, le père rassuré le rapportait tout joyeux à la mère tremblante. Ce trait est consigné dans les lettres de l’empereur Julien[36].

Cette justice était telle qu’on pouvait l’attendre de barbares. L’épreuve des éléments, les caprices du sort, au besoin la violence des tortures v avaient plus de part que la raison, l’intelligence et la sagesse du juge. L’analogie entre ces coutumes et les ordalies du moyen âge est frappante. Le druide pouffait prononcer la sentence, mais le plus souvent c’étaient le hasard et la superstition qui la lui dictaient.

L’œuf de serpent était, selon le témoignage de Pline, le plus précieux de tous les talismans. Les druides le portaient au cou, richement enchâssé, et, ce qu’il y a de remarquable, ils le vendaient à très haut prix[37]. La propriété de cette amulette assurait à son heureux possesseur le gain de tous ses procès, et le plaçait en quelque sorte au dessus de la justice. Une autre particularité non moins singulière et à laquelle on se refuserait à croire, si elle n’était mentionnée dans Pline, c’est que l’empereur Claude ait eu assez de créance dans cette superstition pour condamner à mort un chevalier romain du pays des Voconces dont le seul crime était d’avoir caché sous ses vêtements un de ces œufs dans le but de gagner un procès.

 

La rareté des documents parvenus jusqu’à nous ne nous permet pas de tracer, en nous maintenant sur le terrain de la certitude historique, une esquisse plus complète des institutions judiciaires de la Gaule. Mais l’examen des textes et les inductions positives qui en résultent aboutissent aux mêmes conclusions que les autres parties de cette étude, à cette barbarie qui est partout au fond de l’état social et qui constitue son caractère définitif. Une dernière question cependant nous reste à éclaircir avant de quitter ce sujet. Est-il vrai que, dans ses aspirations à un idéal de justice absolue que la philosophie a pu concevoir, mais que jusqu’à présent aucune société humaine n’a tenté de réaliser, le druidisme eût eu son code des récompenses à côté du code des châtiments, et placé dans les attributions dit juge le droit de rétribuer le bien eu même temps que celui de punir le mal ? — A côté de ce ministère de vengeance, dit M. Jean Reynaud, il en était adjoint un autre non moins essentiel à la bonne direction des sociétés, et que les générations modernes n’ont point encore sut tirer, avec les égards nécessaires, du discrédit où l’a laissé tomber le moyen âge : c’était le ministère de la récompense. Malheureusement, sur ce chapitre qui mériterait de dominer celui de la pénalité, et où notre législation a pour ainsi dire tout à faire, l’histoire de nos pères est encore plus laconique que d’ordinaire. César se contente de dire : Ils donnant les récompenses et les peines. On apprend de plus, par un trait jeté au hasard dans Spartien, qu’il y avait des récompenses en l’honneur de la chasteté[38].

César a-t-il bien dit cela ! Nous avons traduit le passage qui a servi de support à cette utopie rétrospective. L’esprit de système a, rarement conçu une hypothèse plus hardiment jetés sur le vide. Voici le texte :

Si quod est admissum facinus, si cædes facta, si de hæreditate, si de finibus controversia est, iidem decernunt : præmia, pœnasque constituunt[39].

Ce qui veut dire littéralement : Si quelque crime est dénoncé, si un meurtre est commis, s’il y a litige sur la propriété d’un héritage ou sur sa délimitation, les druides en décident, ils fixent les compensations et les peines. En d’autres termes, ils évaluent l’indemnité due à la partie lésée, que ce soit par un crime, un délit ou une simple usurpation, et les réparations pécuniaires en pénales dues par l’offenseur. Tout délit, par cela même qu’il cause un préjudice et un trouble, engendre à l’instant même un droit et une obligation. Le droit, c’est la réparation du dommage au profit de celui qui l’a souffert, præmium ; l’obligation, c’est le paiement de la delta contractée par son auteur, dette ordinairement compliquée alun châtiment corporel exigé pour la vindicte publique, pœna. La fonction du juge a ce double objet de régler le præmium dû à l’offensé, et l’expiation à la charge du coupable. César ne dit pas autre chose, et il le dit avec la netteté d’un esprit complètement initié, comme l’étaient de son temps tous les Romains instruits, au langage précis de la jurisprudence. Après avoir énuméré les catégories qui rentrent dans la compétence du juge, il achève sa pensée en déterminant l’acte même da sa juridiction. Logiquement et grammaticalement, le dernier membre de phrase est inséparable de ceux qui précédent, cette liaison est nécessaire à la clarté. à l’unité du sens. Comment admettre que César aurait mentionné dans une incidente de trois mots une attribution aussi extraordinaire, aussi digne de son attention et de son étonnement que le ministère de la récompense, sans s’y arrêter autrement et sans y revenir jamais ? César est concis, toujours sobre de détails, et il l’est souvent beaucoup trop pour nous, mais il ne jette jamais d’énigmes à ses lecteurs ; à Rome, où cette législation rémunératrice n’existait pas, personne ne l’eut compris. Ses allures d’écrivain, toujours simples et naturelles, ne font jamais violence aux expressions. Il a trop le tact des mots, comme des hommes, pour les employer les uns et les autres au-delà de leur juste saleur. Dans le passage qui nous occupe il donne à sa pensée son développement rationnel, avec sa rapidité familière. Il douait d’abord la nature des litiges, courre des parties, puis celle de la décision, couvre du juge. La prime allouée au gagnant à titre de satisfaction, de récompense, præmium, pour le préjudice éprouvé, et réciproquement, l’obligation imposée au débiteur, la peine quand il p a lieu, sont les deux éléments, les deux faces d’une même solution qui est renfermée dans ces mots, præmia pœnasque constituunt.

 

En quoi consistaient ces réparations ? Nous tenons pour certain que dans la Gaule, comme dans la Germanie, elles se payaient moins en argent qu’en nature et principalement en têtes de bétail, à raison de la rareté du numéraire. Sans doute les compensations, à cette époque, ne rachetaient pas le meurtre, comme plus tard sous les Franks : elles n’excluaient ni la peine de mort, ni les châtiments corporels, mais par cette raison très vraisemblable qu’elles ne s’appliquaient qu’à ce que nous appellerions aujourd’hui les réparations civiles, et qu’elles laissaient subsister la dette d’expiation contractée envers la divinité. Les légendes d’Arthur, celle de S. Cadok, mentionnent les compensations en nature. Les lois cambriennes les avaient conservées à fine époque où l’argent monnayé était plus abondant que cher les Gaulois. L’estimation du meurtre d’un chef de race y était fixé à cinq cent soixante-sept vaches, le meurtre d’un père de famille à quatre-vingt-quatre. Dans cet ordre de faits, le præmium exprimait le nombre de têtes de bétail qui devait être attribué aux individus lésés, sans préjudice du châtiment infligé au meurtrier, qui se caractérisait dans le mot pœna. L’importance de ces évaluations suppose des troupeaux considérables et la prédominance des habitudes pastorales. Elle devait dans la plupart des cas dépasser les ressources des délinquants ; de là ce système de responsabilités entre les clans et les communautés, qui seul pouvait offrir des garanties à la sécurité publique, mais dont l’exagération et l’abus faisaient souvent dégénérer les querelles privées en guerres civiles de tribus à tribus[40].

Nous ne donnerons pas à cette discussion plus de développement qu’elle n’en mérite et nous maintenons notre interprétation du texte de César. Quant à l’idée que l’ors voudrait en faire sortir, ce serait par d’autres considérations qu’il faudrait la réfuter, mais en nous écartant de la spécialité de notre sujet.

 

Les druides ont appliqué, comme juges, la loi du châtiment, et ils l’ont appliquée avec assez de rigueur et de dureté pour faire supposer qu’ils n’étaient pas des philanthropes bien ardents à la recherche des bonnes actions. Ils n’ont donc jamais usurpé le droit de la rémunération qui, à vrai dira, n’est pas du ressort de la justice des hommes. Juger et récompenser la vertu, le sacrifice, le dévouement, les beaux actes de la conscience humaine, est un droit qui n’appartient qu’à Dieu. Si les sociétés se sont arrogées le droit de punir, c’était dans l’intérêt de leur propre défense, bien qu’elles en aient souvent excédé la mesure. On ne comprendrait pas des hommes s’érigeant en tribunal pour statuer sur le mérite d’un acte héroïque, ou d’un sacrifice persévérant. Ce qui se comprendrait encore moins, ce serait la vertu officiellement tarifée, la vertu apportant, avec la désintéressement et la modestie qui l’accompagnent toujours, ses preuves à l’audience, et sa faisant décerner une récompense par autorité de justice. Si une telle législation avait existé dans la Gaule, César ne l’aurait pas glissée tout entière dans un seul mot ; il s’en serait expliqué plus clairement et n’aurait pas manqué de signaler à ses concitoyens une des singularités les plus étranges de cet étrange pays.

 

FIN DE L’OUVRAGE

 

 

 



[1] Le témoignage formel de Tacite infirme l’assertion de César, — Germanie, VII. — Ceterum neque animadvertere neque vincere, ne verberare quidem, nisi sacerdotibus permissum, etc.

[2] Cæsar, Bell. Gall., VI, 16.

[3] Cicéron, Pro Fonteio.

[4] Diodore de Sicile, V, 21.

[5] Pomponius Mela, III, 2.

[6] Cæsar, Bell. Gall., VI, 13. Religiones interpretantur. Les songes et les présages.

[7] Diodore, V, 31.

[8] Strabon, IV, 3.

[9] Tacite, Annales, XIV, 30, traduction Louandre.

[10] Justin, XXVI, 2.

[11] Voyage littéraire de deux Bénédictins de la congrégation de Saint-Maur, Ire part. p. 288, Paris, 1717. Voici l’inscription :

MARTI

VECTIRIX REPP.

AVIT V. S. L. M.

Le nom de Vectirix marque suffisamment sa nationalité. Celui du dieu Mars indique la circonstance. Il s’agit d’un de ces vœux dont témoigne César et par lesquels les Gaulois pensaient racheter leur vie en sacrifiant celle d’autrui : Qui in præliis periculisque versantur qui pro victimis homines immolant, qui se immolaturos vovent..... — V. aussi D. Martin, Religion des Gaulois, t. I, p. 498.

[12] Pharsale, I, v. 450-451.

[13] Déjà cité, IV, 3.

[14] Pline, Hist. nat. XXX, 4. Tiberii Cæsaris principatus sustulit druidas eorum et hoc genus vatum medicorumque.

[15] Pomponius Mela, III, 2.

[16] Tertullien, Apologétique.

[17] Cæsar, Bell. Gall., VI, 13.

[18] Strabon, liv. IV, 4.

[19] Hist. du Droit français, II, p. 166.

[20] Il est d’ailleurs historiquement admis qua la droit d’appel n’a pénétré en France que par la législation romaine et par l’influence du droit canonique, et qu’il y a été inconnu jusqu’alors. Les établissements de saint Louis, 1260-1270, paraissent être le premier document législatif qui l’ait formellement consacré. L’appel, en matière criminelle, n’a certainement commencé à être en usage que vers cette époque. V. sur cette question : Loyseau, Traité des Offices, liv. I. — Montesquieu, Esprit des Lois, liv. XXVIII, c. XXVII. — Meyer, Institutions judiciaires, l. II. — Henrion de Pansey, Traité de l’Autorité judiciaire en France. — Bernardi, Origine et Progrès de la Législation française, liv. I, ch. XIII. — Comte Beugnot, Les Olim, etc., etc.

[21] V, 22.

[22] Cæsar, Bell. Gall., I, 16.

[23] Cæsar, Bell. Gall., I, 4.

[24] Cæsar, Bell. Gall., VI, 44.

[25] Cæsar, Bell. Gall., V, 56.

[26] Cæsar, Bell. Gall., VII, 4.

[27] Cæsar, Bell. Gall., VI, 19.

[28] Notamment Scacia, Tract. de Appellationibus, quæst. 16. Ab eodem fonte naturæ defensio quum jus positicum constituit in appellatione adversus gravamen.

[29] Cæsar, Bell. Gall., VI, 13.

[30] Loco consecrato : Cæsar, Bell. Gall., VI, 13.

[31] Pline, lib. XVI.

[32] Loyseau, Traité des Justices de villages, 1er discours. — Montesquieu, Esprit des Lois, liv. XXX, ch. XX.

[33] Patus, παττος, riche. V. Ducange, Dict. mediæ et inf. latinitatis.

[34] Querolus ou Aulularia.

[35] Strabon, IV, 4.

[36] Julien, Epist. XV, Ad Maxim. philos.

[37] Pline, l. XXIX, c. XLIV. — Durant l’été, dit-il, on voit se rassembler dans certaines cavernes de la Gaule des serpents sans nombre qui se mêlent, s’entrelacent, et de leur bave, de l’écume qui suinte de leur peau, forment cet œuf. Lorsqu’il est achevé, ils l’élèvent et le soutiennent en l’air par leurs sifflements. C’est à ce moment qu’il faut le saisir avant qu’il ait touché la terre. Le ravisseur, qui s’est tenu aux aguets, reçoit l’œuf dans un linge, saute sur un cheval et s’éloigne au galop poursuivi par les serpeurs jusqu’à de qu’il ait mis une rivière entre eux et lui. — Cette opération devait être exécutée à une certaine phase de la lune. On éprouvait l’œuf en le plongeant dans l’eau, entouré d’un cercle d’or. S’il surnageait, il avait toutes les vertus.

[38] J. Reynaud, Encyclopédie nouvelle, 1847. V. Druidisme, p. 409.

[39] Cæsar, Bell. Gall., VI, 13. Nous avons suivi la ponctuation de l’édition Lallement, d’après Scaliger, — Rouen MDCCLXI, — qui nous parait plus claire et plus logique. Mais quelque ponctuation qu’on adopte, le sens général ne saurait varier.

[40] V. le Senchus Mor, art. déjà cité de M. de Lasteyrie.